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Classiques Garnier

Hommage Moriaki Watanabe

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Hommage

Moriaki Watanabe

Il y a quelque chose de kaléidoscopique dans lœuvre de Moriaki Watanabe, qui nous a quittés le 11 avril dernier à lâge de 88 ans, laissant orphelins de son inépuisable énergie des domaines qui ont rarement loccasion de coexister. Il fut en effet tout à la fois universitaire, traducteur, essayiste, mais sans doute eût-il souhaité que lon retînt avant toute chose de son parcours le travail de mise en scène théâtrale auquel il se voua pratiquement sans interruption à partir des années soixante-dix. Dans le monde un peu grisâtre des études françaises du dernier tiers du siècle dernier au Japon, Moriaki (il sétait fait un prénom, cela nest pas donné à tout le monde) tranchait dabord par son extraordinaire maîtrise du français parlé, et par une sorte dactivisme totalement décomplexé qui le faisait passer comme par système dun domaine à un autre : qui peut en effet se targuer davoir traduit et publié dès les années soixante lessentiel de lœuvre de Jean Racine, se constituant ainsi le matériau de ses mises en scène à venir (il monta cinq des tragédies, dont une Phèdre quil emmena jusquà Chaillot en 88), avant de remporter le Prix Yomiuri 2006 pour sa traduction du Sur Racine de Barthes ? Certaines trajectoires ont de merveilleuses cohérences.

Né en 1933, il étudie la littérature française à lUniversité de Tokyo, où il est successivement maître de conférences (1971) puis professeur (1978), avant de fonder en 1988 un laboratoire de Cultural studies dont il assure la direction. Professeur émérite en 1993, il est vice-président de lUniversité des Ondes (télé-enseignement) jusquen 2007, puis directeur du Centre de recherche sur les Arts du spectacle de lUniversité dArt et de Design de Kyoto, où il prend sa retraite en 2014.

En 1970, il sassocie avec le grand acteur de nô Hisao Kanze pour fonder un groupe expérimental, Mei no kai, où il met en scène Eschyle et Sénèque. À compter de 1979, il met en scène sur une base annuelle pour la compagnie En. Il y dirige notamment des tragédies de Racine, dans une présentation qui doit souvent aux formes traditionnelles japonaises telles quelles ont été revisitées par lavant-garde des années soixante. 134Fondant son propre groupe théâtral, les Jardins suspendus, en 1996, il y adaptera notamment en empruntant au nô des textes poétiques et dramatiques de Claudel, à qui il avait consacré sa thèse de doctorat (Genèse et structure des œuvres de jeunesse, Tokyo, Chuokoron, 1975, en japonais), et qui constitua le principal point dancrage dune œuvre de chercheur et de traducteur protéiforme où lon relève notamment lintroduction au Japon de la pensée de Foucault. Il publie en 2005 sa traduction du Soulier de Satin, dotée dun formidable appareil critique (lune et lautre résument à ses yeux un demi-siècle de recherches claudéliennes), et le metteur en scène en tire un spectacle de huit heures donné à Kyoto en 2016, puis à Shizuoka en 2018. Titulaire de distinctions honorifiques prestigieuses de la part des gouvernements français et japonais, il est correspondant de notre Académie des Sciences morales et politiques (2004), et venait dêtre élu à lAcadémie japonaise des Arts (décembre 2020).

Lors du colloque organisé en 2018 à la Maison franco-japonaise à loccasion du cent-cinquantième anniversaire de la naissance de Claudel, et agissant en loccurrence à titre de président de séance au moment de lintervention de Moriaki, le grand francisant Nobutaka Miura, vice-président du Conseil dadministration de la Maison, présenta son ancien professeur à lUniversité de Tokyo avec un mélange dhumour et de vénération : celui dont on allait entendre le discours sur « Claudel, Mallarmé et le Japon » était à len croire « lempereur des études françaises, un empereur qui toutefois », ajoutait-il en une allusion malicieuse à lactualité japonaise, nétait « pas prêt dabdiquer ! ».

De fait, Moriaki nabdiqua pas, on peut compter sur lui au contraire pour quil ait travaillé jusquà son dernier souffle, notamment à cette nouvelle traduction de LOiseau noir dans le soleil levant, une œuvre qui ne pouvait que lui tenir particulièrement à cœur.

Il nous faut apprendre à vivre sans lui. Il ne nous y avait pas habitués.

Michel Wasserman