Introduction
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
2019 – 2, n° 38. varia - Auteurs : Lodén (Sofia), Obry (Vanessa), Réach-Ngô (Anne)
- Pages : 237 à 242
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
introduction
Le récit des aventures de Floire et de Blancheflor a traversé des frontières linguistiques, culturelles et chronologiques. La première version française, Le Conte de Floire et de Blancheflor1, écrite en vers au milieu du xiie siècle, a été suivie d’un autre texte à la toute fin du xiie siècle, le Roman de Floire et de Blancheflor2, et de traductions et adaptations dans diverses langues vernaculaires : bas-allemand, haut-allemand, néerlandais, norrois, suédois, danois, italien, espagnol, grec, tchèque et yiddish3. Cette diffusion se poursuit au xvie siècle en différentes langues.
La circulation du récit reflète non seulement la popularité du roman idyllique4, qui ne concerne pas cette seule intrigue et s’étend bien au-delà de la période médiévale, mais aussi la complexité des contacts entre les domaines linguistiques représentés. Malgré les recherches relativement nombreuses sur les liens entre les différentes versions, il est encore difficile de retracer avec certitude l’histoire de la transmission du récit à l’échelle européenne. L’établissement de stemmata réunissant l’ensemble des textes médiévaux connus a longtemps reposé, d’une part, sur la bipartition du 238stemma du Conte de Floire et de Blancheflor lui-même et, d’autre part, sur l’opposition des deux versions en français du xiie siècle, chacune étant perçue comme le point de départ d’une tradition propre. On distingue ainsi, selon les mots de Jean-Luc Leclanche, une tradition dite « insulaire », car elle comprend les versions anglaise et norroise, liée à l’un des témoins manuscrits du Conte, et une tradition dite « continentale », héritière d’une autre branche de la tradition manuscrite du Conte, et incluant notamment l’ensemble des versions allemandes5. À cela se superpose la distinction entre des textes descendant de la première version française uniquement, et un ensemble de versions méditerranéennes, influencées par la deuxième version française (le Cantare di Fiorio e Biancifiore toscan, le Filocolo de Boccace et L’Historia de los dos enamorados Flores y Blancaflor en espagnol)6. La découverte d’une autre version espagnole, incluse dans un manuscrit du xive siècle, la Crónica de Flores y Blancaflor, a conduit Patricia Grieve7 à reprendre, en 1997, l’hypothèse formulée auparavant par Gaston Paris8, d’une troisième branche, expliquant notamment les liens entre cette version espagnole et les textes scandinaves ou celui de Boccace, et à remettre en cause le statut des deux textes français conservés comme point de départ unique, auquel on admet certes une origine orientale, de la tradition européenne. Même si cette possibilité a elle-même été discutée par la suite9 et qu’il n’est pas sûr que l’on parvienne un jour à une conclusion définitive sur l’origine et la répartition des différents textes10, l’étude fondatrice de Patricia Grieve, remarquable en soi comme l’un des rares ouvrages consacrés à l’ensemble de la circulation en Europe du récit, permet à la fois de mesurer la nécessaire prudence à adopter dans la lecture des textes conservés, qui ne reflètent que partiellement la réalité 239de la circulation du récit, et de considérer toutes ces œuvres, et notamment la plus ancienne par sa date de composition, Le Conte de Floire et de Blancheflor, comme l’une des actualisations possibles de l’histoire, et non comme une version originelle, pouvant faire office de point de repère stable dans l’étude des remaniements ultérieurs. Le fait que tous ces textes nous soient en outre parvenus dans des manuscrits postérieurs à leur composition et résultant eux-mêmes de probables remaniements, ne fait qu’accentuer la difficulté et l’opportunité d’étudier chacune des versions comme le témoignage d’un acte de réception d’une matière commune, amenée à être régulièrement remaniée.
Les études seiziémistes ont pour leur part souligné la portée de l’intervention de Boccace dans la transmission du texte à l’ère de l’imprimé. Silke Schünemann11 a ainsi consacré une étude à l’entreprise de diffusion du récit boccacien en allemand dès la fin du xve siècle (Florio und Bianceffora), qui se poursuit au xvie siècle sous forme manuscrite et imprimée, tandis que Silvia D’Amico12 s’est intéressée à la fortune éditoriale du Filocolo dans le domaine français (Philocope, Treize demandes d’amours). La publication de l’histoire de Floire et Blancheflor sur la scène éditoriale francophone au xvie siècle confirme l’intérêt que le récit a pu susciter à la Renaissance et le rôle de la traduction, mais aussi de la mise en livre, dans la transmission du récit à destination de plusieurs sphères de lecteurs différentes. Si la circulation médiévale de l’histoire de Floire et Blancheflor dans l’espace européen atteste l’impact du contexte linguistique, historique et socio-culturel dans la transmission du texte, le cas français, à l’âge de l’imprimé, met l’accent sur la coexistence de plusieurs versions alors que l’histoire elle-même était déjà connue des lecteurs de l’époque. D’une aire géographique à l’autre, d’un milieu social à l’autre, d’une décennie à l’autre, on ne lit pas la même histoire de Floire et Blancheflor en France au xvie siècle, qu’il s’agisse de la traduction du Filocolo par Adrien Sevin ou de celle de la version espagnole par Jacques Vincent, et ce par l’intermédiaire des diverses interprétations éditoriales qu’en proposent les différentes rééditions.
