Le Pain dur
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
2022 – 2, n° 237. Claudel et l'Italie - Auteur : Le Roux (Monique)
- Pages : 123 à 125
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
LE PAIN DUR
Au Théâtre des Déchargeurs a été créé, début 2022, Le Pain dur, la deuxième pièce de la trilogie de Paul Claudel, dans une très belle mise en scène de Salomé Broussky.
En 1913, Paul Claudel, consul général à Hambourg, commence à écrire la suite de L’Otage qu’il termine à l’automne 1914 et remanie pour la création française en 1949 au Théâtre de l’Atelier par André Barsacq. « Je doute pourtant que la pièce ait beaucoup de succès, tous les personnages étant violemment antipathiques ». De fait Le Pain dur ne fait pas partie des pièces les plus représentées dans l’œuvre de Paul Claudel. Elle évoque pourtant une époque rarement représentée au théâtre, du moins sur ce mode, de la mise en lumière du capitalisme triomphant et de l’opportunisme politique. Salomé Broussky avait déjà été présente, avec sa compagnie La Grande Ourse, au Théâtre des Déchargeurs pour La Révolte de Villiers de l’Isle Adam. Cette fois elle n’a pas craint d’affronter un texte caractérisé par une « absence complète de lyrisme et de tirades », selon son auteur. Même si elle n’éprouve pas le besoin de justifier son choix par l’actualité, elle insiste sur le pouvoir destructeur de l’argent et l’absence de limites dans un monde sans Dieu.
Le Pain dur se situe sous le règne de Louis-Philippe, une trentaine d’années après L’Otage, qui a vu naître Louis, l’enfant de Sygne de Coûfontaine et de Toussaint Turelure, fils de bûcheron, ancien révolutionnaire, alors baron, puis comte de l’Empire et préfet de la Marne. Elle a pour cadre la bibliothèque du monastère cistercien de Coûfontaine, décrite dans L’Otage, mais « tous les livres ont été enlevés des rayons et on en voit des piles çà et là sur le plancher. Désordre et poussière » : le monastère va être transformé en papeterie. Le nombre de personnages est réduit à cinq, quatre interprètes dans l’adaptation de Salomé Broussky. Turelure est devenu le Maréchal Comte de Coûfontaine, président du conseil des ministres. Il vit avec Sichel, juive, pianiste de renommée internationale, qu’il empêche de jouer, et est en relation d’affaires avec son père, Ali Habenichts. Une autre jeune femme, Lumir, comtesse polonaise, doit épouser le fils, Louis, à son retour d’Algérie. Ainsi 124Claudel, tout en donnant à ses personnages une puissante incarnation, les symbolise : « le capitalisme, issu de la Révolution, qui est Toussaint Turelure ; le colonialisme, qui est son fils ; le nationalisme, qui est Lumir ; le féminisme qui est Sichel ; le matérialisme économique, qui est Ali Habenichts ».
Salomé Broussky a ramené le spectacle à une durée d’une heure quarante. Elle a supprimé les quelques scènes qui réunissent les cinq personnages ; le même interprète tient le rôle des deux pères, Turelure et Ali Habenichts, en partie par nécessité d’une production modeste, en partie par choix de la tension dramatique au sein du seul quatuor. Ainsi elle a supprimé le long discours en ouverture en l’honneur du Roi des Français, prononcé par Turelure, entendu dans une autre pièce par Sichel et Lumir. Les premières répliques vont alors droit au ressort principal de l’action : « Vous me direz que cela ne vous rend pas vos dix mille francs ». Elles s’échangent sur un plateau presque nu, au sol recouvert de tapis, avec un fauteuil, une table de jeux, un chandelier, quelques piles de livres dispersés, promis au feu par Turelure. Attirent surtout l’attention, fidèle aux didascalies, « un grand crucifix appuyé contre le mur » et à la place quatre portraits de Louis-Philippe. Salomé Broussky a elle-même conçu un décor adapté à n’importe quelle salle et des costumes aux couleurs violemment contrastées, comme celles du jeu de tarots, référence de Claudel lui-même.
Le plateau de petites dimensions aux Déchargeurs permet de voir le jeu comme en gros plan. Les interprètes, tous les quatre sortis du Conservatoire national supérieur d’art dramatique à des époques différentes, servent magnifiquement ce texte difficile. Daniel Martin, familier de Claudel grâce au Soulier de satin, mis en scène par Antoine Vitez, parvient, à de certains moments, à prêter une humanité touchante à un personnage en apparence dépourvu, dans son aveu : « J’ai peur de la mort » ou sa demande en mariage à Lumir. Il se métamorphose de manière convaincante en Ali Habenichts. D’entrée Marilou Aussilloux (Lumir) et Sarah Jeanne Sauvegrain (Sichel), déjà présente dans La Révolte, dessinent leur personnage avec un netteté et une force, qui se retrouvent par la suite, en particulier dans les scènes d’affrontement avec Turelure ou Louis (Étienne Galharague). Celui-ci est dans la situation difficile d’entrer en scène au début de l’acte II, quand ses trois partenaires se sont déjà imposés. Mais il s’affirme progressivement en particulier à l’acte III, dans les tête-à-tête avec Lumir. Tous les quatre donnent pleinement vie à « la cupidité par quoi marche Toussaint Turelure, l’espérance enragée 125qui est Ali Habenichts et sa fille, le sentiment de l’honneur militaire et du devoir envers le camarade qui est tout ce que le capitaine Louis-Napoléon Turelure a gardé de la race féodale, la passion exclusive et fanatique de la patrie qui anime Lumir ».
Monique Le Roux
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-14084-9
- EAN : 9782406140849
- ISSN : 2262-3108
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14084-9.p.0123
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 24/08/2022
- Périodicité : Quadrimestrielle
- Langue : Français