Montaigne, pratique de l’oubli et erreurs de perspective
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2018 – 2, n° 68. varia - Author: Montaleone (Carlo)
- Pages: 117 to 130
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
Montaigne, pratique de l’oubli
et erreurs de perspective
Borges devait être hanté par des réminiscences des Essais lors qu’il parlait d’un certain Irénée Funes doué d’une mémoire tellement extraordinaire qu’il « se rappelait [non seulement] chaque feuille de chaque arbre de chaque bois, mais chacune des fois qu’il l’avait vue ou imaginée1 » : quel dommage « qu’il ne [fût] pas très capable de penser2 ». En effet, engagé dans le dessin d’un de ses trompe-l’œil, Montaigne avait écrit que ses paysans ne discernaient aucune « différence entre mémoire et intelligence » ; or selon Montaigne, ils se trompaient, car « il se voit […] par experience plustost au rebours, que les memoires excellentes se joignent volontiers aux jugements debiles3 ». Nous avons dit trompe-l’œil, mais probablement on devrait parler d’une arabesque dans laquelle le danseur se serait engagé avant de se lancer dans une pirouette, quand la vérité intégrale l’aurait emmené à se demander ce qui aurait survécu de lui « sans cette faculté » : cela pouvait se retourner contre lui, si on considère les tristes exemples de Messala Corvin et de Georges de Trébizonde. Le fouet du doute lui venait de la peur que ceux qui n’ont pas de mémoire perdent non seulement les querelleuses insuffisances de la philosophie – chose terriblement ridicule – mais encore les fonctions de l’âme et donc, comme disait Cicéron, « tous les usages de la vie et (…) toutes les pratiques4 ». Il n’y a pas d’issue, sans la force d’attraction de la mémoire les êtres humains courent sans lumière.
118Montaigne amnésique et extravagant. Que signifie se montrer sous ces habits sans même cacher une subtile complaisance ? Pour répondre à cette question Thibaudet a opéré la mise en scène de deux mémoires, une naturelle et une réfléchie5. La première, spontanée, n’aurait pas fait défaut à Montaigne ; en revanche, la mémoire réfléchie aurait révélé la présence une force purement anonyme de la conscience et, comme telle, serait devenue objet d’une incompressible aversion. Bref, l’absence de mémoire aurait un sous texte qui se révèle entièrement dès que Montaigne met en scène les horreurs du vomissement. La raison est claire : le vomissement montre exactement tout ce qu’on a mangé. Mais c’est cela le problème : est-ce-que nous sommes nés pour « redire ce qu’on nous a dict6 » ? La métaphore n’est pas équivoque : idées régurgitées, idées essuyées. Nous voyons l’irritation de Montaigne face aux idées usées. Naturellement, nous le croyons sincère en dépit de sa remarque, produite dans un autre contexte selon laquelle on n’obtient pas « un homme sain » et « bien réglé » sans l’affubler « de tenebres, d’oisiveté et de pesanteur7 », c’est-à-dire les ingrédients essentiels du conformisme. Il écrivait alors à propos des vicissitudes de Torquato Tasso, un homme qui avait été aveuglé par la lumière éblouissante de son intelligence. Cette anecdote n’est pas contradictoire avec ce qui précède. Elle exprime seulement une forme de méfiance pour les excès inhumains qu’on retrouve dans toutes les vertus. Il serait en effet téméraire d’accuser Montaigne d’incohérence. En toute amitié, il pourrait nous expliquer que l’ébranlement est la condition pour laquelle tout le monde échoue et que, pour cette raison ; tout le monde devrait se persuader que les mots ne sont en réalité que souffle et vibrations de la bouche…
Mais c’est la Littérature qui nous offre les éclaircissements les moins discutables. Quelques fois on peut en effet utiliser les vacua de la mémoire, mais – comme l’histoire du roman le prouve – seulement lorsqu’il s’agit de vacua joués en vue de quelque chose d’inavouable. Les autres vacua, les vacua réels, n’ont aucune valeur marchande, ils sont totalement inaperçus. Qui se met sur la route du premier type de vacua peut effectivement les utiliser pour renforcer sa capacité de manœuvre et de détachement et tout cela en vue de forger les marges de feinte parfois 119indispensable à la vérité. Les choses étant comme nous le supposons, il se peut que l’antagonisme entre mémoire et esprit, dessiné par Montaigne, reçoive de nouvelles lumières. On en a le témoignage dans le chapitre sur l’éducation des enfants quand il évoque l’erreur pédagogique du gouverneur qui veut essayer la finesse de leur mémoire. Montaigne écrit que « [C] sçavoir par cœur n’est pas sçavoir8 », mais se contenter de conserver ce qu’on avait confié à sa mémoire. Plus tard, il dira que « la mémoire nous représente, non pas ce que nous choisissons, mais ce qui luy plaist9 » (II, 12, 494 A). Et naturellement cela a un double effet : en éloignant dans le royaume des utopies la proclamation de viser à la nudité10, Montaigne fait surgir le