Humanisme ferrarais et éducation du prince La traduction française du Roland amoureux de Boiardo (1618) adressée à Louis XIII
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
2019 – 2, n° 38. varia - Auteur : De Capitani (Patrizia)
- Pages : 217 à 234
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
HUMANISME FERRARAIS
ET ÉDUCATION DU PRINCE
La traduction française du Roland amoureux
de Boiardo (1618) adressée à Louis XIII
Les liens politiques et diplomatiques entre la principauté de Ferrare et la couronne de France remontent à la seconde moitié du xiiie siècle et se renforcent entre le xve et la première moitié du siècle suivant. Au xve siècle, en plein essor de l’humanisme italien, le marquis Niccolò III (1383-1441) obtient de Charles VII la permission d’ajouter à l’aigle blanc qui figure sur le blason des Este les lis d’or de la couronne de France (1431). Ces liens entre la monarchie française et la seigneurie de Ferrare continuent à se consolider pendant la première partie du xvie siècle, notamment à travers le mariage entre Renée de France et Ercole II (28 mai 1528), fils d’Alfonso I d’Este et de Lucrezia Borgia. Ferrare, cependant, à la suite du chamboulement politique provoqué par les guerres d’Italie, ne joue plus un rôle diplomatique et politique de premier plan comme à l’époque de Niccolò III et au début du règne d’Ercole I. En 1598, Henri IV, en signe de reconnaissance envers le pape Clément VIII qui lui a pardonné son passé de chef du parti protestant français, ne s’oppose pas à la dévolution de Ferrare au Saint-Siège après la mort sans descendance du duc Alfonso II d’Este. Même si les rapports entre Ferrare et la France ne s’interrompent pas après 1598, la principauté des Este n’est plus un partenaire politique privilégié pour la monarchie française1.
218Nous aborderons la problématique des relations culturelles et politiques entre Ferrare et la France du point de vue très particulier de la traduction française par François de Rosset de l’Orlando innamorato de Matteo Maria Boiardo (1441 ?-1494)2, parue à Paris en 1618 au début du règne personnel de Louis XIII3. Cet angle d’attaque se justifie dans la mesure où Ferrare a été conquise, ainsi que d’autres seigneuries du nord de l’Italie au Quattrocento, par le modèle courtois français. Cette séduction s’est exercée surtout par le biais du roman chevaleresque français du Moyen Âge, genre littéraire très présent dans les bibliothèques seigneuriales de l’Italie du Nord, notamment dans celles de Ferrare et de Mantoue. Dès avant l’Arioste, Matteo Maria Boiardo, comte de Scandiano, a adapté par l’intermédiaire de l’Orlando innamorato le prestigieux modèle de la littérature chevaleresque transalpine à la société de cour italienne.
La version française de 1618 due à François de Rosset, sur lequel nous reviendrons, n’est pas la première traduction intégrale en prose française de l’Orlando innamorato, long poème chevaleresque d’environ 37 000 vers en huitains rimés. Déjà en 1549, Jacques Vincent, traducteur originaire de Crest en Dauphiné, avait donné une version intégrale en prose de l’œuvre de Boiardo qu’il avait dédicacée à Diane de Poitiers4. Pourquoi alors choisir d’analyser la version de 1618 et non la précédente ? Il se trouve que la traduction de Rosset comporte des interventions à caractère encomiastique et moralisant que le traducteur a insérées à l’intention du jeune souverain de France qui est le dédicataire du livre. Le poème de Boiardo, longtemps incompris par la critique, est désormais considéré comme une somme de la culture humaniste ferraraise 219qui fut profondément marquée, on le sait, par la pédagogie et les idées de Guarino da Verona. Sous l’enveloppe romanesque de l’Innamorato et derrière ses allégories et ses aventures symboliques, se cachent des enseignements et des suggestions adressés à l’élite qui exerçait le pouvoir à Ferrare à la fin du Quattrocento et qui constituait l’auditoire privilégié du comte de Scandiano.
François de Rosset fut-il à même de comprendre au moins partiellement le riche message moral et politique de l’Innamorato ? Le trouva-t-il éclairant par rapport à la situation historique et politique de la monarchie française au début du xviie siècle ? Décida-t-il d’adresser sa traduction au roi de France pour de simples raisons financières et de carrière, ou avait-il perçu une affinité plus profonde entre la pensée de Boiardo et ses propres idées ? Pour tenter de répondre à ces questions, nous évoquerons d’abord l’actualité politique française au moment de la parution de la traduction ainsi que la condition du traducteur et de la traduction à cette époque. Nous rappellerons ensuite, à partir de quelques exemples choisis de l’œuvre, la finalité éducative et morale que Boiardo, élevé à l’école de Guarino, attribue à l’Innamorato en tant que miroir des élites de son temps. Enfin, nous nous arrêterons sur les gloses moralisantes du traducteur à l’intention de Louis XIII en vue d’évaluer ce que François de Rosset a retenu du message moral et politique de l’humanisme italien.
LE CONTEXTE DE LA PARUTION DE ROLAND L’AMOUREUX […] TRADUIT FIDÈLEMENT DE NOUVEAU
PAR FRANÇOIS DE ROSSET (PARIS, ROBERT FOUËT, 1618)
Au moment où François de Rosset adresse sa traduction au roi Louis XIII (1601-1643), celui-ci vient d’accéder au pouvoir effectif. En faisant assassiner Concino Concini, tout puissant conseiller de Marie de Médicis (24 avril 1617)5, Louis XIII s’émancipe définitivement de la 220tutelle de sa mère et jette les bases pour le rétablissement de l’autorité royale et de l’institution monarchique affaiblies par les guerres de religion et l’assassinat de deux rois à quelques décennies de distance6.