240Il existe ainsi différents usages du récit, qui ne coïncident pas avec les familles généalogiques que font émerger les recherches sur les sources de chacune des versions, manuscrites et imprimées. Ces réemplois mettent en valeur le rôle singulier des acteurs de ces réinterprétations – traducteur, compilateur, commanditaire ou exécuteur, copiste, illustrateur, imprimeur, lecteur dont l’horizon d’attente est modelé par les habitudes et modes littéraires de son époque – tout en montrant l’intérêt d’une prise en compte de la tradition dans son ensemble.
L’objectif du présent dossier est d’étudier la réception des récits consacrés à Floire et Blancheflor, inscrite dans une perspective translinguistique et transséculaire, afin de réfléchir à l’unité de l’espace littéraire européen, perçu comme lieu d’échanges aux frontières mouvantes13 et comme réseau de circulation14. Il s’agit d’aborder cette tradition textuelle en dehors des questions strictes de filiations, pour s’interroger sur la manière dont elle s’insère dans le paysage littéraire médiéval et renaissant, tout en le modelant.
Les contributions réunies ici montrent comment chaque version actualise un mode de réception de la matière narrative. Elles abordent cette question en s’intéressant, d’une part, aux enjeux propres et aux implications communes de la mise en livre du manuscrit médiéval et de l’imprimé renaissant, et d’autre part, au rapport entre chaque texte et son public, inscrit dans un contexte historique, culturel et littéraire singulier. Leur organisation chronologique, allant de la diffusion médiévale à la publication ou non du texte au xvie siècle, permet de faire ressortir les enjeux propres de chaque époque, mais aussi de souligner des échos, dans le temps et dans l’espace, entre différents modes de circulation d’un même récit.
241L’étude de pratiques de compilations médiévales souligne à quel point la lecture du récit est infléchie par le livre qui le contient : c’est ce que montre la contribution de Vanessa Obry sur la recontextualisation des deux versions françaises du xiie siècle dans les manuscrits anthologiques où ils sont conservés, ainsi que celle de Christine Putzo, portant sur l’intégration de la mise en prose du roman de Konrad Fleck, écrite au xve siècle, à un projet hagiographique consacré à Charlemagne. Pour l’imprimé du xvie siècle, la coexistence sur le marché éditorial français de deux versions de l’histoire, sur laquelle s’interrogent Gaëlle Burg et Anne Réach-Ngô, témoigne de la mise en œuvre de procédés éditoriaux qui reflètent deux lectures distinctes d’un même récit. La réflexion sur l’objet-livre permet de faire émerger des éléments d’explication des phases de succès, ou au contraire d’insuccès ou de ce qui nous semble apparaître comme des manques dans la circulation des récits consacrés à Floire et Blancheflor. Ainsi, Leah Tether s’interroge sur les conditions propices à la présence ou l’absence d’une œuvre sur le marché éditorial, en abordant le paradoxe de l’absence de version imprimée en Angleterre de l’histoire des deux amants.
La diffusion de l’histoire de Floire et de Blancheflor correspond souvent à des infléchissements génériques de la matière : les articles précédemment cités en témoignent, tout comme l’étude de Romina Luzi, qui décrit le processus d’acculturation stylistique qui permet d’intégrer le Phlorios et Platziaflore grec à la tradition romanesque byzantine. De même, l’analyse de Gilles Polizzi montre comment la description du jardin constitue un marqueur générique qui distingue, dans les réécritures successives, du xiie au xvie siècle, différentes interprétations de l’histoire. Au fil de ses reprises, l’intrigue s’adapte aux attentes de publics et se prête à des lectures plus ou moins informées par le contexte historique. L’article de Patricia Grieve l’illustre, en s’intéressant aux enjeux idéologiques de la diffusion au xvie siècle, en Espagne et en Amérique, de l’Historia de los dos enamorados Flores y Blancaflor. Le type de réinterprétation de l’œuvre explique et conditionne son succès.
Le panorama dressé ici est loin d’être exhaustif, mais il permet de souligner la flexibilité de la matière narrative et la convergence de problématiques entre des travaux de spécialistes de périodes et de domaines linguistiques divers. Nous espérons ainsi contribuer à une histoire de la 242réception des amours de Floire et de Blancheflor en Europe, au Moyen Âge et à la Renaissance, et ouvrir la voie à d’autres travaux prenant en compte la tradition dans sa diversité15.
