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Classiques Garnier

Introduction

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2019 – 2, n° 38
    . varia
  • Auteurs : Lodén (Sofia), Obry (Vanessa), Réach-Ngô (Anne)
  • Résumé : Les recherches sur l’histoire des versions manuscrites et imprimées du récit de Floire et Blancheflor témoignent d’une intense circulation des textes en Europe, du Moyen Âge au XVIe siècle. La présentation des perspectives synchroniques et diachroniques engagées par les contributeurs du volume, couvrant diverses aires linguistiques et culturelles, met l’accent sur les modalités d’adaptation de l’œuvre à ses divers publics, selon les circonstances de leur mise en livre au cours du temps.
  • Pages : 237 à 242
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406104544
  • ISBN : 978-2-406-10454-4
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10454-4.p.0237
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 01/04/2020
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Floire et Blancheflor, manuscrits, genres littéraires, conte, roman, réception, adaptation
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introduction

Le récit des aventures de Floire et de Blancheflor a traversé des frontières linguistiques, culturelles et chronologiques. La première version française, Le Conte de Floire et de Blancheflor1, écrite en vers au milieu du xiie siècle, a été suivie dun autre texte à la toute fin du xiie siècle, le Roman de Floire et de Blancheflor2, et de traductions et adaptations dans diverses langues vernaculaires : bas-allemand, haut-allemand, néerlandais, norrois, suédois, danois, italien, espagnol, grec, tchèque et yiddish3. Cette diffusion se poursuit au xvie siècle en différentes langues.

La circulation du récit reflète non seulement la popularité du roman idyllique4, qui ne concerne pas cette seule intrigue et sétend bien au-delà de la période médiévale, mais aussi la complexité des contacts entre les domaines linguistiques représentés. Malgré les recherches relativement nombreuses sur les liens entre les différentes versions, il est encore difficile de retracer avec certitude lhistoire de la transmission du récit à léchelle européenne. Létablissement de stemmata réunissant lensemble des textes médiévaux connus a longtemps reposé, dune part, sur la bipartition du 238stemma du Conte de Floire et de Blancheflor lui-même et, dautre part, sur lopposition des deux versions en français du xiie siècle, chacune étant perçue comme le point de départ dune tradition propre. On distingue ainsi, selon les mots de Jean-Luc Leclanche, une tradition dite « insulaire », car elle comprend les versions anglaise et norroise, liée à lun des témoins manuscrits du Conte, et une tradition dite « continentale », héritière dune autre branche de la tradition manuscrite du Conte, et incluant notamment lensemble des versions allemandes5. À cela se superpose la distinction entre des textes descendant de la première version française uniquement, et un ensemble de versions méditerranéennes, influencées par la deuxième version française (le Cantare di Fiorio e Biancifiore toscan, le Filocolo de Boccace et LHistoria de los dos enamorados Flores y Blancaflor en espagnol)6. La découverte dune autre version espagnole, incluse dans un manuscrit du xive siècle, la Crónica de Flores y Blancaflor, a conduit Patricia Grieve7 à reprendre, en 1997, lhypothèse formulée auparavant par Gaston Paris8, dune troisième branche, expliquant notamment les liens entre cette version espagnole et les textes scandinaves ou celui de Boccace, et à remettre en cause le statut des deux textes français conservés comme point de départ unique, auquel on admet certes une origine orientale, de la tradition européenne. Même si cette possibilité a elle-même été discutée par la suite9 et quil nest pas sûr que lon parvienne un jour à une conclusion définitive sur lorigine et la répartition des différents textes10, létude fondatrice de Patricia Grieve, remarquable en soi comme lun des rares ouvrages consacrés à lensemble de la circulation en Europe du récit, permet à la fois de mesurer la nécessaire prudence à adopter dans la lecture des textes conservés, qui ne reflètent que partiellement la réalité 239de la circulation du récit, et de considérer toutes ces œuvres, et notamment la plus ancienne par sa date de composition, Le Conte de Floire et de Blancheflor, comme lune des actualisations possibles de lhistoire, et non comme une version originelle, pouvant faire office de point de repère stable dans létude des remaniements ultérieurs. Le fait que tous ces textes nous soient en outre parvenus dans des manuscrits postérieurs à leur composition et résultant eux-mêmes de probables remaniements, ne fait quaccentuer la difficulté et lopportunité détudier chacune des versions comme le témoignage dun acte de réception dune matière commune, amenée à être régulièrement remaniée.

