Canis dans tous ses états Récit sériel, sagesse(s) et animal exemplaire
- Publication type: Journal article
- Journal: Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
2014 – 1, n° 27. varia - Author: Eichel-Lojkine (Patricia)
- Pages: 313 to 342
- Journal: Journal of Medieval and Humanistic Studies
Canis dans tous ses états
Récit sériel, sagesse(s)
et animal exemplaire
L’apologue indien « Le brahmane, sa femme et l’ichneumon » du Pañcatantra (« The Brahman and the Mongoose ») mettait en place une séquence de combat entre un serpent noir venimeux et une mangouste du Bengale (ou ichneumon), avec pour enjeu la vie d’un nourrisson que le reptile agresse et que la mangouste protège. La scène se passe à l’intérieur, loin de tout regard : lorsque la femme du brahmane, de retour à la maison, voit la mangouste venir à sa rencontre « la gueule baignée de sang et très animée », elle ne doute pas qu’elle ait mangé son enfant et l’assomme de son pot plein d’eau avant de reconnaître, trop tard, sa méprise1. Bien des siècles ont passé lorsque R. Kipling imagine les aventures de Rikki-tikki-tavi. Adoptée par la famille du jeune Teddy installée à Segowlee, dans l’Inde coloniale, la mangouste protège courageusement le garçon et se livre à des combats épiques contre le petit serpent Karait et contre les cobras Nag et Nagaina2.
Entre les deux productions, on trouve une longue série de reformulations de la fable, à commencer par le Kalila et Dimna arabe du viiie siècle (« Le dévot et la mangouste ») et les différentes rédactions du Roman des Sept Sages depuis les xiie-xiiie siècle (Canis). Cette histoire d’une mangouste
protectrice, qui devient un lévrier en migrant en Europe, ne relevait pas alors du récit d’aventures, mais de l’exemplum, du récit de sagesse rattachant le plaisir du divertissement à l’instruction, à « la discipline » : elle servait d’avertissement contre « la conduite inconsidérée ».
Les ancêtres de Rikki-tikki-tavi :
Présentation
« Le Lévrier fidèle » (The Faithful Greyhound) n’a plus aujourd’hui l’attrait qu’il connut au Moyen Âge et à la Renaissance où il fut largement diffusé. Il a été répertorié comme conte type dans les classifications des folkloristes (« The Innocent dog », précédemment « Llewellyn and his dog »)3. Il devient l’histoire enchâssée Canis dans le Dolopathos, le Roman des Sept Sages de Rome, le Liber de septem sapientibus4 et son ombre plane sur la légende du lévrier saint Guinefort dont Jean-Claude Schmitt a jadis souligné la symbolique christologique dans une analyse qui fit date.
La généalogie de la collection des Sept Sages est connue dans ses grandes lignes5. Elle aboutit à une rédaction hébraïque (Mischlé-Sendabar,
Paraboles de Sendabar, xiie siècle) sur laquelle se fondent toutes les versions occidentales en langues vernaculaires, à l’exception d’une version espagnole dérivant directement de l’arabe.
L’histoire qui nous intéresse correspond au premier sens que l’histoire littéraire a donné à la fiction exemplaire, selon Vincent Jouve : « Dans un premier sens, une fiction est exemplaire dans la mesure où elle donne à voir une réalité typique, emblématique, épurée, bref un cas si représentatif qu’il résume tous les autres6 ». Dans ces conditions, lire une anecdote exemplaire comme Canis, c’est progresser en connaissance sur la nature humaine et ses faiblesses, c’est élargir aussi son répertoire des modèles de conduite à partir du comportement irréprochable du lévrier. L’enseignement en question relève de la simple sagesse des nations (le manque de discernement du maître meurtrier), mais aussi plus spécifiquement de l’illustration de vertus chrétiennes comme l’amitié, la charité envers les plus petits et l’esprit de sacrifice, si l’on se place cette fois du point de vue de la victime qui, par fidélité à son maître, sauve l’enfant et fait l’expérience du sacrifice de soi. Toujours selon V. Jouve, « l’exemplarité est alors facteur de connaissance, soit qu’elle précise un savoir existant en le mettant en évidence, soit qu’elle révèle un nouveau savoir ». La lecture de ce type d’anecdotes ne produit évidemment pas un savoir purement intellectuel et abstrait. Comme
l’apologue évangélique évoquant lui aussi certaines réalités du monde environnant, le cas s’appuie sur des notations concrètes, « réalistes », en vue d’inspirer des règles d’action pratique applicables dans la vie – le docere débouchant sur la praxis.
Sur un plan littéraire, Canis possède les caractéristiques communes de l’anecdote mémorable savante. Il est de nature narrative ; il s’insère initialement dans un protocole discursif typique du conte de sagesse (la technique de l’enchâssement) à la différence de l’anecdote qui a un caractère aléatoire et échappe à tout protocole narratif ; il rappelle un événement du passé (à la manière d’un « cas ») ; il se veut symptomatique et lourd de sens ; il est détachable et insérable dans un nouveau contexte ; enfin il tient lieu d’argument tout en étant un récit et revendique de ce fait une valeur probatoire – toute la question étant de savoir de quoi7. Car au cours du temps, l’usage qui est fait de l’anecdote didactique est susceptible d’en renverser le sens, de le déplacer, de le faire évoluer, voire de le déliter en historiette insignifiante, comme nous le verrons avec les continuations renaissantes.
Avec ce conte sériel, nous pénétrerons donc dans l’univers littéraire de la migration, de la variance et de la rémanence pour voir comment une anecdote exemplaire, un récit porteur de sagesse, s’adapte à de nouveaux environnements culturels et religieux à partir du Moyen Âge et comment sa « domestication » conduit à gommer et à résorber au maximum les résidus d’une origine extérieure à la Chrétienté. Mais auparavant, une analyse de l’anecdote en question, ainsi qu’un retour sur la fable arabe, s’imposent.
Le noyau narratif
Homme et animal : inégalité et réciprocité
La situation initiale du type 178A est un état de proximité entre l’homme et l’animal. Il n’est pas indifférent qu’ils soient en position respective de maître et de serviteur. La relation symétrique de don et de contre don se bâtit à partir d’une structure inégalitaire : le maître nourrit l’animal qui en retour le sert fidèlement et protège son enfant. La nouvelle de Kipling en reste à cette situation harmonieuse. L’anecdote dite Canis, elle, a pour noyau une mutation, un soudain dysfonctionnement dans la relation8. L’introduction d’une dissymétrie dans l’échange provient d’un accident, suivi d’une action de l’homme. L’animal fidèle – ichneumon, mangouste ou lévrier – attaque un serpent qui a agressé l’enfant du maître et jette sa dépouille au loin. Les suites du combat sont l’objet d’une terrible méprise de la part du maître. De retour le premier à la maison, ou bien alerté par sa femme (à laquelle peut se joindre une nourrice), le maître s’alarme à la vue de la bouche en sang de l’animal. Il tue sans hésiter son fidèle serviteur, avant de retrouver l’enfant intact sous le berceau renversé et de reconstituer un peu tard, à partir de la dépouille retrouvée du serpent, la chaîne des événements.
Cette trame simple est susceptible de variantes narratives assez significatives et peut en outre se trouver insérée dans des dispositifs d’enchâssement qui en modifient la réception. Dans la version indienne déjà citée, c’était non pas le maître qui commettait le meurtre, mais la femme d’un brahmane (qui, lui, ne jouait aucun rôle dans l’histoire)9. L’instrument du meurtre était un attribut féminin, un pot à eau (et non un bâton brandi par une main virile comme dans la version arabe). L’enfant et l’ichneumon étaient dans une situation de proximité maximale, car ils étaient traités comme des frères de lait, mais l’attitude de
l’épouse était ambivalente au sujet de l’animal (elle l’allaitait comme son enfant, mais exprimait à deux reprises sa méfiance). Une telle proximité dans la relation à la mangouste a disparu dans la fable arabe. Peut-être était-elle sentie comme dérangeante dans un contexte monothéiste où l’homme est pensé comme séparé du reste de la Création.
Selon les contextes idéologiques et les architectures textuelles, donc, les principaux motifs de ce conte peuvent être reliés soit à Pyrame et Thisbé pour le motif du meurtre par méprise, soit à d’autres contes d’animaux serviables centrés sur l’ingratitude de l’homme, soit à des histoires d’épouses mauvaises conseillères (lorsque le meurtre est commis par un mari influencé par sa femme)10.
La figuration de l’animal serviable comme agent bienfaiteur diffère de celle du conte où, en tant qu’auxiliaire magique, l’animal sauvage ou domestique a pour fonction de dénouer la situation sans issue dans laquelle se trouve le héros. Le secours prodigieux s’y fait sur la base d’un échange de bons procédés qui se présente typiquement ainsi : l’animal en danger de mort offre ses services futurs au héros contre la vie sauve (pour lui ou sa progéniture) et lui donne comme gage et signal à utiliser une partie de son corps (plume, écaille…). On reconnaît là une des actions couplées sur lesquelles se bâtit la narration du conte. Dans Canis, on ne trouvera en revanche ni auxiliaire magique, ni action couplée. Mais la symétrie dans l’inégalité est bien au principe de la relation homme-animal dans ces deux types de représentation, et c’est à partir de ce modèle que se développe un intérêt marqué pour les facteurs qui font basculer la relation dans l’asymétrie – ces facteurs étant l’ingratitude du maître dans un conte comme « Cagliuso » de Basile, et l’emportement, le jugement précipité de l’homme dans les diverses versions de Canis.
