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Classiques Garnier

Concert

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Jeanne dArc au bûcher à la Philarmonie de Paris.

Les deux représentations de Jeanne dArc au bûcher les 4 et 5 mars derniers à la Philharmonie de Paris ont fait figure dévénement. Il faut dire que, depuis 2005 et les célébrations des cinquantenaires de la mort de Claudel et dHonegger, lœuvre était devenue rare, notamment sur Paris, à lexception dune double exécution les 28 et 29 novembre 2010, à la Salle Pleyel : Serge Baudo dirigeait lOrchestre symphonique de Prague avec, déjà, Marion Cotillard et, à lépoque, Xavier Gallais dans le rôle de Frère Dominique.

Jeanne dArc au bûcher bénéficie régulièrement du prestige de linterprète du rôle titre et, depuis Claude Nollier en 1950 et Ingrid Bergman en 1953, on sait combien sont nombreuses les vedettes de cinéma à sêtre risquées dans le rôle : Brigitte Fossey Marie-Christine Barrault, Marthe Keller, Isabelle Huppert, Dominique Sanda, Jeanne Balibar, Sylvie Testud, Fanny Ardant, Romane Bohringer, Marianne Denicourt. Si, aujourdhui, la sonorisation permet à des voix peu puissantes de passer – sans doute trop facilement – la rampe, le caractère singulier de louvrage avec les nombreux passages en mélodrame nécessitant une synchronisation parfaite avec lorchestre – avec parfois une notation rythmique de la voix parlée prévue par Honegger – nécessite un travail tout à fait singulier. Le choix de Marion Cotillard dépasse heureusement le seul affichage publicitaire : en 1992, à 17 ans, elle avait vu sa propre mère, lactrice Niseema Theillaud, interpréter lœuvre à la cathédrale dOrléans sous la direction de Jean-Marc Cochereau et dans une réalisation scénique de son père, Jean-Claude Cotillard. Les 5 et 6 mai 2005, dans le même cadre, cest elle qui avait, cette fois, interprété le rôle au côté de Christophe Maltot avec le même chef. Depuis lété 2012, de nouvelles représentations ont été organisées dans le cadre du Festival Saito Kinen Matsumoto, au Japon, placé sous lautorité de Seiji Ozawa, habitué de lœuvre quil a enregistrée deux fois. Cest au jeune chef Kazuki Yamada quil a confié cette fois la direction de lorchestre, tandis que Côme de Bellescize assurait la réalisation scénique. Cette production a ensuite tourné cette année avec, à chaque fois, des orchestres et des chœurs locaux, comme à lépoque de la grande tournée Rossellini-Bergman : dabord à Monaco le dimanche 8 février, avec lOrchestre Philharmonique de Monte-Carlo,

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puis à Toulouse le 14 février, avec lOrchestre National du Capitole de Toulouse, enfin à Paris avec, cette fois, lOrchestre Philharmonique de Paris. Notons que cette tournée se poursuivra à New York où lœuvre sera donnée les 10, 11, 12 et 13 juin avec lOrchestre Philharmonique de New-York sous la direction, cette fois, dAlan Gilbert.

On aurait pu sattendre à une simple exécution de concert. En fait, le metteur en scène, Cosme de Bellescize, a pu bénéficier, dans une salle qui nest pas encore pleinement achevée, dune disposition scénique intéressante : au fond, deux gradins fortement inclinés sur lesquels prend place le chœur. Entre les gradins, un passage donnant accès à une petite scène, surplombant en partie la place réservée à lorchestre, avec lindispensable poteau. Lorchestre est entièrement entouré dune passerelle qui communique avec la scène par quelques marches. Le dispositif est à la fois sobre et harmonieux, et paraît demblée intéressant : la scène à 2 étages souhaitée par Claudel se retrouve ainsi dans lopposition entre la petite scène surmontée du poteau et la passerelle. La réalisation tient à la fois de lexécution de concert et de la réalisation scénique. Une troupe denfants aux costumes très colorés pourra ainsi animer la scène de ses interventions, de la scène iv du procès jusquà la scène ix. Les acteurs et chanteurs auront également droit à de beaux costumes, strictement conformes aux attentes du texte et jouant sans réticence les références religieuses attendues : habit de dominicain pour Frère Dominique et costume de lÉvêque pour Porcus complété par le traditionnel groin postiche. Même la Vierge qui apparaît à la dernière scène sera revêtue de son traditionnel habit bleu très saint-sulpicien. Les moyens feront néanmoins défaut lorsquil faudra animer la scène du jeu de cartes ou les retrouvailles dHeurtebise et de Mère aux Tonneaux. En dehors dÉric Génovèse qui joue Frère Dominique, il revient à Christian Gonon dinterpréter les différents rôles parlés : la tâche requiert de sa part beaucoup dénergie – il nen manque pas – mais nuit à la compréhension des textes dialogués. Pour le jeu de cartes, il devra donc faire les différents protagonistes, simplement aidé des deux chanteurs portant des costumes anachroniques de dictateurs mafieux et venant se disposer sur la passerelle juste derrière le chef. Pour la scène viii, deux marionnettes serviront de truchement pour représenter Heurtebise et Mère aux Tonneaux devant lassemblée des enfants. Lattention nest ainsi jamais détournée de lessentiel : Jeanne et le couple quelle forme avec Frère Dominique. Depuis Ingrid Bergman, il nest plus possible dimaginer une Jeanne constamment attachée à son poteau et Isabelle Huppert,