soupçon que la décision intellectuelle soit toujours compromise par des confusions suscitées par la sensibilité. On en comprend la raison. En effet, il est difficile de trouver un livre qui plus que les Essais offre un habitat si peu disponible aux prétentions pures de l’esprit. Ce problème présente des marges irréductibles. Pour cette raison la discussion sur les rapports entre mémoire et esprit, sans se résoudre en une conclusion claire, ressort dominée – au moins en apparence – par le traditionnel rapport d’agression que le quid ineffable de l’esprit exerce sur les images sensibles de la mémoire. Forme et Matière ; il faut l’admettre, malgré la présence en lui de Lucrèce, Montaigne saute de l’un à l’autre des phantasmes qui peuplent cette échappatoire philosophique avec l’absurde aisance des aveugles. Bref, il semble que nous sommes ici en présence d’un énième paradoxe : devoir constater que l’auteur des Essais combat les signes de la mémoire en vertu des pouvoirs confiés à l’esprit, sans réussir à esquiver l’idée fixe qu’il n’y rien, pas même l’esprit, qui soit le but d’un soupçon sans fin.
Cet impudent basculement renvoie à la leçon plus générale que Montaigne tire de la nature de la parole : « une piece estrangere joincte à la chose, et hors d’elle11 ». Pourtant, en relançant la lutte pour un horizon non contaminé par des mélanges nécessairement équivoques, notre nominaliste 120ne renonçait à rien. Probablement il fût séduit par la didactique du chien de Rabelais, qui au lieu de lécher l’os le brise pour mieux en sucer la moelle12. On peut penser aussi qu’il appréciât la véhémence avec laquelle un auteur de grand succès comme Corneille-Agrippa de Nettesheim13 avait dénoncé l’imposition de la mnémotechnique aux étudiants, une vraie vexation à laquelle les enseignants confiaient depuis l’antiquité la pérennité de leurs enseignements. À tout cela nous devons reconnaître une valeur paradigmatique du fait que Montaigne assigne à la mémoire la fonction de servir l’esprit. L’esprit doit savoir transformer tout ce qu’il reçoit comme un estomac qui fonctionne. Le grand Sylvius, célèbre pour sa théorie chimique de la digestion14 et bien connu de Montaigne, serait tout à fait d’accord. Mais, puisque les hommes n’ont pas le privilège des abeilles, qui « pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font apres le miel, qui est tout leur15 », il faut que la chimie mentale de l’individu soit, pour ainsi dire, assistée. Mais comment ? Par l’apprentissage, naturellement, mais sans oublier que plusieurs obstacles s’interposent presque toujours à la réussite. La fluctuatio animi de l’élève n’est pas qu’une image. La digestion mentale, qu’on attend de lui, n’est jamais garantie. On l’obtient à condition que le gouverneur accepte de devenir « oreille » en refusant la position privilégiée du soliste. On n’a pas besoin de lire les fonds de café pour ressentir l’horreur de Montaigne quant au césarisme pédagogique. Faire de la pédagogie signifie imaginer la mise en œuvre d’une fonction à deux termes. Du gouverneur il écrit : « Je ne veux pas qu’il invente et parle seul, je veux qu’il escoute son disciple parler à son tour16 ». On peut en déduire cette double remarque ; la première concerne le rapport idéal avec l’élève, mais non seulement. Montaigne propose une didactique qui procède de l’expérience ; expérience offerte 121aussi bien à l’entendement du gouverneur qu’à chacun de nous : « la malice d’un page, la sottise d’un valet, un propos de table, ce sont autant de nouvelles matières17 ». La seconde est en réalité une question posée à nous-mêmes. Car, à ce point, il ne serait pas étrange de parler d’une dialectique – au sens le plus large du terme – expérimentale, une dialectique que Montaigne fonde sur les opinions vraies et fausses des locuteurs et pour cela complétement noyée dans la logique, comme on pourrait le dire aujourd’hui avec Robert Brandom, du « donner et recevoir des raisons ». Aucun tabernacle à l’horizon, aucun livre de vérités immuables (dont l’exégèse prendrait la place du texte), aucun ipse dixit. Montaigne plane vers un sort de « triangulation originaire18 ». Comment il l’écrit, gouverneur et élève parlent l’un l’autre et s’écoutent normalement. Et cela signifie que (i) chaque sommet des deux angles évalue les répliques de l’autre et que (ii) chaque sommet devra les accepter ou les repousser en rapport aux réactions qu’il aurait eu à cause des expériences accumulées, qui constituent le troisième sommet du triangle : le monde. Une telle triangulation, si elle est plausible, ouvre cependant un problème fatal : pourra-t-on pour de bon entendre exactement comment l’esprit fonctionne avec le recours à la métaphore de l’ingestion ? Montaigne avait autorisé cette idée en posant l’esprit comme suprême principe de synthèse (Forme) et la mémoire comme le récipient où se pressent les images sensibles (Matière). Mais, après l’énième