Sur les ailes de l’imagination
Ibn al-Muqaffà (viiie siècle), Persan converti à l’islam, avait traduit et adapté en arabe, sous l’ordre du khalife Al-Mansour, une version syriaque tirée d’une version persane (en pehlevi), datant du vie siècle, de fables à symbolisme animalier provenant elles-mêmes d’un ensemble indien en sanskrit : les Cinq livres ou Pañcatantra (Fables de Bidpay) issus des
milieux brahmaniques (ive siècle). Le Kalila et Dimna est l’adaptation de ces contes indo-persans.
L’anecdote du « dévot et la mangouste » a un caractère imagé et a suscité des images marquantes, comme cette illustration extraite d’un manuscrit oriental du Kalila et Dimna provenant d’Égypte ou de Syrie et datant du milieu du xive siècle (BnF, Arabe 3467, fol. 88 : ill. 1 [manuscrit en ligne sur le site Mandragore de la BnF]).
Placée sous le texte, l’illustration est délimitée par un cadre au centre duquel se tient un homme barbu vêtu d’une robe violette aux manches dorées et d’une sorte de surplis jaune, brodé de motifs rouges, qui lui enveloppe la tête à la manière d’une cagoule et dont les pans descendent jusqu’aux cuisses en flottant légèrement et élégamment de manière symétrique des deux côtés du corps. Dans sa main droite, un bâton dressé en l’air à la verticale forme un angle droit avec la bande rouge représentant le sol et avec le « couvercle » doré du petit lit de forme rectangulaire dans lequel repose un enfant vêtu de rouge et emmailloté de bandelettes vertes. La rigidité de ces formes géométriques est compensée par les gracieuses arabesques bleues qui décorent le panneau visible du lit, qui sont comme reprises par la forme ondulante du serpent noir situé au pied du lit, légèrement au-dessus du sol. À terre, face au reptile, on voit un autre animal, un mammifère, gisant renversé sur le dos aux pieds de l’homme – il s’agit d’une mangouste, un animal carnivore à longue queue de la taille d’un chat ou d’une martre qui s’attaque aux animaux nuisibles ; l’espèce représentée ici est la mangouste d’Égypte, ou mangouste ichneumon, dite aussi rat des pharaons.
L’illustration correspond au second volet de la fable arabe : courte et nettement structurée, celle-ci se décompose en trois niveaux narratifs. Au niveau du récit cadre (niveau 1), le roi demande au philosophe d’illustrer le cas d’un homme qui agirait sans attention ni réflexion. Le philosophe s’exécute en racontant comment une épouse enceinte met en garde son mari, un dévot (un brahmane dans le Pañcatantra), contre sa tendance à anticiper sur les événements à venir (niveau 2). Elle lui raconte, pour ce faire, l’histoire enchâssée dite « Le dévot et ses rêves » (niveau 3), qui est le prototype oriental de « La laitière et le pot au lait » de La Fontaine (VII, 9) : « Adieu veau, vache, cochon, couvée11… ». Pris
dans ses rêveries, le dévot se voit déjà à la tête d’une jolie fortune, à force de vendre les bêtes qu’il aura acquises contre la cruche de beurre et de miel qui pend au-dessus de sa tête. Il s’imagine père aussi, et brandit un bâton pour châtier son rejeton à venir : « Et le dévot, levant le bâton qu’il désignait ainsi, toucha la cruche qui se brisa, laissant couler le beurre et le miel sur le crâne et la barbe de l’homme » (Kalila et Dimna, éd. citée, p. 184 ; BnF, Arabe 3467, fol. 87v : ill. 2).
Revenu au niveau 2, le récit reprend avec le récit de l’accouchement de la femme et de la mésaventure du nourrisson laissé seul : la mère part faire ses ablutions et le père apparaît comme unique responsable du drame d’abord par sa conduite irresponsable (le petit se retrouve sans garde alors qu’il avait été expressément chargé de veiller sur lui), ensuite par sa réaction précipitée. À la vue de l’animal protecteur teint de sang, « sans prendre le temps de réfléchir, il frappa la mangouste d’un bâton qu’il tenait à la main et la tua ». Le bâton brandi par une main masculine fait ainsi le lien entre les deux images (que le dévot soit représenté couché ou debout). Il est l’emblème de l’emportement, de la précipitation, de l’impulsivité contre lesquels nous met en garde une voix féminine incarnant la sagesse.
Une des voies par laquelle ce récit à tiroir a pénétré l’Occident médiéval est celle de la traduction espagnole fondée directement sur l’arabe. On trouve, dans le Kalila et Dimna espagnol, au chapitre vii de l’Exemplario contra los Engaños y peligros del mundo (1253), un récit très proche de l’original qui porte sur les agissements irréfléchis sous le coup de la colère12. C’est l’épouse revenue du bain qui tire cette leçon
sous forme de proverbe : « Verdaderamente aqueste es el provecho que hombre recibe de las cosas que se hazen sin ser primeramente pensadas, y no se sigue otro fruto salvo repentimiento y tristura13 ». (Vraiment voici bien est le profit que l’homme reçoit des choses faites sans être premièrement pensées, et il ne s’en suit pas d’autre fruit que repentir et tristesse). Le diptyque de « l’ermite et ses rêves » (ill. 3) et du « seigneur et le lévrier » (ill. 4) est illustré par deux bois gravés dans un incunable publié à Saragosse en 1493. On observe que l’image correspondant à Canis refuse de se limiter à un moment choisi (comme le ferait une scène) mais se veut synthétique. Tous les éléments de l’anecdote sont regroupés (le serpent agresseur de l’enfant au berceau, le chien sauveur, le chevalier brandissant l’épée) et produisent donc une image composite, qu’on dirait invraisemblable d’un point de vue scénique.
Comme bien d’autres contes, Canis illustre cette ductilité dont parle J. Balsamo lors qu’il évoque « des contenus narratifs indéfiniment malléables pris dans des desseins différents de ceux qui les ont fondés14 ». Mais il ne s’agit pas seulement de reconnaître que, dans le conte, « ça circule », il ne suffit pas de dire de Canis, comme du furet : Il est passé par ici, il repassera par là… Encore faut-il préciser comment se combinent ces transferts avec la matérialité des textes, à quelles redistributions des énoncés, d’un champ d’application à un autre, ils président, et selon quelles méthodes, quelles stratégies, ils s’opèrent15. La littérature peut être vue comme « un champ de coexistences » (Foucault) où chaque découpe correspond à une manière particulière d’articuler des usages de la langue, des créations verbales et des mœurs.
Changement de décor
Le dégât collatéral d’une erreur féminine
Le Roman des Sept Sages est connu par neuf versions écrites entre le xiie et le xive siècle, que ce soit en latin (sous forme de récit complet ou de version abrégée chez Jean Gobi) ou en français (vers ou prose)16. Les rédactions C et K du Roman des Sept Sages ont été recueillies dans un manuscrit français de la fin du xiiie siècle conservé à la BnF (Français 1553 [Ancien 7595], fol. 338d-367c ; Canis : fol. 345c-347a [document numérisé consultable sur Gallica] ; ill. 5 : fol. 346r).
Les histoires insérées comme Canis sont portées par une parole qui se veut efficace et, en l’occurrence, dissuasive. Le fils de l’empereur, revenu à Rome après une longue absence et injustement accusé d’avoir abusé de la nouvelle impératrice, sa belle-mère, ne peut se défendre. Il doit se taire car il a lu dans les astres que toute parole lui serait fatale. Ce sont donc ses précepteurs qui prennent la parole pour obtenir sa libération en prouvant à l’empereur, par des histoires, qu’il aurait tort d’agir à la légère. L’impératrice, de son côté, tente d’anéantir chaque soir l’effet des plaidoyers des sages en produisant un conte contraire. Enfin, le huitième jour, le prince peut parler et confond l’impératrice dont c’est le tour d’être condamnée à être brûlée. Le récit cadre est donc constitué d’une succession de sept plaidoyers en faveur du fils du roi (Canis étant le premier conte-plaidoyer), et de sept contre-exemples présentés par la belle-mère de celui-ci, et finit avec la prise de parole du héros lui-même. Durant ces échanges qui durent une semaine, la vie du prince est chaque jour remise en question.
La technique de l’enchâssement (qu’on retrouvera dans le Dolopathos) s’explique donc par une stratégie discursive particulière et elle implique
aussi un mode de lecture singulier. Le lecteur ne suit pas seulement la ligne mélodique du conte du « Chien fidèle » en demandant la suite, en s’intéressant au devenir du gentilhomme après le meurtre (comment il se fait ermite à la suite de cette mésaventure). Le lecteur a certes de la curiosité pour la fin de l’histoire, mais il est surtout invité à tendre l’oreille aux échos perceptibles entre les deux « portées » du récit, entre l’infortune du lévrier et les malheurs du fils d’un empereur nommé ici Vespasien, qui sont dans un rapport à la fois de métonymie et de similitude métaphorique.
