Théâtre
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
2015 – 2, n° 216. Vocal et pictural dans Le Soulier de satin - Auteurs : Pellois (Anne), Vismes Marès (Armelle de)
- Pages : 83 à 89
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
La bonne fréquentation – Le Soulier de satin. Théâtre Permanent / Théâtre du Point du Jour, Lyon
Tous les jours de tous les mois pendant quatre mois le Collectif X a assidument fréquenté Claudel. L’on peut estimer que c’est là une bonne fréquentation. Il n’est pas question d’y entendre une quelconque valeur morale inhérente à la dimension catholique de cette pièce, non plus que de se réjouir des retrouvailles de la « colline qui prie » avec un auteur fréquentable. Encore moins de voir dans ce choix d’une jeune compagnie la garantie de son édification. Non. Il s’agit là de voir l’effet que cette longue fréquentation fait au théâtre. Il s’agit d’entendre ce que cette longue fréquentation fait à la langue et ce qu’elle imprime à l’espace.
Il est très difficile de nos jours de fréquenter longuement les œuvres. Souvent, on ne fait que s’y exposer brièvement, passer rapidement devant. Les temps d’exposition ou de représentation sont contraints, brefs, limités. Pour le spectacle vivant, les temps de production et de création sont très courts. En somme, ni l’artiste ni le spectateur n’ont vraiment le loisir de se baigner plusieurs fois dans le même fleuve.
Or, une longue fréquentation des œuvres en permet la véritable expérience, – et pour l’artiste et pour le spectateur –, la contemplation soutenue, au-delà de la rencontre, le partage de la durée. C’est une chance, et pour l’artiste qui dispose de ce temps long, et pour le spectateur qui en jouit. C’est malheureusement une exception.
L’expérience menée au Théâtre du Point du Jour à Lyon autour du Soulier de Satin constitue une sorte de mise au carré de ce principe de fréquentation. Dans la continuité du Théâtre Permanent instauré par Gwénael Morin depuis septembre 20131, le Collectif X, composé de seize jeunes acteurs et actrices, techniciens, rédacteurs, écrivains, prend possession des clés du théâtre en janvier 2015, pour quatre mois. Au cahier des charges : Jouer, répéter, transmettre. Occuper le théâtre, habiter le théâtre, installer la permanence. C’est-à-dire : cinq jours par semaine, jouer le soir, transmettre le matin les rôles de la pièce de la veille dans
des ateliers gratuits, répéter la pièce du mois suivant l’après-midi, jouer le soir. « Faire théâtre de tout »2, tout le temps.
Le Collectif, mis en scène par Kathleen Dol, a ainsi monté une Journée par mois, selon le principe de la série télévisée, en feuilleton. À partir de la deuxième Journée, les spectateurs qui en exprimaient le désir pouvaient avoir un résumé des épisodes précédents, avant le début du spectacle. Le foyer du théâtre, déplacé pour l’occasion sur la scène même, sentait la soupe, qu’on nous offrait en arrivant, et bruissait de l’histoire passée des personnages en attente de représentation, racontée par des acteurs gesticulant autour de grands panneaux récapitulatifs. S’instaurait alors avant même le début de la pièce une sorte de proximité avec l’histoire, ses protagonistes et ses représentants.
Rarement d’ailleurs Le Soulier n’a été si intimement raconté par des acteurs habités par la langue de Claudel. Je ne parle pas ici d’un phénomène de possession qui serait inhérent à une certaine manière d’envisager le jeu, celle qui « incarne » les personnages dans le corps de l’acteur. Je parle ici encore une fois de bonne fréquentation. Qu’ils jouent un seul rôle tout au long ou presque de la pièce (c’est le cas des acteurs qui jouent Rodrigue et Prouhèze notamment) ou une multitude de rôles (ils sont neuf en tout pour prendre en charge tout le personnel de la pièce qu’ils ont choisi de ne pas couper), les acteurs et actrices du Collectif ont une manière très singulière de nous donner le texte. L’impression d’ensemble est celle d’un immense jeu (au sens ludique et joyeux du terme) extrêmement maîtrisé, individuellement interprété selon les qualités et les couleurs (au sens musical) des acteurs – chaque personnage semble unique – donnant pourtant le sentiment d’une remarquable homogénéité due au travail collectif sur la langue.