François de Rosset (1570-1619) est originaire d’une famille noble du sud de la France. Né probablement à Uzès ou à Avignon, il fréquente très tôt les milieux cultivés de cette dernière ville. Dès sa jeunesse il manifeste un goût prononcé pour la poésie, comme le montrent les vers qu’il dédie en 1585 au duc d’Uzès7, mais sa carrière littéraire est essentiellement celle d’un polygraphe et d’un traducteur. Comme c’était l’usage à son époque, il traduit depuis plusieurs langues : le latin, l’espagnol, le portugais et surtout l’italien. Il semblerait même qu’il ait voyagé en Italie entre 1600 et 1604, probablement afin d’améliorer sa connaissance linguistique. Ses traductions de l’italien concernent essentiellement la littérature religieuse et romanesque, domaines les plus demandés par le public de son époque. Sa carrière connaît un tournant vers 1614-1615 lorsqu’il publie les Histoires tragiques, recueil de récits inspirés de faits divers contemporains à l’issue funeste et sanglante. En 1615 sortent également sa traduction du Roland furieux et de la Suite de Roland furieux composée par Giovan Battista Pescatore8. La traduction du poème de l’Arioste est dédiée à Marie de Médicis et la Suite, sans dédicataire affiché, est probablement aussi une commande de la Reine Mère. La traduction du Roland amoureux par Rosset est suivie en 1619 221d’une édition augmentée des Histoires tragiques dédiées au marquis de Rouillac (privilège du 21 août). Le privilège pour la publication de l’édition de la Seconde partie des Histoires tragiques de notre temps dédiées au duc de Condé (19 novembre 1619) est accompagné d’une importante note de l’éditeur F. Huby qui permet de fixer la mort de Rosset entre le 21 août et le 19 novembre 16199.
Au xviie siècle, comme déjà au xvie siècle, la traduction, notamment depuis les langues vulgaires, est considérée comme un métier utile mais peu prestigieux par rapport à la création littéraire. Puisqu’il était impossible de vivre du seul métier de traducteur, il n’est pas étonnant qu’au xviie siècle le plus fort pourcentage de traducteurs se trouve parmi le clergé et l’aristocratie pour qui la traduction était un simple passe-temps. Les professionnels ne relevant d’aucune de ces deux catégories sociales travaillaient pour les imprimeurs à des tâches diverses. Les plus chanceux arrivaient à décrocher une charge chez le roi ou d’importants personnages du royaume. La plus convoitée pour un traducteur était celle de secrétaire-interprète du roi qui prévoyait, à côté de la traduction, la rédaction de missives diplomatiques10.
Les traductions par Rosset des poèmes de l’Arioste et de Boiardo sont, nous l’avons dit, des retraductions. La première traduction de l’Orlando furioso, parue à Lyon en 1544, peut-être à l’initiative du cardinal Hippolyte d’Este, avait été revue par Gabriel Chappuys en 1576 (Lyon, Barthélemy Honorat). Au xviie siècle, comme au xvie, la retraduction par Rosset du Furioso précède celle de l’Innamorato de Boiardo. Si l’immense succès du poème de l’Arioste, composé après celui de son prédécesseur, avait partiellement fait oublier l’Innamorato, il en avait également rendu nécessaire la traduction. François de Rosset, qui avait dédié sa nouvelle traduction du chef-d’œuvre de l’Arioste à Marie de Médicis, ne pouvait qu’adresser sa retraduction du poème de Boiardo à Louis XIII, roi depuis la mort d’Henri IV, mais détenteur effectif du pouvoir seulement après celle de Concini et l’éloignement de sa mère. 222Dédier une traduction d’une telle importance au roi était pour Rosset le moyen d’attirer son attention et d’obtenir sa protection peut-être sous la forme d’une charge rémunérée. Cet extrait tiré de la dédicace à Louis XIII de la version française par Rosset de l’Innamorato parle de lui-même :
Il y a quelque temps que votre majesté prit plaisir de lire la traduction que je fis du poême de l’Arioste qui porte le titre de Roland Furieux [1615] et maintenant je me promets que votre royale douceur n’aura pas moins agreeable la version de celuy cy à qui le comte scandien a donné le surnom d’amoureux. Lorsque le plus grand roy du monde honore de l’esclair de ses yeux la furieuse aventure de Roland il semblait que toutes les furies d’enfer se déchaînassent pour esmouvoir les vents des seditions et pour exciter ce violent orage que vous seul avez calmé et que sans point de doute, sans votre prompt secours, n’eust porté votre état à une entiere désolation. Et maintenant que j’offre à votre majesté les amours du même paladin l’on dirait que nous n’avons rien qui nous puisse donner la crainte puisque les myrthes mélés de vos palmes et de vos lauriers sont exempts du foudre que l’ire du ciel pourrait detacher tandis que toute l’Europe attend avec impatience ce que les oracles ont predit de vos conquestes, et que i’exerce ma plume à descrire les exploits de ces renommez Guerriers qui vivoient sous le regne du grand Charles vostre Predecesseur, ie me prepare par mesme moyen de me rendre digne de publier la gloire de vos faicts qui obscurcissent desia ceux du premier des Cesars. Dessein le plus haut et le plus relevé que l’on puisse imaginer11.
Dans l’Avis au lecteur qui suit l’épître au roi, Rosset évoque rapidement les vicissitudes éditoriales traversées par l’Innamorato après la mort de Boiardo en décembre 1494. Il déclare avoir fait sa traduction « sur un vieil exemplaire que le fils du mesme Autheur fit imprimer un peu aprez le decez de son père » et non à partir de l’une des deux versions remaniées du xvie siècle. Le poème de Boiardo fut en effet réécrit par Francesco Berni (1541) et remanié linguistiquement (toscanisé) par Ludovico Domenichi (1545). La première édition de l’Innamorato en trois livres parue à Scandiano en 1495 ayant été perdue, Rosset a vraisemblablement réalisé sa traduction à partir de l’une des premières éditions du xvie siècle (1521, 1527, 1528, 1532-1533) contenant la lettre en latin de l’érudit Antonio Caraffa, de Reggio Emilia, à Camillo, fils de Boiardo, datée du 18 mai 1495. Dans cette lettre, Caraffa loue la piété de Camillo qui, malgré son jeune âge – il avait quinze ans –, se 223soucie de faire publier l’œuvre de son père12. Selon Rosset, Berni et Domenichi ne sont pas les seuls responsables de la corruption du texte original de l’Innamorato, car, à ses yeux, son prédécesseur Jacques Vincent porte également la responsabilité d’avoir « perverti presques par tout le sens de cest Autheur ». Spaziani attribue ce jugement sévère au fait que Rosset ait eu entre les mains non la première édition de la traduction de Vincent, mais sa mauvaise réédition de 161413.
S’il ne peut pas revendiquer l’originalité de ses traductions de Boiardo et de l’Arioste14, Rosset s’est néanmoins laissé guider par un louable souci philologique dans son œuvre de retraducteur. Il ne s’est pas en effet contenté de rafraîchir et de mettre au goût du jour les traductions effectuées par ses prédécesseurs, ainsi que l’avait fait Chappuys en 1576 avec sa nouvelle version du Furioso. Dans le cas de l’Innamorato, Rosset s’est procuré une bonne édition ancienne, validée par le fils de l’auteur, sur laquelle il a mené sa nouvelle version dans le but avoué de respecter la leçon originelle de Boiardo15.