Mary B. Speer a montré17 combien l’histoire du lévrier fidèle entre en résonance à la fois avec le cadre narratif enchâssant (sont présents aux deux niveaux un père plein de sollicitude pour son fils unique et un innocent – garçon ou animal – risquant d’être sacrifié) et avec l’histoire précédemment racontée par l’impératrice, Arbor (v. 985-1070). Un majestueux pin royal (auquel l’empereur est invité à s’identifier) était finalement abattu pour faire de la place à une jeune pousse – ce à quoi Canis répond et fait contrepoids, tout en prolongeant toutefois, avec la bouche en sang du lévrier, l’image du visage égratigné de la reine18. Cette rédaction se singularise en outre par quelques traits particuliers comme le cadre urbain ; la figure du lévrier chiot ; la tristesse plus que la colère du chevalier à la vue du berceau renversé ; sa contrition et sa pénitence (il se fait ermite) à la suite d’un meurtre qui aurait pu paraître légitime – dans le cas de faits avérés – au regard de la tradition biblique généralement évoquée pour des morts accidentelles provoquées par des animaux : « Si un bœuf heurte un homme ou une femme, et qu’ils en meurent, ce bœuf doit être lapidé […]. Si un bœuf heurte soit un garçon, soit une fille, la même loi lui sera appliquée » (Ex 21, 28 et 31).
Reste la délicate question de la faute de la femme. Elle est désignée comme coupable, mais sa faute est néanmoins atténuée. En effet, si les motifs d’éloignement des responsables de la garde peuvent nous sembler futiles (le sénéchal et sa femme sont désireux d’assister au spectacle du harcèlement d’un ours par des chiens de chasse), ce désir de « deduit » paraît légitime en un jour de fête où toute la jeunesse (« la jovene gent ») se rassemble. Les trois nourrices ne sont pas davantage à blâmer : elles
ont pris soin de l’enfant, l’ont baigné, allaité, couché, avant de grimper au-dessus du mur (v. 1224-1233), ce dont elles se repentent amèrement par la suite19. Leur mésinterprétation de la scène du berceau renversé provoque celle de l’épouse et celle du maître, mais ces derniers ne peuvent le leur reprocher car ils se livrent exactement au même type d’induction. Quant à la figure diabolique du serpent, elle renvoie au péché originel et à la malédiction de Dieu à son endroit : « Parce que tu as fait cela, tu es maudit entre tous les animaux et entre toutes les créatures terrestres » (Gn 3, 14). Le rapprochement du serpent et de la femme marque une rupture avec la représentation positive de la figure de l’épouse dans la fable arabe (viiie siècle) et dans sa continuation espagnole (xiiie siècle). Cela dit, dans le passage en question du Roman des Sept Sages, l’association de la femme au mal concerne bien davantage l’impératrice du récit cadre que la dame qui entend les nourrices annoncer : « li levriers, par verité, / si a vostre enfant estranglé » ; car cette annonce provoque un évanouissement qu’on pourrait comparer à celui de la Sainte Mère au pied de la croix : « a terre chiet pasmee jus » (v. 1316-1318).
Erastus
Le Roman des Sept Sages continue sa carrière au xve siècle dans différents dialectes (en lombard et vénitien) et sous des titres qui donnent le nom d’Erasto, de Stefano ou d’Aimable au fils de l’empereur (Dioclétien) : Storia di Stefano, Roman d’Erasto, Roman d’Aimable20. En dérivent, au xvie siècle, des romans italiens qui prennent soit le titre long I compassionevoli avvenimenti d’Erasto21, soit le simple titre d’Erasto22, et dont on tire des traductions espagnoles et françaises23. Son succès est attesté au xviie siècle
avec plusieurs éditions italiennes ou françaises24 et encore une édition au xviiie siècle dans la traduction du prolifique chevalier de Mailly25. L’histoire détachée de Canis se trouve par ailleurs incluse par le compilateur Francesco Sansovino dans sa collection des Cento Novelle scelte de 1561 – collection maintes fois rééditée qui trouvera un équivalent français dans les Facétieuses Journées de Gabriel Chappuys (1584)26.
L’histoire arabe a alors définitivement été filtrée par l’écran chrétien de la figure d’Ève induisant Adam à commettre le péché originel. La réorientation misogyne est sans nuance dans l’Histoire pitoyable du prince Erastus publiée en 1616, comme en atteste le sommaire suivant : « Euphrosigorus Philosophe fait superseder un jour l’execution de la sentence d’Erastus, par un exemple d’un Gentil-homme Romain, qui tua un sien chien qui avoit recous un sien fils, d’un Serpent qui le vouloit devorer, adjoustant trop de foy au dire de sa femme qui luy avoit donné à entendre son fils estre mort » (nous soulignons)27. On insiste sur le fait que, sans la conspiration involontaire de l’épouse et de la nourrice (il n’y en a qu’une dans cette version du récit), le gentilhomme n’aurait jamais tiré l’épée. De fait, l’inflexion anti-féministe de l’avertissement se coule dans un moule esthétique nouveau. À la différence de la nouvelle-exemplum Canis28, Erastus accentue fortement la dramatisation ;
les éléments d’ordre psychologique ou décoratif sont amplifiés ; des détails sont ajoutés par souci de vraisemblance ; et enfin le thème central de la fidélité du chien est largement glosé, quitte à ralentir le rythme du récit à un moment palpitant29. Le fil directeur de la démonstration n’en est pas troublé pour autant. Le Bien et le Mal sont incarnés respectivement par le lévrier et le hideux serpent. À cette opposition axiologique manifeste, fait écho une opposition plus souterraine entre le cher lévrier abattu sans raison et la femme méritant bel et bien un tel châtiment : « Quoy voyant le Gentil-homme, & quasi enragé qu’il estoit d’avoir ainsi tué, à la colere son bon chien, voulut massacrer sa femme, & toutes les autres femmes de la maison qui avoient causé la mort de son chien (& poco vi mancò che non uccidesse la moglie, & l’altre femine ch’erano state cagione della morte del cane)30 ».
Les Erastus anonymes reconduisent donc l’analogie entre, d’une part, les deux instigatrices d’un meurtre que sont la femme du gentilhomme romain (histoire insérée) et l’impératrice maléfique (récit cadre) ; entre, d’autre part, les deux victimes prêtes à être sacrifiées que sont le lévrier (et non l’enfant au berceau) et le prince : « Je conclu, Sire, qu’il vous en prendra ainsi si vous vous laissez aller aux paroles d’une simple femme, pour faire mourir ignominieusement vostre fils unique31 ».
Cette analogie transforme profondément la relation homme-femme telle qu’elle était figurée dans le Kalila et Dimna. Là où le dévot, meurtrier
malgré lui, s’en prend violemment à lui-même devant une femme, aussi impassible qu’innocente, qui tire la leçon de la mésaventure32, le gentilhomme romain paraît presque clément d’épargner une épouse indigne. Par ailleurs, des connotations éminemment christiques sont conférées au lévrier (comme dans la légende de saint Guinefort) avec le parallèle qui est suggéré entre un fils innocent tué sous les yeux d’un père empereur tout puissant (récit cadre) et un lévrier sauveur assassiné par un maître qui a droit de vie et de mort sur lui (histoire insérée).
Un repentir inutile
L’orientation anti-féministe en germe dans le Roman des Sept Sages et accentuée dans ses continuations tardives ne se retrouve pas dans un livre parallèle, le Dolopathos. Bien moins diffusé, inspiré des mêmes sources mais différent par les personnages du récit cadre, la structure générale et le nombre d’histoires insérées, ce traité fut écrit en latin au xiie siècle par le moine cistercien Jean de Haute-Seille33. Il fut « mis en roman » par un certain Herbert qui dédia cet ensemble de près de 13000 octosyllabes à Louis VIII (xiiie siècle). Ce Dolopathos français portait l’héritage d’un regard clérical hostile au monde de la cour et à ses mœurs, mais en même temps il s’adressait à un public qui n’était plus composé uniquement de clercs, mais de gens aux goûts formés par les romans courtois et l’idéologie chevaleresque.
Les personnages principaux du Dolopathos latin et français sont le roi de Sicile Dolopathos, son fils Lucinien et le précepteur de celui-ci, Virgile. Ce personnage ajouté de maître spirituel domine de sa stature
les sept sages. L’histoire cadre, avec le récit de l’enfance et de la jeunesse de Lucimien jusqu’à l’accusation mensongère de sa belle-mère et l’épreuve de la condamnation, est considérablement amplifiée, alors que le nombre des contes insérés se limite à huit. La parole n’est plus donnée qu’aux sages, la marâtre devant ravaler sa haine et son mécontentement en silence.
Canis est introduit par le premier vieillard qui se présente comme un sage de Rome et qui apparaît au moment où Lucimien, toujours mutique, est conduit nu au bûcher. Son propos, qui s’étend sur plus de 300 octosyllabes (v. 4856-5206), expose dans sa dernière partie, sur 150 vers environ, le cas du « Chien fidèle ».