Les études seiziémistes ont pour leur part souligné la portée de lintervention de Boccace dans la transmission du texte à lère de limprimé. Silke Schünemann11 a ainsi consacré une étude à lentreprise de diffusion du récit boccacien en allemand dès la fin du xve siècle (Florio und Bianceffora), qui se poursuit au xvie siècle sous forme manuscrite et imprimée, tandis que Silvia DAmico12 sest intéressée à la fortune éditoriale du Filocolo dans le domaine français (Philocope, Treize demandes damours). La publication de lhistoire de Floire et Blancheflor sur la scène éditoriale francophone au xvie siècle confirme lintérêt que le récit a pu susciter à la Renaissance et le rôle de la traduction, mais aussi de la mise en livre, dans la transmission du récit à destination de plusieurs sphères de lecteurs différentes. Si la circulation médiévale de lhistoire de Floire et Blancheflor dans lespace européen atteste limpact du contexte linguistique, historique et socio-culturel dans la transmission du texte, le cas français, à lâge de limprimé, met laccent sur la coexistence de plusieurs versions alors que lhistoire elle-même était déjà connue des lecteurs de lépoque. Dune aire géographique à lautre, dun milieu social à lautre, dune décennie à lautre, on ne lit pas la même histoire de Floire et Blancheflor en France au xvie siècle, quil sagisse de la traduction du Filocolo par Adrien Sevin ou de celle de la version espagnole par Jacques Vincent, et ce par lintermédiaire des diverses interprétations éditoriales quen proposent les différentes rééditions.

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Il existe ainsi différents usages du récit, qui ne coïncident pas avec les familles généalogiques que font émerger les recherches sur les sources de chacune des versions, manuscrites et imprimées. Ces réemplois mettent en valeur le rôle singulier des acteurs de ces réinterprétations – traducteur, compilateur, commanditaire ou exécuteur, copiste, illustrateur, imprimeur, lecteur dont lhorizon dattente est modelé par les habitudes et modes littéraires de son époque – tout en montrant lintérêt dune prise en compte de la tradition dans son ensemble.

Lobjectif du présent dossier est détudier la réception des récits consacrés à Floire et Blancheflor, inscrite dans une perspective translinguistique et transséculaire, afin de réfléchir à lunité de lespace littéraire européen, perçu comme lieu déchanges aux frontières mouvantes13 et comme réseau de circulation14. Il sagit daborder cette tradition textuelle en dehors des questions strictes de filiations, pour sinterroger sur la manière dont elle sinsère dans le paysage littéraire médiéval et renaissant, tout en le modelant.

Les contributions réunies ici montrent comment chaque version actualise un mode de réception de la matière narrative. Elles abordent cette question en sintéressant, dune part, aux enjeux propres et aux implications communes de la mise en livre du manuscrit médiéval et de limprimé renaissant, et dautre part, au rapport entre chaque texte et son public, inscrit dans un contexte historique, culturel et littéraire singulier. Leur organisation chronologique, allant de la diffusion médiévale à la publication ou non du texte au xvie siècle, permet de faire ressortir les enjeux propres de chaque époque, mais aussi de souligner des échos, dans le temps et dans lespace, entre différents modes de circulation dun même récit.

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Létude de pratiques de compilations médiévales souligne à quel point la lecture du récit est infléchie par le livre qui le contient : cest ce que montre la contribution de Vanessa Obry sur la recontextualisation des deux versions françaises du xiie siècle dans les manuscrits anthologiques où ils sont conservés, ainsi que celle de Christine Putzo, portant sur lintégration de la mise en prose du roman de Konrad Fleck, écrite au xve siècle, à un projet hagiographique consacré à Charlemagne. Pour limprimé du xvie siècle, la coexistence sur le marché éditorial français de deux versions de lhistoire, sur laquelle sinterrogent Gaëlle Burg et Anne Réach-Ngô, témoigne de la mise en œuvre de procédés éditoriaux qui reflètent deux lectures distinctes dun même récit. La réflexion sur lobjet-livre permet de faire émerger des éléments dexplication des phases de succès, ou au contraire dinsuccès ou de ce qui nous semble apparaître comme des manques dans la circulation des récits consacrés à Floire et Blancheflor. Ainsi, Leah Tether sinterroge sur les conditions propices à la présence ou labsence dune œuvre sur le marché éditorial, en abordant le paradoxe de labsence de version imprimée en Angleterre de lhistoire des deux amants.

La diffusion de lhistoire de Floire et de Blancheflor correspond souvent à des infléchissements génériques de la matière : les articles précédemment cités en témoignent, tout comme létude de Romina Luzi, qui décrit le processus dacculturation stylistique qui permet dintégrer le Phlorios et Platziaflore grec à la tradition romanesque byzantine. De même, lanalyse de Gilles Polizzi montre comment la description du jardin constitue un marqueur générique qui distingue, dans les réécritures successives, du xiie au xvie siècle, différentes interprétations de lhistoire. Au fil de ses reprises, lintrigue sadapte aux attentes de publics et se prête à des lectures plus ou moins informées par le contexte historique. Larticle de Patricia Grieve lillustre, en sintéressant aux enjeux idéologiques de la diffusion au xvie siècle, en Espagne et en Amérique, de lHistoria de los dos enamorados Flores y Blancaflor. Le type de réinterprétation de lœuvre explique et conditionne son succès.

