Les « apres-dînées » de la rue Saint-Honoré, ou Marie de Gournay amoureuse de la langue française
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2018 – 2, n° 68. varia - Author: Devincenzo (Giovanna)
- Pages: 105 to 116
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
Les « aprÈs-dÎnÉes »
de LA rue Saint-HonorÉ,
ou Marie de Gournay
amoureuse de la langue française
Dans un écrit autobiographique intitulé non sans raison « Apologie pour celle qui escrit », Marie de Gournay se définit comme une « femm[e] studieus[e]1 » et déclare avec orgueil avoir échappé à la « reigle2 » suivant laquelle « les femmes n’ont jamais le filet, que pour recoudre leur linge3 ». Profitant du jeu de mots fil à coudre/fil de la conversation, Marie n’a pas peur d’avouer son caractère exceptionnel de femme « qui ne sçay guere coudre, et qui n’ayme que mediocrement à causer4 ». Au contraire, elle aime réfléchir, penser, écrire et parler, exerçant des compétences consenties exclusivement aux hommes. Mais cette « femme dissemblable5 » doit moins nous surprendre pour la hardiesse de ses choix de vie que pour la modernité de sa pensée. Elle sait bien que l’homme commun, qu’elle appelle le « Vulgaire », considère les femmes « Sçavantes » comme des « escervelées » et que l’image des « femmes lettrées » que se font ses contemporains résulte d’une « fricassée d’extravagances et de chimères6 ». Mais malgré cela, elle est déterminée à sortir du silence et à s’exprimer sur des sujets impensables pour son sexe.
L’ample réflexion théorique de Marie de Gournay prend forme dans un corpus de textes qui ne cessent de frapper tout lecteur pour leur 106esprit avant-coureur. Et ce sont d’ailleurs ces traits prodromiques qui ont longtemps fait situer l’œuvre de cette femme dans un espace marginal, dont le dépassement s’est révélé d’autant plus compliqué qu’une partie majeure de sa production est consacrée à des domaines – comme l’édition et la traduction – occupant, de par leur propre nature, une place secondaire dans la hiérarchie des genres littéraires. À partir de son travail d’éditrice et de traductrice des citations latines des Essais, Marie mûrit un intérêt envers les questions linguistiques, intérêt qui deviendra de plus en plus concret au fil du temps. C’est son désir de défense de la langue française qui la pousse à prendre part aux principaux débats de son époque, y apportant une contribution encore largement inconnue.
Le noyau de sa pensée de linguiste se définit par opposition au projet de réforme avancé par Malherbe et son groupe, qui prétendaient « proscrire les œuvres du siècle précédent, rédigées dans un langage dite imparfaite7 ». Selon la demoiselle de Gournay, ces idées doivent être réfutées, dans la mesure où elles entravent le processus d’enrichissement et d’illustration du français entamé par la Pléiade. Animée par un profond goût des mots, qu’ils soient savants ou populaires, recherchés ou banals, dans ses divers traités linguistiques Marie dresse une analyse lucide de la nécessité de soustraire la langue française aux tentatives d’épuration que les réformateurs s’efforcent de mettre en œuvre. Sa réhabilitation de latinismes, archaïsmes, régionalismes s’insère évidemment dans ce cadre8 et notre linguiste tient à préciser que « la vraye essence de [la] pureté » d’une langue n’est pas « incompatible avec l’uberté », ni avec « le droict d’emprunct, de translation et de propagation9 » comme le croient ceux qu’elle définit « docteurs en négative10 ». Aussi, se référant à la théorie du provignement11, qui consiste essentiellement dans le développement 107d’un mot par dérivation, concourt-elle à illustrer l’importance d’enrichir la langue à l’aide de nouvelles délices comme « l’invention de la greffer, de la provigner, metaphoriser et commenter12 ». Et pour entériner ses convictions à l’égard de l’amplification lexicale, elle rappelle que le latin s’éleva grâce aux emprunts faits au grec13.