pirouette qui confie la persistance du moi à la matérialité de la mémoire, qu’est-ce qui survivrait du pur esprit ? Rien d’autre que de la cendre philosophique. Celui qui avait d’abord accordé à la mémoire le rang servile d’un magasin où entasser les images a dû accepter le fait que, au contraire, c’est elle qui rend l’individu conscient d’être uniquement « celui-là ». Un plongeon groupé-carpé que Montaigne accomplit avec la légèreté d’un papillon. Mais, on le sait, au mépris des antécédents théoriques il privilégie son goût spécifique pour l’investigation qui l’a toujours conduit à étoffer et à ramifier le texte. De toute façon, la décision de promouvoir la mémoire à des fonctions supérieures relève de tout autre chose que d’un faux-pas. 122Le chapitre très important consacré à l’imagination arme la thèse que les images ne sont pas des copies (ou des secondes choses, comme avait dénoncé Merleau-Ponty19) par lesquelles ce qui est absent nous devient présent ; au contraire, les images sont l’issue de l’histoire qui a fait l’individu ce qu’il est et ce qui l’ancre dans le monde où il agit ; on pourrait dire que les images sont produites par l’histoire qui pénètre en lui pour être ruminée, oubliée et enfin réveillée par le rapport à autrui. Naturellement, même les interprètes de Montaigne les plus doués de bonne volonté ne pourraient pas envisager dans ce tracé au fond psychologique quelque chose de comparable à la méticulosité théorique avec laquelle Hume démontre que ce n’est pas l’understanding, mais la memory, qui produit l’identité personnelle20. Mais il est évident que c’est Montaigne qui avait eu le premier cette intuition fondamentale : les images sont des signifiants21 de la conscience et la mémoire est l’agent qui les met en ordre en en garantissant l’harmonie.
« …le magasin de la mémoire est volontiers plus fourny de matiere que n’est celuy de l’invention22 ». L’importance de ces mots est déployée dans plusieurs chapitres des Essais. Mais deux en particulier sont les chapitres qui effacent complétement la légitimité de la symétrie excellente mémoire / faible intelligence. Il s’agit de « Des coches » et « Des cannibales », autrement dit le de America de Montaigne. Ici la mémoire des livres lus et des récits des voyageurs sur les massacres des Amérindiens prend la fonction imprévue d’un avant-poste de l’esprit et la conséquence explicite de cela est la suivante : sans rien cacher des images de cruauté, la mémoire devient la seule règle de pureté possible.
Sur « Des cannibales », le trente et unième du Livre I, que n’a-t-on écrit ? Et pourtant peu de lecteurs avaient envisagé qu’il s’agissait d’une fiction et donc qu’il n’était pas indispensable constater que Montaigne jouait des 123fausses cartes comme si elles étaient bonnes (naturellement, la pensée vole à son impossible rendez-vous avec les trois Tupi à l’époque de l’entrée royale de Charles IX à Rouen23). Il vaut mieux remarquer la série d’images qui nourrit le chapitre dès le début, quand Montaigne parle énigmatiquement des mouvements de l’océan sur les plages du Médoc : « voyons de grandes montjoies d’arène mouvante qui marchent d’une demi lieue devant elle, et gagnent pais24 ». Suivent une petite note sur l’Atlantide et une phrase qui coupe le récit comme une épaisse barre noire : « Cette narration d’Aristote – écrit-il – n’a non plus d’accord avec nos terres neufves25 » (Ibid.). Une fois interrompue ainsi la digression, le chapitre sur les cannibales débute après la troisième page. Coupure irrationnelle, dirait Deleuze. Mais pour l’instant l’esprit du lecteur a été stratégiquement arrosé par une pluie d’imagines rerum, dont le sens se répand bien au-delà de la page trois. L’élément dominant est l’eau : l’île, le déluge, les abîmes marins, l’océan, tout pivote autour du modèle aqueux, comme si le problème consistait à convaincre les gens que aussi bien les hommes que les choses dansent dans une réalité sans forme, dans le mou, le liquide, l’insaisissable. Le problème n’est pas de savoir si Montaigne pouvait s’offrir d’autres voies expressives pour divulguer l’opinion que les êtres humains – cannibales y compris – marchent à l’aveuglette et que l’instabilité domine partout. Plus tard il avouera aimer « l’allure poétique, à sauts et à gambades26 ». Et, sans rien exagérer, nous y voyons la confirmation du jeu qui dénotait le sens le plus profond de l’écrit et qui peut jouer comme la preuve que « l’image est tout sauf un produit direct de l’imagination27 ». Gaston Bachelard, l’auteur de cette phrase trop éclatante pour ne pas être subtilement énigmatique, a toujours creusé des fossés profonds entre pensées et images28. Nous ne pouvons pas dire si Montaigne aurait été d’accord avec lui en parlant d’un procès aussi mystérieux. En vérité, il nous semble que sa façon de travailler avec les mots le conduit à reconnaitre les images comme la coulée des suprêmes vérités de la pensée.