On a vu que, si la place du protagoniste masculin restait prépondérante dans la version des Sept Sages de Rome (comme dans le Kalila et Dimna), il ne s’agissait plus d’un religieux (un brahmane, un dévot musulman ou un ermite chrétien comme dans l’adaptation latine de Jean de Capoue), mais d’un chevalier, ce qui reconfigurait entièrement le propos en direction de la biographie chevaleresque et des valeurs féodales34. Dans le Dolopathos, le récit remonte même aux antécédents de la vie du beau damoiseau, qu’on peut résumer ainsi.
Un riche héritier dépense tout son bien en largesses pour acquérir « grant renomee » (v. 4869) et n’écoute pas ses proches qui lui reprochent sa « licherie » (v. 4891). Il dissipe ses biens à la manière du Fils Prodigue : « […] le plus jeune fils dissipa son bien en vivant dans l’inconduite. Quand il eut tout dépensé, survint une famine sévère dans ce pays, et il commença à manquer. » (Luc 15, 13-1435.)
Le jeune homme se ruine donc, doit vendre sa terre, est ainsi réduit à la pauvreté par sa « folie » (« li baichelerz povre devint », v. 4915). Il apprend à ses dépens que la solitude est le lot de ceux qui ne peuvent plus rien donner (« mais cant fut cheus am poverteiz, / se n’ot nuns hons cure de lui », v. 4929). Renié par sa famille, plein de honte, il choisit de s’exiler avec sa femme récemment accouchée et son enfant au berceau, en emportant seulement un cheval, un lévrier et un autour. Il arrive
dans une ville inconnue le soir, en grande détresse, et trouve à se loger grâce aux bons soins d’un habitant qui comprend qu’il n’a pas affaire à un paysan et l’héberge dans une maison à l’écart, inhabitée depuis cinq ans. Pour survivre, n’ayant rien à vendre (« ne savoit merchander ne vandre », v. 5037), ce chevalier de noble lignage a recours à la chasse pour « quarre venoison » avec l’aide de son lévrier et de son autour (« Del chien vivoit et de l’oisel », v. 5038). Cela lui permet de ne pas déchoir en se mettant à « laboreir vilainnement » ou en se livrant à la mendicité (v. 5045-5050), même si cela oblige la famille à jeûner les jours où il ne ramène rien.
L’épisode du lévrier fidèle (v. 5065-5206) intervient à ce stade du récit, à la suite d’une des interventions récurrentes du narrateur (le premier sage) visant à tenir en éveil l’esprit du roi Dolopathos (« Rois, or entent del chivellier », v. 5065).
Au lendemain d’un jour de jeûne forcé, le chevalier repart avec son oiseau et attache le lévrier à une laisse dans la maison. En son absence, l’épouse affamée, après s’être occupée de l’enfant et l’avoir recouché, se rend auprès d’une châtelaine du voisinage. L’enfant laissé seul est en danger d’être attaqué par un serpent sorti de dessous une grande pierre d’angle du mur. Le lévrier parvient à force de persévérance à rompre sa laisse, assaille le serpent, l’occit, le transporte à distance, pendant que l’enfant se retrouve à plat dos, recouvert par le berceau renversé lors du combat. Au spectacle du berceau retourné et du chien sanglant, le chevalier est pris d’une vive émotion (« toz li sans del cors li remue », v. 5138), il imagine que le chien s’est jeté sur l’enfant pour se nourrir et que sa femme, n’en pouvant plus d’attendre, a fui. Dans un accès de fureur (« il fut iriés outre mesure », v. 5146), il passe au fil de l’épée son cheval, son autour et son bon lévrier – qui sont autant d’animaux nobles associés à l’univers de la chevalerie. Il s’apprête à retourner le fer contre lui-même lorsque sa femme rentre, retourne le berceau, allaite tendrement l’enfant et le baise doucement. Le chevalier découvre l’ampleur de son erreur, mais son repentir tardif ne peut réparer le mal qu’il a fait36. Le roi est invité par le sage narrateur à faire un parallèle avec sa propre situation, à ne pas céder à la tentation de punir de mort immédiatement
son enfant sans prendre conseil ni consulter les livres de lois, et donc à repousser la sentence d’un jour (v. 5206).
Plusieurs points sont à retenir. L’épouse n’est en rien impliquée dans le meurtre. Elle s’est éloignée pour une bonne raison, puis nourrit et cajole l’enfant dès son retour, comme elle était irréprochable dans l’histoire arabe (elle était partie faire ses ablutions et avait confié l’enfant au père). Le chevalier apparaît, lui, comme un spécialiste du repentir tardif du fait que la narration place en conclusion de chacune des deux parties de la « biographie » un épisode de « ruine » (pauvreté/meurtre du lévrier)37.
Le lévrier apparaît quant à lui comme le type même « de l’animal fidèle et serviteur de son maître jusqu’à la mort » comme l’est, d’une autre manière, le lévrier d’Auberi dans la Chanson de Macaire (xiiie siècle). Dans Canis, le lévrier assaille le serpent qui attaquait le fils du chevalier, tandis que son histoire est utilisée pour sauver un prince condamné pour avoir repoussé les avances d’un personnage diabolique. La Chanson de Macaire a également pour enjeu le sort d’une personne innocente (Blancheflor) qui a repoussé les tentatives de séduction d’un être maléfique (le chevalier Macaire de la lignée de Ganelon). Le crime d’adultère dont elle est accusée est passible du bûcher, et de l’exil si elle est enceinte. Le lévrier intervient comme serviteur du jeune Aubéri qui était chargé d’escorter Blancheflor, et qui est tué en route par Macaire. Le chien sert même son maître au-delà de la mort puisqu’il veille son corps et le quitte seulement pour rejoindre la cour, mordre Macaire à plusieurs reprises et le confondre dans un duel judiciaire38.
Enfin, le motif de la faim apparaît ici comme le facteur déterminant des actions (v. 5073-5145), alors qu’il n’en était rien dans le Kalila et Dimna ou dans le Roman des Sept Sages39. Ce motif peut être rapproché de
l’intertexte évangélique (toujours Luc 15), mais aussi des contes folkloriques. La pénurie y déclenche soit une réaction de conquête sur place (conte type « Le Chat botté40 »), soit un départ du foyer – le héros étant victime d’un abandon parental ou, plus rarement, partant chercher des aventures de lui-même41.
Une sainte bête
Lorsque Jean Batany, spécialiste du Roman de Renart, cherchait à répondre à l’irritante question « pourquoi les bêtes ? » dans la fiction médiévale, il en venait à distinguer deux traitements opposés de la figuration animale : le thème de la dégradation morale de l’homme au niveau de l’animal (désigné par le titre accrocheur « les sales bêtes ») et celui des « braves bêtes » qui vivent une vie agréable, conviviale, enviable, et même, pourrait-on ajouter, qui en remontrent à l’homme en termes de dignité et de sainteté42. C’est ce qui se passe dans la légende du saint lévrier Guinefort transmise autour de 1250 par un texte latin du prédicateur dominicain Étienne de Bourbon, en lien avec un rite local de la Dombes43. Le récit du chien martyrisé – dont on ne peut démêler les sources autochtones et les sources littéraires44 – prend ici une coloration chrétienne en se superposant avec la légende d’un saint
Guinefort ou Bonifort (Guiniforto, Boniforto) persécuté sous Dioclétien45. En conséquence, le centre de l’attention y est déplacé du comportement impulsif du sujet (le chevalier) vers le sort de l’objet (le lévrier).
« Dans le diocèse de Lyon, près du village des moniales nommé Neuville, sur la terre du sire de Villars, a existé un château, dont le seigneur avait de son épouse un petit garçon. Un jour, comme le seigneur et la dame étaient sortis de leur maison et que la nourrice avait fait de même, laissant seul l’enfant dans le berceau, un très grand serpent entra dans la maison et se dirigea vers le berceau » : le début du récit est conforme à la version du Roman des Sept sages46, à ceci près que la scène n’est pas à Rome, mais à l’emplacement où s’élevait le château, transformé depuis en désert et en lieu sacré. Plus exactement, le chien sanctifié est honoré à l’endroit supposé de sa sépulture (il aurait été jeté au fond d’un puits bouché par des pierres47).
Le destin christique du lévrier innocent et sacrifié est au centre de ce récit consacré aux origines du culte qui lui est rendu (« Mais les paysans […] visitèrent le lieu, honorèrent le chien tel un martyr ») – un culte impie et satanique aux yeux de l’inquisiteur48. Cette légende justifie la pratique d’étranges rituels que dénonce le prêtre, et qui ont partie liée avec la croyance aux changelins (la substitution magique d’enfants à la naissance) et avec de secrets désirs d’infanticide.
Nous n’avons plus affaire ici à un conte alliant plaisir et instruction, mais à un récit de croyance qui confine à l’hagiographie. La figure du sauveur mis à mort a exercé un effet tellement puissant sur l’imaginaire qu’elle est parvenue à neutraliser le statut d’exception conféré à l’homme dans la tradition occidentale et à remettre en question l’exclusivité humaine de la canonisation. Les paysans prient Guinefort, lui adressent des souhaits pour la guérison de nourrissons49 en écartant le facteur – qui
répugne pourtant à une conscience chrétienne – de sa nature animale. Mais la pratique de procès criminels contre des animaux comme la truie infanticide (qui représente l’exact opposé du lévrier sauveur), d’une part, des figurations littéraires comme le combat judiciaire du lévrier d’Aubéri, d’autre part50, montrent que cette frontière entre les natures humaine et animale pouvait être poreuse, y compris en contexte chrétien.
