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Classiques Garnier

In the margins

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Bulletin de la Société Paul Claudel
    2022 – 2, n° 237
    . Claudel et l'Italie
  • Author: Benoteau-Alexandre (Marie-Ève)
  • Pages: 115 to 119
  • Journal: Bulletin of the Paul Claudel Society
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406140849
  • ISBN: 978-2-406-14084-9
  • ISSN: 2262-3108
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14084-9.p.0115
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 08-24-2022
  • Periodicity: Four-monthly
  • Language: French
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Jean-François Poisson-Gueffier, Paul Claudel et le Moyen Âge, Honoré Champion, 2022, 184 p.

Bref essai dun peu moins de 200 pages, louvrage de Jean-François Poisson-Gueffier, Paul Claudel et le Moyen Âge, se présente comme une « synthèse nécessairement incomplète [] des virtualités que recèle le médiévalisme claudélien » et multiplie les aperçus suggestifs sur ce qui est présenté comme « un cadre de réflexion privilégié », à savoir le « corpus médiéval » du théâtre de Claudel (p. 22-23).

Il sagit de rendre raison dun double malentendu. Celui, dabord, qui conduisit certains contemporains de Claudel à caricaturer ce dernier comme « un homme du Moyen Âge » (Fernand Gregh), irrémédiablement anachronique et, partant, illisible. Lautre, ensuite, qui consiste à laisser Claudel hors du champ du « médiévalisme », cette « étude de la référence discursive au Moyen Âge, entendu comme pôle de comparaison » dans les siècles postérieurs. La singularité de son positionnement qui nest ni celui dun Péguy, ni celui dun Bloy ou dun Huysmans, ni celui dun Apollinaire – si lon sintéresse à ses contemporains –, la spécificité des « syntagmes fondamentaux » de son Moyen Âge par rapport à ceux du cinéma par exemple (miracle, disputatio, eucharistie, chant, lecture du Livre vs bal, banquet, bataille, combat singulier, tournoi, bûcher, cérémonies, jongleurs et baladins, siège du château, p. 98) disent assez les raisons pour lesquelles le « paradigme médiéval » de Claudel, lun des « plus éclectiques et profus qui soient » (p. 21), est jusquici peu étudié pour lui-même. Lobjet de lessai est donc de réussir à cerner cette spécificité, tout en rendant aux références médiévales dans lœuvre de Claudel, contre ses détracteurs, leur grande modernité.

Lessai sarticule en trois temps. Le premier, « Penser », sintéresse à la représentation que se fait Claudel du monde, de la pensée et de la langue médiévaux. Après avoir rappelé que le Moyen Âge ne se réduisait pas pour Claudel à une période historique chronologiquement bien définie – puisque LÉchange doit donner « limpression dune espèce de Moyen Âge américain » –, Jean-François Poisson-Gueffier montre un premier décalage entre la conception claudélienne, centrée sur les rustici, le peuple (dont Jeanne dArc sera une figure exemplaire), et la tradition 116courtoise dont le centre de gravité se situe dans laristocratie. Est ensuite étudiée la coïncidence entre les mécanismes de pensée claudéliens et ceux que déploie le Moyen Âge autour de lallégorie. « Même tournure de pensée, [] même vision du monde et de son ordonnance » (p. 42), lallégorie claudélienne, qui transparaît tout aussi bien dans les figures allégoriques de certaines pièces que dans les mécanismes à lœuvre dans lexégèse, a peu à voir avec le symbolisme de la fin du xixe siècle, ou plus exactement Claudel revivifie lallégorie symboliste en restaurant sa portée religieuse. Pour autant, le Moyen Âge conserve pour Claudel une « irréductible altérité » dont il sétonne ou sémerveille, au fil des pages du Journal ou des textes en prose. Du côté de la « langue médiévale », sont relevées les « profondes analogies » (p. 58) entre la pensée dIsidore de Séville et celle de Claudel, tant dans la conception de létymologie que dans lattention portée à la lettre ou au nom. Si les mécanismes de pensée apparaissent bel et bien parents, on peut cependant douter que Claudel ait effectivement lu les Étymologies (contrairement à ce quune formule du bas de la page 51 laisse entendre ; nous préférons sur ce point la prudence de Dominique Millet-Gérard qui, dans Paul Claudel et les Pères de lÉglise, accorde une part très résiduelle à Isidore en suggérant lauto-dérision dont fait preuve Claudel là où Jean-François Poisson-Gueffier lit un signe de « révérence ») ; de même, le traitement de lonomastique et, par exemple, le symbolisme de la colombe (p. 57), sont des éléments pour lesquels le texte biblique lui-même apparaît dune influence plus décisive quIsidore (cf. les vers consacrés à la nomination, en référence à la Genèse, dans « Les Muses »).