124L’auteur de « Des coches » est défini par le rancunier Pascal29 comme un créateur de sottises. En réalité, en suivant la définition utilisée à l’époque de Montaigne, on peut définir le chapitre en question comme un coq-à-l’âne30. Lire ses pages signifie se soumettre à la tension d’un mémorable désordre, tellement sont nombreux les brusques changements de couleur, les renflements baroques et l’assaut de pensées hétérogènes (« décousues », comme on lit dans la sentence d’un juge31 aussi sévère envers Montaigne que Nabokov envers Cervantès). Montaigne avait choisi la forme du coq-à-l’âne pour se donner la possibilité d’improvisations calculées. Du frère, plus vieux que lui de huit ans, ce chapitre ne garde ni la saveur de la fiction, ni l’humour captieux qui vise à la vérité de l’histoire grâce à des inventions pragmatiquement orientées. Comme on l’a déjà noté, « Des coches » commémore le Grand Deuil. Géralde Nakam, qui en a parlé comme d’une « oratorio » funèbre32, avait de bonnes raisons. À notre avis, « Des coches » semble le débouché d’un homme qui se sent coincé dans une époque insupportable et dont il peut seulement dire qu’elle s’est égarée. Aucun mot abstrait, seulement des couleurs, des agressions, des embuscades conceptuelles et une sorte de composition brisée. Le tout grâce aux données de l’imagination, qui n’est pas seulement reproductive, mais productive, créatrice et, comme telle, responsable de notre langage33. Aujourd’hui on dirait que les images sont des compléments propositionnels ou bien des conducteurs de connaissance. Pensez au mot « coches ». Le mot, en soi-même, n’a aucun rapport avec le contexte. 125Mais observez l’attitude de Montaigne. Il prend le mot « coches » et il en ancre les applications dans un cluster de cas appropriés. Au début, le lecteur est renvoyé à la sensation du vomissement qui saisit Montaigne à cause du balancement imprimé aux coches en mouvement, et enfin il arrive à la vanité des rois romains. Ces gens aimaient voir les coches tirés par des lions, des tigres, des cerfs, des chiens, des jeunes filles nues et aussi par des autruches de grandeur extraordinaire. Pourquoi les autruches ? En courant elles offraient l’illusion du vol… Le tout dans un fleuve paratactique d’images rassemblées en maillons dont la signification s’entrelace avec les livres que Montaigne avait lus. Que le naturel paratactique du texte produise des effets « de retard » de type sceptique Bernard Sève l’a bien montré34 (et avant lui, Umberto Eco avec un livre consacré au problème des « listes »). Après Montaigne, et sous forme d’un pur choix de style, la parataxe remontera à la surface chez plusieurs auteurs, Joyce y compris. En lisant Ulysses on reste étonné par la tendance irrépressible du récit à se décomposer (en apparence). Mais, en retournant à Montaigne, on pourrait lui attribuer une effervescence divisionniste, la même qui a conduit Sayce à évoquer « the oblique vistas35 » de Tintoretto, mais qui au même titre pourrait rappeler l’œuvre de Klee, où les unités narratives discrètes paraissent suspendues à l’espace coloré comme des encadrements singuliers. Naturellement, puisque l’action constituante du regard est soumise à une fluctuation qui n’exclut pas la coupe chirurgicale, l’ancrage de l’image des coches se perd jusqu’à un certain point, mais seulement pour dévoiler d’autres significations, peut-être plus justes. Rôder, tournoyer « çà et là », revenir « sur nos pas36 » (III, 6, 907) sont des expressions qui soulignent l’intensification sensible, spatiale, de l’attitude à s’embusquer dans les douces corvées de l’érudition humanistique. Ces expressions sont le commentaire moral et historique de Montaigne. Elles nous font comprendre qu’on peut être de pauvres diables de plusieurs manières : un métalangage ressemblant à une autocritique. Et au bout, le point de confluence de toutes les équivoques semble produire un bloc de lumière pure : le Nouveau Monde, jeune et puissant, « ne fera qu’entrer en lumière quand le nôtre 126en sortira. L’univers tombera en paralyse : l’un membre sera perclus, l’autre en vigueur37 » (III, 6, 909). Amen.