Sofia Lodén
Université de Stockholm et Swedish Collegium for Advanced Study16
Vanessa Obry
Université de Haute-Alsace
Anne Réach-Ngô
Université de Haute-Alsace et Institut Universitaire de France
1 Cette version est appelée Version I ou « aristocratique » : Le Conte de Floire et Blanchefleur, éd. J.-L. Leclanche, Paris, Champion, 1980.
2 Version II, dite aussi « populaire » : Floire et Blancheflor. Seconde version, éd. M. M. Pelan, Paris, Ophrys, 1975.
3 Une liste des versions est dressée par É. du Méril (Floire et Blancheflor, poèmes du xiiie siècle, éd. É. du Méril, Paris, Jannet, 1856, introduction). Jean-Luc Leclanche a quant à lui proposé une analyse des relations entre ces témoins de la diffusion européenne du récit : J.-L. Leclanche, Contribution à l’étude de la transmission des plus anciennes œuvres romanesques françaises, un cas privilégié : Floire et Blanchefleur, Lille, Service de reproduction des thèses, 1980.
4 Dans la première étude d’ensemble du roman idyllique, Le Conte de Floire et de Blancheflor est considéré comme le premier témoin important du genre : M. Lot-Bordine, Le roman idyllique au Moyen Âge, Genève, Slatkine repr., 1972 (publié pour la première fois à Paris en 1913). Pour une discussion plus récente du roman idyllique, voir Le Récit idyllique. Aux sources du roman moderne, éd. J.-J. Vincensini et C. Galderisi, Paris, Classiques Garnier, 2009 ; Idylle et récits idylliques à la fin du Moyen Âge, éd. M. Szkilnik, Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes, 20, 2010.
5 Leclanche, Contribution, vol. 2, p. 83-113.
6 Pour la distinction entre la version « aristocratique » et la version « populaire », voir la première édition du texte français, Floire et Blancheflor, éd. É. du Méril, p. xxj-xxviij. Pour une discussion plus récente du stemma, voir F. Bautista, « Floire et Blancheflor en España e Italia », Cultura Neolatina, 67, 1-2, 2007, p. 139-157.
7 P. Grieve, Floire and Blancheflor and the European Romance, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.
8 G. Paris, Les Contes orientaux dans la littérature française, Paris, Francke (extrait de la Revue politique et littéraire, 43, 1875).
9 Bautista, « Floire et Blancheflor en España e Italia ».
10 Crónica de Flores y Blancaflor, éd. D. Arbesú, Tempe (Arizona), Arizona Centre for Medieval and Renaissance Studies, 2011.
11 S. Schünemann, « Florio und Bianceffora » (1499). Studien zu einer literarischen Übersetzung (Frühe, Neuzeit, Band 106), Tübingen, De Gruyter, 2005.
12 S. D’Amico, « La fortuna del Filocolo in Francia nel secolo xvi », Cahiers d’études italiennes, 8, 2008, p. 195-207.
13 Sur le rôle des frontières dans les littératures de l’Europe médiévale, voir L’expérience des frontières et les littératures de l’Europe médiévale, éd. S. Lodén et V. Obry, Paris, Champion, 2019.
14 Miriam Edlich-Muth propose de considérer la catégorie de la littérature « européenne » non en relation avec un espace géographique bien défini mais comme « a network of individual works from different parts of the region, whose defining feature is their mode of circulation across boundaries ». Voir « Introduction », Medieval Romances Across European Borders, éd. M. Edlich-Muth, Turnhout, Brepols, 2018, p. 2. La circulation de Floire et Blancheflor en Europe pourrait être aussi abordée de cette façon. Concernant les enjeux de la circulation éditoriale des récits au xvie siècle, voir notamment le dossier thématique, Via Lyon : parcours de romans et mutations éditoriales au xvie siècle, éd. P. Mounier et A. Réach-Ngô, Carte Romanze, 2, 2, 2014, p. 315-339, et 3, 1, 2015, p. 281-358.
15 Ce dossier trouvera un prolongement dans un projet, actuellement en cours, de traduction en français d’extraits des différentes versions médiévales européennes : Floire et Blancheflor en Europe : anthologie, éd. S. Lodén et V. Obry, Grenoble, UGA Éditions, Le Moyen Âge européen, à paraître.
16 Sofia Lodén a participé à ce travail en tant que Pro Futura Scientia fellow au Swedish Collegium for Advanced Study, financée par Riksbankens Jubileumsfond.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-10454-4
- EAN : 9782406104544
- ISSN : 2273-0893
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10454-4.p.0237
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/04/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Floire et Blancheflor, manuscrits, genres littéraires, conte, roman, réception, adaptation