D’un point de vue littéraire, la sainteté du lévrier aurait ici pour symétrique la « renardie » du « goupil » telle qu’elle est représentée dans le Roman de Renart, dans des fabliaux ou dans des contes de trickster (par exemple les contes folkloriques rattachés au cycle du « Chat botté »)51. L’histoire d’une pitoyable méprise peut donc être vue comme le revers du récit de rouerie ou d’imposture, toujours plus facilement adaptable et actualisable.
Une histoire qui se survit à elle-même ?
L’ombre d’un grand nom
À la toute fin du xvie siècle, une anecdote comme celle de l’infortuné lévrier que publie Gabriel Chappuys (en suivant de près Sansovino) avait toutes les chances de paraître obsolète tandis que les préoccupations d’ordre politique s’imposaient sur le devant de la scène. Dans le sillage
des guerres de religion, les tragédies (bibliques ou antiques) à argument politique, tout comme les nouvelles « advenues de nostre temps » et les récits de conjurations motivées par « l’exécrable faim de régner52 » et, un peu plus tard, un conte sur l’ambition et l’ascension sociale comme « Le Maître Chat ou le Chat botté » témoignent, chacun à leur manière, de ce tournant. C’est ainsi que se trouve précipité dans les oubliettes de l’histoire littéraire un drame purement privé qui hésite entre discours anti-féministe, biographie chevaleresque et légende hagiographique.
Il semble donc que seule la première partie de la fable arabe (« Le dévot et ses rêves ») ait continué à se frayer un chemin dans l’univers fabuleux. Au-delà de la Perrette de La Fontaine, on trouve par exemple une trace de ces « châteaux en Espagne » dans Pinocchio – un conte moderne qui tend vers le récit d’aventures, mais qui partage avec les contes certains motifs comme celui de la pénurie et de la faim. Lorsque le pantin part à l’école avec son alphabet neuf sous le bras, il rêve qu’il va apprendre à lire, donc gagner de l’argent, donc acheter une casaque de remplacement à Gepetto (qui vient de vendre la sienne pour acheter l’alphabet), une casaque qui ne serait pas en simple drap, mais en or et en argent avec des boutons de diamants. Il n’arrivera jamais jusqu’à l’école, comme on sait53.
En revanche, l’exemple du maître tuant son fidèle lévrier (ou sa mangouste serviable) – même s’il correspond à la valorisation des exemples négatifs, des modèles à fuir, qui recueille les suffrages du public au xvie siècle54 – paraît trop fade par rapport au goût du sensationnel, de
l’effroyable, qui se fait jour, à moins qu’il ne paraisse insuffisamment contradictoire, polyphonique ou ambivalent au regard de ce que propose l’histoire tragique par exemple55.
Un conte devenu inactuel ?
Le Moyen Âge a intensément investi l’histoire du « Chien fidèle », il y a projeté ses valeurs, qui sont d’ailleurs plurielles et contradictoires, plus ou moins sensibles à l’idéologie chevaleresque, à l’influence cléricale et aux discours anti-féministes, notamment. Cette reprise en main idéologique d’une fable issue d’une culture lointaine a amené à démultiplier et à forcer les contrastes : contraste entre le serpent satanique, figure de la perfidie, et le bon lévrier, tantôt figure de la fides féodale, tantôt figure de la passio christique ; entre la femme tentatrice (Ève, l’épouse de Putiphar, l’impératrice) et la femme dévouée et mère éplorée (la dame qui s’évanouit dans le Dolopathos)…
L’histoire continue à se diffuser largement au xvie siècle (et au-delà) à travers les innombrables éditions du Roman des Sept Sages, les éditions de Dolopathos et le roman du prince Erastus. Cependant, on a le sentiment qu’à la fin du siècle tout au moins, on ne sait plus bien que faire d’un récit qui n’a ni claire destination pédagogique, ni sens spirituel avéré (sauf dans les versions finissant sur la contrition et la pénitence du maître) ; qui n’a pas non plus la grandeur conférée par le poids tragique de la Fatalité ; qui n’a pas enfin de couleurs suffisamment riches ou relevées pour fournir un « tableau » ou un « spectacle » propre à satisfaire les nouvelles exigences esthétiques. Car désormais, pour que la représentation de la violence puisse attirer et fasciner, il faudrait qu’elle ne se limite pas à un acte brut, sans perversité, involontairement transgressif. À l’ère de la nouvelle tragique, on attend au contraire du protagoniste qu’il cultive le mal volontairement ; qu’il se livre même à des raffinements « sadiques » et à des supplices détaillés susceptibles de faire frémir d’horreur, de provoquer des sensations fortes, de « faire dresser les cheveux à un Lestrygon56 ». On attend de la colère qu’elle provoque
un meurtre contre-nature57. Or où sont, dans les adaptations renaissantes de Canis, les jeux de l’Amour et de l’Ambition dont un auteur à succès comme François de Rosset fait la matière de ses nouvelles ? En quoi la légère émotion que suscite leur lecture est-elle comparable à l’émoi que ressent ce personnage de l’histoire XXII dont on nous dit : « Quand on lui en eut fait le récit, une émotion extraordinaire lui fit tressaillir le cœur de telle sorte qu’à peine se pouvait-il contenir l’estomac58 » ?
Ce n’est pas que la portée morale des histoires soit indifférente à Rosset, loin de là, mais les temps ont changé. D’une part, les fictions narratives de ce type mettent au premier plan la thématique de monstruosité et de la déviance (morale, religieuse, politique, sexuelle…) dès lors qu’elles interrogent le champ des valeurs. D’autre part, la leçon de sagesse ne s’appuie plus sur des cas emblématiques univoques et potentiellement universels, mais sur la représentation de personnages singuliers, complexes et tourmentés, et sur la description de comportements outrageusement transgressifs (inceste, blasphème, parricide, sodomie, sorcellerie…). Dans ces conditions, le passage de la faiblesse (l’impulsivité de la brahmani, du dévot ou du chevalier) au vice (la conduite dénaturée) échappe à la commune nature en laquelle chacun peut se reconnaître, en même temps que la focalisation sur la vie intérieure empêche de considérer ces personnages de l’extérieur, comme de simples exemples à fuir59.
À l’âge baroque, cette histoire de lévrier serviable continue donc à être colportée, recyclée et diffusée en français par Gabriel Chappuys (Paris, 1584) et par l’anonyme Histoire pitoyable du prince Erastus (Rouen, 1616). Mais le lecteur y voit-il autre chose qu’un cas d’ironie tragique ou une
anecdote pathétique un peu simpliste, bien en deçà des extraordinaires combinaisons de pouvoir et de débauche dénaturée qu’il trouve dans la poésie d’Aubigné ou dans les nouvelles de Rosset ? Lorsque les genres précieux du conte galant, de la nouvelle historique, du conte de fées et du conte oriental en viennent à s’imposer par la suite, Canis semble n’avoir pas grand chose à offrir en guise d’aventure galante, de récriture romancée de l’histoire récente, de prouesse héroïque, de dépaysement merveilleux ou exotique. Seuls la sensibilité au pathos et le goût des larmes peuvent expliquer que le lecteur apprécie encore la dernière édition française d’Erastus, qui paraît la même année que le tome VII des Contes arabes d’Antoine Galland (1709).
Ainsi, contrairement au lévrier mort brutalement, Canis, après une longue vie bien remplie, s’est éteint en douceur, il y a trois siècles de cela. Il a laissé la place à une nouvelle génération de récits brefs où l’Orient est de nouveau à l’honneur, mais sans voile et sans souci d’édification cette fois (les Mille et une nuits). Quand Kipling redonne vie, bien plus tard, à une histoire de mangouste, de serpents et de jeune garçon à protéger (ill. 6), il apporte plus d’attention au détail zoologique des animaux que ne le faisaient les Médiévaux. Il déplace le centre d’intérêt des conduites humaines, louables ou blâmables, prudentes ou inconsidérées, vers le monde fascinant du jardin où se côtoie tout un bestiaire – une mangouste curieuse, un couple de cobras, un non moins terrible bongare indien, une fauvette couturière et un rat musqué.
Patricia Eichel-Lojkine
Université du Maine
(Le Mans, 3L.AM)
Ill. 1 – Le dévot et la mangouste (miniature) : manuscrit oriental du Kalila et Dimna (Égypte ou Syrie) datant du milieu du xive siècle (BnF, Arabe 3467, fol. 88) ; consultable en ligne, site Mandragore © BnF
Ill. 2 – Le dévot et ses rêves (miniature) : id. (fol. 87v) © BnF
Ill. 3 – L’ermite et ses rêves (bois gravé) : Exemplario contra los Engaños y peligros del mundo, Zaragoza, Pablo Hurus imp., 1493, cote INC/1994 : chap. vii ; consultable en ligne, vue 136
© Biblioteca Nacional de España, Madrid.
Ill. 4 – Le seigneur et le lévrier (bois gravé) : id. ; vue 137 © Biblioteca Nacional de España, Madrid.