À la fin Montaigne évoque la légende mexicaine des cinq soleils et des cinq âges du monde. Il voulait rappeler que les Mexicains jugeaient « ainsi que nous, que l’univers fut proche de sa fin, et en prindrent pour signe la desolation que nous y apportames38 » (III, 6, 913-914). Nous ne dirons pas que ces mots transforment « Des coches » dans la version rationnelle de la fable mexicaine. Mais il est sûr et certain que le syntagme qui bouleverse la phrase – ainsi que nous – a la portée d’un collapsus gravitationnel. En effet, le soupçon vient du fait que le « dernier soleil » ait trouvé abri à Bordeaux. En tout cas, le récit se déroule comme une fresque continue, dont les différentes « historiettes », divisées en coupures que le lecteur devra croire irrationnelles, fonctionnent comme les anneaux d’un enchaînement à la signification cohérente.
On peut alors se tourner vers une autre interrogation : est-ce que le mélange d’éléments pragmatiques et stylistiques qui peuplent le de America de Montaigne modifie le sens des fluctuations entre mémoire et intelligence envisagé dans le fameux chapitre pédagogique du Livre I ? La réponse n’est pas aussi nette que nous le souhaiterions. En effet, mémoire et intelligence sont toujours deux, mais leur être deux leur fournit une autre valeur. Ce n’est pas que Montaigne abjure l’idée que le jugement (et donc l’esprit qui en administre les performances) « faict un jeu à part39 ». Mais il se prémunit en posant une observation préventive. En effet, par rapport au jugement, il avait expliqué que l’esprit « s’il ne peut reformer les autres parties selon soy, au moins ne se laisse-il pas difformer à elles40 » (Ibid.). Cela, semble-t-il, relègue le jeu de l’esprit en des zones nébuleuses, où la seule fonction qu’on pourrait lui reconnaître ressemble à une sorte de surplace. En effet, en se tournant vers ce qu’il pouvait effectivement voir, Montaigne pourrait avoir aperçu que l’esprit a un contact continuel avec les images, mais qu’il n’est pas capable d’adapter à soi la phénoménologie des balancements internes. Car c’est en réalité celle-ci la vraie donnée dont il invite à soupeser les rapports immanents. Conséquences ? Plus d’une. Au-delà du lien énigmatique 127entre esprit et images, le surplace de Montaigne suggère que la rivalité établie par la philosophie entre ces deux types de performances ont après tout une physiologie probable. Avec un cours paradoxal, faut-il ajouter, s’il est vrai qu’il n’existe pas une seule page des Essais où ne soit tiré au clair que les conciliations entre esprit et images échappent à toute prévisibilité. Il s’agit d’une donnée exempte de toute intention. Et à la fin c’est ce type d’objectivité qui nous aide à comprendre pourquoi Montaigne non seulement considère comme physiologiques le fait que le jeu de l’esprit ne réussisse pas toujours, mais aussi le fait que s’interroger sur son être nous mène à la conclusion que nos visions reflètent des essences émotionnelles et qu’il ne s’agit parfois de rien d’autre que de la vaine vanité41. Si on ajoute que Montaigne n’a jamais douté que l’intériorité est toujours antériorité42, ou bien encore mémoire, on a la contre-épreuve formelle que le jeu de l’esprit peut être dit « à part » seulement parce que toutes les définitions de la philosophie, dont il se moque, s’égalent.
Bref, la prise de conscience de Montaigne ressemble à celle de l’élève de Lucrèce amené à comprendre que la fonction des images n’est pas une entrave de la sensibilité, mais une obligation des foedera naturae qui forcent l’individu à être ce qu’il peut être et non pas ce qu’il ne peut pas être43.
