L’Arbre vermeil Bagdad et la genèse du jardin courtois dans l’invention et les réécritures de Floire et Blanchefleur (1150-1550)
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
2019 – 2, n° 38. varia - Auteur : Polizzi (Gilles)
- Pages : 299 à 317
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
L’ARBRE VERMEIL
Bagdad et la genèse du jardin courtois dans l’invention
et les réécritures de Floire et Blanchefleur (1150-1550)
À Edouard Polizzi qui a construit un barrage en amont du Tigre.
L’histoire des jardins projette sur l’écriture de Floire et Blanchefleur un éclairage surprenant, peut-être novateur. Elle permet d’identifier le modèle historique du jardin dont est captive l’héroïne, et par conséquent de préciser la localisation géographique de cette partie du récit. Il ne s’agit pas, comme l’a cru l’éditeur moderne du conte1, de la ville du Caire, mais de Bagdad, la prestigieuse capitale des Abbassides, construite à la fin du viiie siècle et dont l’urbanisme spécifique joue un rôle dans le récit, on verra lequel. Et ce n’est pas tout, car à une autre échelle et d’un point de vue formel, la présence (ou l’absence) du jardin, le rôle qu’il joue dans l’économie du récit en font un « marqueur générique » qui distingue deux manières de raconter l’histoire : soit en mettant l’accent sur la « merveille » et l’énigme que constitue « l’arbre vermeil » qui nous occupera d’abord, soit en déplaçant le récit dans le registre de « l’histoire tragique », puis du théâtre.
Les deux tendances sont attestées en France, au xvie siècle, au temps où rivalisent deux versions concurrentes du récit : l’une est la traduction par Adrien Sevin (1542) du Filocolo, ample délayage du conte, œuvre de jeunesse de Boccace (1336-1339) redécoupée et rebaptisée Philocope2 ; 300l’autre est une version condensée qui fait quasiment l’économie du jardin et s’intitule Histoire amoureuse de Flores et Blanchefleur s’amye, traduite de l’Espagnol par Jacques Vincent3. Cette bipartition orchestrée par la présence ou l’absence du jardin nous semble décisive dans la réception de l’œuvre puisqu’elle établit une filiation lointaine, mais dont on peut retracer les étapes, depuis le conte de Floire et Blanchefleur jusqu’à Roméo et Juliette de Shakespeare.
Pour s’en tenir à notre objet, on étudiera la description du jardin de « Babiloine » dans le conte du point de vue de son modèle historique et, plus sommairement, son rôle dans les réécritures de l’âge humaniste, pour conclure en replaçant l’évolution générique de l’œuvre dans le cadre de sa mise en livre. De l’historicité initiale du jardin, on déduira une poétique des genres qu’on rapportera ensuite à la bipartition de l’œuvre dans sa réception tardive, de la fin du Moyen Âge à la Renaissance. Signalons enfin une précaution méthodologique : dans la mesure où la représentation du jardin n’est pas moins développée, ni plus déformante au regard des realia, chez Boccace – du moins tel qu’Adrien Sevin en transmet la version en sa traduction, qui nous servira de clé de lecture pour lire le récit boccacien – que chez son devancier du xiie siècle, on tiendra provisoirement les deux versions, le conte proprement dit et le Philocope français de Sevin, pour équivalentes et complémentaires, avant de les distinguer dans la suite de cette contribution.
« L’OBJET PERDU » :
AUX SOURCES ORIENTALES DU CONTE
L’objet perdu qui transparaît dans l’évocation du jardin de « Babiloine », où Blanchefleur est captive, est doté d’une profondeur symbolique quasi-universelle. Il s’agit de « l’arbre vermeil » qui donne un titre à notre contribution et qui n’est pas (ou pas seulement) un 301mythe, mais, selon nous, à l’origine du conte, un objet bien réel : il s’agit d’une machine hydraulique dont la fabrication est documentée à Bagdad, au début du xe siècle, à l’apogée du califat abbasside, sous le règne d’Al Mouktadir. C’était un arbre d’or et d’argent, dissimulant les conduits d’une fontaine qui alimentait un bassin de métal poli. Son poids était estimé à plus d’une tonne et demie (500 000 dirhems soit 1 650 kg) de métal précieux et ses 18 branches étaient garnies d’automates musicaux en forme d’oiseaux mécaniques animés par l’énergie hydraulique. Logé dans le « palais » ou pavillon qui portait son nom (Dâr-jush-shadjâra), il fut le clou du spectacle offert en 917 aux ambassadeurs de l’empereur byzantin Constantin VII Porphyrogénète (913-959), venus à Bagdad pour négocier un échange de prisonniers. La relation de cette ambassade occupe une place de choix dans « l’introduction topographique à l’histoire de Bagdad » rédigée un siècle plus tard par l’historien Al Khatib, alors que l’arbre avait déjà disparu4. Quant à l’effet du spectacle sur l’empereur byzantin, on peut en juger par le récit d’une autre ambassade, quarante ans plus tard, lorsque Liutprand de Crémone, envoyé à Constantinople, y décrira une copie de notre arbre5. Avec le temps, cet automate deviendra célèbre. On en connaît une variante réalisée sur l’ordre du khan Mongke par un orfèvre parisien du Pont-au-change, captif à Karakorum. Le franciscain Guillaume de Rubrouck le décrit en avril 1254, quatre ans seulement avant la destruction de Bagdad par le successeur de Mongke, le khan Houlagou. Quatre siècles plus tard en Europe, à la faveur de la mode orientaliste du règne de Louis XIV, l’objet reparaîtra à Versailles, dans le « bosquet du marais » (1673-1676) sous la forme d’un arbre de bronze entouré de jets d’eau renvoyés vers le centre du bassin par des roseaux en fer blanc. En somme, sans être devenu un topos, car il s’agit d’une pièce unique par son ingéniosité mécanique et son prix, l’objet historique est assez reconnaissable et incontournable pour que sa description mérite une place dans l’anthologie des jardins de Michel Barridon, qui cite Al Khatib d’après la synthèse d’Oleg Grabar sur la 302Genèse de l’art islamique, ouvrage qui nous servira de référence pour la description de Bagdad6. Bien entendu, il nous reste à préciser notre identification de l’objet dans l’écriture du conte, mais à cette fin, on croit judicieux de soumettre d’abord notre hypothèse à l’épreuve des realia, en commençant par les cadres historiques et géographiques du récit.