Les débuts de la première Journée furent fragiles, et avaient tout du grand saut dans le vide. La langue sonnait encore comme étrangère au lieu (ce théâtre un peu décati), à l’espace (cette scène vide peuplée d’accessoires bricolés et de vidéo pas tout à fait raccords), aux corps (pas encore rompus à cette langue physiquement difficile à proférer). Et c’est bien à force de fréquentation que les acteurs ont apprivoisé le texte. Il n’y a là rien de surnaturel, pas de transsubstantiation d’âme, de transfiguration d’acteur. Il y a là une langue et une histoire admirablement portées par des corps et des voix de plus en plus familiers de l’œuvre, modifiés par la musique, à l’aise avec la partition. Les scènes, portées
par les acteurs dans une scénographie dépouillée mais très travaillée, avaient alors, à de rares exceptions près, le caractère de l’évidence.
Cela était d’autant plus intéressant que les choix dramaturgiques pouvaient sembler surprenants. Mais la couronne démesurée et presque autonome du roi d’Espagne, la basket de Dona Prouhèze, la scène entre Doña Musique et le Roi de Naples jouée par deux femmes, l’Actrice numéro 1 jouée par un homme ou le Père Jésuite par une femme, tout ceci, à des degrés divers, n’a fait que faire entendre au mieux et au plus juste le texte. Le travail scénographique, vidant la scène plus qu’il ne la remplit à l’aide de la projection, le paper ghost3 jouant sur la transparence ou la réflexion, donne au texte de Claudel tout l’espace nécessaire à son déploiement – impossible à contenir dans un espace réaliste –, mais surtout à sa force d’évocation, sa pleine dimension de grand récit. Texte à dire, théâtre éminemment théâtral, texte à qui il suffit d’un verre d’eau pour nous transporter durant toute la quatrième Journée sur la mer, Le Soulier est avant tout une histoire formidable, un récit oral qui n’est jamais si compréhensible, si limpide, que porté par un corps et une voix. Et c’est peut-être ce qui fait la valeur de l’entreprise du Collectif X. Avoir été suffisamment ambitieux pour oser monter Le Soulier de Satin sur une telle durée, courir le risque de l’épuisement dans tous les sens du terme, y compris lorsqu’il s’agit de fréquentation, cette fois-ci du public, et suffisamment humble pour laisser le texte se déployer, se faire entendre alors même qu’il peut apparaître, à notre époque et dans le livre, comme illisible.
À la fin de la dernière représentation de la dernière Journée, le 30 avril, un spectateur très ému et heureux dit à des comédiens épuisés et heureux : « Merci de nous avoir raconté cette belle histoire ». Je ne saurais mieux dire l’effet de cette bonne fréquentation.
Anne Pellois
Un Tête d’or africain par Jean-Claude Fall, Théâtre de la Tempête, Paris – mars / avril 2015. Créé à Bamako en février 2014
« Depuis mes premières rencontres avec l’œuvre de Paul Claudel, j’ai ce rêve de travailler sur un Tête d’Or africain. » C’est par ces mots que Jean-Claude Fall débute le court texte rédigé par ses soins pour accompagner le programme de salle d’une mise en scène créée à Bamako avec une distribution malienne et ivoirienne. La démarche peut paraître étonnante si on considère la carrière d’ambassadeur de Paul Claudel, qui l’a mené aux quatre coins du monde, mais pas en Afrique. On peut s’en approcher en se souvenant de l’ouverture de Claudel à toutes les cultures et du sentiment de filiation qu’éprouvait L. S. Senghor à l’égard de Claudel.
En 1889, lorsqu’il compose la première version de Tête d’Or, le jeune écrivain n’est peut-être pas encore le voyageur que l’on connaît, mais il a déjà embarqué dans le sillage du bateau ivre poétique et opère sa propre révolution copernicienne, découvrant « le monde surnaturel » depuis sa conversion, encore récente4. Tête d’Or, y compris dans sa version retravaillée de 1894, témoigne de cette période de lutte intérieure, des fulgurances et du foisonnement lyrique d’un jeune poète encore sauvage, assoiffé de liberté, révolté, pétri par Rimbaud et Shakespeare et déjà travaillé par la parole biblique et le livre des Proverbes. Si d’après Gide, Tête d’Or a fait l’effet d’une « bombe » dans les cercles littéraires lors de sa parution en 1890, Paul Claudel ne s’est pourtant jamais résolu à autoriser sa création scénique, ne voulant pas même la céder à Jean-Louis Barrault, en dépit de l’insistance de ce dernier et de l’intimité filiale existant entre les deux hommes. Claudel s’essaie en 1949 et 1950 à une nouvelle version du drame envisagée dans un stalag, mais ce n’est qu’en 1959, après sa mort, conformément à sa volonté, que le drame sera créé par Jean-Louis Barrault à l’occasion de l’inauguration de l’Odéon-Théâtre. Depuis, Aurélien Recoing, Anne Delbée, Claude Buchvald et Jean-Claude Fall ont choisi comme lui la version de 1894, plus propice à la scène que sa sœur aînée.