Marie de Gournay entrevoit finalement les multiples risques liés à la tyrannie linguistique exercée par l’école malherbienne et par ses plus fidèles défenseurs, les courtisans. C’est alors contre l’arbitrage linguistique de ces derniers qu’elle va œuvrer, mais en précisant qu’il est important d’établir des différences au sein même de la Cour, où l’on trouve d’un côté, les « plumes-à-l’évent » et les « bien coiffés », qui s’érigent en partisans de la « mode impertinente14 » promue par les nouveaux docteurs en matière de langue et de l’autre, ce que notre linguiste considère comme le véritable corps de la Cour, composé de « bonnes têtes15 », « de gentils personnages […] dignes d’imitation, et d’instruire les autres à bien parler16 ». Contre ce que prêchait Vaugelas17, 108selon Marie de Gournay, pour établir le « bon usage » de la langue, il faut se référer aux hommes les plus instruits du Royaume : parlementaires, conseillers royaux, prédicateurs et courtisans sensés. Et elle ajoute que depuis l’époque de « Ronsard et sa volée18 », il n’y a pas eu de grands changements au « corps de nostre Langue, et qu’on la parle à cette heure comme alors, malgré les proscriptions qu’on fulmine sur elle à present, en un tres-grand nombre de mots et de manieres de parler19 ». Dans cette optique, elle poursuit :
… bien qu’il soit peut-estre desjà verifié suffisamment ; qu’une Langue est au periode, deslors que sa Nation est arrivée en un Siecle qui porte au periode aussi les Esprits et les Sciences, ainsi que la France les y porta soubs et environ la saison d’Amiot, Ronsard, et Du Bellay, qui commencerent les premiers à mener le bransle de la haute suffisance et du parler elegant. J’entends qu’une telle Langue, ne peut plus depuis cela rompre ou changer ses Loix qu’en empirant, ny desadvouer ses dictions ou ses phrases, bien qu’elle se puisse amplifier et s’enrichir de nouvelles conquestes et biens sur biens20.
Et pour soutenir sa position, elle remarque que même le roi et le Cardinal de Richelieu n’emploient « aucuns des termes les plus sévèrement deffendus par nos correcteurs21 ». Marie connaît le rôle clé que joue Richelieu dans ces questions. Il jouit d’une forte autorité non seulement parce qu’il constitue un « pillier de l’Estat, […] dont les plus superbes Couronnes ne peuvent pas ouyr le nom sans crainte, si elles sont ennemies de la France », mais aussi parce qu’il représente un « pillier de la Langue, 109qui est une partie du mesme Estat22 ». Avec le Cardinal, Marie partage de nombreuses idées, comme dans ce cas l’importance de l’apport de l’idiome national à l’illustration de l’État-nation. Mais sur le lien entre la Demoiselle de Gournay et Richelieu nous reviendrons plus loin.
Or, les espoirs de sauvegarde du français nourris par notre femme de lettres trouvent leur accomplissement majeur lors de son engagement dans le projet de création d’un organe de contrôle de la langue nationale. Divers aspects de cette circonstance sont à éclairer et une reconstruction des données historiques se révélera fructueuse à cet effet. Notre esquisse partira de ce que déclare Michel de Marolles, abbé de Villeloin, dans ses Mémoires :
Ce fut chez cette honnête Demoiselle où se conçut la première idée de l’Académie Française par tous ceux qui la visitaient tous les jours où j’ai vu non seulement MM. Ogier, de La Mothe [Le] Vayer, L’Estoile, Cotin, Habert, abbé de Cerisy, mais encore trois frères de celui-là même : Jacques de Cerisai, intendant de M. le duc de La Rochefoucauld et Claude de Malleville, depuis secrétaire de M. de Bassompierre23.
Afin de mieux cerner les affirmations de l’abbé de Marolles, notre enquête passera en revue les déplacements de Marie de Gournay, ou mieux le choix de ses logis de 1635 à 1636, ainsi que le cercle de ses amis dans ces années, ce qui recoupe la question de son rapport avec Richelieu. Nouant les fils de cette réflexion, une réception plus avertie de ses idées sera possible.