Il apparaît ainsi que l’auteur des Essais non seulement écrit (et donc pense) par images, mais qu’il l’a toujours su. Exactement comme il avait toujours su que le fait d’opposer la matière sensible des images à la conscience qui devrait les interpréter est un non-sens à garder dans l’écrin de nacre des idioties. Pour Montaigne, les formes du monde naissent lorsque le percipi donne corps au mécanisme parfait et toujours inédit des distorsions égocentriques de l’individu. Elles sont le produit de l’être de chair soumis à la temporalité des mutations. Cette chair marque d’une empreinte indélébile la vie de la conscience et cela a un inévitable impact dans les relations à autrui, dans l’action des hommes, 128dans ce qu’ils imaginent et dans le langage qu’ils parlent. La métaphysique de Montaigne – si l’on peut parler de métaphysique – encourage l’idée que l’irrémédiable opacité perceptive n’est pas une raison pour humilier l’individu, d’où un modèle de médiocrité (avec naturellement les exceptions héroïques de rigueur comme Épaminondas). Tout se produit dans un mélange fait d’intentionnalité et d’indétermination, une alliance indéchiffrable qui ne permet presque jamais de comprendre avec la clarté souhaitable le rapport entre apparences, mobiles et vertus. C’est pour cela qu’on se trouve tous emprisonnés dans un cercle d’ambiguïté44. Quant au minimalisme – auquel Montaigne semble se remettre, lorsqu’il attribue ses fautes de mémoire à de l’inadvertance, comme par exemple le fait d’enregistrer « une chose deux fois45 » – il faut rappeler qu’il se désigne comme victime circonstancielle, tout en sachant ne pas être tel. Sinon, pourquoi écrire que « ce ne sont que mouches et atomes qui promènent ma volonté46 » ?
En réalité la tendance à absorber des rapports circonstanciels dans une réalité autre, plus profonde, parle d’elle-même. Le lecteur discerne cette propension partout et pas seulement dans les pages les plus philosophiques des Essais. C’est simplement Montaigne qui scrute résolument la frontière des enchaînements non linguistiques, le lieu d’où on peut penser l’élimination des ambiguïtés, des mensonges et des consolations. On pourrait même affirmer que le fait de s’interroger sur ce que le corps peut dut représenter aux yeux de Montaigne la hantise la plus pressante, bien que l’esprit et la connaissance, c’est-à-dire les seuls instruments dont on dispose, n’aient jamais cessé de lui paraître, comme avait écrit Thibaudet, des « franges précaires d’un immense inconnu47 ».
Dans une sorte de jugement anamnestique Montaigne se présente comme un « scrutateur sans connoissance » (III, 9, 100148).
Tout cela est la démonstration qu’il répondait à l’aléa des cas en ayant définitivement compris que la vie n’est pas une force exacte. L’inconnu 129inéluctable semble un but lointain pour qui a la force d’interrompre ce qu’on définirait aujourd’hui comme une attitude mystificatrice en refusant notamment l’asphyxie des idées reçues. Le scrutateur sans connoissance jouera donc ce hasard. Se sentir libre avec tout son corps, libre de jouir de ses propres inclinations autant que de ses pensées, libre enfin d’élaborer le défi le plus haut bien qu’il sache que la liberté est « irrécupérable par un acte de volonté49 » : être soi-même, avec sa petitesse, à reconnaître la force à laquelle le je doit se soumettre. C’était la démarche vers l’autoréflexivité que le matérialisme de Lucrèce avait indiquée. L’outrance captivante et dramatique dégagée des pages lucrétiennes l’avait mystérieusement conduit au-devant de tout ce que, récemment, Merleau-Ponty dénommait primordial50. Et nous, en ne voulant pas utiliser un autre mot par pureté de raisonnement, saturons toutes nos attentes en en suivant les traces dans la structure changeante des « mouches » et « atomes » contemplée par Montaigne, alors que l’agrégé de lopins devient pensée, images, « corps aërée de la voix51 » (II, 6, 379) et enfin clairvoyance supérieure de l’esprit. Le tout, comme commençait à le suggérer le cliché de ceux que nous appelons modernes, en vue d’un spectacle communicatif fidèle et propre, fait pour le grand public. Serait-ce pour cela que l’homme de Montaigne retrouve son insaisissable vérité dans la mémoire, une fonction penchée sur l’infini du moi et pourtant bouillonnante de réalités externes ? Certainement, la peinture de soi dénote une manière de penser pour laquelle tout ce qui n’est pas écrit se perd. Mais cela ne répond pas nécessairement à l’œuvre d’une fantasmatique Ars Oblivionalis. La fonction intimant les lucratifs devoirs de l’oubli n’a pas l’ampleur qu’on croit. Dans les eaux du Léthé, on tombe à cause de phénomènes nécrotiques. Aucun homme et aucune femme n’y ont jamais plongé volontairement (« comme si nous avions en notre pouvoir la science de l’oubly52 » [II, 12, 494 A]). Révéler l’irréversibilité des choix volontairement décidés lorsqu’on écrit pour « la mise à mort de tout ce qui n’est pas mis en mot53 » ressuscite les manus130crits de l’âme, entités ineffables et dépourvues d’alphabet. Serait-ce pour cela qu’on ne trouve aucun individu sur la Terre qui regrette l’Hamlet que Shakespeare a sans doute tué dans son berceau lorsqu’il écrivait l’Hamlet qui continuer nous trouble ? Au même titre, l’opinion selon laquelle la mise à mort des Essais que Montaigne n’a jamais écrits aurait causé l’épanouissement d’une culture de l’oubli en Europe54 nous rappelle une mesure de Lope de Vega repérable en La villana de Getafe : « Era el remedio olvidar, y olividóseme el remedio55 ».