Ill. 5 – Le Roman des Sept Sages de Rome, rédaction K, Canis (BnF, Français 1553, fol. 346r) ; consultable en ligne, site Gallica © BnF
Ill. 6 – R. Kipling, The Jungle Book, Londres, Macmillan, 1894 (illustrations de John Lockwood Kipling, William Henry Drake et Paul Frenzeny) ; New York, The Century Co, 1918 : « Rikki-tiki-tavi », page de titre, p. 175 © University of North Carolina at Chapel Hill – OpenLibrary.
1 Pañcatantra, Ve livre, II (« La conduite inconsidérée »), traduit du sanskrit et annoté par É. Lancereau, introduction de L. Renou, Paris, Gallimard-Unesco, Connaissance de l’Orient, 1965, p. 315-316. La fable indienne a un équivalent arabe dans Le livre de Kalila et Dimna (traduit de l’arabe par André Miquel, Paris, Orients-Klincksieck, 2012 [1957 pour la traduction]).
2 R. Kipling, The Jungle Book, Londres, Macmillan, 1894 (New York, The Century Co, 1918 : « Rikki-tiki-tavi », p. 175-210) ; Le Livre de la jungle, traduction française de Ph. Jaudel, Œuvres II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1992 (« Rikki-tikki-tavi », p. 385-401 et notice p. 1404-6). La nouvelle était originellement parue en novembre 1893 dans The Pall Mall Magazine et St. Nicholas Magazine. Le parallèle est dû à François Cornilliat, que je remercie pour la justesse de ses remarques.
3 Il s’agit du motif B331.2 dans le répertoire de S. Thompson (Motif-Index of Folk Literature, Bloomington, Indiana University Press, 1955 [Computer file, 1999, Clayton, GA, Electronic ed., InteLex Corp.]). Dans la classification des contes types, le type 178 correspond à « The Faithful Animal Rashly Killed ». Canis relève du sous-ensemble 178A (S. Thompson et A. Aarne, The Types of the Folktale : A Classification and Bibliography, Helsinki, Academia Scientiarum Fennica, 2de éd., 1961 ; revu par H. J. Uther, The Types of international folktales, part I, Helsinki, Academia Scientiarum Fennica, 2004). Les motifs de la décision hâtive et de la méprise sont à rattacher aussi au type 916 (« The Brothers Guarding the King’s Bedchamber and the Snake »).
4 Les titres latins des histoires enchâssées du Roman des Sept Sages (comme Canis) proviennent de K. Goedeke : « Liber de septem sapientibus », Orient und Occident, 3, 1866, p. 385-423. Le Roman des Sept Sages et un traité parallèle, le Dolopathos, font partie de ces récits d’obédience sapientale, de ces « romans de clergie » qui explorent une autre voie littéraire que les romans de chevalerie. On sait que le Roman des Sept Sages connut, à partir du xiie siècle, tellement de rédactions, fut adapté sous tellement de formes, en vers ou en prose, et fut traduit en un si grand nombre de langues qu’on ne connaît pas d’histoire davantage « recyclée » et diffusée au Moyen-Âge que celle-ci. Voir Y. Foehr-Janssens, Le Temps des fables : le Roman des Sept sages ou l’autre voie du roman, Paris, Champion, 1994.
5 Le prototype oriental des Sept Sages de Rome serait un texte pehlevi (perdu) du vie siècle dont dérivent toute une série de textes – entre autres une version syriaque (viiie siècle), une version grecque (Syntipas ou Syntapas de Michel Andreopoulos, fin du xie siècle), des rédactions arabes (Les Sept vizirs), persanes (Sindibâd-nâmeh) et hébraïques (Mischlé-Sendabar). La migration des histoires s’est généralement faite soit par Byzance et l’Italie, soit directement par des croisés de retour de Terre Sainte. Voir M. Aïache-Berne, « Roman des Sept Sages et ses continuations », Dictionnaire des lettres françaises : le Moyen Âge, éd. G. Hasenohr et M. Zink, Paris, Fayard, 1992, p. 1317-1320. La première version française du xiie siècle, copiée très probablement sur le texte hébreu, n’existe plus, mais deux versions en couplets octosyllabiques du début du xiiie siècle se sont conservées (les rédactions C et K dont il sera question plus loin). La version espagnole dérivée de l’arabe est l’Exemplario contra los Engaños (1253) que nous évoquerons plus loin. Pour un récapitulatif des principales variantes de Canis, voir Gabriel Chappuys, Les Facétieuses Journées, éd. M. Bideaux, Paris, Champion, 2003, Appendice, p. 866-867. Parallèlement, le Mischelé-Sendabar était traduit en latin au xiiie siècle par un juif converti au christianisme, Jean de Capoue, et son Directorium vitae humanae allait essaimer dans la péninsule italienne et dans toute l’Europe. Voir L. Hervieux (éd.), Les Fabulistes latins, depuis le siècle d’Auguste jusqu’à la fin du Moyen Âge, tome V : Jean de Capoue et ses dérivés (texte latin), 2de éd., 1899 ; réimpr. New York, G. Olms, 1970.
6 V. Jouve, « Quelle exemplarité pour la fiction », Littérature et exemplarité, dir. E. Bouju et al., Rennes, PUR, 2007, p. 239 (p. 239-261). La partition entre deux sens de l’exemplarité est assez artificielle et anachronique en ce qui concerne l’exemplum médiéval. Voir aussi F. Lecercle et G. Navaud (dir.), Anecdotes philosophiques et théologiques de l’Antiquité aux Lumières, Paris, Classiques Garnier, 2012, Introduction, p. 11.
7 Voir N. Louis, « Exemplum ad usum et abusum », Le Récit exemplaire (1200-1800), éd. V. Duché et M. Jeay, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 28 (p. 17-36) : « Il se fait que l’exemplum peut être à la fois l’un et l’autre : sur le fond un argument, un récit quant à la forme. » Voir aussi F. Lecercle et G. Navaud (dir.), Anecdotes philosophiques et théologiques, p. 11.
8 Voir Louis, « Exemplum ad usum et abusum », p. 29 : « Autrement dit, [un récit] c’est un type d’énoncé qui est composé d’un noyau situé entre deux situations (initiale et finale). Ce nucleus va représenter le changement ».
9 Voir Thompson, B.331.2 : « Dog has saved child from serpent. Father sees bloody mouth, thinks the dog has eaten the child, and kills the dog » ; B.331.2.2 : « Faithful dog killed by overhasty master ». B331.2.1 : « Woman slays faithful mongoose which has saved her child ».
10 Voir id., N343 : « Lover kills self believing his mistress dead ». B300-349 : « Helpful animals ». B335.1.1 : « Treacherous wife forces husband to kill helpful dog » (India).
11 On sait que le fabuliste a pu connaître les fables de Bidpaï principalement à travers trois livres (en français ou en latin) : le premier issu du persan, Le Livre des lumières ou la conduite des rois, composé par le sage Pilpay indien de l’orientaliste Gilbert Gaulmin (Paris, 1644) ; le second issu de l’italien, les Deux livres de philosophie fabuleuse de Pierre de Larivey (Lyon, 1579) qui se fondaient sur la traduction latine de Jean de Capoue, le Directorium vitae humanae (lui-même fondé sur la version hébraïque attribuée à rabbi Joël au xiiie siècle) ; le troisième traduit du grec, le Specimen sapientiae Indorum veterum édité par le Père jésuite Pierre Poussines (Rome, 1666) et fondé sur la version grecque donnée par Siméon Seth (xie siècle).
12 L’épouse se rend au bain pendant le mari, en garde de l’enfant au berceau, est mandé par le roi : « […] y assí dexó el niño en la cama y fue con el mensajero, y encerró en casa un lebrel al qual él mucho amava. E assí estando el niño solo salió una sirpiente de un agujero e fuese drechamente a él para matarle. Y en viendo esto el lebrel, arremetió a ella en tal manera que la mató y la hizo pedaços. A cabo de rato bolvió el señor, y en abriendo la puerta se vino el perro para él muy halaguero sperando algún gualardón por la diligente guarda que del niño havía hecho. E come el señor le viesse la boca tan sangrienta, presumió que le havía muerto su hijo, y movido de mucha ira, sin más pensar cortole la cabeça […] » (nous soulignons). Édition consultée : Exemplario contra los Engaños y peligros del mundo, Zaragoza, Pablo Hurus imp., 1493 (Biblioteca Nacional de España, Madrid, cote INC/1994 ; ressource en ligne). Éd. moderne fondée sur l’incunable de 1493 : Exemplario contra los Engaños y peligros del mundo, estudios y edición por Marta Haro Cortés, Valencia, Universitat de València, 2007 (chap. vii, p. 211), consultable en ligne : http://gahom.ehess.fr/ C’est sur l’Exemplario de los Engaños que se fondent au xvie siècle les Discorsi degl’animali de Firenzuola (4e traité, histoire du lévrier injustement puni pour avoir défendu un bébé contre un rat ; traduction Pierre de Larivey : Deux Livres de filosofie fabuleuse, 1579) et la Moral filosofia de Doni. Voir sur ce sujet J. Batany, « Une reconstitution de Kalila et Dimna : les Deux livres de filosofie fabuleuse », Pierre de Larivey (1541-1619), éd. Y. Bellenger, Paris, Klincksieck, 1993, p. 83-96.
