En marge des livres
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
2022 – 2, n° 237. Claudel et l'Italie - Auteur : Benoteau-Alexandre (Marie-Ève)
- Pages : 115 à 119
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
Jean-François Poisson-Gueffier, Paul Claudel et le Moyen Âge, Honoré Champion, 2022, 184 p.
Bref essai d’un peu moins de 200 pages, l’ouvrage de Jean-François Poisson-Gueffier, Paul Claudel et le Moyen Âge, se présente comme une « synthèse nécessairement incomplète […] des virtualités que recèle le médiévalisme claudélien » et multiplie les aperçus suggestifs sur ce qui est présenté comme « un cadre de réflexion privilégié », à savoir le « corpus médiéval » du théâtre de Claudel (p. 22-23).
Il s’agit de rendre raison d’un double malentendu. Celui, d’abord, qui conduisit certains contemporains de Claudel à caricaturer ce dernier comme « un homme du Moyen Âge » (Fernand Gregh), irrémédiablement anachronique et, partant, illisible. L’autre, ensuite, qui consiste à laisser Claudel hors du champ du « médiévalisme », cette « étude de la référence discursive au Moyen Âge, entendu comme pôle de comparaison » dans les siècles postérieurs. La singularité de son positionnement qui n’est ni celui d’un Péguy, ni celui d’un Bloy ou d’un Huysmans, ni celui d’un Apollinaire – si l’on s’intéresse à ses contemporains –, la spécificité des « syntagmes fondamentaux » de son Moyen Âge par rapport à ceux du cinéma par exemple (miracle, disputatio, eucharistie, chant, lecture du Livre vs bal, banquet, bataille, combat singulier, tournoi, bûcher, cérémonies, jongleurs et baladins, siège du château, p. 98) disent assez les raisons pour lesquelles le « paradigme médiéval » de Claudel, l’un des « plus éclectiques et profus qui soient » (p. 21), est jusqu’ici peu étudié pour lui-même. L’objet de l’essai est donc de réussir à cerner cette spécificité, tout en rendant aux références médiévales dans l’œuvre de Claudel, contre ses détracteurs, leur grande modernité.
L’essai s’articule en trois temps. Le premier, « Penser », s’intéresse à la représentation que se fait Claudel du monde, de la pensée et de la langue médiévaux. Après avoir rappelé que le Moyen Âge ne se réduisait pas pour Claudel à une période historique chronologiquement bien définie – puisque L’Échange doit donner « l’impression d’une espèce de Moyen Âge américain » –, Jean-François Poisson-Gueffier montre un premier décalage entre la conception claudélienne, centrée sur les rustici, le peuple (dont Jeanne d’Arc sera une figure exemplaire), et la tradition 116courtoise dont le centre de gravité se situe dans l’aristocratie. Est ensuite étudiée la coïncidence entre les mécanismes de pensée claudéliens et ceux que déploie le Moyen Âge autour de l’allégorie. « Même tournure de pensée, […] même vision du monde et de son ordonnance » (p. 42), l’allégorie claudélienne, qui transparaît tout aussi bien dans les figures allégoriques de certaines pièces que dans les mécanismes à l’œuvre dans l’exégèse, a peu à voir avec le symbolisme de la fin du xixe siècle, ou plus exactement Claudel revivifie l’allégorie symboliste en restaurant sa portée religieuse. Pour autant, le Moyen Âge conserve pour Claudel une « irréductible altérité » dont il s’étonne ou s’émerveille, au fil des pages du Journal ou des textes en prose. Du côté de la « langue médiévale », sont relevées les « profondes analogies » (p. 58) entre la pensée d’Isidore de Séville et celle de Claudel, tant dans la conception de l’étymologie que dans l’attention portée à la lettre ou au nom. Si les mécanismes de pensée apparaissent bel et bien parents, on peut cependant douter que Claudel ait effectivement lu les Étymologies (contrairement à ce qu’une formule du bas de la page 51 laisse entendre ; nous préférons sur ce point la prudence de Dominique Millet-Gérard qui, dans Paul Claudel et les Pères de l’Église, accorde une part très résiduelle à Isidore en suggérant l’auto-dérision dont fait preuve Claudel là où Jean-François Poisson-Gueffier lit un signe de « révérence ») ; de même, le traitement de l’onomastique et, par exemple, le symbolisme de la colombe (p. 57), sont des éléments pour lesquels le texte biblique lui-même apparaît d’une influence plus décisive qu’Isidore (cf. les vers consacrés à la nomination, en référence à la Genèse, dans « Les Muses »).