Fin août 1635, à l’âge de soixante-dix ans, Marie se résout à quitter le quai de l’École, un milieu tapageur et mal fréquenté, surtout en raison de sa proximité du Pont-Neuf. Sans trop s’éloigner du Palais royal, elle choisit de se déplacer vers le nord, rue Saint-Honoré, dans un endroit en plein renouvellement à cette époque. Sa nouvelle maison est en face de l’église construite par l’ordre de l’Oratoire et servant de 110chapelle royale à la place de Saint-Germain-l’Auxerrois. La paroisse de Marie est néanmoins Saint-Eustache, située près des Halles, plus au nord, près de l’hôtel où était venu s’installer Richelieu en 1629 et qu’il transformera en 1639 en Palais-Cardinal, pour qu’il soit digne de sa puissance. Cette nouvelle maison est située évidemment dans un endroit stratégique, qui permet à notre femme de lettres d’entrer en contact avec un grand nombre des protégés du Cardinal, dont Boisrobert, qui est l’un de ses nouveaux voisins. À l’intérieur, au contraire, le logis en question est plutôt modeste comme en témoigne ce travelling :
À l’étage, la pièce d’accès sert aussi de cuisine, de garde-robe, de débarras : s’y entassent deux armoires, un coffre, une vieille malle, deux tables, quelques tabourets, une fontaine avec trois seaux et les ustensiles, marmites, poêles, chaudrons, une bassine à confiture […]. L’unique pièce de vie et de réception donne sur la rue : assez petite, assez basse […] ; peu meublée […]. Le luxe vient des tableaux, une douzaine de grand format ou de prestige. Les six petits paysages, les dix-neuf vases de faïence, presque une collection, viennent de la « grande maison » occupée jadis par la famille Le Jars : un portrait de Guillaume veille au-dessus de la cheminée, il est dessiné au crayon, vraisemblablement par François Clouet. La savante se révèle avec deux cartes de la Rome et de la Grèce antiques, une mappemonde, six petits gobes et une sphère, et bien sûr les quatre-cent-cinquante livres rangés dans six éléments de bibliothèque en chêne […]. Deux chandeliers éclairent ses lectures […]. Sept sièges pliants attendent les visiteurs, et seulement cinq cuillères d’argent et cinq fourchettes d’acier : ils doivent rarement rester pour les repas24.
Et Michel de Marolles de nous confirmer à cet égard que chez Marie de Gournay on jouissait d’un « agréable entretien, et surtout les après-dînées, [quand] elle recevait la visite de ses Amis25 ». Quel témoignage meilleur autour de ces réunions sinon celui de l’abbé de Villeloin, fidèle habitué de ce salon, qui était d’ailleurs venu s’installer juste en 1636 rue Saint-Honoré, dans le même immeuble de la Demoiselle. Au siècle suivant, Henri Sauval rappellera lui aussi le salon de Marie de Gournay dans ses Histoires et recherches des Antiquités de la Ville de Paris et, ce qui est d’autant plus surprenant, c’est qu’il s’y référera en parlant des « Académies de Dames savantes » :
111Je ne toucherai qu’en passant l’Academie de la savante Mademoiselle de Gournai, fille adoptive de Montagne, qu’elle établit au commencement du siècle passé, à l’imitation de celle de Ronsard, où se rendirent en foule quantité de personnes doctes. Depuis, et presque au même temps, un petit nombre d’esprits polis et choisis, commença à s’assembler chez Madame des Loges, si celebre dans les Lettres de Balzac et de Voiture ; mais non moins recommandable par sa noblesse, par la delicatesse de son esprit, et pour avoir penetré si avant dans les belles Lettres. À leur exemple, la Vicomtesse d’Auchi fit aussi une Academie qui se tenoit chez elle tous les Mercredis ; mais qui loin d’être aussi bien reçue que les deux autres, attira la raillerie de Balzac dans une Lettre à Chapelle, où il l’appelle un Senat feminin, une pedanterie de l’autre sexe, une maladie de la Republique, à laquelle il est besoin de remedier […]26.
Ne pouvant prétendre à aucune légitimité à son époque, le cercle réuni autour de notre femme de lettres sera donc lentement réhabilité à partir du xviiie siècle, quand on commencera à lui reconnaître ce statut d’académie que l’abbé de Marolles lui avait attribué dans ses Mémoires et que d’autres avaient également partagé. C’est le cas par exemple de François Ogier, qui définit lui aussi le cercle de la Demoiselle de Gournay une « Académie des beaux Esprits27 ». Fils et frère d’avocat, le prieur Ogier avait choisi la vie ecclésiastique pour avoir « des loisirs à consacrer aux Belles-Lettres28 » et il figure parmi les « beaux Esprits » qui fréquentent les « après-dînées » se tenant chez Gournay. À son côté, il y a entre autres Claude de l’Estoile, fils de Pierre, Claude de Malleville, Germain Habert, le concurrent de François Ogier dans l’affaire des Héroïdes29, Nicolas Frénicle et Guillaume Colletet30 qui, eux, seront contraints à se cacher au cours de l’été 1623. À ce groupe initial, vont s’ajouter par 112la suite bien d’autres noms : l’abbé Cotin qui fréquente aussi le salon de la marquise de Rambouillet, le poète Jacques de Serizay, protégé du duc de La Rochefoucauld et François de La Mothe Le Vayer. Ce dernier joue une rôle clé dans ce cercle, pour bien des raisons31. En particulier, la présence de La Mothe Le Vayer se révèle cruciale le long du parcours qui rapproche de plus en plus Marie de Gournay de Richelieu.