13 Exemplario contra los Engaños, ibid. Au niveau du récit cadre, le philosophe renchérit en louant les hommes prudents plutôt que « los furiosos e indiscretos » (p. 212).
14 Les Rencontres des Muses, Genève, Slatkine, 1992, p. 255.
15 L’introduction de notre Contes en réseaux (Genève, Droz, 2013) porte sur ces questions d’ordre méthodologique.
16 Chez Jean Gobi (Junior), le récit sert d’exemplum dans la rubrique « Femina » : La Scala cœli (vers 1330, texte latin), édition A. M. Polo de Beaulieu, Paris, Éditions du CNRS, 1991. Du même critique, voir aussi Éducation, prédication et cultures au Moyen Âge, essai sur Jean Gobi le Jeune, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1999. Vingt-quatre versions françaises ont été classées par Leroux de Lincy, et deux éditées par Gaston Paris : Deux rédactions du Roman des Sept Sages de Rome, Paris, Firmin-Didot, 1876, New York, Johnson reprint, 1966. Récapitulatif des versions dans J.-Cl. Schmitt, Le Saint lévrier : Guinefort, guérisseur d’enfants depuis le xiiie siècle, Paris, Flammarion, 1979, réédition augmentée 2004, p. 67.
17 « Specularity in a formulaic frame romance : “The Faithful Greyhound” and the Roman des Sept Sages », Literary Aspects of Courtly Culture, D. S. Brewer, Cambridge, 1994, p. 231-240.
18 Voir Speer, « Specularity… », p. 235 et Foehr-Janssens, Le Temps des fables, p. 198.
19 « A Pentecouste tinrent feste / cil de Romme, grant et honneste. » (v. 1199-1200, éd. Speer) ; « Et li riches hom i ala, / sa femme avoecques lui mena. » (v. 1215-1216) ; « Nous alames desor cel mur / (che fu a nostre mal eür) / pour esgarder la baronnie. / Cascune en a mort deservie » (v. 1311-1313).
20 Amabile di Continentia : romanzo morale del secolo XV, éd. A. Cesari, Bologna, Romagnoli-dell’Acqua, 1896. Voir G. Chappuys, Les Facétieuses Journées, éd. Bideaux, p. 141 (la rubrique « Sources » que nous complétons au niveau des éditions parues du xvie au xviiie siècle).
21 Mantoue (V. Roffinello), 1542 (Canis, cap. VIII). Rééditions Mantoue, 1546 ; Venise, 1573, 1582, 1599 (G. Alberti).
22 Mantoue, 1546 ; Venise, 1550 ; Venise (Gi. A. Valvassorio), 1551.
23 Historia lastimera del principe Erasto, Anvers, 1573 (édition moderne : Salamanque, 1996). Histoire pitoyable du prince Erastus, fils de Diocletian Empereur de Rome. Contenant exemples et notables discours. Traduits d’italien en français, Paris (Mathieu Guillemot), 1587.
24 I compassionevoli avvenimenti d’Erasto. Di nuovo ristampate da me. Gio. Suenzo [Giovanni Suenzo], Venise (L. Spineda), 1626. Une édition française à Rouen (L. Loudet) en 1616 ; une autre sans lieu ni date (d’après le catalogue BnF).
25 Sous le titre Histoire du prince Erastus (ou E. Erastus), plusieurs imprimeurs parisiens ont édité cette traduction en 1709 (J. Lefebure ; P. Ribou ; P. Witte).
26 Cento Novelle de’ più nobili scrittori della lingua volgare, scelte da Francesco Sansovino (Canis : IX, 1), Venise, 1561 (editio princeps) ; anthologie remaniée dans les éditions ultérieures (1562, 1563, 1566, 1571). Nous nous référerons à l’édition de 1566 [BayerischeStaatbibliothek : en ligne BSB digital] par la simple mention : Sansovino. Pour le recueil de Chappuys, voir l’éd. citée de M. Bideaux : Canis, IX, 1.
27 Histoire pitoyable du prince Erastus…, Rouen, 1616 [en ligne BSB digital], chap. viii, fol. 40r ; Désormais : Erastus. Le peu de « sens » du personnel féminin de la maisonnée est souligné dans le passage suivant (Erastus, fol. 44r ; équivalent italien : Sansovino, p. 198) : « Sur cela la nourrice ouvrant la chambre pour voir comme son enfant faisoit, n’eust pas si tost mis le pied dans l’huys (come hebbe posto il piede su l’uscio, & al primo guardo) que voyant le berceau renversé & le chien tout sanglant, sans s’enquerir d’avantage (non cercando piu oltre), & tenant pour certain que celuy qui avoit sauvé la vie à l’enfant, l’avoit tué (& tenendo per fermo che quel c’havea difeso il fanciullo, l’havesse ammazzato), commença à deschirer ses habillemens, & toute deschevelée qu’elle estoit, avec cris & hurlemens alla porter ceste piteuse nouvelle à la mere de l’enfant ».
28 « Dans la nouvelle-exemplum, la narration s’efface devant la moralité et ne fait qu’illustrer un système idéologique extrinsèque ». (H. H. Wetzel, « Éléments socio-historiques d’un genre littéraire : l’histoire de la nouvelle jusqu’à Cervantès », La Nouvelle française à la Renaissance, éd. L. Sozzi, présentation V.-L. Saulnier, Genève-Paris, Slatkine, 1981, p. 41-80, ici p. 55). H. H. Wetzel distingue ce type, proche de l’apologue, des deux autres types que sont la nouvelle-beffa et la nouvelle-aventure (dont serait issu le conte de fées). Cela n’empêche pas ces nouvelles-exempla d’être de longueur variable et de s’adapter aux exigences contemporaines. Voir aussi Les Exempla médiévaux : nouvelles perspectives, éd. J. Berlioz et M. A. Polo de Beaulieu, Paris, Champion, 1998 ; C. Delcorno, Exemplum e letteratura tra Medioevo e Rinascimento, Bologna, Il Mulino, 1989 ; L. Giavarini (éd.), Construire l’exemplarité. Pratiques littéraires et discours historiens (xvie-xviiie siècles), Dijon, EUD, 2008 ; Le Tonnerre des exemples. Exempla et médiation culturelle dans l’Occident médiéval, éd. M. A. Polo de Beaulieu, P. Collomb et J. Berlioz, Rennes, PUR, 2010. Bibliographie plus complète sur le site du GAHOM : http://gahom.ehess.fr/bibliex/
29 « […] tellement que l’enfant tomba à terre, mais de telle sorte que ses petits drapeaux se trouverent dessous qui luy servoient de lict, tellement qu’il demeuroit là sans crier ni plorer » (Erastus, fol. 44r) ; « Ce que voyant le chien, & mesmes que le Serpent alloit droit contre le berceau, pour l’amitié naturelle que ces animaux ont à leurs maistres, jusques à hazarder leur vie pour leur defense (mosso da quella naturale affettione, con che si ha veduto che simili animali han posta la vita per il loro padrone), se jetta sur le Serpent, pour le garder de faire aucun mal à l’enfant » (Erastus, fol. 43v ; Sansovino, p. 198).
30 Erastus, fol. 45v ; Sansovino, p. 199.
31 Erastus, fol. 46r (propos conclusif du premier sage).
32 « Alors, voyant son fils vivant et le serpent tué, il se frappa la poitrine, se souffleta, s’arracha la barbe : “Ah ! plût au ciel que cet enfant ne fût pas né ! Je n’aurais pas commis pareil crime ni pareille traîtrise !” Il était en larmes, quand sa femme revint : “Pourquoi pleures-tu ? dit-elle. Que veut dire ce serpent mort ? Et cette mangouste morte ? Mise au courant, elle tira la leçon de la chose : “Telle est notre récompense quand nous agissons précipitamment et sans réflexion” » (Kalila et Dimna).
33 Histoires insérées : Canis (Le Chien), Gaza (Le Trésor), Senex (Le Vieil Homme), Creditor (Le Créancier), Viduæ Filius (le Fils de la Veuve), Latronis Filii (Les Fils du Voleur), Cygni (Les Enfants-Cygnes) et Puteus (Le Puits, rallongé par un préambule, Inclusa, la Femme enfermée, qui est une invention d’Herbert) : Johannis de Alta Silva Dolopathos sive De rege et Septem Sapientibus (c. 1184-1212) : édité par H. Oesterley, Strasbourg, 1873 (reprint : Genève, Slatkine, 1978) ; traduction anglaise de B. Gilleland, Binghampton, NY, 1981. Adaptation de Herbert : Herbert, Li Romans de Dolopathos (c. 1223) : édition par J.-L. Leclanche, Le Roman de Dolopathos, Paris, Champion, 1997 (3 tomes).
34 Voir Schmitt, Le Saint lévrier, p. 72.
35 Le parallèle avec la parabole de Luc 15 est fait par M. B. Speer, « The prodigal knight, the hungry mother, and the triple murder : mirrors and marvels in the Dolopathos dog story », The Court and Cultural Diversity, éd. E. Mullally et J. Thompson, Cambridge, D. S. Drewer, 1997, p. 375-383.
36 « Li chivellier le serpent voit / ke ces levrierz occit avoit, / dont apersuit et conuit bien/ la bone foi ke fut el chien. / Dont fut dolans outre meniere, / bien vosist estre mis am biere. / Dont se repentit, mais a tart ! » (v. 5165-5171).
