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Classiques Garnier

Montaigne, pratique de l’oubli et erreurs de perspective

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2018 – 2, n° 68
    . varia
  • Auteur : Montaleone (Carlo)
  • Résumé : Récemment on a parlé de manière erronée d’une pratique de l’oubli chez Montaigne. En réalité, Montaigne n’a jamais entendu parler de l’oubli comme d’un pouvoir prêt à être utilisé à plaisir. L’oubli ne peut pas être l’élément constitutif d’une pratique, à moins qu’il n’existe pas un monde où soient possibles des pratiques totalement dépourvues d’éléments volontaires. De ce point de vue, les pages où Montaigne utilise les données de la mémoire comme avant-poste de l’esprit sont très intéressantes.
  • Pages : 117 à 130
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406090854
  • ISBN : 978-2-406-09085-4
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09085-4.p.0117
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 09/03/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Montaigne, pratique de loubli
et erreurs de perspective

Borges devait être hanté par des réminiscences des Essais lors quil parlait dun certain Irénée Funes doué dune mémoire tellement extraordinaire quil « se rappelait [non seulement] chaque feuille de chaque arbre de chaque bois, mais chacune des fois quil lavait vue ou imaginée1 » : quel dommage « quil ne [fût] pas très capable de penser2 ». En effet, engagé dans le dessin dun de ses trompe-lœil, Montaigne avait écrit que ses paysans ne discernaient aucune « différence entre mémoire et intelligence » ; or selon Montaigne, ils se trompaient, car « il se voit [] par experience plustost au rebours, que les memoires excellentes se joignent volontiers aux jugements debiles3 ». Nous avons dit trompe-lœil, mais probablement on devrait parler dune arabesque dans laquelle le danseur se serait engagé avant de se lancer dans une pirouette, quand la vérité intégrale laurait emmené à se demander ce qui aurait survécu de lui « sans cette faculté » : cela pouvait se retourner contre lui, si on considère les tristes exemples de Messala Corvin et de Georges de Trébizonde. Le fouet du doute lui venait de la peur que ceux qui nont pas de mémoire perdent non seulement les querelleuses insuffisances de la philosophie – chose terriblement ridicule – mais encore les fonctions de lâme et donc, comme disait Cicéron, « tous les usages de la vie et (…) toutes les pratiques4 ». Il ny a pas dissue, sans la force dattraction de la mémoire les êtres humains courent sans lumière.

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Montaigne amnésique et extravagant. Que signifie se montrer sous ces habits sans même cacher une subtile complaisance ? Pour répondre à cette question Thibaudet a opéré la mise en scène de deux mémoires, une naturelle et une réfléchie5. La première, spontanée, naurait pas fait défaut à Montaigne ; en revanche, la mémoire réfléchie aurait révélé la présence une force purement anonyme de la conscience et, comme telle, serait devenue objet dune incompressible aversion. Bref, labsence de mémoire aurait un sous texte qui se révèle entièrement dès que Montaigne met en scène les horreurs du vomissement. La raison est claire : le vomissement montre exactement tout ce quon a mangé. Mais cest cela le problème : est-ce-que nous sommes nés pour « redire ce quon nous a dict6 » ? La métaphore nest pas équivoque : idées régurgitées, idées essuyées. Nous voyons lirritation de Montaigne face aux idées usées. Naturellement, nous le croyons sincère en dépit de sa remarque, produite dans un autre contexte selon laquelle on nobtient pas « un homme sain » et « bien réglé » sans laffubler « de tenebres, doisiveté et de pesanteur7 », cest-à-dire les ingrédients essentiels du conformisme. Il écrivait alors à propos des vicissitudes de Torquato Tasso, un homme qui avait été aveuglé par la lumière éblouissante de son intelligence. Cette anecdote nest pas contradictoire avec ce qui précède. Elle exprime seulement une forme de méfiance pour les excès inhumains quon retrouve dans toutes les vertus. Il serait en effet téméraire daccuser Montaigne dincohérence. En toute amitié, il pourrait nous expliquer que lébranlement est la condition pour laquelle tout le monde échoue et que, pour cette raison ; tout le monde devrait se persuader que les mots ne sont en réalité que souffle et vibrations de la bouche…