224L’INNAMORATO, UN MANUEL D’ÉDUCATION
POUR LE PRINCE ?
L’Innamorato est une œuvre si riche et complexe qu’il est impossible de l’assigner à un genre ou à un registre spécifique. En tant que roman d’armes et d’amours, elle appartient au genre romanesque décrié par les doctes en raison de son caractère invraisemblable et frivole. Le poème de Boiardo possède cependant une indéniable dimension éthique et pédagogique qui est parfois exprimée de manière directe par le narrateur ou des personnages, mais qui se trouve aussi souvent cachée sous des allégories que le lecteur doit décripter. L’Innamorato comporte par ailleurs une indéniable dose d’humour qui dédramatise certaines leçons, notamment aux yeux d’un public princier et aristocratique peu enclin à recevoir des remarques explicites. La critique, surtout américaine, des trente dernières années a souligné l’ambition morale et pédagogique du poème cachée sous des épisodes allégoriques16.
Composé entre les années 1470 et 1494, l’Innamorato a été influencé par la pensée et l’enseignement de l’humaniste Guarino da Verona qui a vécu à Ferrare de 1429 jusqu’à sa mort, survenue en 146017. L’enseignement de Guarino est parvenu à Boiardo par l’intermédiaire de son grand-père Feltrino et de son oncle, le poète Tito Vespasiano Strozzi, qui appartenaient tous les deux au cercle de Guarino. Ce grand pédagogue accordait une importance fondamentale à la lecture et à l’interprétation des classiques ainsi qu’aux grands auteurs italiens du Moyen Âge18. La publication à 225Ferrare en 1475 du Teseida de Boccace, accompagnée d’un commentaire par Pietro Andrea de’ Bassi, pourrait même être à l’origine de la rédaction de l’Innamorato19. Teseida est un poème en octaves mêlant les armes et les amours qui se déroule dans l’Antiquité, mais dont les héros agissent selon les principes de la chevalerie et de la courtoisie médiévales.
Un trait saillant de la pédagogie du Quattrocento était en effet la lecture des auteurs classiques à la lumière de l’interprétation qu’en avaient donnée les commentateurs du Moyen Âge. Au xive et au xve siècle, lire signifiait décripter le sens qui se cachait sous la fiction littéraire. Les pédagogues Guarino et Vittorino da Feltre attribuaient une forte valeur formative et morale à la littérature, qui avec la rhétorique constituait l’une des bases de l’éducation humaniste, visant non seulement à communiquer des savoirs mais aussi à former le caractère de l’individu, notamment celui du prince. Ainsi Guarino avait-il été appelé à Ferrare par Niccolò III afin de s’occuper de l’éducation de son fils et successeur Leonello, puis invité à la mort de ce dernier à continuer son œuvre formative auprès de la descendance du défunt marquis d’Este.
Le fondement idéologique de l’éducation humaniste était la division aristotélicienne entre âme sensitive et âme rationnelle. Le risque, pour l’homme, était que l’âme irrationnelle ou sensitive l’emporte sur la rationnelle20. Le triomphe de la passion sur la raison pouvait avoir des conséquences collectives très graves, notamment si l’individu qui se laissait subjuguer par les passions avait la responsabilité du gouvernement de l’État. Dans la littérature du xve siècle et encore au siècle suivant, l’amour n’était donc pas seulement un sentiment personnel, mais également l’emblème de cette puissance irrationnelle qui habite l’homme et qui peut le mener vers le bien, mais aussi l’aveugler en le mettant en condition de nuire aux autres21. La devise virgilienne « Omnia vincit amor », érigée en leitmotiv de l’Innamorato par le comte de Scandiano, tient compte du caractère double, positif et négatif, de la 226passion amoureuse. Cette problématique revêt une force particulière à Ferrare, en raison de la menace que représente pour la stabilité de l’État la question de la descendance illégitime du marquis Niccolò III, dont la débauche sexuelle était devenue proverbiale22. Celui-ci, peu avant sa mort, en 1441, avait nommé pour héritier son fils illégitime Leonello avec extension de cette décision aux premiers nés (primogeniti) de la descendance de Leonello. Sauf que, à la mort de Leonello, en 1450, c’est son frère Borso, lui aussi né hors-mariage, qui prend sa relève à la tête de l’État. Cette décision provoque la réaction de Niccolò, fils de Leonello, qui se voit ainsi exclu de la succession. À la mort de Borso, en 1470, Ercole, fils légitime de Niccolò III issu de son troisième mariage, devient duc de Ferrare avec l’appui de la République de Venise. Cependant, en 1476, à la naissance d’Alfonso, héritier d’Ercole, le fils de Leonello revient à la charge et prend la tête d’une petite armée. Ercole réagit promptement et se débarrasse définitivement de son rival. C’est justement autour de 1476 que Boiardo entreprend l’Innamorato qu’il dédie à Ercole. Ce dernier, comme le héros dont il porte le nom, a dû affronter de nombreuses difficultés pour imposer son autorité. En dédiant son poème à Ercole, Boiardo entend célébrer le début d’une nouvelle ère politique sous l’égide d’un seigneur dont l’autorité repose sur ses qualités autant que sur sa naissance légitime23. Dans le chant encomiastique du livre II, où est célébrée l’ascendance et la descendance des Este (xxv), Boiardo exclut soigneusement les deux bâtards Leonello et Borso qui ont pourtant marqué une étape importante de l’histoire politique de Ferrare, ainsi quand Borso a en 1470 obtenu du pape la transformation de la seigneurie en duché.