37 On reconnaît là, en gros, la structure du « Dévot et la mangouste », à cette différence près que les deux épisodes n’y correspondaient pas au même niveau narratif : le rêve du dévot était un conte enchâssé dans le récit et le meurtre de la mangouste un épisode du récit.
38 Voir D. Hüe, « Un chien dans le cycle du roi : le lévrier d’Aubéri et les enjeux symboliques du pouvoir dans l’imaginaire carolingien », Rémanences. Mémoire de la forme dans la littérature médiévale, Paris, Champion, 2010, p. 246-256. Nous remercions vivement l’auteur pour ses conseils avisés.
39 Le chevalier part pour une première chasse, « mais il ne trueve ke il praigne ; / molt an est dolans et iriez ». Il rentre donc bredouille : « An son osteil est repairiez. / Sa feme li ovrit la porte, / cil i entre, ke riens n’apporte ». Le couple souffre de la faim cette nuit là : « Celle nuit lor covint atendre / c’onques ne maingirent ne burent, / dolant et a malaixe furent ». Le lendemain, alors que son mari repart chasser, « la dame fut mot anoiee / ke jai ot.II. jors jeüneit ». Elle sort parce qu’elle ne trouve rien à manger dans la maison : « La dame n’ot ne bleif ne pain / ne chose k’elle maingier puisse. / La fain la destraint et angoisse ». À son retour, le chevalier imagine un scénario où la faim aurait joué le premier rôle : « cuide que teil fain ait eüe / k’il [le lévrier] ait l’enfant petit maingiet ». Il imagine aussi que sa femme a désespéré de son retour victorieux de la chasse : « Cant de sa feme ne voit mie, / cuide k’elle s’en soit fuïe / et k’elle ne l’oseist atendre ».
40 Voir « Constantin le Fortuné » de Straparola, « Cagliuso » de Basile, « Le Maître Chat ou le Chat botté » de Perrault, et les versions populaires comme « Le compère Chat », « Le renard doré », « Monsieur Dicton », « Monsieur de Marconfare » (reproduits dans Les contes de Perrault dans tous leurs états, Paris, Omnibus, 2007).
41 Le manque de pain est le motif d’abandon invoqué dans le conte type « Les enfants abandonnés dans la forêt » (« Hansel et Grethel » de Grimm, « Nennillo et Nennella » de Basile, « Le Petit Poucet » de Perrault, les versions populaires comme « Courtillon et Courtillette »…). Plus rarement, la pénurie motive le héros pour partir de lui-même aller chercher fortune (conte folklorique « Point-du-jour », Les contes de Perrault dans tous leurs états).
42 Scène et coulisses du « Roman de Renart », Paris, Sedes, 1989, p. 167-179.
43 Anecdotes historiques, éd. Lecoy de la Marche, 1877, p. 325-329 ; éd. Schmitt, Le Saint lévrier, p. 13-17. Toutes nos citations sont tirées de cette dernière édition. Voir aussi Saint Guignefort : légende, archéologie, histoire, Association Saint Guignefort, Châtillon-sur-Chalaronne, 2005.
44 Voir Schmitt, Le Saint lévrier, p. 99.
45 Voir Schmitt, Le Saint lévrier, p. 131-171.
46 La présence de la nourrice pointe plus vers cet ensemble (de loin le plus répandu) que vers le Dolopathos.
47 « Reconnaissant alors la vérité du fait, et déplorant d’avoir tué si injustement un chien tellement utile (dolentes de hoc quod sic injuste canem occiderant sibi tam utilem), ils [le sieur de Villars et sa femme] le jetèrent au fond d’un puits situé devant la porte du château, jetèrent sur lui une très grande masse de pierres et plantèrent à côté des arbres en mémoire de ce fait ».
48 « […] et plusieurs y furent victimes des séductions et des illusions du diable qui, par ce moyen, poussait les hommes dans l’erreur ». Sur la croyance aux changelins, voir Schmitt, Le Saint lévrier, p. 109-121.
49 Ils « le prièrent pour leurs infirmités et leurs besoins […] ».
50 La truie de Falaise (1386) avait renversé un enfant d’environ trois mois laissé sans surveillance dans son berceau et avait commencé à lui manger le visage et le bras. Elle subit un procès civil de neuf jours et une exécution en présence de ses congénères et du père du nourrisson négligent : voir M. Pastoureau, « Nouveaux regards sur le monde animal à la fin du Moyen Âge », Micrologus. Natura, scienze e società medievali, Turnhout, Brepols, 1996, vol. IV, p. 41-54, ici p. 47-50 ; repris partiellement dans « L’animal et l’historien du Moyen Âge », L’animal exemplaire au Moyen Âge (ve-xve siècles), éd. J. Berlioz et A. M. Polo de Beaulieu, Rennes, PUR, 1999, p. 13-26. Par ailleurs, sur le lévrier d’Aubéri, voir Hüe, Rémanences, p. 247.
51 Sur le Roman de Renart et ses parentés avec des motifs orientaux, voir encore J. Batany, « La cour du lion : autour du “Pantchatantra” et du “jugement de Renart” », Marche romane (Association des romanistes de l’université de Liège), Amsterdam, Société Internationale Renardienne, 27/3-4, 1978, p. 17-25. Par ailleurs, concernant « Le Chat botté », certaines versions (« Monsieur Dicton », « Le renard doré ») contiennent le motif particulier du tour joué aux perdrix, aux bécasses puis aux biches, que le Renard persuade successivement d’aller se faire dorer la queue à Paris (voir Les contes de Perrault dans tous leurs états).
52 Les expressions sont empruntées à F. de Rosset, Les Histoires mémorables et tragiques de ce temps (éd. 1619), Paris, Livre de Poche, éd. A. de Vaucher Gravili, 1994 : « Au Lecteur », p. 35 et Histoire XVIII, p. 387 (cette histoire relate la préparation et l’échec de la conjuration de Baïamont Tiepolo contre la république de Venise en 1310). La vogue des histoires tragiques commence dans les années 1559 (avec l’adaptation des nouvelles de Bandello par Boaistuau et sa continuation par Belleforest) et atteint un pic dans les années où Chappuys publie ses Facétieuses Journées (1584), avec la publication de L’Esté (1583) et des Nouvelles Histoires tragiques de Bénigne Poissenot (1586), qui encadrent elles-mêmes les Nouvelles Histoires (1585) de Vérité Habanc. Sur cette évolution littéraire où la veine tragique éclipse la veine de l’eutrapélie, voir notamment M. Simonin, Vivre de sa plume au xvie siècle ou La carrière de François de Belleforest, Genève, Droz, 1992, L’encre et la lumière : quarante-sept articles, Genève, Droz, 2004 et Balsamo, La rencontre des Muses (en particulier p. 285-289).
53 C. Collodi, Pinocchio (Le avventure di Pinocchio. Storia di un burattino, 1883), chapitre 9.
54 Qu’on songe aux Histoires tragiques ou aux occasionnels (« les canards ») qui les inspirent. Voir à ce sujet C. Liaroutzos, « Le canard, une exemplarité “réactionnaire” », Le récit exemplaire, éd. Duché et Jeay, p. 108-127 (en particulier p. 118-119).
55 Voir R. Beuchat, « Trouble dans le récit exemplaire », Le récit exemplaire, éd. Duché et Jeay, p. 93-107 (en particulier p. 95-96) et Th. Pech, Conter le crime. Droit et littérature sous la Contre-Réforme : les histoires tragiques (1559-1644), Paris, Champion, 2000.
56 L’expression consacrée (qui signifie faire frémir même un Sauvage) se trouve chez François de Rosset, Les Histoires mémorables et tragiques de ce temps, éd. Vaucher Gravili, Histoire XXII, p. 477.
57 Comme celui que commet le bien nommé Iracond sur la personne de sa sœur : Iracond poignarde Isabelle parce qu’elle a refusé de favoriser son entreprise en s’entremettant auprès de son amie Élinde (une femme mariée dont il est tombé passionnément amoureux). Sa violence procède non d’un emportement sans suite (comme dans Canis), mais de l’accumulation d’« une rage désespérée d’amour » (p. 250) contrariée par une sœur et par un père (Rosset, id., Histoire IX).
58 Il est question des jeux de l’Amour et de l’Ambition dans la préface « Au Lecteur », Les Histoires mémorables et tragiques de ce temps, éd. Vaucher Gravili, p. 35. Pour la référence à l’Histoire XXII, voir p. 474.
59 Voir à ce sujet I. Trivisani-Moreau, « Lectures et lecteurs chez Segrais », Le Récit exemplaire, éd. Duché et Jeay, p. 130-144, ici p. 130 ; J.-L. Martine, « Les exemples du mal dans les Histoires tragiques de François Rosset » et É. Méchoulan, « Quand dire c’est fer : exemplarité, silence et fiction dans une histoire tragique de Rosset », Construire l’exemplarité, éd. Giavarini, p. 126-145 et 147-164.
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- ISBN: 978-2-8124-3516-4
- EAN: 9782812435164
- ISSN: 2273-0893
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-3516-4.p.0313
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 03-02-2015
- Periodicity: Biannual
- Language: French