C’est sans doute grâce à François de La Mothe Le Vayer que notre femme de lettres arrive à faire la connaissance de Guillaume de Bautru (1588-1665), l’un des hommes de confiance du Cardinal, qui est nommé introducteur des Ambassadeurs à la Cour en juillet 1631, après avoir été chargé de diverses missions diplomatiques à l’étranger. En 1634, dans la première édition de ses Advis, Marie ajoute en effet un hommage en vers adressé à ce personnage passionné pour les lettres – il avait publié un poème dans le Cabinet satyrique en 1619 – et qui s’opposait à l’école de Malherbe, dont il refusait tous les préceptes. Mais il est aussi fort vraisemblable que Bautru ait joué d’intermédiaire entre Gournay et Richelieu comme il l’avait d’ailleurs fait pour Chapelain32. Un rapport privilégié relie alors ces deux figures, en raison de leur commun souci du destin de la langue française et de la probable protection assurée par Bautru à Marie auprès du Cardinal. Dans cette optique, notre linguiste manifeste tout son soutien à « l’establissement de l’Academie Françoise […] puis qu’[elle] attend de cette honneste et sçavante Assemblée, la correction des erreurs33 » qu’elle s’attache à combattre à travers ses ouvrages. Aussi, au début de son Avant-propos sur la Deffence de la Poësie, avoue-t-elle que sa cible est « une cabale de gens sans nom et sans adveu, qui s’atribuoient insolemment […] le droict de chastier à fer et à feu nostre Langue et ses bons Livres34 ».
113Marie de Gournay accorde finalement à l’Académie française un rôle pacificateur face aux débats qui touchent le monde des lettres à son époque. Elle salue alors positivement le projet pour l’établissement de cette institution en proposant des modèles à suivre. En premier lieu, elle suggère l’exemple de la « prudente Academie de Florence [qui] met bien à mesme prix que nous, l’interest du changement en son langage ; qu’elle conserve d’un soin exact entier et florissant à la face des Siecles, avec les œuvres qu’il a conceues35 ». Fondée en 1540 par Giovanni Mazzuoli et nommée premièrement Accademia degli Umidi, cette institution devint en 1541 l’Accademia fiorentina et fut dirigée par Benedetto Varchi36. Elle contribua à la défense de la langue toscane, s’attachant à prouver que la langue vulgaire pouvait traiter les sujets les plus élevés. À cet égard, un décret de Cosme Ier, dont le soutien fut fondamental pour la vie de l’Académie37, proposa de traduire tous les textes scientifiques en langue vernaculaire38. Et on pourrait croire qu’un autre modèle auquel pense Marie est l’Accademia della Crusca, fondée en 1582 et s’étant donné pour tâche majeure la rédaction du premier travail lexicographique systématique sur une langue vulgaire, qui parut en 1612 dans le but de normaliser et d’uniformiser la langue toscane39. Or, parmi ses objectifs, l’Académie française avait elle aussi inséré à l’article xxvi de ses statuts et règlements signés le 22 février 1635, la composition d’un dictionnaire, d’une grammaire, d’une rhétorique et d’une poétique. Le premier grammairien lexicographe de la nouvelle institution est Vaugelas, qui commence à travailler dès 1639 au célèbre Dictionnaire de l’Académie, dont la première édition sera publiée en 1694. Ce dernier accueillera les mots courants, à l’exclusion des mots jugés vieillis ou populaires et en donnera aussi la graphie. Dans la Préface, on lit à cet effet qu’« il faut 114reconnoistre l’usage pour le Maistre de l’Orthographe aussi bien que du choix des mots40 », ce qui souligne l’importance d’une reproduction graphique qui non seulement marque l’origine des mots, mais respecte aussi l’usage. Quant aux termes techniques, ils seront ensuite groupés dans un Dictionnaire des arts et sciences, complément indispensable à l’ouvrage principal, paru la même année, chez le même éditeur.