Quant à ses motifs directeurs, l’origine orientale de Floire et Blanchefleur ne fait aucun doute. On sait qu’un récit analogue sert de trame à plusieurs contes des Mille et une nuits et que le motif du « faux tombeau » (ou de la « fausse morte ») est attesté dans des recueils en langue arabe ou persane antérieurs à l’an Mil7. En revanche, l’ancrage référentiel du Conte demande à être resitué dans le cadre historique de l’installation des Arabes en Espagne. On admet que le texte français, composé vers 1150, est lié à la propagande pour le pèlerinage de Saint Jacques matamoros, mais que son chronotope fictionnel se rapporte à une période antérieure. Celle-ci ne peut pourtant remonter avant 950, date de la première mention connue d’un pèlerinage français à Compostelle. La capture de la mère de Blanchefleur pourrait donc référer au raid musulman parti de Salamanque et qui aboutit au pillage et à l’incendie de l’église de Compostelle en 997. En revanche, le retour par mer des « pirates » auprès du roi Félix, émir présumé de Cordoue quoiqu’il ne règne que sur « Naples-Niebla » (v. 121), devrait avoir duré non pas « deus jors » (v. 117) mais près d’un siècle, puisque c’est seulement vers 1100 que la frontière entre chrétiens et musulmans, désormais divisés en royaumes rivaux (les taïfas), se fixe pour un siècle au nord de Séville, ce qui impose aux ravisseurs de contourner par mer les territoires côtiers de la première reconquista. Et à supposer que, comme nous l’apprend Patricia Grieve qu’on remercie8, « Montoire » (Montorio) ne soit pas la cité de ce nom près de Burgos, en territoire chrétien, mais le siège méridional d’un de ces taïfas, l’exil de Floire, puis son embarquement depuis Niebla, qui conserve encore de nos jours ses murailles arabes, se conçoivent bien 303dans le cadre historique de l’Espagne musulmane. Celui-ci, notons-le au passage, n’impose pas la conversion de la mère de Blanchefleur (« sa loi lui laist molt bien garder » v. 137) élevée dans la religion chrétienne, ni n’interdit le mariage des deux enfants. Il y a peut-être dans cette circonstance, comme dans l’interdit qui concerne l’allaitement de Floire (v. 184), l’indice d’une interpolation chrétienne dans un récit recomposé pour un public qui ne pouvait ni ne voulait rien savoir de l’Islam. On peut donc faire, avec Patricia Grieve, l’hypothèse qu’il existait à l’origine du conte, un récit arabe, fabriqué en Espagne puisque c’est de ce point de vue qu’il s’entend.
Quoi qu’il en soit, l’embarquement de Floire témoigne de relations privilégiées entre les deux villes les plus peuplées du monde au xe siècle, Cordoue et Bagdad, également connues pour leur urbanisme et leurs jardins. Ces relations étaient plus commerciales que politiques, car les deux califats, respectivement omeyyade et abbasside, étaient rivaux. C’est d’ailleurs ce qu’indique le conte en faisant partir pour Alexandrie, le héros « déguisé en marchand » (v. 1135). La trame du conte présente une autre incongruité : elle fait annoncer le départ des navires dans toute la ville, afin d’avertir les voyageurs de charger leurs bagages ; c’est du moins ce que comprend l’éditeur moderne (p. 67). Ce n’est pourtant jamais l’usage de charger des marchandises sur un navire au dernier moment. En revanche, on peut supposer que, dans la version initiale, cette « criée » concernait le départ collectif du pèlerinage pour La Mecque, déguisé par la périphrase « Babiloine et es terres qui delà sont » (v. 1360) et publiquement annoncé à date fixe. Car cette circonstance expliquerait les récriminations ultérieures (v. 1445-1450) contre les tracasseries douanières d’Alexandrie. Le conte a été rapproché sur ce point d’une mésaventure similaire, rapportée par le pèlerin Al Jobayr, quoique celui-ci ne puisse en être la source, puisque c’est seulement en avril 1181, trente ans après la date présumée de la rédaction française, qu’il aborde à Alexandrie. En réalité, l’inspection des bagages était, dans l’Égypte des Fatimides, une procédure normale ; de tels embarras n’eussent été scandaleux, donc dignes d’être mentionnés, que s’ils avaient concerné des pèlerins en route pour la Mecque, en principe exempts de taxes.
Attardons-nous enfin, au seuil de l’évocation du jardin, sur un monument qui, dans l’imaginaire des lecteurs, s’assimilera à la tour de 304Blanchefleur : le célèbre phare d’Alexandrie9. Visible en mer à 70 milles, haute encore d’une centaine de mètres au xiie siècle, la tour du phare servait à diriger les navires, par exemple celui d’Al Jobayr qui prit la peine de la mesurer10. Comme le dôme palatial de Bagdad, qu’on croit être le référent historique « premier » de la tour de Blanchefleur, ce monument possédait trois étages, respectivement de section carrée, octogonale et cylindrique. La confusion avec la tour de Blanchefleur est donc possible, mais d’autres précisions, ainsi que la topographie de la cité et du jardin, imposent le modèle de Bagdad.