Le deuxième temps s’intitule « Écrire » et porte sur la manière et les lieux où le Moyen Âge s’inscrit dans l’œuvre dramatique de Claudel. Une première section y dresse un catalogue de figures ou de « mythèmes » médiévaux, qui sont autant de façons de relire le théâtre de Claudel et de dessiner une « médiévité en liberté » (p. 96). Jean-François Poisson-Gueffier, s’appuyant sur de nombreux travaux critiques, analyse à la fois la présence explicite et répétée de figures médiévales (Jeanne d’Arc, Christophe Colomb, saint Brendan, Tristan, Roland) et de « mythèmes » issus des romans arthuriens (c’est alors l’occasion d’une relecture tout à fait stimulante du Repos du septième jour), et la complexité de cette référence, croisée à d’autres influences, singulière (notamment pour ce qui concerne Jeanne d’Arc) dans le champ des productions contemporaines. Sa connaissance précise de la littérature médiévale lui permet de proposer des rapprochements nouveaux, en voyant notamment, dans le 117portrait de Strombo de L’Endormie, une « récriture conjecturale d’une tirade du Jeu de la Feuillée » d’Adam de la Halle (p. 89). La multiplicité de ces références n’aboutit toutefois pas à la construction d’un univers médiéval entièrement cohérent et Jean-François Poisson-Gueffier affirme alors que, dans l’œuvre de Claudel, « tout univers médiéval ne vaut que comme figuration de l’éternité dans le temps des hommes » (p. 99) – réflexion sur le rapport au temps que prolongera le dernier temps de l’ouvrage en situant le Moyen Âge claudélien non « derrière soi », dans le passé, mais bien plutôt « devant soi », en tant qu’« ensemble de structures, de motifs et d’images propres à modeler une représentation de l’avenir » (p. 135) et conférant par là au passé une valeur d’« éternité ». La deuxième section quant à elle, après quelques pages sur l’inscription de l’ancien français dans la langue de Claudel, est consacrée à la reprise des formes dramatiques médiévales que sont le « drame liturgique » (que Jean-François Poisson-Gueffier associe au Chemin de la croix no 2), le « mystère » (étiquette sous laquelle Claudel range un temps L’Annonce faite à Marie) et la « moralité » (terme par lequel Claudel désigne L’Homme et son désir et L’Histoire de Tobie et de Sara). Prenant le contre-pied de l’article de Charles Mazouer (cité p. 107) qui aboutissait à la conclusion que L’Annonce faite à Marie n’avait pas grand chose de commun avec le mystère médiéval, Jean-François Poisson-Gueffier insiste sur la grande indétermination des formes dramatiques médiévales et affirme, dans une démonstration juste esquissée, que « Claudel revient […] aux origines du mystère médiéval » (p. 110). Ce retour aboutit cependant moins à une figuration qu’à une transfiguration (p. 107 et p. 111) du mystère comme des autres formes médiévales. Celles-ci se donnent comme « espace de pure virtualité », « purs signifiants » (p. 115) que Claudel réinvestit. Il en va de même pour la fête des fous et la fête de l’âne qui apparaissent dans Jeanne d’Arc au bûcher et pour la danse macabre, à l’origine de La Danse des morts, qui voit selon Jean-François Poisson-Gueffier son « sens entièrement renouvelé » par un Claudel qui « retient la dénomination, mais en subvertit les fondements » (p. 126). On est alors loin du « retour au Moyen Âge » que stigmatisaient ses détracteurs.