C’est finalement en juillet 1637 que l’enregistrement au Parlement de Paris des lettres patentes signées par Louis XIII le 29 janvier 1635 consacre officiellement la naissance de cette nouvelle institution, dont le Cardinal de Richelieu est nommé chef et protecteur, fonction exercée aujourd’hui par le Chef de l’État. L’Académie avait une visée évidemment nationale : favoriser le rayonnement de la langue française. Les législateurs – 40 membres élus à vie – étaient censés fixer des règles afin que le français devienne une langue claire et éloquente. Mais bien que l’Académie soit établie par édit du Roi en 1635, ses origines remontent à quelques années auparavant. Vers l’année 1629, quelques particuliers, logés en divers endroits de Paris, « ne trouvant rien de plus incommode dans cette grande ville, que d’aller fort souvent se chercher les uns les autres sans se trouver, résolurent de se voir un jour de la semaine chez l’un d’eux. Ils étaient tous gens de lettres, et d’un mérite fort au-dessus du commun : M. Godeau, maintenant évêque de Grasse […], M. de Gombauld, M. Chapelain, M. Conrart, M. Ciry, feu M. Habert, commissaire de l’artillerie, M. l’abbé de Cérisy, son frère, M. de Serizay, et M. de Malleville41 ».
Or, malgré les témoignages prouvant que les réunions informelles ayant eu lieu dans le groupe littéraire rassemblé autour de Marie de Gournay ont contribué au débat qui conduit à la constitution de l’Académie française, on attribue généralement la paternité de cette institution au cercle de Valentin Conrart, protestant calviniste, conseiller de Louis XIII et habitué de l’hôtel de Rambouillet, qui aurait réuni plusieurs de ses amis dans sa maison de la rue Saint-Martin, afin de leur présenter le jeune Godeau et de leur faire entendre les vers que celui-ci avait apportés de Dreux. Il n’en reste pas moins que « les deux groupes ne sont pas étanches42 » et qu’ils se recoupent à tel point que la Demoiselle 115de Gournay et ses fidèles jouaient un rôle significatif dans le « cercle Conrart ». Mais, bien que Marie et la plupart de ses amis soient admis à prendre part aux assemblées de l’Académie dès le début, ce sera Conrart qui en deviendra le premier secrétaire perpétuel de 1634 à 1675. Une charge à laquelle ne pouvait pas prétendre une femme !
Parmi tous les lettrés faisant partie de l’entourage du Cardinal-ministre, c’est Conrart que Boisrobert43 recommande finalement à Richelieu pour l’organisation de la nouvelle Académie. Quant à Marie, elle avait été accueillie elle aussi sous la protection de l’ancien évêque de Luçon grâce entre autres à l’intercession de Boisrobert, une médiation qui avait valu à ce dernier un poème ajouté en 1634 dans les Advis, où l’auteur s’adresse au mécène de Richelieu avec des mots de louange se référant ouvertement à son rôle d’intercesseur auprès du cardinal44. La même année paraissent dans les Advis des vers qui seront également publiés en 1635 dans le recueil collectif Sacrifice des muses45 et où Marie de Gournay chante la gloire de Richelieu rappelant ses exploits de La Rochelle, Casal et Ré. De même, dans une lettre envoyée au Cardinal le 16 juin 1634, notre femme de lettres lui renouvelle sa reconnaissance en précisant que « le bien qu’[il lui] faisoit […], ajouté à la liberalité de nostre bon Roy, suffisoit à [la] tenir à [s]on aise46 ». Or si la « liberalité » du roi se concrétise dans la pension royale qui lui est octroyée en 1618 et qui lui permet de mener bon train : une servante, un laquais et un logis confortable où elle peut continuer à recevoir ses amis, le « bien » de la part de Richelieu est au contraire immatériel et pourtant incontournable pour Marie47. Dans cette direction, l’« Épître à Monseigneur l’Eminentissime Cardinal Duc de Richelieu » précédant la Préface de 116l’édition de 1635 des Essais où l’éditrice attribue au cardinal le rôle « de Tuteur et de Protecteur » de « cét orphelin qui [lui] estoit commis48 », contribue à sceller cette reconnaissance.