Le deuxième temps sintitule « Écrire » et porte sur la manière et les lieux où le Moyen Âge sinscrit dans lœuvre dramatique de Claudel. Une première section y dresse un catalogue de figures ou de « mythèmes » médiévaux, qui sont autant de façons de relire le théâtre de Claudel et de dessiner une « médiévité en liberté » (p. 96). Jean-François Poisson-Gueffier, sappuyant sur de nombreux travaux critiques, analyse à la fois la présence explicite et répétée de figures médiévales (Jeanne dArc, Christophe Colomb, saint Brendan, Tristan, Roland) et de « mythèmes » issus des romans arthuriens (cest alors loccasion dune relecture tout à fait stimulante du Repos du septième jour), et la complexité de cette référence, croisée à dautres influences, singulière (notamment pour ce qui concerne Jeanne dArc) dans le champ des productions contemporaines. Sa connaissance précise de la littérature médiévale lui permet de proposer des rapprochements nouveaux, en voyant notamment, dans le 117portrait de Strombo de LEndormie, une « récriture conjecturale dune tirade du Jeu de la Feuillée » dAdam de la Halle (p. 89). La multiplicité de ces références naboutit toutefois pas à la construction dun univers médiéval entièrement cohérent et Jean-François Poisson-Gueffier affirme alors que, dans lœuvre de Claudel, « tout univers médiéval ne vaut que comme figuration de léternité dans le temps des hommes » (p. 99) – réflexion sur le rapport au temps que prolongera le dernier temps de louvrage en situant le Moyen Âge claudélien non « derrière soi », dans le passé, mais bien plutôt « devant soi », en tant qu« ensemble de structures, de motifs et dimages propres à modeler une représentation de lavenir » (p. 135) et conférant par là au passé une valeur d« éternité ». La deuxième section quant à elle, après quelques pages sur linscription de lancien français dans la langue de Claudel, est consacrée à la reprise des formes dramatiques médiévales que sont le « drame liturgique » (que Jean-François Poisson-Gueffier associe au Chemin de la croix no 2), le « mystère » (étiquette sous laquelle Claudel range un temps LAnnonce faite à Marie) et la « moralité » (terme par lequel Claudel désigne LHomme et son désir et LHistoire de Tobie et de Sara). Prenant le contre-pied de larticle de Charles Mazouer (cité p. 107) qui aboutissait à la conclusion que LAnnonce faite à Marie navait pas grand chose de commun avec le mystère médiéval, Jean-François Poisson-Gueffier insiste sur la grande indétermination des formes dramatiques médiévales et affirme, dans une démonstration juste esquissée, que « Claudel revient [] aux origines du mystère médiéval » (p. 110). Ce retour aboutit cependant moins à une figuration quà une transfiguration (p. 107 et p. 111) du mystère comme des autres formes médiévales. Celles-ci se donnent comme « espace de pure virtualité », « purs signifiants » (p. 115) que Claudel réinvestit. Il en va de même pour la fête des fous et la fête de lâne qui apparaissent dans Jeanne dArc au bûcher et pour la danse macabre, à lorigine de La Danse des morts, qui voit selon Jean-François Poisson-Gueffier son « sens entièrement renouvelé » par un Claudel qui « retient la dénomination, mais en subvertit les fondements » (p. 126). On est alors loin du « retour au Moyen Âge » que stigmatisaient ses détracteurs.