Le panorama dressé ici est loin dêtre exhaustif, mais il permet de souligner la flexibilité de la matière narrative et la convergence de problématiques entre des travaux de spécialistes de périodes et de domaines linguistiques divers. Nous espérons ainsi contribuer à une histoire de la 242réception des amours de Floire et de Blancheflor en Europe, au Moyen Âge et à la Renaissance, et ouvrir la voie à dautres travaux prenant en compte la tradition dans sa diversité15.

Sofia Lodén

Université de Stockholm et Swedish Collegium for Advanced Study16

Vanessa Obry

Université de Haute-Alsace

Anne Réach-Ngô

Université de Haute-Alsace et Institut Universitaire de France

1 Cette version est appelée Version I ou « aristocratique » : Le Conte de Floire et Blanchefleur, éd. J.-L. Leclanche, Paris, Champion, 1980.

2 Version II, dite aussi « populaire » : Floire et Blancheflor. Seconde version, éd. M. M. Pelan, Paris, Ophrys, 1975.

3 Une liste des versions est dressée par É. du Méril (Floire et Blancheflor, poèmes du xiiie siècle, éd. É. du Méril, Paris, Jannet, 1856, introduction). Jean-Luc Leclanche a quant à lui proposé une analyse des relations entre ces témoins de la diffusion européenne du récit : J.-L. Leclanche, Contribution à létude de la transmission des plus anciennes œuvres romanesques françaises, un cas privilégié : Floire et Blanchefleur, Lille, Service de reproduction des thèses, 1980.

4 Dans la première étude densemble du roman idyllique, Le Conte de Floire et de Blancheflor est considéré comme le premier témoin important du genre : M. Lot-Bordine, Le roman idyllique au Moyen Âge, Genève, Slatkine repr., 1972 (publié pour la première fois à Paris en 1913). Pour une discussion plus récente du roman idyllique, voir Le Récit idyllique. Aux sources du roman moderne, éd. J.-J. Vincensini et C. Galderisi, Paris, Classiques Garnier, 2009 ; Idylle et récits idylliques à la fin du Moyen Âge, éd. M. Szkilnik, Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes, 20, 2010.

5 Leclanche, Contribution, vol. 2, p. 83-113.

6 Pour la distinction entre la version « aristocratique » et la version « populaire », voir la première édition du texte français, Floire et Blancheflor, éd. É. du Méril, p. xxj-xxviij. Pour une discussion plus récente du stemma, voir F. Bautista, « Floire et Blancheflor en España e Italia », Cultura Neolatina, 67, 1-2, 2007, p. 139-157.

7 P. Grieve, Floire and Blancheflor and the European Romance, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.

8 G. Paris, Les Contes orientaux dans la littérature française, Paris, Francke (extrait de la Revue politique et littéraire, 43, 1875).

9 Bautista, « Floire et Blancheflor en España e Italia ».

10 Crónica de Flores y Blancaflor, éd. D. Arbesú, Tempe (Arizona), Arizona Centre for Medieval and Renaissance Studies, 2011.

11 S. Schünemann, « Florio und Bianceffora » (1499). Studien zu einer literarischen Übersetzung (Frühe, Neuzeit, Band 106), Tübingen, De Gruyter, 2005.

12 S. DAmico, « La fortuna del Filocolo in Francia nel secolo xvi », Cahiers détudes italiennes, 8, 2008, p. 195-207.

13 Sur le rôle des frontières dans les littératures de lEurope médiévale, voir Lexpérience des frontières et les littératures de lEurope médiévale, éd. S. Lodén et V. Obry, Paris, Champion, 2019.

14 Miriam Edlich-Muth propose de considérer la catégorie de la littérature « européenne » non en relation avec un espace géographique bien défini mais comme « a network of individual works from different parts of the region, whose defining feature is their mode of circulation across boundaries ». Voir « Introduction », Medieval Romances Across European Borders, éd. M. Edlich-Muth, Turnhout, Brepols, 2018, p. 2. La circulation de Floire et Blancheflor en Europe pourrait être aussi abordée de cette façon. Concernant les enjeux de la circulation éditoriale des récits au xvie siècle, voir notamment le dossier thématique, Via Lyon : parcours de romans et mutations éditoriales au xvie siècle, éd. P. Mounier et A. Réach-Ngô, Carte Romanze, 2, 2, 2014, p. 315-339, et 3, 1, 2015, p. 281-358.

15 Ce dossier trouvera un prolongement dans un projet, actuellement en cours, de traduction en français dextraits des différentes versions médiévales européennes : Floire et Blancheflor en Europe : anthologie, éd. S. Lodén et V. Obry, Grenoble, UGA Éditions, Le Moyen Âge européen, à paraître.

16 Sofia Lodén a participé à ce travail en tant que Pro Futura Scientia fellow au Swedish Collegium for Advanced Study, financée par Riksbankens Jubileumsfond.