Concert
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
2015 – 2, n° 216. Vocal et pictural dans Le Soulier de satin - Auteur : Lécroart (Pascal)
- Pages : 93 à 98
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
Jeanne d’Arc au bûcher à la Philarmonie de Paris.
Les deux représentations de Jeanne d’Arc au bûcher les 4 et 5 mars derniers à la Philharmonie de Paris ont fait figure d’événement. Il faut dire que, depuis 2005 et les célébrations des cinquantenaires de la mort de Claudel et d’Honegger, l’œuvre était devenue rare, notamment sur Paris, à l’exception d’une double exécution les 28 et 29 novembre 2010, à la Salle Pleyel : Serge Baudo dirigeait l’Orchestre symphonique de Prague avec, déjà, Marion Cotillard et, à l’époque, Xavier Gallais dans le rôle de Frère Dominique.
Jeanne d’Arc au bûcher bénéficie régulièrement du prestige de l’interprète du rôle titre et, depuis Claude Nollier en 1950 et Ingrid Bergman en 1953, on sait combien sont nombreuses les vedettes de cinéma à s’être risquées dans le rôle : Brigitte Fossey Marie-Christine Barrault, Marthe Keller, Isabelle Huppert, Dominique Sanda, Jeanne Balibar, Sylvie Testud, Fanny Ardant, Romane Bohringer, Marianne Denicourt. Si, aujourd’hui, la sonorisation permet à des voix peu puissantes de passer – sans doute trop facilement – la rampe, le caractère singulier de l’ouvrage avec les nombreux passages en mélodrame nécessitant une synchronisation parfaite avec l’orchestre – avec parfois une notation rythmique de la voix parlée prévue par Honegger – nécessite un travail tout à fait singulier. Le choix de Marion Cotillard dépasse heureusement le seul affichage publicitaire : en 1992, à 17 ans, elle avait vu sa propre mère, l’actrice Niseema Theillaud, interpréter l’œuvre à la cathédrale d’Orléans sous la direction de Jean-Marc Cochereau et dans une réalisation scénique de son père, Jean-Claude Cotillard. Les 5 et 6 mai 2005, dans le même cadre, c’est elle qui avait, cette fois, interprété le rôle au côté de Christophe Maltot avec le même chef. Depuis l’été 2012, de nouvelles représentations ont été organisées dans le cadre du Festival Saito Kinen Matsumoto, au Japon, placé sous l’autorité de Seiji Ozawa, habitué de l’œuvre qu’il a enregistrée deux fois. C’est au jeune chef Kazuki Yamada qu’il a confié cette fois la direction de l’orchestre, tandis que Côme de Bellescize assurait la réalisation scénique. Cette production a ensuite tourné cette année avec, à chaque fois, des orchestres et des chœurs locaux, comme à l’époque de la grande tournée Rossellini-Bergman : d’abord à Monaco le dimanche 8 février, avec l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo,
puis à Toulouse le 14 février, avec l’Orchestre National du Capitole de Toulouse, enfin à Paris avec, cette fois, l’Orchestre Philharmonique de Paris. Notons que cette tournée se poursuivra à New York où l’œuvre sera donnée les 10, 11, 12 et 13 juin avec l’Orchestre Philharmonique de New-York sous la direction, cette fois, d’Alan Gilbert.
On aurait pu s’attendre à une simple exécution de concert. En fait, le metteur en scène, Cosme de Bellescize, a pu bénéficier, dans une salle qui n’est pas encore pleinement achevée, d’une disposition scénique intéressante : au fond, deux gradins fortement inclinés sur lesquels prend place le chœur. Entre les gradins, un passage donnant accès à une petite scène, surplombant en partie la place réservée à l’orchestre, avec l’indispensable poteau. L’orchestre est entièrement entouré d’une passerelle qui communique avec la scène par quelques marches. Le dispositif est à la fois sobre et harmonieux, et paraît d’emblée intéressant : la scène à 2 étages souhaitée par Claudel se retrouve ainsi dans l’opposition entre la petite scène surmontée du poteau et la passerelle. La réalisation tient à la fois de l’exécution de concert et de la réalisation scénique. Une troupe d’enfants aux costumes très colorés pourra ainsi animer la scène de ses interventions, de la scène iv du procès jusqu’à la scène ix. Les acteurs et chanteurs auront également droit à de beaux costumes, strictement conformes aux attentes du texte et jouant sans réticence les références religieuses attendues : habit de dominicain pour Frère Dominique et costume de l’Évêque pour Porcus complété par le traditionnel groin postiche. Même la Vierge qui apparaît à la dernière scène sera revêtue de son traditionnel habit bleu très saint-sulpicien. Les moyens feront néanmoins défaut lorsqu’il faudra animer la scène du jeu de cartes ou les retrouvailles d’Heurtebise et de Mère aux Tonneaux. En dehors d’Éric Génovèse qui joue Frère Dominique, il revient à Christian Gonon d’interpréter les différents rôles parlés : la tâche requiert de sa part beaucoup d’énergie – il n’en manque pas – mais nuit à la compréhension des textes dialogués. Pour le jeu de cartes, il devra donc faire les différents protagonistes, simplement aidé des deux chanteurs portant des costumes anachroniques de dictateurs mafieux et venant se disposer sur la passerelle juste derrière le chef. Pour la scène viii, deux marionnettes serviront de truchement pour représenter Heurtebise et Mère aux Tonneaux devant l’assemblée des enfants. L’attention n’est ainsi jamais détournée de l’essentiel : Jeanne et le couple qu’elle forme avec Frère Dominique. Depuis Ingrid Bergman, il n’est plus possible d’imaginer une Jeanne constamment attachée à son poteau et Isabelle Huppert,
dans la mise en scène de Claude Régy, à l’Opéra Bastille en 1992, ne restait pas constamment isolée dans la cavité de l’arbre qui dominait la scène de plusieurs mètres. En dehors de la dernière scène, Jeanne sera donc mobile, établissant une vraie complicité avec Frère Dominique qui n’est pas ici le vieil homme que beaucoup d’interprétations imposent. Les attitudes sur scène sont parfois belles, notamment dans la scène de rencontre où le grand livre sera finalement disposé sur le sol pour faciliter sa lecture. Elles deviennent néanmoins un peu trop traditionnellement théâtrales et l’engagement enthousiaste de Marion Cotillard se fait ici au détriment de la sobriété et de l’intériorité.