Afin de comprendre ce que représente l’amour dans l’Innamorato, Jo Ann Cavallo suggère de l’aborder à travers la tradition de la double Vénus. La « mauvaise » Vénus incarne l’amour charnel ou égoïste, 227tourné vers l’assouvissement du désir individuel, tandis que la Vénus « vertueuse », qui prône un amour en harmonie avec les lois naturelles et divines de l’univers, est associée à la raison et prend en considération le bien de l’autre24. Assujetti au premier type d’amour en raison de sa passion exclusive pour la capricieuse Angelica, Orlando perd de vue ses devoirs de chevalier et subit en conséquence divers revers et punitions. Dans le long épisode du siège d’Albracà25, Orlando, mu par la jalousie envers Ranaldo qu’il croit amoureux d’Angelica, rallie le camp du traître Trufaldino contre celui de son cousin Ranaldo qui se bat pour le triomphe de la justice. En faisant ce choix contraire à la raison et dicté par des passions malfaisantes – la jalousie, plus que l’amour, et la colère –, Orlando ne détruit pas seulement son image de parfait chevalier, mais renonce à son rôle social et politique de serviteur de la foi et de l’Empire. Le comte de Scandiano, persuadé que la vie sans amour ressemble à la mort26, reste cependant indulgent à l’égard des incartades amoureuses d’Orlando qui font davantage les frais d’un humour somme toute bienveillant que de sa colère27. Dans la nouvelle de Rocca Crudele (Château Cruel, I viii), en revanche, la condamnation de l’amour illicite de Marchino est sans appel. Le désir incontrôlé et insatisfait du noble feudataire Marchino pour l’épouse d’un seigneur de son voisinage dégénère en colère et entraîne un crescendo de crimes – félonie, meurtres, profanation de cadavre, anthropophagie. Boiardo mélange ici les mythes les plus atroces (Médée, Procné et Philomèle, Thyestes) pour rendre plus efficace sa représentation des effets d’une passion funeste dont les conséquences s’étendent à toute une société. Ranaldo, privé d’amour après avoir bu à la fontaine de Merlin, libère, grâce à l’aide d’Angelica, Rocca Crudele du monstre anthropophage qui la tient sous sa menace.
Nombreux sont aussi les exemples où le poète, directement, ou par le biais d’un personnage, expose ouvertement sa vision idéale du pouvoir princier sans recourir à de complexes allégories. Selon Boiardo, 228qui partage avec Guarino une vision optimiste de l’homme, le prince est avant tout le garant de la cohésion entre ses sujets dans un climat de paix et de tolérance. Il s’agit bien évidemment d’une vision idéale, puisque l’historiographie a largement montré que les seigneurs d’Este ont été particulièrement durs envers leurs sujets, notamment du point de vue fiscal. La critique de l’ambition, de l’égoïsme et de l’irresponsabilité qui caractérisent parfois le pouvoir passe dans le poème de Boiardo par la création d’une galerie de rois grotesques et excessifs. Tous ces rois (Gradasso, Agramante, Agricane, Mandricardo, Sacripante), hérités de la tradition épique carolingienne, ont en commun l’insouciance vis-à-vis de leur royaume et de leurs sujets qu’ils n’hésitent pas à mettre en péril pour suivre leurs caprices.
Dans l’Innamorato, un topos de l’épopée carolingienne italienne tel que le siège par un puissant souverain sarrazin de la ville d’une jeune princesse qui l’a repoussé28, peut être interprété comme une charge virulente contre l’abus du pouvoir du plus fort au détriment des plus faibles. Et pour que la leçon soit plus percutante pour le prince, Boiardo fait intervenir de simples gens du peuple, un tambourin (II xxviii, 45-49) ou un pauvre vieillard mené sur l’échafaud (III i, 8-10), en vue de dénoncer l’inertie d’un pouvoir qui place ses intérêts avant ceux de ses sujets. Charlemagne n’est pas lui non plus épargné par les critiques29. Boiardo accentue, à travers l’humour et l’ironie30, les défauts de naïveté, faiblesse et manque d’autorité que l’épopée carolingienne précédente attribuait à l’empereur.
Boiardo met aussi en discussion le modèle traditionnel du prince conquérant. Le livre II de l’Innamorato s’ouvre sur une légende d’Alexandre le Grand, cautionnée par l’autorité de Turpin (II i, 5-12). Le souverain macédonien fait en effet partie de l’ascendance de Ruggiero, le fondateur de la maison d’Este, qui entre en scène à partir du livre II du poème. D’après cette légende, Alexandre aurait eu trois jumeaux avec la princesse égyptienne Helidonia. Ceux-ci, à la mort de leur père, au lieu 229d’entreprendre une lutte fratricide pour la conquête du pouvoir, établissent un gouvernement commun et font régner la paix et l’harmonie parmi leurs sujets. C’est là une vision idéalisée du pouvoir complètement antithétique par rapport à la réalité politique italienne de la fin du xve siècle marquée par la guerre et les conflits entre États. Pour Boiardo, ainsi que pour son maître Guarino, le prince est celui qui, par son autorité, met fin aux luttes entre les factions qui gangrènent la vie des cités italiennes31. Aristocrate écrivant pour l’élite, le comte de Scandiano révèle dans ses conseils adressés implicitement au prince, son interlocuteur choisi, un réel souci pour le sort des citoyens, notamment de ceux qui ne sont pas proches du pouvoir mais qui en subissent les conséquences32.
Ces quelques exemples permettent de se faire une idée générale du rôle essentiel qu’occupent la morale et la pédagogie dans le poème de Boiardo. François de Rosset, polygraphe et traducteur du début du xviie siècle, était-il encore à même de comprendre la subtilité du riche tissu d’allégories de l’Innamorato ? Ou bien, tel le pauvre Orlando devant la reproduction du mythe de Circé sur les parois du palais de la magicienne Dragontina, le traducteur est-il passé à côté de la signification profonde de ce réseau d’images pour n’en cueillir que la surface ? C’est ce qu’on doit maintenant essayer de comprendre33.
UNE TRADUCTION DE L’INNAMORATO
À L’USAGE DU JEUNE LOUIS XIII
Comme nous l’avons déjà dit, la traduction de l’Innamorato par Rosset respecte dans l’ensemble la lettre du texte de Boiardo, même si, au début et, plus rarement, à la fin de chaque chant, le traducteur introduit des 230apostrophes dithyrambiques à l’intention de Louis XIII qui ne figurent évidemment pas dans le texte de départ34. Chaque intervention d’un nouveau personnage est signalée, dans la version française, par le rappel du nom du personnage en marge du texte afin d’aider le lecteur à se repérer dans une œuvre aussi vaste35. On remarque aussi que tous les chants de la traduction sont précédés d’un résumé et d’une explication allégorique par le traducteur. L’introduction de résumés, de gravures et de tables des matières est un usage établi depuis l’édition vénitienne de l’Orlando furioso exécutée par Lodovico Dolce (Giolito, 1542). À cet usage se sont conformées les éditions au xvie siècle des traductions françaises des poèmes de l’Arioste et de Boiardo36. L’explication allégorique est en revanche un choix qui revient à Rosset et que, peut-être, Boiardo n’aurait pas approuvé. En effet, la méthode pédagogique du comte de Scandiano prévoyait d’accompagner le lecteur à la découverte du sens caché du texte et non de lui en fournir une explication toute faite.