Enfin, le dernier temps, « Repenser », est plus spécifiquement consacré à larticulation entre le Moyen Âge et la modernité. Jean-François Poisson-Gueffier y montre comment le Moyen Âge peut servir à Claudel de « prisme » (p. 133) pour repenser la modernité. Il en prend deux exemples : celui du « Projet dune église souterraine à Chicago », futuriste, où sinvite la figure de saint Brendan étudiée en première partie ; 118et celui du « Processionnal pour saluer le siècle nouveau » qui conjugue louverture sur le « nouveau » avec une forme ancienne, héritée dAdam de Saint-Victor (sur ce dernier point, qui est la seule incursion du côté de lŒuvre poétique, les références bibliographiques sont étrangement absentes, alors que cest un domaine qui a été étudié par Dominique Millet-Gérard, Catherine Mayaux ou encore Michel Murat). La dynamique inverse, celle qui consiste à « repenser le Moyen Âge à travers la modernité » fait lobjet dune dernière section, où Jean-François Poisson-Gueffier prolonge les notations ponctuelles de la deuxième partie en montrant la modernisation dont le Moyen Âge est lobjet dans une œuvre dramatique qui ne cesse de regarder du côté des avant-gardes, et en insistant sur son introduction au sein de lœuvre dart totale à laquelle aspire Claudel. Se trouve alors réalisée une « modernité médiévale » (p. 140) qui nest quapparemment paradoxale.

On ne peut quêtre frappé par lampleur du corpus claudélien et de la bibliographie mobilisés dans ces quelques pages qui tiennent effectivement le pari de la « synthèse ». Celle-ci, qui ne sinterdit pas les études de détails, permet daboutir à des propositions tout à fait intéressantes sur la signification et le caractère opératoire de la référence médiévale chez Claudel. La synthèse, dans sa brièveté, se paie cependant de quelques pages moins abouties, et la réflexion historique gagnerait à être affinée : faut-il vraiment maintenir que le début du xxe siècle fait montre dun « profond rejet » (p. 12) du Moyen Âge, que le « médiévalisme » décline dans les années 1920 pour ne renaître quaprès la chute du Mur de Berlin (p. 21) – ce qui situerait Claudel « à contre-temps » (ibid.) –, alors même que Claudel assiste aux représentations des Théophiliens (p. 18), que les différentes étapes du procès de canonisation de Jeanne dArc (qui sachève en 1920) suscitent une efflorescence dœuvres (rappelées p. 17), que la référence médiévale est présente aussi bien chez un Péguy (régulièrement mentionné dans louvrage) que chez un Apollinaire (cité en conclusion) ? Et sil est vrai, comme le rappelle Jean-François Poisson-Gueffier (p. 17), que la recherche des sources à travers le catalogue de la bibliothèque de Brangues soit un exercice périlleux, il nen reste pas moins que la connaissance que Claudel pouvait avoir de la signification de telle ou telle forme médiévale passe nécessairement par des ouvrages qui lui sont contemporains ou antérieurs, dont le Journal peut attester parfois la lecture – et non par une bibliographie plus récente, présente parfois au détriment de sources contemporaines de Claudel.

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Le livre de Jean-François Poisson-Gueffier savouait demblée « nécessairement incomplet » (p. 22). Lun des champs qui reste à exploiter est celui de la poésie des « feuilles de saints » que Claudel décline de la Corona benignitatis anni Dei aux Visages radieux et où se succèdent formes et figures médiévales. Cest probablement là que pourrait se défaire le « faisceau dinterrogations » (p. 135) que dresse Jean-François Poisson-Gueffier à propos de cette notation du Journal, en 1914 : « Les batailles de la Marne et de lAisne livrées avec S. Rémi au centre, Ste Geneviève à gauche et Jeanne dArc à droite » – où la métonymie géographique (Reims, Paris, Domrémy) affirme la présence surnaturelle du spirituel dans le temporel par le biais du patronage, dans une « tradition » dont il semble trop rapide daffirmer quelle na « pas dexistence pour Claudel » (p. 148).

Premier ouvrage consacré par Jean-François Poisson-Gueffier à Claudel, Paul Claudel et le Moyen Âge ouvre une perspective dune grande richesse. On ne peut que souhaiter vivement que les « virtualités » (p. 22) présentées dans cet essai se trouvent concrétisées et prolongées dans des travaux ultérieurs.

Marie-Ève Benoteau-Alexandre