Hommage Moriaki Watanabe
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
2021 – 3, n° 235. La fabrique d’un opéra – La création du Soulier de satin - Auteur : Wasserman (Michel)
- Pages : 133 à 134
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
Hommage
Moriaki Watanabe
Il y a quelque chose de kaléidoscopique dans l’œuvre de Moriaki Watanabe, qui nous a quittés le 11 avril dernier à l’âge de 88 ans, laissant orphelins de son inépuisable énergie des domaines qui ont rarement l’occasion de coexister. Il fut en effet tout à la fois universitaire, traducteur, essayiste, mais sans doute eût-il souhaité que l’on retînt avant toute chose de son parcours le travail de mise en scène théâtrale auquel il se voua pratiquement sans interruption à partir des années soixante-dix. Dans le monde un peu grisâtre des études françaises du dernier tiers du siècle dernier au Japon, Moriaki (il s’était fait un prénom, cela n’est pas donné à tout le monde) tranchait d’abord par son extraordinaire maîtrise du français parlé, et par une sorte d’activisme totalement décomplexé qui le faisait passer comme par système d’un domaine à un autre : qui peut en effet se targuer d’avoir traduit et publié dès les années soixante l’essentiel de l’œuvre de Jean Racine, se constituant ainsi le matériau de ses mises en scène à venir (il monta cinq des tragédies, dont une Phèdre qu’il emmena jusqu’à Chaillot en 88), avant de remporter le Prix Yomiuri 2006 pour sa traduction du Sur Racine de Barthes ? Certaines trajectoires ont de merveilleuses cohérences.
Né en 1933, il étudie la littérature française à l’Université de Tokyo, où il est successivement maître de conférences (1971) puis professeur (1978), avant de fonder en 1988 un laboratoire de Cultural studies dont il assure la direction. Professeur émérite en 1993, il est vice-président de l’Université des Ondes (télé-enseignement) jusqu’en 2007, puis directeur du Centre de recherche sur les Arts du spectacle de l’Université d’Art et de Design de Kyoto, où il prend sa retraite en 2014.
En 1970, il s’associe avec le grand acteur de nô Hisao Kanze pour fonder un groupe expérimental, Mei no kai, où il met en scène Eschyle et Sénèque. À compter de 1979, il met en scène sur une base annuelle pour la compagnie En. Il y dirige notamment des tragédies de Racine, dans une présentation qui doit souvent aux formes traditionnelles japonaises telles qu’elles ont été revisitées par l’avant-garde des années soixante. 134Fondant son propre groupe théâtral, les Jardins suspendus, en 1996, il y adaptera notamment en empruntant au nô des textes poétiques et dramatiques de Claudel, à qui il avait consacré sa thèse de doctorat (Genèse et structure des œuvres de jeunesse, Tokyo, Chuokoron, 1975, en japonais), et qui constitua le principal point d’ancrage d’une œuvre de chercheur et de traducteur protéiforme où l’on relève notamment l’introduction au Japon de la pensée de Foucault. Il publie en 2005 sa traduction du Soulier de Satin, dotée d’un formidable appareil critique (l’une et l’autre résument à ses yeux un demi-siècle de recherches claudéliennes), et le metteur en scène en tire un spectacle de huit heures donné à Kyoto en 2016, puis à Shizuoka en 2018. Titulaire de distinctions honorifiques prestigieuses de la part des gouvernements français et japonais, il est correspondant de notre Académie des Sciences morales et politiques (2004), et venait d’être élu à l’Académie japonaise des Arts (décembre 2020).
Lors du colloque organisé en 2018 à la Maison franco-japonaise à l’occasion du cent-cinquantième anniversaire de la naissance de Claudel, et agissant en l’occurrence à titre de président de séance au moment de l’intervention de Moriaki, le grand francisant Nobutaka Miura, vice-président du Conseil d’administration de la Maison, présenta son ancien professeur à l’Université de Tokyo avec un mélange d’humour et de vénération : celui dont on allait entendre le discours sur « Claudel, Mallarmé et le Japon » était à l’en croire « l’empereur des études françaises, un empereur qui toutefois », ajoutait-il en une allusion malicieuse à l’actualité japonaise, n’était « pas prêt d’abdiquer ! ».
De fait, Moriaki n’abdiqua pas, on peut compter sur lui au contraire pour qu’il ait travaillé jusqu’à son dernier souffle, notamment à cette nouvelle traduction de L’Oiseau noir dans le soleil levant, une œuvre qui ne pouvait que lui tenir particulièrement à cœur.
Il nous faut apprendre à vivre sans lui. Il ne nous y avait pas habitués.
Michel Wasserman
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12711-6
- EAN : 9782406127116
- ISSN : 2262-3108
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12711-6.p.0133
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 29/12/2021
- Périodicité : Quadrimestrielle
- Langue : Français