Carlo Montaleone
Università degli studi di Milano
1 Jorge Louis Borges, Fictions, traduit par P. Verdevoye, Ibarra et Roger Caillois, Gallimard, Paris 1965, p. 116.
2 Idem, p. 118.
3 Michel de Montaigne, Les Essais, Édition Villay-Seulnier, P. U. F., Paris 2004. Dorénavant le nombre romain indiquera le livre (I, II, III), les deux nombres arabes suivants le chapitre et la page. Dans ce cas I, 9, 34.
4 II, 17, 651.
5 Albert Thibaudet, Montaigne, texte établi par F. Gray, Gallimard, Paris 1963, p. 200-202.
6 I, 26, 150.
7 II, 12, 492.
8 I, 26, 152.
9 II, 12, 494. « [A] … Voire il n’est rien qui imprime si vivement quelque chose en notre souvenance que le desir de l’oublier : c’est une bonne maniere de donner en garde et d’empreindre en nostre ame quelque chose que de la solliciter de la perdre. »
10 Montaigne, Les Essais, « Au lecteur » : « Que si j’eusse esté entre ces nations qu’on dict vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je t’asseure que je m’y fusse tres-volontiers peint tout entier, et tout nu », p. 5.
11 II, 16, 618.
12 « Mais veistes vous onques chien rencontrant quelque os medulare ? … Si vous l’avez : vous avez peu noter de quelle devotion il le guette : de quel soing il le garde : de quel ferveur il le tient, de quelle prudence il l’entomme : de quelle affection il le brise et de quelle diligence il le sugce. » Voir François Rabelais, Gargantua, Prologue, édition de Mireille Huchon, Gallimard, Paris 2007, p. 37.
13 Heinrich Cornelius Agrippa von Nettesheim, De incertitudine et vanitate scientiarum ; le chapitre 10 du livre est entièrement dominé par la polémique contre les nebulones, Navò, Curzio Triano & fratelli, Venezia, 1539.
14 Silvius, ou Jacques Dubois, est le nom d’un célèbre médecin du Collège de France, rencontré par Montaigne à l’occasion d’un déplacement à Paris.
15 I, 26, 152.
16 I, 26, 150.
17 I, 26, 152.
18 Sur le problème philosophique de la triangulation originaire on peut lire Donald Davidson, Subjective, Intersubjective, Objective, Clarendon Press, Oxford 2001. Sur le rôle de Montaigne dans la pédagogie de la Renaissance voir L’educazione nella torre. La formazione dell’individuo nel Rinascimento e gli Essais di Montaigne, par Carlo Cappa, Franco Angeli, Milan 2011, en particulier les pages 227-271.
19 Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1993, p. 23.
20 « …memory not only discovers the identity, but also contributes to its production… » : David Hume, Treatise of Human Nature, I, edited by L. A. Selby-Bigge, Clarendon Press, Oxford, p. 261.
21 Sur le problème de la fonction linguistique des images on peut rappeler, parmi bien d’autres, le nom de Gaston Bachelard : « En vous faisant voir, Chagall vous fait parler » ; voir Bachelard, « Introduction à la Bible de Chagall », Marc Chagall, Dessins pour la Bible, texte publié dans le numéro spécial de la revue Verve (1960) ; cet écrit a été republié dans Le droit de rêver, PUF, Paris 1960, p. 16.
22 I, 9, 35.
23 J’ai raconté cette histoire dans mon livre, Oro, cannibali, carrozze. Il Nuovo Mondo nei Saggi di Montaigne, Bollati Boringhieri, Torino 2011.
24 I, 31, 204.
25 I, 31, 204.
26 III, 9, 994.
27 Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, p.u.f., 1957-1964, p. 16. Que le facteur intellectuel se passe de l’apport des images est un des objets polémiques de Jean-Paul Sartre. Voir par exemple L’imagination, (1936), Quadrige, Paris, PUF, 2000.