L’approche de Jean-Claude Fall, accompagné de Gérard Didier à la scénographie et de Jean-Louis Sagot-Duvauroux à la dramaturgie, est fidèle à la structure du drame. Le dispositif choisi entraîne cependant chez les spectateurs une forme d’écoute particulière. Ceux-ci entrent dans
une pièce et sont invités à s’asseoir sur des bancs ou des nattes posées au sol, non loin d’un espace recouvert d’un beau sable rouge et au milieu duquel trône un imposant et majestueux arbre mort qui n’est pas sans rappeler l’arbre à palabres. Dans l’ombre, Cheick Diallo, joueur de flûte peule, ouvre le drame avec une mélodie aux sonorités ancestrales. Il sera présent tout au long du spectacle, accompagnant et soutenant la tension dramatique, relevant et ponctuant les scènes tantôt d’une mélodie discrète tantôt en mêlant sa voix aux accents de la flûte avec des cris ou des onomatopées. Cébès entre en scène, vêtu à l’occidentale, un ouvrage à la main, et nous livre son grand monologue existentiel. Deux chanteuses arrivent en boubou et entonnent a cappella un air mandingue avant d’aller s’asseoir sur des petits tabourets traditionnels en bord de scène. Le décor est posé : nous entrons dans un conte et ce sont, en quelque sorte, les griots qui nous y introduisent. L’oreille métropolitaine doit s’accoutumer à la diction malienne des versets claudéliens : si l’on y perd parfois en compréhension, l’effort d’audition est récompensé par l’espèce de familiarité avec laquelle les acteurs évoluent dans la langue claudélienne. Le lyrisme terrien de Claudel, fleuri, imagé, résonne dans leur bouche comme une langue maternelle, proche, quotidienne. La rencontre entre Cébès et Tête d’Or est vécue dans l’intimité du conte.
À la fin de la première partie, un rideau rouge s’ouvre, la flûte nous entraîne et nous entrons dans un espace recouvert du même sable. Au centre, deux bancs arrondis forment un cercle. Tout autour, les veilleurs sont endormis sur des nattes posées au sol. À l’extérieur, des bancs encadrent cet espace, formant un carré : ils nous attendent et nous nous y installons, comme si nous étions sur la place du village ou dans la cour d’un palais. Nous vivons cette deuxième partie comme si nous y étions, immergés dans le drame aux côtés de Cébès, des veilleurs, du roi : attente, lassitude, découragement, espoir, humour. À l’exception de Cébès, toujours vêtu d’une chemise noire et d’un pantalon kaki, les autres personnages sont en costume traditionnel. Nous évoluons dans une histoire intemporelle, au sein de laquelle les symboles ou la scène de prophétie de la Princesse, jouée comme une transe et accompagnée du tam-tam, semblent naturels. L’arrivée du messager, vêtu d’un treillis, de rangers et d’un chèche et arborant une mitraillette, donne au drame une tournure beaucoup plus contemporaine et politique, confirmée par l’entrée en scène de Tête d’Or avec le même attirail. Impossible de ne pas penser à Boko Haram et aux groupes du Djihad islamique qui sèment actuellement la terreur dans le monde. Impossible de ne pas
faire le rapprochement avec notre jeunesse actuelle révoltée, avide de sens dans un environnement matérialiste et parfois tentée de répondre au nihilisme ambiant par la conquête, la domination, la violence ou la soumission à un maître sanguinaire, lui-même désespéré. Les scènes qui suivent la mort de Cébès, l’arrivée du tribun du peuple, du politicien et des officiers d’état en clinquant costume cravate, le meurtre du roi, la soumission des témoins à Tête d’Or affirmant sa toute-puissance apparaissent alors dans une brutalité crue, accentuée par la proximité du dispositif scénique entre les acteurs et les spectateurs. Violence et actualité du drame nous sautent à la gorge. La deuxième partie s’achève et nous quittons la pièce avec les larmes de la Princesse sur le corps de son père.