Du côté de l’interprétation musicale, on ne peut que saluer le travail de Kazuki Yamada, ancien lauréat du concours de Besançon, chef principal du Japan Philharmonic Orchestra, et chef principal invité de l’Orchestre de la Suisse Romande et de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo. Il maîtrise parfaitement son orchestre, commande avec précision les choristes, prend des tempi toujours justes et manie remarquablement les nuances, en particulier lorsqu’il s’agit de doser l’équilibre de l’orchestre avec les voix chantées ou parlées. L’acoustique claire de cette nouvelle salle permet une très bonne perception sonore. Le problème posé est celui de l’adéquation entre l’architecture de la Philharmonie et la disposition des effectifs musicaux : le public se répartissant à la fois derrière le chef, au parterre ou sur les deux niveaux de balcons, mais aussi sur les deux côtés de la scène, la perception et l’équilibre des différentes forces musicales ne peuvent pas être les mêmes selon l’emplacement dans la salle. Ainsi, lorsque les chanteurs se positionnent sur les passerelles latérales, leurs voix parviennent très difficilement pour les spectateurs placés au-dessus qui sont également privés de leur vue ! En revanche, les chœurs, placés en fond de scène, se font très bien entendre et lorsque les saintes (Simone Osborne et Faith Sherman) ou la Vierge (Anne-Catherine Gillet, remarquable) interviennent à leur côté, les voix parviennent avec une très grande clarté, mais au détriment de l’orchestre si l’on est placé trop près d’elles. Un autre problème s’ajoute : l’amplification des voix parlées des acteurs que deux grosses enceintes relaient au-dessus des chœurs : si l’on est placé sur le côté en hauteur, ces voix parlées ont une présence beaucoup trop forte qui déséquilibre totalement l’acoustique de l’ensemble. C’est d’autant plus dommage que Marion Cotillard a fait preuve d’une attention rare à l’écriture occasionnellement rythmée de son texte : la synchronisation rigoureuse avec l’orchestre sont une des clés de l’efficacité de l’ouvrage.
Mais si le parlé s’impose trop, le théâtre l’emporte sur la musique et met l’œuvre en porte-à-faux avec sa nature propre. Ainsi, lors de la scène du procès, Porcus (Donald Litaker, manquant un peu de puissance) ne peut s’imposer dans le dialogue avec les acteurs, tandis que sa voix ressort insuffisamment face aux chœurs. En fonction de la répartition du public dans la salle, la perception de l’exécution a donc été très différente : il fallait être plutôt placé au parterre, derrière le chef, pour bénéficier du meilleur équilibre sonore et profiter pleinement de la représentation.
Ces considérations critiques sont aussi liées à une salle toute récente dont les aménagements ne sont pas terminés. On se réjouit que Jeanne d’Arc au bûcher ait été choisie parmi les premières grandes œuvres présentées à la Philharmonie, entièrement pleine pour deux soirées consécutives. L’équilibre complexe exigé par l’ouvrage n’était sans doute pas pleinement atteint, mais il était réconfortant de voir les interprètes manifester un tel engagement dans cette exécution qui a obtenu un très large succès.