Fondée en 762 de notre ère par le calife Al Mansour (754-775), c’était à l’origine une ville circulaire, dont l’urbanisme utopique fit l’admiration des contemporains11. Son enceinte fortifiée était dotée, selon Al Khatib, de hautes murailles et de 112 (4x28) tours, et non pas « set vins » comme dit le conte (v. 1803) qui confond tours et portes, mais dont l’hyperbolisme est encore réaliste. On y entrait par quatre portes ou bastillons (le « castel » du conte, v. 1599) surmontés chacun d’un dôme de bronze et contrôlant les quatre routes commerciales de l’empire qui se croisaient au centre. Ce centre était occupé par le complexe palatial ou « Dâr al-khilâfah », la résidence du calife, qui comprenait une vaste salle d’audience coiffée d’un dôme de bronze poli, haut de 80 coudées (40 m), connu sous le nom de « dôme vert ». Une mosquée s’annexait à l’ensemble, avec ses bains et le complexe des jardins. Mais la particularité unique de cette ville ronde tenait à la volonté d’isolement du calife, qui interdisait l’accès à une vaste zone centrale elle aussi fortifiée, en ne laissant aux habitants que la superficie de l’anneau extérieur, large seulement de 170 mètres, à peine plus d’un dixième du rayon du cercle (1150 m). Cette précaution contre les révolutions urbaines laisse peut-être une trace dans l’écriture du conte, avec l’interdiction de s’approcher de la tour, gardée par « quatre gaites […] qui veillent la nuit et le jour » (v. 1937-1938)12. L’interdit est encore 305plus explicite chez Boccace qui fait mention d’un no-man’s land autour du palais, surveillé par des archers qui y patrouillent la nuit :
[…] ne pareillement nul y peult entrer de dehors car ung Arabe (dont la tour est nommée la tour de l’Arabe) chastellain d’icelle & nommé Sadoc demeure au pied d’icelle, lequel pourvoit les pucelles de leurs necessitez & tient plusieurs sergens qui gardent la tour […] semblablement y a un tresgrand pré vis à vis d’icelle, si que nul /n’/en aproche […] d’advantaige apres que la nuict est venue, tout ce pré est plein d’autres hommes qui ont arcs et sagettes […] tous uniz pour garder la tour par l’ordonnance de l’admiral (Philocope, fol. 127v-128r).
Un tel luxe de précautions ne se justifie pas par la seule volonté de garder prisonnières Blanchefleur et ses compagnes. Signalons qu’en cette occurrence, Boccace, qui transpose la géographie du récit d’Espagne en Italie, et de « Naples-Niebla », au séjour « parthénopéen » où il le recompose, a peut-être eu accès via la Sicile à des sources arabes, car il donne assez exactement les noms des deux architectes des premiers jardins d’Al Mansour, toujours selon Al Khatib : Ar-Rabia (« l’Arabe ») et Abou ibn Sadaka (« Sadoc »)13. Si c’est une coïncidence, elle est étonnante ; sinon c’est la preuve que notre reconstruction est juste.
Dans le conte, en lieu et place du palais, on ne trouve que la tour, mais elle en condense toute la symbolique. Sa description combine plusieurs modèles à la manière d’un capriccio : d’abord le phare d’Alexandrie, ensuite le dôme resplendissant du palais califal, magnifié par une escarboucle qui luit à vingt lieues de la cité et trompe le voyageur sur la distance qui l’en sépare (« quant de vint liues le verra / A une pré li samblera », v. 1845-1846) ; enfin une tour hélicoïdale dont le modèle historique (peut-être le minaret de Samarra, capitale administrative du califat) se confond avec celui de la mythique tour de Babel, puisque c’est à « Babiloine » que la fiction nous transporte. La particularité de cette tour est qu’elle repose sur un pilier central contenant un dispositif hydraulique servant à acheminer l’eau à son sommet :
306Li pilers sort du fondement
Dusqu’a l’aguille en haut s’estent
Un marbre cler comme cristal
Dedens a un bien fait canal
Par quoi sus monte une fontaine
[…] desis s’amont el tierç estage
li engignieres fut molt sage (v. 1853-1860).
Ce serait une prouesse hydraulique étonnante si elle ne provenait tout simplement d’un livre ; car on y reconnaît le dispositif décrit par Diodore de Sicile qui donne la même « explication » des célèbres « jardins suspendus » de Babylone :
Ces terrasses ou plateformes […] étaient soutenues par des colonnes qui s’élevant graduellement […] supportaient tout le poids des plantations ; la colonne la plus élevée, de 50 coudées de haut (25 m), supportait le sommet du jardin et était de niveau avec les balustrades de l’enceinte […] une seule de ces colonnes était creuse depuis le sommet jusqu’à sa base ; elle contenait des machines hydrauliques qui faisaient monter du fleuve une grande quantité d’eau, sans que personne pût rien voir à l’extérieur14.
Il est bien certain que ce mécanisme est livresque, car il est techniquement irréalisable. Si la tour mesure « cent toises » (v. 1821) soit près de 200 m, une noria est impossible et une vis d’Archimède, la solution proposée par Diodore, ne fonctionnerait qu’avec une pente optimale de 37o et non à la verticale comme le veut le conte15. Cet « emprunt » à la fois technologique et mythique assimile la tour à un jardin en introduisant une topique végétale dans la description du bâtiment, avec ses chambres tendues de ciels de soie, peints d’or et d’azur (v. 1799-1800) et ses improbables boiseries de « myrre » (v. 1873). Boccace, dans la traduction d’Adrien Sevin, amplifiera la représentation, rapportée à la chambre de Blanchefleur, qu’il enrichit d’un lapidaire, « saphirs, iacinctes, polidoires & autres estranges pierres précieuses entaillées » (fol. 128r) ainsi que d’une végétation artificielle qui abrite, en lieu et place de notre arbre, une collection d’oiseaux mécaniques :
Es quatre coings d’icelle chambre sont plantez quatre tresgrans arbres d’or, dont les fruictz sont esmeraudes, perles & autres pierres si artificiellement 307composez, que quand l’homme touche avec une verge le pied de l’un d’iceulx, toutes sortes d’oyseaulx y chantent melodieusement, & le retouchant se retirent de leur chant (Philocope, fol. 128r).