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dans la mise en scène de Claude Régy, à lOpéra Bastille en 1992, ne restait pas constamment isolée dans la cavité de larbre qui dominait la scène de plusieurs mètres. En dehors de la dernière scène, Jeanne sera donc mobile, établissant une vraie complicité avec Frère Dominique qui nest pas ici le vieil homme que beaucoup dinterprétations imposent. Les attitudes sur scène sont parfois belles, notamment dans la scène de rencontre où le grand livre sera finalement disposé sur le sol pour faciliter sa lecture. Elles deviennent néanmoins un peu trop traditionnellement théâtrales et lengagement enthousiaste de Marion Cotillard se fait ici au détriment de la sobriété et de lintériorité.

Du côté de linterprétation musicale, on ne peut que saluer le travail de Kazuki Yamada, ancien lauréat du concours de Besançon, chef principal du Japan Philharmonic Orchestra, et chef principal invité de lOrchestre de la Suisse Romande et de lOrchestre Philharmonique de Monte-Carlo. Il maîtrise parfaitement son orchestre, commande avec précision les choristes, prend des tempi toujours justes et manie remarquablement les nuances, en particulier lorsquil sagit de doser léquilibre de lorchestre avec les voix chantées ou parlées. Lacoustique claire de cette nouvelle salle permet une très bonne perception sonore. Le problème posé est celui de ladéquation entre larchitecture de la Philharmonie et la disposition des effectifs musicaux : le public se répartissant à la fois derrière le chef, au parterre ou sur les deux niveaux de balcons, mais aussi sur les deux côtés de la scène, la perception et léquilibre des différentes forces musicales ne peuvent pas être les mêmes selon lemplacement dans la salle. Ainsi, lorsque les chanteurs se positionnent sur les passerelles latérales, leurs voix parviennent très difficilement pour les spectateurs placés au-dessus qui sont également privés de leur vue ! En revanche, les chœurs, placés en fond de scène, se font très bien entendre et lorsque les saintes (Simone Osborne et Faith Sherman) ou la Vierge (Anne-Catherine Gillet, remarquable) interviennent à leur côté, les voix parviennent avec une très grande clarté, mais au détriment de lorchestre si lon est placé trop près delles. Un autre problème sajoute : lamplification des voix parlées des acteurs que deux grosses enceintes relaient au-dessus des chœurs : si lon est placé sur le côté en hauteur, ces voix parlées ont une présence beaucoup trop forte qui déséquilibre totalement lacoustique de lensemble. Cest dautant plus dommage que Marion Cotillard a fait preuve dune attention rare à lécriture occasionnellement rythmée de son texte : la synchronisation rigoureuse avec lorchestre sont une des clés de lefficacité de louvrage.

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Mais si le parlé simpose trop, le théâtre lemporte sur la musique et met lœuvre en porte-à-faux avec sa nature propre. Ainsi, lors de la scène du procès, Porcus (Donald Litaker, manquant un peu de puissance) ne peut simposer dans le dialogue avec les acteurs, tandis que sa voix ressort insuffisamment face aux chœurs. En fonction de la répartition du public dans la salle, la perception de lexécution a donc été très différente : il fallait être plutôt placé au parterre, derrière le chef, pour bénéficier du meilleur équilibre sonore et profiter pleinement de la représentation.

Ces considérations critiques sont aussi liées à une salle toute récente dont les aménagements ne sont pas terminés. On se réjouit que Jeanne dArc au bûcher ait été choisie parmi les premières grandes œuvres présentées à la Philharmonie, entièrement pleine pour deux soirées consécutives. Léquilibre complexe exigé par louvrage nétait sans doute pas pleinement atteint, mais il était réconfortant de voir les interprètes manifester un tel engagement dans cette exécution qui a obtenu un très large succès.