Dans ses explications, Rosset met systématiquement en garde son public, notamment Louis XIII qui est son destinataire privilégié, contre les dangers de l’ambition et de la passion amoureuse37. Cette volonté, 231affichée par le traducteur, de souligner ces seuls aspects négatifs dans le système allégorique du texte de départ simplifie la pensée de Boiardo. Celui-ci, au contraire, prône la nécessité de soumettre les passions à la raison, sans pour autant les condamner. Derrière la mise en garde systématique de Rosset contre les dangers de la passion amoureuse se cacherait également le refus de la littérature romanesque, très en vogue au début du xviie siècle38. Au roman, fondé sur l’imagination et le sentiment, Rosset opposerait l’histoire tragique, une forme brève qui s’inspire de faits divers contemporains, donc issus de la réalité, transmis par les archives judiciaires ou les « canards », petites brochures imprimées spécialisées dans les récits de catastrophes et d’événements exceptionnels39.
Le goût de Rosset pour ce type de récit tiré de l’observation de la vie contemporaine et au style dépouillé et sans fioritures a-t-il des répercussions sur sa manière de traduire ? Pour répondre à cette question, nous avons considéré quelques extraits de la traduction de Rosset que nous avons confrontés aux passages correspondants de la version de son prédécesseur Jacques Vincent. Nous nous sommes arrêté surtout sur les passages les plus proches de notre thème, tels que la représentation de la cour et de Charlemagne, l’attitude vis-à-vis de l’adversaire à abattre ou à l’égard de comportements incompatibles avec l’éthique chevaleresque. Ne pouvant donner tous les exemples, nous nous bornerons à synthétiser les conclusions auxquelles nous sommes parvenu.
Vincent autant que Rosset sont des traducteurs respectueux de leur texte source, qu’ils tentent de rendre de la manière la plus fidèle possible. Néanmoins, ainsi que l’ont remarqué Francesco Montorsi, cité plus haut, Pascaline Nicou ou, auparavant, Denise Alexandre Gras40, Rosset opte pour la concision, alors que Vincent propose une traduction plus 232riche et abondante. Cela dans les lignes générales, car il arrive que le texte de Rosset soit plus copieux et en l’occurrence aussi moins fidèle que celui de Vincent41. Cependant Vincent décide de ne pas traduire la dernière strophe de l’Innamorato, qui contient une allusion critique à l’invasion de l’Italie par l’armée de Charles VIII. Rosset, en revanche, traduit la dernière strophe en transformant la critique d’origine en une juste cause d’action, sans doute pour ne pas heurter la susceptibilité de son dédicataire royal. C’est ainsi que la fureur dévastatrice des Gaulois qui chez Boiardo met l’Italie à feu et à sang42, devient, sous la plume du traducteur, « la iuste fureur des Gaulois qui viennent pour destruire ie ne sçay quelle province » (p. 996).
Les commentaires de François de Rosset qui accompagnent sa traduction de l’Innamorato offrent l’image d’une société très hiérarchisée, où chacun occupe une place définie. Ils accentuent les notions de race, de naissance et de sang au détriment des qualités de l’individu, indépendantes du rang social (« Roger nous fait voir en ce Chant un courage genereux, et une personne issue de race, illustre, qui ne peut iamais degenerer du rang de sa naissance. », ch. xlv, p. 665). À la tête de cet ordre social se trouve le roi à qui le peuple doit respect et obéissance, puisqu’il tient son pouvoir directement de Dieu, selon la doctrine du droit divin dont Rosset est l’adepte. Charlemagne, qui était très souvent la cible de l’humour et des critiques du narrateur dans l’Innamorato, incarne en revanche selon Rosset la dignité d’un pouvoir absolu qui force le respect et que personne ne peut discuter (« Roland et Renaud qui quittent le combat lors qu’ils voyent Charlemagne, nous monstrent l’honneur et le respect que nous devons à nostre Prince. », ch. l, p. 725). En rendant 233Orlando amoureux, Boiardo avait été obligé de transférer certains de ses attributs traditionnels (chef de guerre et des armées chrétiennes, redresseur de torts, champion de la foi) à Ranaldo rendu insensible à l’amour par l’eau de la fontaine de Merlin. Rosset, dans certaines de ses explications, transforme Ranaldo en miles Christi au service du roi et de la religion (« Renaud nous monstre en ce Chant l’image d’un religieux Chevalier, qui expose librement sa vie pour la Foy, pour sa patrie et pour ses amis. », ch. xliii, p. 637). Le traducteur coupe ainsi le lien qui, dans l’original, reliait encore Ranaldo à la tradition carolingienne italienne où il était présenté en preux mais aussi en coureur de jupons. Autrement dit, Rosset souligne dans ses commentaires une dimension religieuse de Ranaldo que Boiardo avait intégrée sans la mettre en avant. Au-dessus du roi il n’y a que Dieu, un Dieu qui se révèle, d’après Rosset, miséricordieux envers ceux qui se soumettent à sa loi (« Le mesme Prince [Agricane] qui meurt Chrestien, nous met devant les yeux la misericorde de Dieu, qui appelle, de sa grace, ce qu’il luy plaist. », ch. xix, p. 311), mais qui est sans pitié à l’égard de ceux qui troublent l’ordre établi (« Rodomont nous represente en ce Chant les fleaux dont Dieu afflige bien souvent les siens pour les induire à repentance. », ch. xxx, p. 457). Or, cette vision punitive de la divinité est absente du poème du comte de Scandiano qui, à une seule exception près (I xviii, 41-45), évite les discours philosophiques et abstraits et préfère représenter les vertus chrétiennes et humaines à travers ses personnages. Dans le chant xxv du livre II (devenu le chant liv chez Rosset qui supprime la division en trois livres), Boiardo évoque sous forme d’ekphrasis les débuts difficiles du règne de Niccolò III et d’Ercole I d’Este. Ces derniers durent en effet tous les deux lutter contre de puissants adversaires, figurés en bêtes sauvages, pour asseoir leur pouvoir. Mais cet épisode, qui aurait pu intéresser Louis XIII en raison de son accession difficile au gouvernement, n’est pas commenté par Rosset. Est-ce parce que l’allégorisme humaniste, complexe à décoder tant du point de vue intellectuel que culturel, a cédé la place à des formes littéraires, telles les histoires tragiques, qui mobilisent davantage les émotions que la raison et le savoir ?