L’entracte est silencieux. Nous gagnons les strapontins du théâtre et pouvons à présent contempler le plateau de la Tempête dans toute sa profondeur, exceptionnelle : au lointain à jardin, l’arbre de la première journée, un immense espace vide recouvert de sable et à l’avant-scène côté cour, des palettes surmontées de caisses métalliques de munitions. Si l’on n’est pas dans le Caucase imaginé par Claudel, nous ne sommes pas loin des immensités évoquées dans ses didascalies. Nos chanteuses entrent par le public puis vont s’asseoir côté cour pour assister avec nous à la dernière partie : errance puis crucifixion de la Princesse au lointain, récits de défaite et de combats d’hommes armés, blessure de Tête d’Or et scène burlesque avec le chirurgien, émouvante et étrange scène au cours de laquelle Tête d’Or libère la Princesse, se rend à elle et en fait son héritière avant de mourir, suivi de peu par la nouvelle reine. Le fil se déroule et fonctionne, porté par la grâce de la jeune actrice incarnant la Princesse et la générosité de jeu de l’ensemble de la troupe.
La simplicité et la cohérence de la scénographie, qui ne caractérise pourtant pas toutes les mises en scène de Jean-Claude Fall et qui pourrait être transposée en extérieur avec facilité, l’unité musicale, l’efficacité de la transposition du drame en Afrique et de son association à l’univers des griots rendent cette mise en scène de Tête d’Or attirante. Vivante, elle réussit à nous rendre ce drame foisonnant de Claudel proche, actuel, politiquement prophétique. Elle escamote cependant la dimension transcendantale de l’œuvre, la présentant comme un archaïsme ou un folklore alors même que Claudel l’envisage comme la seule possibilité salvatrice. Il est vrai que le paganisme n’est pas étranger à Tête d’Or. Cette approche nous laisse cependant sur notre faim quant à cette dimension, car vive alors est la tentation de ne voir en Tête d’Or que la caricature de l’esprit
de conquête et du totalitarisme au risque de masquer combien le drame exprime – sous une forme archétypale – la violente soif d’absolu de ses personnages5. Se dessine déjà dans Tête d’Or le combat spirituel que devra mener Rodrigue dans le Soulier de satin pour enfin accepter avoir besoin d’être racheté afin de renaître à une vie nouvelle. D’une certaine manière, Jean-Claude Fall a visé juste en posant le drame comme un conte et il en fait un moment de théâtre plaisant. Ramener celui-ci à une actualité brûlante rend le propos de Tête d’Or percutant au sens strict du terme. Mais ce prisme contraint le regard et instrumentalise un drame qui embrasse bien plus qu’une dénonciation des dérives totalitaires et porte déjà en lui les germes d’une véritable « dramatique divine6 » bien plus large qu’une religiosité présentée comme archaïque.
Armelle de Vismes
1 L’expérience a été impulsée en 2008 au théâtre de l’Élysée à Lyon avec un premier cycle intitulé Le Foyer – Le Chœur, puis en 2009 aux Laboratoires d’Aubervilliers.
2 Le mot est de Vitez, qui a monté Le Soulier de Satin en 1987.
3 Une feuille transparente qui ressemble à du plexiglas, et dont les propriétés sont, selon l’éclairage, de transparence, réfléchissantes ou support de projection.
4 Voir Paul Claudel, Mémoires improvisés recueillis par Jean Amrouche, Cahiers de la NRF, éd. Gallimard, p. 58-59.
5 Paul Claudel a très bien identifié cette tentation, que Jean-Claude Fall assume et à laquelle il fait lui-même allusion dans le programme de salle en évoquant le refus de Claudel d’autoriser les forces d’Occupation à représenter la pièce pendant la Seconde Guerre mondiale. Voir Mémoires improvisés, op. cit., p. 64-67.
6 Expression empruntée au titre d’une œuvre majeure du théologien Hans Urs von Balthasar, également traducteur de Claudel en langue allemande.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-5010-5
- EAN : 9782812450105
- ISSN : 2262-3108
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-5010-5.p.0083
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 09/09/2015
- Périodicité : Quadrimestrielle
- Langue : Français