Distribution

Marion Cotillard

Jeanne

Éric Génovèse (Sociétaire de la Comédie-Française)

Frère Dominique

Christian Gonon (Sociétaire de la Comédie-Française)

Narrateur

Simone Osborne

Marguerite

Anne-Catherine Gillet

La Vierge

Faith Sherman

Catherine

Thomas Blondelle

Porcus

Steven Humes

Un Héraut

Lionel Sow

chef de chœur

Côme de Bellescize

Mise en scène

Sigolène de Chassy

Décors

Thomas Costerg

Lumières

Colombe Lauriot

Costumes

Orchestre de Paris

Chœur de lOrchestre de Paris

Chœur denfants de lOrchestre de Paris

Kazuki Yamada

Direction

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Jeanne dArc au bûcher en CD et DVD.

Au moment même des représentations à la Philharmonie, un nouvel enregistrement de Jeanne dArc au bûcher en CD était mis en vente : il sagit de la version barcelonaise avec Marion Cotillard et Xavier Gallais, les Barcelona Symphony & Catalonia National Orchestra étant placés sous la direction de Marc Soustrot.

Lenregistrement de concert effectué le 17 novembre 2012 est également disponible depuis le 10 mars en DVD après avoir été diffusé à lépoque de la création par internet sur medici.tv : des extraits sont toujours disponibles sur youtube. Il sagit cette fois uniquement dune version de concert. Faut-il lavouer ? Privée de toute théâtralisation, lœuvre nen paraît que plus forte et plus dense, et linterprétation de Marion Cotillard y trouve une intériorité quelle perdait sur la scène de la Philharmonie : limmobilité simpose et son visage, régulièrement filmé en gros plan, témoigne dune émotion intense, qui va jusquaux larmes, et touche immédiatement le spectateur. Si la captation a, là encore, tendance à valoriser un peu trop les voix des solistes – mais cette fois, voix parlées et chantées sont mises sur le même plan –, elle procure une séduction immédiate. Il est toujours plaisant dobserver le travail des chanteurs ou des instrumentistes – dont les ondes Martenot jouées essentiellement avec la bague sur un doigt. Les chœurs sont bons et laccent nest presque pas perceptible. Lorchestre est bien capté, ce qui met en valeur la diversité des timbres, et le chef prend des choix de tempi pertinents : lair de Porcus est dun dynamisme saisissant. La captation en concert explique certaines approximations quun enregistrement de studio aurait corrigées, mais elle rend pleinement justice à la dramaturgie musicale dHonegger. Ce nest certainement pas, musicalement, la version de référence1 – celle, ancienne, de Serge Baudo avec lorchestre philharmonique tchèque chez Supraphon étant toujours la plus recommandable2 – mais le DVD est assurément aujourdhui le meilleur outil pour découvrir lœuvre telle que Claudel et Honegger lont construite et telle quelle a dabord été donnée en version de concert. On apprécie également un sous-titrage disponible en français – utile pour les passages en latin et pour bien comprendre le texte lors des superpositions de voix –, en anglais, en allemand et même en japonais :

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voilà de quoi conforter encore le rayonnement international de louvrage. Avec le film de Rossellini, récemment évoqué dans le bulletin, et la version de Montpellier de 2006 dirigée par Alain Altinoglu et mise en scène par Jean-Paul Scarpitta avec Sylvie Testud, cest la troisième version disponible à ce jour en DVD.

Distribution

Marion Cotillard

Jeanne dArc

Xavier Gallais

Frère Dominique

Eric Martin-Bonnet

Une Voix, Un Héraut, Un Paysan

Carles Romero Vidal

Un Héraut, lÂne, Bedford, Jean de Luxembourg, Heurtebise, Paysan

Pep Planas

LAppariteur, Robert de Chartres, Guillaume de Flavy, Perrot, Un Prêtre

Yann Beuron

Une voix, Porcus, Un Héraut, Le Clerc

Maria Hinojosa

La Vierge

Marta Almajano

Marguerite

Aude Extrémo

Catherine

Anna Moreno-Lasalle

Mère aux Tonneaux

Vivaldi choir

Lieder Càmera choir

Madrigal choir

Orquestra Simfònica de Barcelona i Nacional de Catalunya (OBC)

Direction

Marc Soustrot

Réalisateur

Jean-Pierre Loisil

Lieu

Sala Pau Casals, LAuditori (Barcelone, Espagne)

Date denregistrement

17 novembre 2012

Référence

DVD Alpha / medici.tv EDV 1857

CD Alpha 709.

Pascal Lécroart

1 Parmi les fautes difficilement pardonnables, on regrette labsence des tringles dans les pianos à la scène vi pour produire leffet clavecin et le si bécarre une mesure avant 81 au lieu de si bémol dans la conclusion de la chanson de Timazô ! Lédition Salabert est, malheureusement fautive sur ce point.

2 Elle est toujours disponible en coffret.