L’édition augmentée des Histoires tragiques de Rosset en 1619 comporte plusieurs nouveaux récits. Parmi ceux-ci, le premier (Des enchantements et sortilèges de Dragontine, de sa fortune prodigieuse et de sa fin malheureuse) cache sous le nom de Dragontina, redoutable enchanteresse de Boiardo, 234le personnage historique d’Eleonora Galigaï, femme de Concino Concini et sœur de lait de Marie de Médicis. Dragontina servait à ses victimes un breuvage qui leur faisait tout oublier de leurs idéaux et de leurs devoirs en les transformant en brutes. Dragontina symbolisait chez Boiardo l’oubli de soi, le manquement à ses devoirs envers autrui, ce qu’il y a de pire pour l’homme, notamment pour le prince. Dans le récit de Rosset, Parthénie, alias Marie de Médicis, subit le charme de Dragontina, mais Louis XIII, en supprimant la sorcière et son époux, délivre sa mère ainsi que le royaume de l’emprise de ces deux néfastes étrangers. Là où Boiardo agissait en conseiller du prince et en pédagogue avisé, Rosset ne peut que tisser les louanges du nouveau seigneur en enterrant, sans trop l’accabler sous les critiques, la Reine-Mère à qui il avait dédicacé plusieurs de ses œuvres.
Bien qu’ils aient vécu à des époques et dans des contextes politiques très différents, tant Boiardo que Rosset ont connu l’instabilité provoquée par la guerre et les troubles issus d’affrontements entre factions opposées. Tous les deux reconnaissent donc la nécessité du gouvernement d’un prince dont ils se proclament les sujets. Mais à part cela, tout les sépare : le talent, bien évidemment, ainsi que l’origine sociale. L’un appartient à la haute aristocratie proche du pouvoir, l’autre est un obscur noble de province qui doit vendre sa plume pour survivre. L’humaniste Boiardo a une vision positive de l’homme et croit dans la valeur formative de la bonne littérature, si bien qu’il vulgarise pour son seigneur plusieurs œuvres d’histoire aptes à l’orienter dans son gouvernement. Chez le polygraphe, en revanche, l’enseignement passe par des explications allégoriques à la morale attendue, déduites de l’observation de l’actualité tragique du fait divers contemporain.
Patrizia De Capitani
Université Grenoble Alpes
LUHCIE
1 C. Magoni, I gigli d’oro e l’aquila bianca. Gli estensi e la corte francese tra Quattrocento e Cinquecento : un secolo di rapporti, Ferrare, Deputazione Provinciale Ferrarese di Storia Patria, 2001 (Atti e Memorie, serie IV, vol. XVIII), chapitres i et ii ; sur l’attitude d’Henri IV, Jean-François Dubost observe que l’incorporation de Ferrare au Saint Siège éloigne l’aristocratie de la seigneurie des « fidélités françaises » pour l’attacher à Rome : J.-F. Dubost, La France italienne xvie-xviie siècles, Paris, Aubier, 1997, cité par Magoni, p. 143 ; Lino Marini souligne que pour Henri IV, qui venait de perdre le marquisat de Saluces au profit de la Savoie, l’Italie et Ferrare n’étaient plus un enjeu politique d’importance, Lo Stato estense, Storia d’Italia, éd. G. Galasso, vol. 17, Turin, UTET, 1979, p. 65.
2 Nous utilisons le titre courant Orlando innamorato et non celui d’Inamoramento de Orlando choisi par Antonia Tissoni Benvenuti et Cristina Montagnani dans leur édition critique du poème de Boiardo (Milan-Naples, Ricciardi, 1999, 2 vol.) qui, sauf indication contraire, est notre édition de référence.
3 Les bibliographies de François de Rosset indiquent 1619 comme date de première parution de sa traduction du poème de Boiardo, mais l’exemplaire de la collection Rondel de la Bibliothèque de l’Arsenal, disponible sur Gallica, ne comporte qu’une page de titre manuscrite avec la date de 1618 : Roland l’amoureux [Rolando innamorato] Composé en Italien par Matheo Maria Boyardo comte de Scandien Et nouvellement traduit sur un vieil exemplaire Avec enrichissement de figures par François de Rosset, Paris, Robert Foüet marchand libraire Iuré, 1618. C’est de cet exemplaire que proviennent nos citations.
4 Matteo Maria Boiardo, Le Premier [Troisieme] Livre de Roland l’Amoureux […] traduit en françoys, par maistre Jaques Vincent du Crest Arnaud en Dauphiné […], Paris, Vivant Gaultherot, 1549.
5 Rosset évoque discrètement l’assassinat de Concini dans l’épître, écrite partiellement à la main à l’encre noire dans notre édition de référence, « À Tres chrestien et tres victorieux monarque Louis le juste Roy de France et de Navarre » : Roland l’amoureux, non paginé : [NP] dorénavant.
6 Sur les débuts du règne personnel de Louis XIII et l’assassinat de Concini et de sa femme Eleonora Galigaï, voir M. Nassiet, La France au xviie siècle. Société, politique, cultures, Paris, Belin, 2006, p. 93-95, et V.-L. Tapié, La France de Louis XIII et de Richelieu, Paris, Flammarion, 2014 (1re éd. 1952) ; sur l’affaire Concino Concini : H. Duccini, « Une ‘campagne de presse’ sous Louis XIII : l’affaire Concini (1614-1617) », Histoire sociale, sensibilités collectives et mentalités. Mélanges Robert Mandrou, Paris, PUF, 1985, p. 291-301.
7 Les vers au duc d’Uzès furent ensuite édités par Rosset dans un recueil intitulé Les Délices de la poésie française (1615) : François de Rosset, Les Histoires tragiques et mémorables de ce temps (1619). Édition établie par A. de Vaucher Gravili, Paris, Librairie Générale Française, 1994, p. 23, d’où proviennent aussi nos informations biographiques sur Rosset.
8 La traduction par Rosset de la Suite du Roland furieux est elle aussi une retraduction, la Suite, par Pescatore, ayant été déjà traduite en français par Gabriel Chappuys en 1583. Dans l’Avis au lecteur de sa traduction de la Suite du Roland furieux, Rosset se trompe en attribuant la Suite à Ludovico Dolce : « […] ie te donne maintenant une nouvelle Suitte. Pour te montrer que Ludovico Dolce n’a pas suivy le dessein de l’Arioste » (La Suite de Roland le furieux. Nouvellement composee en François par François de Rosset, Paris, Robert Foüet, 1623). La méprise de Rosset a été signalée par Alexandre Cioranescu, L’Arioste en France des origines à la fin du xviiie siècle, Paris, Les Presses Modernes, 1938, 2 vol., vol. I, p. 95.
9 Histoires tragiques, p. 24. Le Catalogue de la Bibliothèque Nationale de France fait naître F. de Rosset en 1571 et le fait mourir en 1630.