Distribution |
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Marion Cotillard |
Jeanne |
Éric Génovèse (Sociétaire de la Comédie-Française) |
Frère Dominique |
Christian Gonon (Sociétaire de la Comédie-Française) |
Narrateur |
Simone Osborne |
Marguerite |
Anne-Catherine Gillet |
La Vierge |
Faith Sherman |
Catherine |
Thomas Blondelle |
Porcus |
Steven Humes |
Un Héraut |
Lionel Sow |
chef de chœur |
Côme de Bellescize |
Mise en scène |
Sigolène de Chassy |
Décors |
Thomas Costerg |
Lumières |
Colombe Lauriot |
Costumes |
Orchestre de Paris |
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Chœur de l’Orchestre de Paris |
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Chœur d’enfants de l’Orchestre de Paris |
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Kazuki Yamada |
Direction |
Jeanne d’Arc au bûcher en CD et DVD.
Au moment même des représentations à la Philharmonie, un nouvel enregistrement de Jeanne d’Arc au bûcher en CD était mis en vente : il s’agit de la version barcelonaise avec Marion Cotillard et Xavier Gallais, les Barcelona Symphony & Catalonia National Orchestra étant placés sous la direction de Marc Soustrot.
L’enregistrement de concert effectué le 17 novembre 2012 est également disponible depuis le 10 mars en DVD après avoir été diffusé à l’époque de la création par internet sur medici.tv : des extraits sont toujours disponibles sur youtube. Il s’agit cette fois uniquement d’une version de concert. Faut-il l’avouer ? Privée de toute théâtralisation, l’œuvre n’en paraît que plus forte et plus dense, et l’interprétation de Marion Cotillard y trouve une intériorité qu’elle perdait sur la scène de la Philharmonie : l’immobilité s’impose et son visage, régulièrement filmé en gros plan, témoigne d’une émotion intense, qui va jusqu’aux larmes, et touche immédiatement le spectateur. Si la captation a, là encore, tendance à valoriser un peu trop les voix des solistes – mais cette fois, voix parlées et chantées sont mises sur le même plan –, elle procure une séduction immédiate. Il est toujours plaisant d’observer le travail des chanteurs ou des instrumentistes – dont les ondes Martenot jouées essentiellement avec la bague sur un doigt. Les chœurs sont bons et l’accent n’est presque pas perceptible. L’orchestre est bien capté, ce qui met en valeur la diversité des timbres, et le chef prend des choix de tempi pertinents : l’air de Porcus est d’un dynamisme saisissant. La captation en concert explique certaines approximations qu’un enregistrement de studio aurait corrigées, mais elle rend pleinement justice à la dramaturgie musicale d’Honegger. Ce n’est certainement pas, musicalement, la version de référence1 – celle, ancienne, de Serge Baudo avec l’orchestre philharmonique tchèque chez Supraphon étant toujours la plus recommandable2 – mais le DVD est assurément aujourd’hui le meilleur outil pour découvrir l’œuvre telle que Claudel et Honegger l’ont construite et telle qu’elle a d’abord été donnée en version de concert. On apprécie également un sous-titrage disponible en français – utile pour les passages en latin et pour bien comprendre le texte lors des superpositions de voix –, en anglais, en allemand et même en japonais :
voilà de quoi conforter encore le rayonnement international de l’ouvrage. Avec le film de Rossellini, récemment évoqué dans le bulletin, et la version de Montpellier de 2006 dirigée par Alain Altinoglu et mise en scène par Jean-Paul Scarpitta avec Sylvie Testud, c’est la troisième version disponible à ce jour en DVD.
Distribution |
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Marion Cotillard |
Jeanne d’Arc |
Xavier Gallais |
Frère Dominique |
Eric Martin-Bonnet |
Une Voix, Un Héraut, Un Paysan |
Carles Romero Vidal |
Un Héraut, l’Âne, Bedford, Jean de Luxembourg, Heurtebise, Paysan |
Pep Planas |
L’Appariteur, Robert de Chartres, Guillaume de Flavy, Perrot, Un Prêtre |
Yann Beuron |
Une voix, Porcus, Un Héraut, Le Clerc |
Maria Hinojosa |
La Vierge |
Marta Almajano |
Marguerite |
Aude Extrémo |
Catherine |
Anna Moreno-Lasalle |
Mère aux Tonneaux |
Vivaldi choir Lieder Càmera choir Madrigal choir Orquestra Simfònica de Barcelona i Nacional de Catalunya (OBC) |
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Direction |
Marc Soustrot |
Réalisateur |
Jean-Pierre Loisil |
Lieu |
Sala Pau Casals, L’Auditori (Barcelone, Espagne) |
Date d’enregistrement |
17 novembre 2012 |
Référence |
DVD Alpha / medici.tv EDV 1857 |
CD Alpha 709. |
Pascal Lécroart
1 Parmi les fautes difficilement pardonnables, on regrette l’absence des tringles dans les pianos à la scène vi pour produire l’effet clavecin et le si bécarre une mesure avant 81 au lieu de si bémol dans la conclusion de la chanson de Timazô ! L’édition Salabert est, malheureusement fautive sur ce point.
2 Elle est toujours disponible en coffret.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-5010-5
- EAN : 9782812450105
- ISSN : 2262-3108
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-5010-5.p.0093
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 09/09/2015
- Périodicité : Quadrimestrielle
- Langue : Français