Et pour finir, il transporte le jardin au sommet de l’édifice : « Il y a tout au haut de la tour ung moult plaisant jardin, couvert de toutes manieres d’arbres & herbes, où au milieu est assise une claire & belle fontaine qui l’enrose de tous costez » (ibid.). Indissociable de l’arbre, la pierre de touche de la description est bien la mention des oiseaux mécaniques. Dans le conte, on les trouvait au plus près de la localisation historique du « palais de l’arbre », dans les vergers qui bordaient le Tigre, car la croissance de Bagdad a d’emblée excédé les limites de la « ville ronde » pour s’étendre aux deux rives du fleuve sur lesquelles Al Mansour fit établir son premier jardin, al khould, l’éternité. Le rédacteur français identifie le fleuve à l’Euphrate qui partageait en deux la Babylone antique et qui est lui aussi « uns flueves de Paradis » (v. 1893). Il place dans un « vergiers […] clos de murs » (v. 1961-1962) mais sur chacun des merlons et non pas dans le feuillage, les oiseaux « d’arain » qui garnissaient les branches. Leur mécanisme lui demeure donc incompréhensible, puisqu’il ne dépend pas du vent (« Quant li oisels ont grignor vent / Adonc cantent plus doucement », v. 1974-1975). Vient enfin la description de l’arbre, auquel le conte prête d’autres qualités « merveilleuses » : non seulement ses fleurs ne tombent pas sans être aussitôt remplacées – ce qui est bien le moins s’agissant d’une prouesse d’orfèvre – mais leur chute programmée permet d’élire, parmi les pensionnaires de la tour, « l’épouse » de « l’amiral » de Babylone. En laissant de côté ses propriétés fictives, on peut se représenter l’arbre, au milieu du bassin qu’il alimentait et dont le fond était garni d’argent ou d’étain bruni :
En miliu sort une fontaine
en un prael et clere et saine
en quarel est fais li canal
de blanc argent et de cristal
un arbre i a desus planté
plus bel ne virent home né
por çou que tos jors i a flors
l’apele on l’arbre d’amors :
l’une revient quand l’autre ciet.
Par grant engien l’arbres i siet (v. 2021-2028).
308Le coup de génie du rédacteur tient au nom qu’il lui donne, « l’arbre d’amors ». Il condense et déplace dans un registre symbolique l’authentique secret d’un mécanisme que ni lui ni son public ne peuvent comprendre, puisqu’ils ne « voient » ni ne conçoivent l’objet. C’est alors que sa couleur « vermeille » prend toute son importance. À l’origine, dans la description d’Al Khatib, elle peut provenir d’une confusion entre deux « merveilles » juxtaposées fortuitement : d’une part, les palmiers du « nouveau kiosque », dont les troncs sont logés dans des coffrages en teck ouvragé « cerclés de cuivre rouge doré16 », et d’autre part, l’arbre d’or et d’argent dont les branches « portaient des feuilles de couleurs variées qui s’agitaient comme lorsque le vent agite les feuilles des arbres tandis que chacun des oiseaux sifflait et roucoulait17 ». Il est également possible que, dans la version initiale du conte, le terme que transcrit l’adjectif « vermeil » n’ait pas désigné une couleur, mais l’alliage de ce nom, ciselé par l’orfèvre ; aux temps modernes, un processus analogue assimile la couleur d’une surface dite « rutilante » à sa faculté de refléter la lumière. Or c’est bien ce que suggère le conte, proprement intraduisible tant qu’on ne se représente pas l’objet dans sa lumière :
Par grant engien l’arbres i siet
car li arbres est tos vermeus
De çou ot cil molt bon conseus
qui le planta k’a à l’asseoir
fu fais l’engiens si com j’espoir.
Au main quant lieve li soleus
en l’arbre fiert trestos vermeus
cil arbres est si engigniés
que tostans est de flors cargié (v. 2030-2038).
L’arbre prend donc des reflets rouges quand le soleil levant l’illumine. Le mystère de cette réfraction jouera un rôle important dans le devenir du jardin et de l’allégorie courtoise, on le verra bientôt. Notons pour l’instant qu’il motive un second déplacement symbolique. Celui-ci assimile les reflets rouges du feuillage à la surface du bassin, au « trouble » de son eau, que le rédacteur croit teintée de sang. Il n’y a dans le rituel de l’ordalie des vierges détaillé ensuite (v. 2039-2056) nul réalisme référentiel, mais 309un processus symbolique visant à établir la relation entre l’arbre emblème de l’amour, et la « pureté » de la dame : ses fleurs ne tombent pas sans être remplacées, leur chute désigne la vierge qu’épousera le maître de la tour, et l’eau de sa fontaine contribue à l’ordalie en se troublant (ou non) au passage des candidates. Le mystère qui entoure ce rituel a quelque chose de fascinant, parce qu’il est authentique, le rédacteur s’attachant à décrire un objet qu’il n’a pas pu voir, tout en respectant des données factuelles qui lui échappent ; et si le texte réfère bien à l’objet qu’on croit, « l’arbre vermeil » serait alors « l’objet perdu », c’est-à-dire l’énigme qui condense le sens premier du jardin courtois.
Et de fait on trouve chez Guillaume de Lorris, dans la description des « cristaux » de la fontaine de Narcisse, outre une référence insistante aux jardins d’Orient, (« de la terre as Sarradins / Fist ça ces arbres aporter », v. 592-593), la même perplexité et la même tentative d’explication du miroitement de l’eau, d’abord par la clarté du soleil :
Quant li solaus qui tout aguiete
Ses rais en la fontainne giete
Et la clarté aval descent
Lors perent colors plus de cent
Es cristaus, car por le solel
Deviennent jaunes et vermel.
(Guillaume de Lorris, Le Roman de la Rose, v. 1537-1548)18
Puis en ce qui concerne les reflets à la surface, par l’adjonction d’une graine tinctoriale, l’écarlate que Cupidon y aurait semée :
Car Cupido li filz Venus
Sema ici d’Amors la grainne
Qui toute a teinte la fontainne […]
Por la grainne qui fut semee
Fut celle fontainne clamee
La fontainne d’Amors par droit
Dont plusor ont en leur endroit
Parlé en roman et en livre.
(Ibidem, v. 1588-1590, 1595-1599)
Il y aurait lieu de se demander si le conte n’est pas en l’occurrence la source précise allusivement mentionnée par Guillaume de Lorris, ce qui 310ferait progresser le débat sur la nature de ces cristaux qui ont eux-mêmes fait couler beaucoup d’encre19. Mais tel n’est pas (ou pas seulement) notre propos, car à ce point, l’énigme que constitue « l’arbre vermeil » ne concerne plus le seul conte de Floire et Blanchefleur, mais l’histoire littéraire tout entière, qui fait jouer à la description du jardin un rôle structurant dans l’allégorisation courtoise, tout en mettant en évidence la valeur discriminante dudit jardin dans la réception tardive du récit.