Enfin, le dernier temps, « Repenser », est plus spécifiquement consacré à l’articulation entre le Moyen Âge et la modernité. Jean-François Poisson-Gueffier y montre comment le Moyen Âge peut servir à Claudel de « prisme » (p. 133) pour repenser la modernité. Il en prend deux exemples : celui du « Projet d’une église souterraine à Chicago », futuriste, où s’invite la figure de saint Brendan étudiée en première partie ; 118et celui du « Processionnal pour saluer le siècle nouveau » qui conjugue l’ouverture sur le « nouveau » avec une forme ancienne, héritée d’Adam de Saint-Victor (sur ce dernier point, qui est la seule incursion du côté de l’Œuvre poétique, les références bibliographiques sont étrangement absentes, alors que c’est un domaine qui a été étudié par Dominique Millet-Gérard, Catherine Mayaux ou encore Michel Murat). La dynamique inverse, celle qui consiste à « repenser le Moyen Âge à travers la modernité » fait l’objet d’une dernière section, où Jean-François Poisson-Gueffier prolonge les notations ponctuelles de la deuxième partie en montrant la modernisation dont le Moyen Âge est l’objet dans une œuvre dramatique qui ne cesse de regarder du côté des avant-gardes, et en insistant sur son introduction au sein de l’œuvre d’art totale à laquelle aspire Claudel. Se trouve alors réalisée une « modernité médiévale » (p. 140) qui n’est qu’apparemment paradoxale.
On ne peut qu’être frappé par l’ampleur du corpus claudélien et de la bibliographie mobilisés dans ces quelques pages qui tiennent effectivement le pari de la « synthèse ». Celle-ci, qui ne s’interdit pas les études de détails, permet d’aboutir à des propositions tout à fait intéressantes sur la signification et le caractère opératoire de la référence médiévale chez Claudel. La synthèse, dans sa brièveté, se paie cependant de quelques pages moins abouties, et la réflexion historique gagnerait à être affinée : faut-il vraiment maintenir que le début du xxe siècle fait montre d’un « profond rejet » (p. 12) du Moyen Âge, que le « médiévalisme » décline dans les années 1920 pour ne renaître qu’après la chute du Mur de Berlin (p. 21) – ce qui situerait Claudel « à contre-temps » (ibid.) –, alors même que Claudel assiste aux représentations des Théophiliens (p. 18), que les différentes étapes du procès de canonisation de Jeanne d’Arc (qui s’achève en 1920) suscitent une efflorescence d’œuvres (rappelées p. 17), que la référence médiévale est présente aussi bien chez un Péguy (régulièrement mentionné dans l’ouvrage) que chez un Apollinaire (cité en conclusion) ? Et s’il est vrai, comme le rappelle Jean-François Poisson-Gueffier (p. 17), que la recherche des sources à travers le catalogue de la bibliothèque de Brangues soit un exercice périlleux, il n’en reste pas moins que la connaissance que Claudel pouvait avoir de la signification de telle ou telle forme médiévale passe nécessairement par des ouvrages qui lui sont contemporains ou antérieurs, dont le Journal peut attester parfois la lecture – et non par une bibliographie plus récente, présente parfois au détriment de sources contemporaines de Claudel.
119Le livre de Jean-François Poisson-Gueffier s’avouait d’emblée « nécessairement incomplet » (p. 22). L’un des champs qui reste à exploiter est celui de la poésie des « feuilles de saints » que Claudel décline de la Corona benignitatis anni Dei aux Visages radieux et où se succèdent formes et figures médiévales. C’est probablement là que pourrait se défaire le « faisceau d’interrogations » (p. 135) que dresse Jean-François Poisson-Gueffier à propos de cette notation du Journal, en 1914 : « Les batailles de la Marne et de l’Aisne livrées avec S. Rémi au centre, Ste Geneviève à gauche et Jeanne d’Arc à droite » – où la métonymie géographique (Reims, Paris, Domrémy) affirme la présence surnaturelle du spirituel dans le temporel par le biais du patronage, dans une « tradition » dont il semble trop rapide d’affirmer qu’elle n’a « pas d’existence pour Claudel » (p. 148).
Premier ouvrage consacré par Jean-François Poisson-Gueffier à Claudel, Paul Claudel et le Moyen Âge ouvre une perspective d’une grande richesse. On ne peut que souhaiter vivement que les « virtualités » (p. 22) présentées dans cet essai se trouvent concrétisées et prolongées dans des travaux ultérieurs.
Marie-Ève Benoteau-Alexandre
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-14084-9
- EAN : 9782406140849
- ISSN : 2262-3108
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14084-9.p.0115
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 24/08/2022
- Périodicité : Quadrimestrielle
- Langue : Français