L’attachement et le souci vis-à-vis du destin de la langue française, dont elle fait preuve à plusieurs reprises, ne valent finalement aucun honneur à la Demoiselle de Gournay : la bienséance exige une fois encore que les femmes demeurent « silencieuses », car leurs mots ne peuvent susciter que le ridicule. Marie de Gournay n’est évidemment pas admise à siéger parmi les académiciens ; bien au contraire, sa caricature figure régulièrement dans les textes satyriques à l’encontre de l’Académie, qui paraissent dès 1634 sur fond de la guerre de Trente Ans49. Dans ces textes – « certains franchement obscènes, d’autres plus subtils50 » – la détermination avec laquelle notre linguiste avait mené sa défense de la langue nationale devient un véritable entêtement qui fait de cette femme une « vieille folle51 ». Mais on sait que la folie est une forme d’élection qui permet souvent de dire avec courage la vérité quelle qu’elle soit.
Giovanna Devincenzo
Università di Bari Aldo Moro
1 Marie de Gournay, « Apologie pour celle qui escrit. À un Prelat », in Les Advis, ou les Presens de la Demoiselle de Gournay, Paris, J. du Bray, 1641, p. 606.
2 Ibid., p. 605.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Danièle Sallenave, « Marie de Gournay, femme dissemblable », La Croix, 19 juillet 2015, document en ligne <https://www.la-croix.com/Culture/Livres-Idees/Livres/Marie-de-Gournay-femme-dissemblable-2015-07-19-133 5960>.
6 Marie de Gournay, « Apologie pour celle qui escrit. À un Prelat », op. cit., p. 605.
7 Valérie Worth-Stylianou, « Marie de Gournay et la traduction : défense et illustration d’un style », in Marie de Gournay et l’édition de 1595 des Essais de Montaigne, Actes du Colloque organisé par la Société des Amis de Montaigne les 9 et 10 juin 1995 en Sorbonne, réunis par Jean-Claude Arnould, Paris, Champion, 1996, p. 194.
8 Le recours aux langues régionales était une idée chère à Ronsard (Abbregé de l’art poëtique françoys, À Paris, chez Gabriel Buon, 1565 et Préface de La Franciade, in Œuvres complètes, éd. Céard-Ménager-Simonin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, t. I, p. 1175-1176).
9 Marie de Gournay, « Du Langage François », in Les Advis, ou les Presens […], op. cit., p. 80.
10 Ibid., p. 83.
11 Sur cette question, voir Déborah Knop et Romain Menini, « L’art du provignement dans le troisième livre des Essais », Fabula / Les colloques, Montaigne. Le livre III des Essais, p. 2, article consultable en ligne à l’adresse <http://www.fabula.org/colloques/document4264.php>.
12 Marie de Gournay, « Du Langage François », in Les Advis, ou les Presens […], op. cit., p. 80.
13 Contre le risque de rétrécissement linguistique, Marie de Gournay propose une théorie sur la continuité des langues littéraires. Elle part du principe selon lequel les langues sont toutes essentiellement incomplètes. Par conséquent, reprenant l’une des idées répandues par la Pléiade, elle déclare que comme pour la langue latine, qui s’était enrichie en s’appropriant les vocables grecs, la langue française pouvait fleurir à son tour. Or, les débats sur la parenté entre les langues se répandent dans ces années et à la filiation latin/italien s’oppose le celthellénisme, une théorie fondée sur le rapprochement entre le grec et le français, afin de déboucher sur une valorisation de ce dernier. Guillaume Budé avait lui aussi soutenu l’existence d’un lien étroit entre le français et le grec. Et Joachim Périon s’était attaché à prouver cette parenté dans un ouvrage intitulé Dialogorum de linguæ Gallicæ origine (Parisiis, apud Sebastianum Nivellium, sub Ciconiis, in via Jacobæa, 1555). Après Henri Estienne, Léon Trippault reprendra les mêmes arguments dans son Celt’Hellenisme ou etymologie des mots françois tirés du grec (À Orléans, par É. Gibier, 1580).
14 Marie de Gournay, « Deffence de la Poesie et du Langage des Poetes », in Les Advis, ou les Presens […], op. cit., p. 442.