LE DEVENIR DU JARDIN COURTOIS :
DU VERGER DE LA ROSE À CELUI DE JULIETTE20
L’analogie entre le miroitement des cristaux de la fontaine de Narcisse et celui du feuillage de notre « arbre vermeil » nous met sur la voie. Celle-ci nous conduira in fine à une glose imprévue de l’allégorie courtoise. Toutefois, pour mesurer l’importance ou tout simplement l’intérêt du conte de Floire et Blanchefleur dans le processus qui conduit à cette fabrication, il faut en considérer les variantes et l’évolution générale. La trame narrative du conte se conçoit comme une ellipse tournant autour de deux foyers : d’une part, le motif de la « fausse morte », étudié par Henri Hauvette21, dans lequel le jardin, lorsqu’il existe, n’est qu’un leurre annonçant une fin illusoire (Blanchefleur n’est pas morte) ; et d’autre part, celui du « jardin de la tour » qui s’agence autour de l’énigme de l’arbre. C’est bien ce deuxième « foyer » qu’on retrouve mutatis mutandis au fondement de l’allégorie courtoise. Boccace en donne une confirmation tardive par les archaïsmes calculés de sa réfection du conte. Il nous faut donc faire étape par son Filocolo.
Il s’agit d’une réécriture complète du conte dont la trame seule est conservée. L’action se déplace en Italie et réfère à une Rome à la fois 311« antique » et déjà chrétienne. Les humanistes de l’époque de Pétrarque ont, pour représenter le monde arabe, une solution plus radicale que les Européens du temps des croisades. Tandis que ceux-ci se contentaient de figurer la « gent haïe22 », le couteau (ou cimeterre) entre les dents, les humanistes nient purement et simplement leur existence pour revenir à un monde antique idéalisé, donc chrétien. C’est ainsi que chez Boccace, du moins tel qu’Adrien Sevin le transmet aux lecteurs français du xvie siècle, l’antagonisme des camps se joue entre Romains chrétiens et païens. L’amiral de Babylone qui s’avèrera l’oncle maternel de Floire (fol. 145r) est, comme ce dernier, un sectateur des dieux antiques. Et Blanchefleur devient la fille de « Quintus Lelius africain, du sang qui premier conquist Carthaige » (fol. 4r). Notons qu’un Lelius, contemporain de Scipion l’Africain, est aussi l’un des principaux protagonistes de l’Africa de Pétrarque. Quant à la mère de Blanchefleur, elle descend de Jules César. À la différence du conte, elle meurt en donnant le jour à sa fille et se souvient, en apprenant la mort de son époux Lélio, du deuil de sa « tante », qui n’était autre que… la femme de Pompée23. Au vu de ce travestissement pseudo-antiquisant et passablement absurde, les renvois à l’allégorie courtoise sont d’autant plus significatifs. L’œuvre est écrite pour Maria d’Aquino, prototype de la Fiammetta, fille adultérine du roi angevin Robert de Naples, et l’une des principales additions à la trame du conte est celle des « treize demandes d’amour », composées sur le modèle d’André le Chapelain. Quant à la place privilégiée réservée à la description du « jardin de la tour », elle s’actualise, peu avant le Filocolo, par la création à l’initiative de Robert II d’Artois, qui lui aussi régna sur Naples, du premier jardin d’automates d’Occident, le fameux parc de Hesdin, imité des jardins de Sicile. Bref, c’est encore dans la lignée de l’imaginaire curial et courtois que s’inscrit cette nouvelle version du conte.
L’étape suivante dans la réécriture passe, en Italie, par l’Hypnerotomachia Poliphili de Francesco Colonna (Venise, 1499). Il s’agit d’un songe allégorique dont l’action se situe simultanément dans les années 1460 à Trévise et dans une topique paysagère tributaire de celle du Roman 312de la Rose et du De Amore d’André le Chapelain. Peut-on rapporter la structure circulaire du jardin de Cythère, ainsi que celle des trois jardins concentriques (Amoenitas / Humiditas / Siccitas) du De Amore, au modèle qu’on a décrit plus haut ? En ce qui concerne Colonna, ce n’est pas une filiation hasardeuse, mais un fait. Car l’héroïne de l’Hypnerotomachia, cette Polia que son amant tente de rejoindre par-delà la mort, comme l’indiquent ses deux épitaphes à la fin du roman – c’est donc une « fausse morte » – est un « double » de Blanchefleur. Non seulement parce que son nom la désigne en grec comme « la blanche », mais parce que l’auteur a bien marqué la filiation en faisant réciter à son héroïne… sa propre généalogie. Or l’ancêtre de Polia est un « Lelius » africain, Lelio Mauro, surnommé Calo Mauro (le beau More) lequel, « suivant les brisées de ses ancêtres24 », a fondé Trévise et engendré la famille des Lelii. Giovanni Pozzi, savant éditeur de l’original, a justement reconnu dans la tournure rare, patrizando crescendo, qu’on vient de citer dans sa traduction de 1546, un emprunt au Filocolo ; mais il a omis de faire le rapprochement entre Polia et Biancifiore25. Disons que l’emprunt a valeur de signature et que la réception du conte de Floire et Blanchefleur s’enrichit là d’une descendance imprévue mais qui, en pleine Renaissance, se situe encore dans le fil de l’allégorie courtoise.
La bifurcation ou si l’on préfère, la disjonction des foyers de l’ellipse, signe des temps modernes, s’accomplit pourtant à la même époque, dans la nouvelle du Salernitain Masuccio Guardati, « Mariotto et Ganozza ou la fausse morte », composée autour de 1460. La critique y voit, depuis Hauvette, « l’aïeule » de Romeo et Juliette26. Cette seconde filiation est sans mystère. Elle passe par une nouvelle de Luigi da Porto (c. 1524) publiée en 1530 et imitée par Bandello (1554)27. Boaistuau et 313Belleforest, les traducteurs français de Bandello, sont les sources avérées de l’Histoire tragique de Romeo et Juliette d’Arthur Brooke (1562) qui fournit à Shakespeare le livret de sa pièce. Mais qu’en est-il du rapport entre la tragédie et notre conte ? N’existe-t-il entre eux qu’une analogie entre des récits centrés sur le motif de la fausse morte ? Et quel rôle joue le jardin dans la mimesis théâtrale ?