10 Pour ces informations sur le métier de traducteur, nous sommes redevables de : L’Histoire des traductions en langue française xviie et xviiie siècles, éd. Y. Chevrel, A. Cointre et Y.-M. Tran-Gervat, Lagrasse, Verdier, 2014, p. 105-112 et p. 123-126 ; voir aussi les contributions au volume Le savoir italien sous les presses lyonnaises à la Renaissance, éd. S. D’Amico et S. Gambino Longo, Genève, Droz, 2017.
11 Roland l’amoureux, Epistre, [N.P.]
12 M. Spaziani, « Traduzioni e riduzioni francesi dell’Orlando innamorato », Rivista di Letterature Moderne e Comparate, V, 1954, p. 281-299, ici p. 287-288 ; cet article a par la suite été publié dans M. Spaziani, Francesi in Italia e Italiani in Francia. Studi, ricerche, diporti, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 1961. Pour le texte de la lettre de Caraffa, voir N. Harris, Bibliografia dell’Orlando innamorato, Modène, Panini, 1988-1991, 2 vol., vol. 1, p. 69, n. 2.
13 Spaziani, « Traduzioni e riduzioni », p. 288. Sur la traduction de l’Innamorato par Jacques Vincent, voir F. Montorsi, L’Apport des traductions de l’italien dans la dynamique du récit de chevalerie (1490-1550), Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 245-255, et P. De Capitani, « Traductions et réécritures françaises du Roland amoureux de Matteo Maria Boiardo (1441-1494) de la Renaissance au siècle des Lumières », Retraductions. De la Renaissance au xxie siècle, éd. Ch. Lombez, Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2011, p. 33-55.
14 Rosset s’emporte contre ceux qui « ne daigneront lire la traduction de quelque excellent Autheur, s’il a desia esté traduit. A la verité ie sçay bien qu’il se treuve des corneilles qui se parent de la plume d’autruy, et qui mettent leur nom à des traductions, après avoir changé quelque mot. Mais quand un Arioste se treuvera tout perverti, et qu’on le fera parler un langage tout contraire à son intention, ne sera-t’il pas loüable de le restituer en son entier, et d’oster aux Italiens l’opinion qu’ils peuvent avoir conceuë, que nous manquons de iugement ? », L’Arioste ou Roland le furieux nouvellement traduit d’italien en François par François de Rosset, Paris, R. Foüet, 1614, Advertissement.
15 Dans l’impossibilité de procéder à une comparaison entre la version de Rosset, celle de Vincent et le texte original de l’Innamorato, un exemple tiré de l’Advertissement de la retraduction par Rosset de l’Orlando furioso peut nous donner une idée du sérieux qu’il mettait dans son travail. Rosset, en effet, donne dans l’Advertissement une longue liste de contresens repérés dans les précédentes traductions du Furioso qu’il s’est évertué à corriger. Voici un exemple particulièrement éclairant de ses interventions pour rétablir le sens du texte source : « Io parlo di quell’inclita Donzella/Per cui Re Sacripante in terra giacque. Dit Arioste en la 35 Stanse de son second Chant. Et ces escrivains ont ainsi traduit : Ie parle de ceste noble Pucelle, pour qui le Roy Sacripant mourut : et moy I’ay traduit ainsi : Ie parle de ceste noble Pucelle, qui mit par terre le Roy Sacripant : or l’Arioste parloit de Bradamante, qui venoit d’abatre d’un coup de lance Sacripant, et non de le tuer. », [NP].
16 Nous pensons notamment aux études de Michael Murrin, « Falerina’s Garden », M. Murrin, The Allegorical Epic : Essays in its Rise and Decline, Chicago, University of Chicago Press, 1980, p. 53-85 ; J. A. Cavallo, Boiardo’s Orlando innamorato : An Ethics of Desire, Rutherford-Madison-Teaneck, Farleigh Dickinson University Press, Londres & Toronto, Associated University Presses, 1993 ; Ch. Ross, « Angelica and the Fata Morgana : Boiardo’s Allegory of Love », Modern Language Notes, 96, 1981, p. 80-97.
17 G. Pistilli, « Guarini Guarino », Dizionario Biografico degli Italiani, vol. 60, 2003, édition en ligne (consultée le 7/12/2019) avec une abondante bibliographie.
18 Sur l’enseignement de Guarino, voir F. Tateo, « Guarino Veronese e l’Umanesimo a Ferrara », Storia di Ferrara, éd. L. Chiappini, W. Moretti, A. Samaritani, vol. VII : Il Rinascimento : la letteratura, Ferrare, Edizioni Librit, 1994, p. 16-55 ; E. Garin, « Guarino Veronese e la cultura a Ferrara », E. Garin, Ritratti di umanisti, Florence, Sansoni, 1967, p. 69-106, et Il pensiero pedagogico dell’Umanesimo, éd. E. Garin, Florence, Giuntine-Sansoni, 1958, Parte Terza : I maestri e le Scuole, p. 306-503.
19 Cavallo, Boiardo’s Orlando, p. 9.
20 Cavallo, Boiardo’s Orlando, p. 55.
21 Il suffit de penser aux conséquences terribles de la folie l’Orlando dans le poème de l’Arioste.
22 On connaît le fameux dicton « di qua e di là dal Po sono tutti figli di Niccolò ». Rappelons que Niccolò III, en 1425, avait fait exécuter sa deuxième épouse, la jeune Parisina Malatesta, surprise en flagrant adultère avec Ugo, l’un des nombreux enfants illégitimes de l’insatiable Niccolò ; sur cet événement tragique, voir la toute récente étude d’Élisabeth Crouzet-Pavan et Jean-Claude Maire Vigueur, Décapitées. Trois femmes dans l’Italie de la Renaissance, Paris, Éditions Albin Michel, 2018.
23 Sur le rôle des enfants illégitimes des seigneurs d’Este, voir J. Fair Bestor, « Gli illegittimi e beneficiati della casa estense », Storia di Ferrara, éd. L. Chiappini, W. Moretti, A. Samaritani, vol. VI : Il Rinascimento : situazioni e personaggi, Ferrare, Corbo Editore, 2000, p. 78-101.
24 Cavallo, Boiardo’s Orlando, p. 8.
25 On se souviendra que le siège d’Albracà, forteresse située dans le Cathay, occupe quasiment toute la deuxième partie du livre I de l’Innamorato.