15 Ibid., p. 434-435.
16 Ibid., p. 419.
17 Dans ses Remarques sur la langue françoise utiles à tous ceux qui veulent bien parler et bien escrire (Paris, chez Augustin Courbé, dans la petite salle du Palais, à la Palme, 1647), Claude Favre de Vaugelas essaie de définir l’usage auquel devrait se soumettre tout individu désireux de se distinguer par sa façon de parler et d’écrire. Dans chacune de ses remarques, Vaugelas indique ce qui représente à son avis la norme toute-puissante, voire le bon usage. Ce dernier correspond pour lui à « la façon de parler de la plus saine partie de la Cour, conformément à la façon d’escrire de la plus saine partie des Autheurs du temps » (Préface, p. 2). Le critère adopté par l’auteur des Remarques est alors un critère social aux antipodes de la vision véhiculée par les grammairiens de Port-Royal, celle d’une norme provenant de la raison et fondée sur les usages conformes à la pensée. Aussi Vaugelas ajoute-t-il que lorsqu’il parle de la cour, « [il] y compren[d] les femmes comme les hommes, et plusieurs personnes de la ville où le Prince réside, qui par la communication qu’elles ont avec les gens de la Cour participent à sa politesse » (Préface, p. 3).
18 Marie de Gournay, « Deffence de la Poesie et du Langage des Poetes », in Les Advis, ou les Presens […], op. cit., p. 405.
19 Ibid.
20 Ibid.
21 Marie de Gournay, « Si la vengeance est licite », in Les Advis, ou les Presens […], op. cit., p. 121-122. D’après Cathleen Bauschatz (« Gournay and the crisis of Humanism », in Humanism in crisis. The decline of the French Renaissance, par Ph. Desan, ed. Ann Arbor, Michigan, University of Michigan Press, VIII, 1991, p. 284), « Gournay is clearly searching for a source of authority in linguistic matters, and feels that she cannot go wrong in selecting the cardinal and the king-political authority figures ».
22 Marie de Gournay, « Si la vengeance est licite », in Les Advis, ou les Presens […], op. cit., p. 121-122.
23 Michel de Marolles, Les Mémoires de Michel de Marolles, abbé de Villeloin, contenant ce qu’il a vû de plus remarquable en sa vie depuis 1600, Ses entretiens…, et les genealogies…, Paris, A. de Sommaville, 1656-1657, p. 289. Michèle Fogel remarque à propos de ce passage que l’auteur des Mémoires confond : « Malleville est secrétaire de Bassompierre depuis 1623 et, depuis 1631, Bassompierre est embastillé pour complicité avec la reine mère » (Michèle Fogel, Marie de Gournay. Itinéraires d’une femme savante, Paris, Fayard, 2004, p. 367, note 113).
24 Michèle Fogel, Marie de Gournay. Itinéraires […], op. cit., p. 279-280.
25 Michel de Marolles, Les Mémoires […], op. cit., p. 105.
26 Henri Sauval, Histoires et Recherches des Antiquités de la Ville de Paris, Paris, Moette et Chardon, 1720, t. II, p. 495.
27 François Ogier, Préface à l’édition-traduction des Héroïdes par Michel de Marolles, Paris, P. Lamy, 1661.
28 Michèle Fogel, Marie de Gournay. Itinéraires […], op. cit., p. 261.
29 Dans l’épître servant de préface à l’édition-traduction des Héroïdes par Marolles (Paris, P. Lamy, 1661), François Ogier rappelle que, lui aussi, il avait fait une traduction, jamais publiée, d’une des Héroïdes et que celle-ci fut confrontée à une traduction de Habert « dans l’Académie des beaux Esprits, qui se tenoit […], dans la chambre de la Damoiselle de Gournay, vostre [de Marolles] bonne amie et la mienne ».
30 Michèle Fogel tente de reconstituer les relations entre le groupe des défenseurs de Théophile de Viau réunis autour de Colletet et l’« Académie » de Marie de Gournay afin de montrer que les deux assemblées se recoupent. Sur cette question, voir Michèle Fogel, Marie de Gournay. Itinéraires […], op. cit., en particulier p. 362, note 14.
31 À ce propos, voir René Pintard, Le libertinage érudit dans la première moitié du xviie siècle, Paris, Boivin, 1943, p. 135 et suiv.
32 Une lettre de Chapelain du 18 juin 1633 adressée à Bautru lui présentant un poème destiné au Cardinal, témoigne de l’intercession jouée par ce personnage auprès de Richelieu (Lettres de Jean Chapelain, éd. Tamizey de Larroque, Paris, Imprimerie Nationale, 1880, t. I, p. 39).
33 Ibid. Élyane Dezon-Jones faite remarquer à cet égard comment notre linguiste considère l’Académie française tel « un organisme officiel chargé de corriger les erreurs qu’elle-même avait dénoncées dans ses traités philologiques, et donc d’entériner les signes de l’évolution inévitable du langage et non point un groupe d’ennemis personnels déterminés à éliminer le plus possible des vocables dont elle défend l’existence, dans le but de purifier exagérément la langue française du xviie siècle » (Élyane Dezon-Jones, Marie de Gournay. Fragments d’un discours féminin, Paris, J. Corti, 1988, p. 94).