Une relecture de Masuccio Salernitano confronté à Shakespeare et au conte de Floire et Blanchefleur permet de répondre à ces questions ; elle explique également une interpolation dans la traduction du Philocope par Sevin. En lisant Masuccio, on manque ordinairement la source du conte dans sa transposition boccacienne. L’action se passe à Sienne et non en Espagne ; la fausse mort est préméditée par l’héroïne qui y voit l’occasion d’échapper à un mariage imposé ; et il n’y a ni tour, ni jardin. Pourtant Masuccio emprunte à Boccace des circonstances qui ne s’éclairent que par référence à la trame du conte : Mariotto, l’amant qui tient le futur rôle de Romeo, a un oncle marchand établi à Alexandrie. C’est donc dans cette ville que Ganozza (Giannozza dans l’original), tirée de son « faux tombeau », part rejoindre son amant. En vain puisque Mariotto, ignorant la supercherie, s’est entre-temps rendu à Sienne, où l’attendait une sentence capitale qui sera exécutée avant le retour de Ganozza éplorée. Une fois rapportée au conte, la construction s’avère plus complexe qu’il n’y paraît. Le novelliste renverse la perspective en faisant s’embarquer l’héroïne pour Alexandrie, en quête de Mariotto. Il superpose ainsi les deux foyers de l’ellipse pour faire du conte une histoire tragique. Et cette performance aura eu au moins un imitateur en la personne d’Adrien Sevin. Dans sa préface au Philocope, celui-ci introduit un récit « oriental » – l’action est à Choron, ville du Péloponnèse occupée par les Turcs de 1499 à 1530 – « l’histoire d’Halquadrich et de Burglipha », très proche de Romeo et Juliette, et présentée comme une « moderne nouvelle advenue puisnaguères en (s)a présence et au sceu de plusieurs » (fol. 3v) mais plus probablement inspirée de Da Porto. L’important est que Sevin perçoive la ressemblance entre son propre récit et le conte de Floire et Blanchefleur au point d’en faire l’introduction à sa traduction de Boccace. Le conte n’est donc pas oublié, il joue un rôle dans la réception tardive du Filocolo, au moins dans « l’inconscient du texte » ; mais qu’en est-il du jardin et de l’énigme courtoise ?
314Eux non plus n’ont pas tout à fait disparu, même dans le chef-d’œuvre du dramaturge élisabéthain qu’il faut tenir, avec Denis de Rougemont, pour une « tragédie courtoise28 ». Certes Romeo n’entreprend pas de délivrer Juliette de la « tour de l’arabe », mais il y a bien un verger clos de hauts murs, celui des Capulet, un balcon et une ascension périlleuse. Il y a aussi chez Shakespeare, comme chez Guillaume de Lorris (v. 1330-1331), des essences exotiques, dont le fameux pommier-grenadier importé d’Orient (ou d’Espagne). Et si notre arbre, dans sa version mécanique, est absent du verger des Capulet, comme de celui de Déduit, les oiseaux au moins y demeurent. Non pas l’alouette et le rossignol de l’acte III, qui annoncent (ou pas) le lever du soleil, mais les amants eux-mêmes, à l’acte II : « Hist ! Romeo, hist ! O for a falconer’s voice / To lure this tassel-gentle back again ! » (II, 2, v. 158-159)29. Chez Sevin, Floire s’était approché de la tour en prétextant y chercher son faucon perdu (fol. 130r). Chez Shakespeare, c’est dans le langage de la fauconnerie que Juliette exprime le vœu de faire de son amant le « tiercelet » qu’elle « leurre » et qui lui obéira comme un automate, tandis que Romeo répond en appelant Juliette « my niëss » (II, 2, v. 167), c’est-à-dire, l’oiseau pris au nid, encore sauvage. Plus les amants roucoulent de concert (« I would I were thy bird », II, 2, v. 182), mieux ils s’apprivoisent l’un l’autre par une fascination mutuelle et deviennent semblables aux oiseaux mécaniques du conte, qui « cantent plus doucement quant ils ont grignor vent ».
Cette métamorphose nous semble à la fois la glose et la critique du narcissisme courtois, dès qu’on s’avise qu’en décrivant sa fontaine, Guillaume de Lorris ne disait pas autre chose30 :
Et fit ses las environ tendre
Et ses engins i mist pour prendre
Damoiseles et damoisiaux,
Qu’Amors ne veut autres oisiaus.
315CONCLUSION : L’IDENTITÉ DU CONTE
AU REGARD DE SA MISE EN LIVRE
À l’issue d’un survol qui gagnerait à être approfondi, mais ne visait qu’à surmonter la fracture séparant le temps de l’invention du conte de celui de ses métamorphoses à l’âge de l’imprimé, on peut envisager en connaissance de cause la question de la mise en livre de l’œuvre. S’agissant du conte, cette opération, définie par Anne Réach-Ngô comme « première forme d’énonciation éditoriale laissant une trace au sein du livre imprimé et constituant un acte de réception autant que d’interprétation31 », devrait voir sa définition étendue à la fixation du texte à l’écrit. Car le passage de l’oralité supposée du conte à sa forme écrite française est en soi problématique.
Si comme on le suppose, en se fondant sur les incongruités de la rédaction française et en rejoignant les travaux de Patricia Grieve, le conte a connu une première version hispano-arabe, sa mise à l’écrit en français suppose une « recontextualisation » qui ne serait que la première dans le long-cours de sa transmission. On peut en chercher la cause dans la propagande chrétienne pour la première reconquista, contemporaine des croisades. Mais à la rédaction primitive, il en faudrait une aussi. Ce pourrait être, au milieu du xe siècle, après la proclamation du califat andalou en 929, la revendication des Omeyyades d’Espagne à l’encontre des Abbassides de Bagdad qui les avaient détrônés. Et le retour en Espagne de Blanchefleur, esclave chrétienne, fruit d’une expédition victorieuse, pourrait alors s’entendre comme le signe d’une translatio imperii de Bagdad à Cordoue. Un détail mentionné dans toutes les versions du conte tend à valider cette contextualisation précoce : le « gardien » ou « capitaine » de la tour est présenté comme un intermédiaire chargé d’approvisionner son maître en esclaves. Il devrait donc s’agir, non pas du calife en personne, amir al-Muminin ou « commandeur des croyants », mais du capitaine de sa garde, amir al-Umara (commandant des commandants), charge créée en 935 selon Bernard Lewis32. Du coup, 316et c’est aussi la conséquence de l’emprunt ultérieur (après 1050) à la description de Bagdad par Al Khatib, le récit initial ne serait pas un conte au sens strict du terme. Dès lors que la référentialité oblige à reconnaître les protagonistes et à identifier les décors, il s’agit plutôt d’une œuvre valant pour un temps et un public déterminés. Ce serait donc la version française qui, en estompant les décors et en déplaçant les enjeux politiques, « inventerait » l’intemporalité du conte, néanmoins mis au service de la propagande chrétienne. Ce détournement ferait de Floire et Blanchefleur un ready made, christianisé par la conversion du héros, lequel au demeurant ne se laisse « crestïener » qu’au vers 3307. Mais ce n’est là qu’une hypothèse.