26 « Perché ogni cavalier ch’è sanza amore / Se in vista è vivo, vivo è sanza core ! » (Inamoramento de Orlando, I xviii, 46 ; la phrase est prononcée par Agricane lors de son duel avec Orlando pour la possession d’Angelica).
27 On se souviendra, entre autres, de la fameuse saynète d’Angelica donnant un bain à Orlando qui, timide, en parfait amant courtois, garde sa réserve sans profiter de l’occasion (Inamoramento de Orlando, I xxv, 38-39).
28 Dans l’Innamorato, ce topos est le siège d’Albracà par Agricane, puissant roi de Tartarie.
29 Dans le chant iv du livre I, Astolfo reproche à Charlemagne de ne pas savoir garder auprès de lui des chevaliers de la valeur d’Orlando et de Ranaldo (octave 68, fidèlement traduite par Rosset, p. 141).
30 Charlemagne distribue des coups de matraque à droite et à gauche pour rétablir l’ordre entre ses barons qui se disputent : Innamorato, I iii, 24. Dans I Reali di Francia d’Andrea da Barberino, Charlemagne donne, outre des coups de matraque, des coups de pieds, notamment à sa sœur Berthe.
31 Voir, L’Inamoramento de Orlando, vol. II, notes, p. 804-805.
32 Le narrateur n’oublie pas d’évoquer la détresse des citoyens lors du siège de Paris par les armées d’Agramante : Inamoramento, III viii, 8 : « […] De strida e pianti è quela tera piena : / Picoli infanti e dame scapiliate / E vechi infermi e gente de tal sorte / Battonsi el viso, a Dio chiedendo morte. »
33 L’épisode d’Orlando qui ne parvient pas à comprendre l’enseignement qui se cache sous l’histoire de Circella (une de te fabula) représentée sur les parois du jardin de la fée Dragontina, a été magistralement étudié par Cavallo, Boiardo’s Orlando, p. 42-49.
34 L’exemple le plus notable de ces apostrophes récurrentes à Louis XIII se trouve au début du premier chant du livre I où, entre l’octave 1 et 2 de Boiardo, fidèlement traduites, Rosset introduit la digression suivante : « O Monarque magnanime, à qui les Destins ont promis l’Empire de l’Univers. O ieune et valeureux Heros, qui en un âge si tendre, et en une saison desesperee, avez plus fait en une heure pour la conservation de vostre Estat, que n’ont fait ny ne feront vos Ancestres et vos Successeurs durant tout le cours de leur regne […] O la plus vive splendeur des Bourbons », p. 2 ; des formules analogues, quoique moins développées, se trouvent tout au long du poème, au début de chaque chant.
35 Dans un seul cas, le traducteur introduit un commentaire sur le texte qu’il transpose. Au chant ii du livre I, Boiardo dit que Ferragus protégeait son nombril, la seule partie vulnérable de son corps, avec « vingt plastrons d’acier », et Rosset de commenter dans une note en marge : « Cela est prodigieux. C’est pourquoy l’Arioste n’en met que 7, avec plus de iugement. », cit., p. 25.
36 Sur ces questions, voir, entre autres, P. De Capitani, « Éditeurs, lecteurs, lectures de romans italiens à Lyon pendant la Renaissance », Le Savoir, éd. S. D’Amico et S. Gambino Longo, p. 313-340.
37 « Tout ce Chant ne nous représente, que les traverses que reçoivent les amoureux en la poursuitte de leurs folles passions, et comme ordinairement les roses du iardin de l’Amour, sont accompagnees d’espines », chant vi, p. 108 ; « Nous apprenons en ce Chant par Brandimart, et par Fleurdelis, combien les plaisirs amoureux sont accompagnez de peines et de tourments, et qu’ils sont de peu de duree », ch. xx, p. 325 ; « En ce Chant nous apprenons par Gradasse, comme bien souvent les grands Princes desirent des choses impossibles », ch. i, p. 1.
38 M. Lever, Le Roman au xviie siècle, Paris, PUF, 1981, p. 24-27.
39 De Vaucher Gravili, Loi et transgression, p. 25-59.
40 P. Nicou, « L’érotisme de Boiardo (Inamoramento de Orlando) vu à travers les traductions françaises, espagnoles et anglaise du seizième et du début du dix-septième siècles », Cahiers d’études italiennes [En ligne], 27, 2018, mis en ligne le 30 septembre 2018, URL : https://journals.openedition.org/cei/5207 (consulté 7/12/2019), et P. Nicou, « La traduction de Boiardo en France : un problème de réception ? », L’Auteur à l’étranger, un auteur en partage ?, éd. A. Morini et É. Lhoze, Cahiers du CELEC, 5, 2013 ; D. Alexandre-Gras, L’héroïsme chevaleresque dans le Roland Amoureux de Boiardo, Saint-Étienne, Presses universitaires de Saint-Étienne, 1988, p. 118-125. Voir aussi M. Leopizzi, « Rosset traduit en prose l’Orlando innamorato de Boiardo », Da un genere all’altro. Trasposizioni e riscritture nella letteratura francese, éd. D. Dalla Valle, L. Rescia, M. Pavesio, Rome, Aracne, 2012, p. 129-143.
41 « O Paladins ! (ce disoit-il) ô nation qui ne sçais faire autre chose que boire ! Foible canaille, ie te conseille d’aller à la taverne. Ie sçay manier autre chose qu’une couppe. O peuple effeminé ! Il te fait bon voir assis à une table ronde, parmy les pots & les verres. C’est alors que tu uses de menaces, n’ayant aucun qui te demente. » (F. de Rosset, p. 39) ; « O’ Courtisans, qui ne demandez qu’à boyre ! O’ nation efeminée, & sans vertu ! Va t’en à la taverne, sans plus te presenter au devant de moy : car ie me sçay aider d’autres armes que de la coupe. Qu’est devenu vostre table Ronde tant estimée, pour respondre à ceux qui vous menacent ? » (J. Vincent, fol. xiir) ; « […] O paladini, o gente da trincare ! / Via, ala taverna, gente sancia nerbo, / Io da altro che de copa sciò giocare ! / Galiarda è questa Tavola Ritonda, / Quando minaza e non vi è chi risponda ! » (Boiardo, I ii, 63, v. 3-8).
42 « Vedo la Italia tutta a fiama e a foco / Per questi Galli, che con gran valore / Vengon per disertar non sciò che loco », III ix, 26.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-10454-4
- EAN : 9782406104544
- ISSN : 2273-0893
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10454-4.p.0217
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/04/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Seigneurie de Ferrare, Louis XIII, Traduction, Matteo Maria Boiardo, François de Rosset, Marie de Médicis