28 Bachelard, La Poétique…, p. 16.
29 « Car de dire des sottises par hasard et par faiblesse, c’est un mal ordinaire. Mais d’en dire par dessein n’est pas supportable ! Et d’en dire de telles que celles-ci… » : Pascal qui parle de Montaigne. Voir Blaise Pascal, Pensées, texte établi par Philippe Sellier, Paris, Librairie Générale Française, 2000, p. 415-416.
30 Tout cela est rappelé par une lettre de Pasquier : Appendice III, édition Villey-Saulnier des Essais, p. 1320-1324.
31 Naturellement, on parle ici d’Arthur Armaingaud (éditeur des Œuvres complètes de Michel de Montaigne, Conard, Paris 1924-1941) qui qualifie le chapitre en question avec l’adjectif « décousu ».
32 Géralde Nakam, Les Essais de Montaigne, miroir et procès de leur temps, Nizet, Paris1984, p. 347.
33 Je partage la thèse illustrée par Emilio Garroni selon laquelle dans l’individu opère un je ne sais quoi de pré-linguistique, un agrégé, précise-t-il, constitué par des « objets … liées par une très petite ressemblance et parfois par aucune ressemblance … qui produisent entre eux une unité qu’on ne peut pas éclaircir intellectuellement, de type affectif, émotionnel, rêvassant, orientée à maîtriser des événements et des choses aimés, inquiétantes, exaltantes » (ma traduction, Emilio Garroni, Immagine Linguaggio Figura, Rome-Bari, Laterza, 2005, p. 11).
34 Bernard Sève, De haut en bas, philosophie des listes, Paris, Seuil, 2010, p. 183-203 ; Vertige de la liste (Flammarion, Paris 2009) est le titre du livre écrit par Umberto Eco.
35 Richard A. Sayce, « Baroque Elements in Montaigne », French Studies, III, I, 1954, p. 5.
36 III, 6, 907.
37 III, 6, 909.
38 III, 6, 913-914.
39 III, 13, 1074.
40 III, 13, 1074.
41 « – Il y a de la vanité, dictes vous, en cet amusement. – Mais où non ? Et ces beaux preceptes sont vanité, et vanité toute la sagesse » (III, 9, 988).
42 Êduard Gaède, Nietzsche et Valéry. Essai sur la comédie de l’esprit, Paris, Gallimard, 1962, p. 147-164.
43 Lucrèce parle de foedera naturae dans son poème De rerum natura, (V, 85-90). Montaigne avait lu et commenté ce poème la première fois en 1564, immédiatement après la mort d’Étienne de La Boétie. Sur ces gloses très importantes et, en général, sur la main latine de Montaigne, on renvoie à : Alain Legros, Montaigne manuscrits, Paris, Garnier, 2010.
44 III, 13, 1068 : l’esprit se nourrit d’« admiration, chasse, ambiguïté ».
45 III, 9, 962.
46 III, 2, 814.
47 Thibaudet, Montaigne, p. 393.
48 III, 9, p. 1001 : « … tu es le scrutateur sans connaissance, le magistrat sans juridiction, et apres tout, le badin de la farce » sont des mots qu’on peut reconduire au fameux gnoti se auton inscrit sur le fronton du temple d’Apollon à Delphes.
49 Olivier Guerrier, Rencontre et Reconnaissance. Les Essais ou le jeu du hasard et de la vérité, Paris, Garnier, 2016, p. 259.
50 Maurice Merleau-Ponty, « Le primat de la perception et ses conséquences philosophiques », Le primat de la perception, Paris, Verdier, 2014, p. 57.
51 II, 6, 379.
52 II, 12, 494.
53 Teresa Chevrolet, « Si excellent en l’oubliance : oubli, humanisme, écriture chez Montaigne », Figures de l’oubli (ive-xvie siècles), éd. par P. Romagnoli et B. Wahlen, Études de Lettres, no 276 (1-2), 2007, p. 343. Isabelle Benguigui, « Pratique de l’oubli et reconquête du présent dans Don Quichotte de Cervantès et les Essais de Montaigne », in trans- [en ligne], 3/2007.
54 Benguigui, « Pratique… », art. cité.
55 Félix Lope de Vega y Carpio, La villana de Getafe, Tomo X, Academia Española, Madrid 1910, p. 404.
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- ISBN: 978-2-406-09085-4
- EAN: 9782406090854
- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09085-4.p.0117
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 03-09-2019
- Periodicity: Biannual
- Language: French