Un peu moins de deux siècles plus tard, l’écriture du Filocolo témoigne de la persistance de l’œuvre et de la nécessité de l’actualiser. C’est alors son interprétation « courtoise » qui fait l’objet d’une deuxième « recontextualisation ». Il s’agit d’abord du dépaysement du conte, dont l’action se transporte en Italie. Quant à l’Orient, à l’exception du jardin de la tour, il a quasiment disparu. Il n’y aura d’ailleurs plus, chez Jacques Vincent, qu’un seul « maure » dans le récit : il se dit « amiral », c’est peut-être un imposteur, sans doute un intrus33. En revanche, chez Boccace, il est beaucoup question de casuistique amoureuse avec l’ajout des « treize demandes d’amour » qui occupent l’essentiel du Livre IV (ou V dans la traduction de Sevin, fol. 101-123). Le modèle en avait été inauguré vers 1180 dans le De Amore d’André le Chapelain. Le genre devait perdurer et focaliser l’attention d’un lectorat supposé féminin jusqu’au Commentaire des Arrêts d’Amour de Martial d’Auvergne, encore publié à Lyon en 1533 par Benoît Court34. Plutôt que dans l’allégorie savante du Songe de Poliphile, c’est donc dans le Peregrino de Caviceo, traduit par François D’Assy en 1527, qu’il faut chercher des échos du conte à l’âge de l’imprimé. On y trouve en effet des « demandes d’amour » inspirées de celles du Filocolo35 dont la traduction isolée fait elle-même l’objet de trois éditions françaises entre 1531 et 154236.
Ce morcellement semble caractéristique de l’imprimé. Il a dans ce cadre des raisons objectives, commerciales, opportunistes. Il paraît plus 317simple de résumer une œuvre, comme le fait Jacques Vincent, ou d’en extraire des épisodes, que de la recomposer ; cela permet aussi d’atteindre des publics diversifiés. Toutefois cette inflexion s’observe bien avant l’imprimerie, chez Boccace lui-même. Dans le Filocolo, la réécriture procédait par « enrobement » et élargissement de la trame du conte. Mais quinze ans plus tard, en racontant dans la quatrième nouvelle de la xe journée du Decameron, l’histoire d’une autre « fausse morte » prénommée Catalina, Boccace ne fait que reprendre un cas déjà jugé dans son Filocolo (L. IV, 67) où il était rapporté par Messaallino (Massalin, fol. 121v). Il s’agit de la treizième et dernière « demande d’amour », inspirée des données du conte et qui connaît, comme celui-ci, une fin heureuse. L’idée du démembrement du conte et de sa mutation générique était donc déjà présente à la conscience d’un auteur du xive siècle. C’est néanmoins Adrien Sevin qui lui donnera une forme « moderne » dans l’introduction du Philocope.
Tandis que la recontextualisation courtoise du Filocolo allait dans le sens des lectures françaises idéalisantes, celle beaucoup plus décisive qui commence avec Masuccio, nourrit à l’inverse le réalisme tragique des novellistes italiens puis français. Depuis Da Porto et Bandello jusqu’à leurs traducteurs, Boaistuau et Belleforest, et de ceux-ci à Shakespeare, la suite est connue. Elle nous apprend que le morcellement de la matière du conte, dû en France à l’action d’éditeurs successifs, Galliot Du Pré (pour les Treize élégantes demandes d’Amour de 1531), Janot et Fezandat (pour le Philocope et l’Histoire amoureuse), aura été fécond. Et simultanément que l’effet de cette « mise en livre » n’est que le dernier avatar du conte. Car pour rejoindre l’universel, celui-ci devait disparaître, c’est-à-dire perdre son identité générique pour changer de medium et non pas simplement de livrée.
Gilles Polizzi
Université de Haute-Alsace
Mulhouse, ILLE
1 On désigne par ce terme notre texte de référence, la version en vers éditée par Jean-Luc Leclanche (Paris, Champion, 2003). On cite toujours d’après cette édition, c’est toujours nous qui soulignons.
2 Boccace, Filocolo (1336-1339), Florence, Giunti, 1594, et Le Philocope de Messire Jehan Boccace […] contenant l’histoire de Fleury et Blanchefleur, divisé en sept livres traduits d’italien en françoys par Adrian Sevin, Paris, Janot, 1542. Le traducteur part d’une édition vénitienne de 1538 par Tizzone Gaetano di Pofi qui avait déjà renommé l’œuvre et pratiqué un découpage en 7 livres au lieu de 5. Par souci de clarté, on citera Boccace dans cette traduction globalement fidèle, nonobstant le décalage dans le découpage des livres.
3 Histoire amoureuse de Flores et Blanchefleur s’amye […] mis d’Espagnol en françoys par maistre Jacques Vincent, Paris, Michel Fezandat, 1554.
4 On citera Al Khatib d’après l’Introduction topographique à l’histoire de Bagdad, trad. G. Salmon, Paris, Bouillon, Bibl. de l’École des Hautes Études, 1904, p. 135-137 pour la relation de l’ambassade.
5 Liutprand de Crémone, Antapodosis ou Ambassades à Byzance, VI, 5, d’après E. Faral Recherches sur les sources latines des contes et romans courtois du Moyen Âge, Paris, Champion, 1967, p. 324 (voir trad. J. Schnapp, Toulouse, Anacharsis, 2001).