34 Marie de Gournay, « Avant-propos sur la Deffence de la Poësie », in Les Advis, ou les Presens […], op. cit., p. 389. Cet Avant-propos fut ajouté en 1641.
35 Ibid., p. 438.
36 À cet égard, voir André Chastel, Art et humanisme à Florence au temps de Laurent le Magnifique, Paris, p.u.f., 1959, rééd. 1982, p. 515-516 et Le virtuose adunanze. La cultura accademica tra xvi e xviii secolo, éd. Clizia Gurreri et Ilaria Bianchi, Préface de Giulio Ferroni, Introduction de Gian Mario Anselmi, Avellino, Edizioni Sinestesie, 2014.
37 Cette Académie était pour le prince Cosme Ier non seulement un centre culturel pouvant servir à l’essor de la Cour des Médicis à Florence à cette époque, mais aussi un instrument de contrôle des gens de lettres, dont les idées pouvaient parfois être dangereuses pour la Principauté.
38 À ce propos, voir les Notizie letterarie ed istoriche intorno agli uomini illustri dell’Accademia fiorentina, éd. Jacopo Rilli, Florence, Per Piero Matini Stampatore Arcivescovale, 1700.
39 À cet égard, voir Piero Longardi, Piero Galdi, Le Accademie in Italia, éd. Radio italiana, Torino, 1956.
40 Le dictionnaire de l’Académie française, Paris, J. B. Coignard, 1694, Préface, p. ij.
41 Histoire de l’Académie françoise, par MM. Pellisson et d’Olivet, avec une introduction, des éclaircissements et notes, par M. Ch.-L. Livet, Paris, Didier, 1858, p. 8.
42 Michèle Fogel, Marie de Gournay. Itinéraires […], op. cit., p. 282.
43 Au début des années 1630, Boisrobert s’occupe de réunir autour du Cardinal de Richelieu un grand nombre de « plumes », cultivant son rôle d’intercesseur entre les puissants et les lettrés.
44 Marie de Gournay, « Bouquet de Pinde. Composé de fleurs diverses », in Les Advis, ou les Presens […], op. cit., p. 948.
45 le / sacrifice / des muses. / au grand cardinal / de richelieu. / a paris, / Chez sebastien cramoisy, Imprimeur ordinaire / du Roy, ruë S. Jacques, aux Cicognes. / 1635 / avec privilege du roy. In-4, 228 p. Marie de Gournay contribue à ce recueil par le poème (p. 109) qu’elle avait ajouté en 1634 dans le « Bouquet de Pinde. Composé de fleurs diverses », inséré dans l’édition des Advis de la même année.
46 Lettre de Marie de Gournay à Richelieu du 16 juin 1634, reproduite par Paul Bonnefon, Montaigne et ses amis, Paris, A. Colin, 1898, t. II, p. 404-405.
47 D’après l’abbé de Marolles (Mémoires […], op. cit., t. I, p. 58), Marie de Gournay remercie dans cette lettre Richelieu pour avoir fait mettre à sa disposition un carrosse.
48 Marie de Gournay, « Épître à Monseigneur l’Eminentissime Cardinal, duc de Richelieu », précédant la Préface à l’édition de 1635 des Essais, p. 30.
49 Sur cette problématique, voir Pellisson et d’Olivet, Histoire de l’Académie françoise, op. cit.
50 Michèle Fogel, Marie de Gournay. Itinéraires […], cit., p. 282. Pour un aperçu de ces ouvrages, voir H. Marjorie Ilsley, A daughter of the Renaissance. Marie de Gournay. Her life and works, The Hague, Mouton, 1963, chap. xvi et Giovanna Devincenzo, Des mots et des femmes à l’origine de la langue française. xvie-xviie siècles, Paris, Hermann, 2018, chap. ii.
51 A. Gaillard, Sieur de la Porteneille, La Furieuse Monomachie de Gaillard et Braquemart, ou Le Cartel, Paris, J. Dugast, 1634.
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- ISBN: 978-2-406-09085-4
- EAN: 9782406090854
- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09085-4.p.0105
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 03-09-2019
- Periodicity: Biannual
- Language: French