6 M. Barridon, Les Jardins, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 1998, et O. Grabar, Genèse de l’art islamique, Paris, Flammarion, Champs, p. 240-243 pour la relation de l’ambassade.
7 Voir Aboubakr Chraïbi, Contes nouveaux des Mille et une nuits, Paris, CNRS-Maisonneuve, 1996, p. 48 sq. ; le motif du « faux tombeau », illustré par plusieurs variantes, dont l’histoire de Qût al Qulub, favorite d’Haroun ar-Rashid, et le conte de Ghânim (Ganem dans la traduction de Galland, t. VIII, 28) viendrait du Kitâb al aghâni d’Abul Faraj.
8 Voir P. Grieve, « Floire and Blancheflor » and the European Romance, Cambridge (UK), Cambridge University Press, 1997.
9 Le chevalier flamand Joos van Ghistele dans son périple oriental en 1481-1483, décrit près d’Alexandrie « le tour d’arabij » (en français dans le texte flamand) où Blanchefleur fut enfermée. Voir J. Janssens, Floris ende Blancefloer van Diederic van Assenede. Liefde in het graafschap Vlaanderen, Leuven, Davidsfonds uitgeverij, 2015, p. 88. Je remercie vivement Annie et Marc De Smet qui m’ont donné accès à l’ouvrage.
10 Voir J.-P. Adam et N. Blanc, Les Sept Merveilles du monde, Paris, Perrin, 1989, p. 244.
11 Pour l’urbanisme de Bagdad, voir Grabar, Genèse, p. 94-98.
12 La version de Jacques Vincent précise les dimensions de la zone interdite : « il [le “capitaine” de la tour] ne veult souffrir que estrangiers passent les armes et enseignes qu’il ha fait poser a demy lieue de la tour », (Histoire amoureuse, fol. 38v). Christine Putzo nous signale, dans une version en dialecte francique ripuaire, la même indication d’un no man’s land environnant la tour.
13 Al Khatib, Introduction topographique, p. 91.
14 Diodore de Sicile, Histoire, trad. F. Hoefer, Paris, 1865, livre II, p. 129, cité d’après Barridon, Les Jardins, p. 117-118.
15 Merveilles du monde. Secrets des premiers bâtisseurs, éd. C. Scarre, Londres, Thames and Hudson, 1999, trad. fr. Paris, 2007, p. 29.
16 Al Khatib, Introduction topographique, p. 136.
17 Ibid. ; il s’agit bien d’un automate hydraulique, le vent n’est pour rien dans son fonctionnement.
18 Le Roman de la Rose, éd. D. Poirion, Paris, Garnier-Flammarion, 1974.
19 L’hypothèse de « l’écarlate » est formulée dans l’édition précitée du Roman de la Rose (voir note au v. 1590). Voir aussi sur l’énigme des « cristaux » les notes de l’édition de Jean Dufournet, Paris, Flammarion, 1993.
20 Voir G. Polizzi, « Le devenir du jardin médiéval : du verger de la Rose à Cythère », Vergers et jardins dans l’univers médiéval, Aix-en-Provence, Presses de l’Université de Provence, Senefiance, no 28, 1990, p. 268-278.
21 H. Hauvette, « La Morte vivante » : étude de littérature comparée, Paris, Boivin, 1933.
22 Le Voyage de Charlemagne à Jerusalem, L’Épopée pour rire. Le « Voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople » et « Audigier », éd. A. Corbellari, Paris, Champion, 2017, v. 102.
23 Boccace, Philocope, fol. 17v.
24 F. Colonna, Le Songe de Poliphile (trad. J. Martin, Paris, Kerver, 1546), éd. G. Polizzi, Paris, Imprimerie Nationale, 1994, p. 349.
25 F. Colonna, Hypnerotomachia Poliphili, éd. G. Pozzi, Padoue, Antenore, 1980, p. 379 : « questa giovane cosi in tempo crescendo procedeva […] patrizando cosi ancora ne’ costumi come nell’altre cose che facea », n. 6, t. II, Commento, p. 237.
26 Voir Masuccio Guardati dans le recueil des Conteurs italiens de la Renaissance, dir. A. Motte-Gillet, Paris, Gallimard, Pléiade, 1993, p. 152-158, notes p. 1286. Voir dans ce recueil les nouvelles de Da Porto (« Histoire de deux nobles amants ») et de Bandello (« Les amants de Vérone »).
27 La Prima Giulietta éd. crit. delle novelle Giulietta e Romeo di Luigi Da Porto e di Matteo-Maria Bandello, éd. D. Perocco, Milan, Franco Angeli, 2017. Je remercie Magda Campanini qui m’a communiqué l’ouvrage.
28 Voir D. de Rougemont, L’Amour et l’Occident, Paris, Plon, 1939, rééd. 1972, p. 143.
29 Shakespeare, Romeo et Juliette, Œuvres complètes, dir. P. Leyris et H. Evans, Club français du livre et Cambridge University Press, 1955.
30 Guillaume de Lorris, Le Roman de la Rose, v. 1591-1594.
31 A. Réach-Ngô, « L’écriture éditoriale à la Renaissance. Pour une herméneutique de l’imprimé », Communication et langages, 154, 2007, p. 41-57, ici p. 51.
32 B. Lewis, Les Arabes dans l’histoire, Paris, Aubier, 1993, rééd. Paris, Flammarion, Champs, 2011, p. 123.
33 Histoire amoureuse de Flores, p. 35.
34 Aresta amorum cum erudite Benedicti Curtii explanatione, Lyon, Gryphe, 1533.
35 Voir M. Thorel, « La première réception du Peregrin en France : lecture éditoriale et recontextualisation culturelle », R.H.R., 75, déc. 2012, p. 87-106.
36 Voir S. D’Amico, « La fortuna del Filocolo in Francia nel secolo xvi », Cahiers d’études italiennes, 8, 2008, p. 195-207.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-10454-4
- EAN : 9782406104544
- ISSN : 2273-0893
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10454-4.p.0299
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/04/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Conte de Floire et de Blancheflor, Adrien Sevin, réécriture, jardin, Bagdad, Italie