Mais cest la Littérature qui nous offre les éclaircissements les moins discutables. Quelques fois on peut en effet utiliser les vacua de la mémoire, mais – comme lhistoire du roman le prouve – seulement lorsquil sagit de vacua joués en vue de quelque chose dinavouable. Les autres vacua, les vacua réels, nont aucune valeur marchande, ils sont totalement inaperçus. Qui se met sur la route du premier type de vacua peut effectivement les utiliser pour renforcer sa capacité de manœuvre et de détachement et tout cela en vue de forger les marges de feinte parfois 119indispensable à la vérité. Les choses étant comme nous le supposons, il se peut que lantagonisme entre mémoire et esprit, dessiné par Montaigne, reçoive de nouvelles lumières. On en a le témoignage dans le chapitre sur léducation des enfants quand il évoque lerreur pédagogique du gouverneur qui veut essayer la finesse de leur mémoire. Montaigne écrit que « [C] sçavoir par cœur nest pas sçavoir8 », mais se contenter de conserver ce quon avait confié à sa mémoire. Plus tard, il dira que « la mémoire nous représente, non pas ce que nous choisissons, mais ce qui luy plaist9 » (II, 12, 494 A). Et naturellement cela a un double effet : en éloignant dans le royaume des utopies la proclamation de viser à la nudité10, Montaigne fait surgir le soupçon que la décision intellectuelle soit toujours compromise par des confusions suscitées par la sensibilité. On en comprend la raison. En effet, il est difficile de trouver un livre qui plus que les Essais offre un habitat si peu disponible aux prétentions pures de lesprit. Ce problème présente des marges irréductibles. Pour cette raison la discussion sur les rapports entre mémoire et esprit, sans se résoudre en une conclusion claire, ressort dominée – au moins en apparence – par le traditionnel rapport dagression que le quid ineffable de lesprit exerce sur les images sensibles de la mémoire. Forme et Matière ; il faut ladmettre, malgré la présence en lui de Lucrèce, Montaigne saute de lun à lautre des phantasmes qui peuplent cette échappatoire philosophique avec labsurde aisance des aveugles. Bref, il semble que nous sommes ici en présence dun énième paradoxe : devoir constater que lauteur des Essais combat les signes de la mémoire en vertu des pouvoirs confiés à lesprit, sans réussir à esquiver lidée fixe quil ny rien, pas même lesprit, qui soit le but dun soupçon sans fin.

Cet impudent basculement renvoie à la leçon plus générale que Montaigne tire de la nature de la parole : « une piece estrangere joincte à la chose, et hors delle11 ». Pourtant, en relançant la lutte pour un horizon non contaminé par des mélanges nécessairement équivoques, notre nominaliste 120ne renonçait à rien. Probablement il fût séduit par la didactique du chien de Rabelais, qui au lieu de lécher los le brise pour mieux en sucer la moelle12. On peut penser aussi quil appréciât la véhémence avec laquelle un auteur de grand succès comme Corneille-Agrippa de Nettesheim13 avait dénoncé limposition de la mnémotechnique aux étudiants, une vraie vexation à laquelle les enseignants confiaient depuis lantiquité la pérennité de leurs enseignements. À tout cela nous devons reconnaître une valeur paradigmatique du fait que Montaigne assigne à la mémoire la fonction de servir lesprit. Lesprit doit savoir transformer tout ce quil reçoit comme un estomac qui fonctionne. Le grand Sylvius, célèbre pour sa théorie chimique de la digestion14 et bien connu de Montaigne, serait tout à fait daccord. Mais, puisque les hommes nont pas le privilège des abeilles, qui « pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font apres le miel, qui est tout leur15 », il faut que la chimie mentale de lindividu soit, pour ainsi dire, assistée. Mais comment ? Par lapprentissage, naturellement, mais sans oublier que plusieurs obstacles sinterposent presque toujours à la réussite. La fluctuatio animi de lélève nest pas quune image. La digestion mentale, quon attend de lui, nest jamais garantie. On lobtient à condition que le gouverneur accepte de devenir « oreille » en refusant la position privilégiée du soliste. On na pas besoin de lire les fonds de café pour ressentir lhorreur de Montaigne quant au césarisme pédagogique. Faire de la pédagogie signifie imaginer la mise en œuvre dune fonction à deux termes. Du gouverneur il écrit : « Je ne veux pas quil invente et parle seul, je veux quil escoute son disciple parler à son tour16 ». On peut en déduire cette double remarque ; la première concerne le rapport idéal avec lélève, mais non seulement. Montaigne propose une didactique qui procède de lexpérience ; expérience offerte 121aussi bien à lentendement du gouverneur quà chacun de nous : « la malice dun page, la sottise dun valet, un propos de table, ce sont autant de nouvelles matières17 ». La seconde est en réalité une question posée à nous-mêmes. Car, à ce point, il ne serait pas étrange de parler dune dialectique – au sens le plus large du terme – expérimentale, une dialectique que Montaigne fonde sur les opinions vraies et fausses des locuteurs et pour cela complétement noyée dans la logique, comme on pourrait le dire aujourdhui avec Robert Brandom, du « donner et recevoir des raisons ». Aucun tabernacle à lhorizon, aucun livre de vérités immuables (dont lexégèse prendrait la place du texte), aucun ipse dixit. Montaigne plane vers un sort de « triangulation originaire18 ». Comment il lécrit, gouverneur et élève parlent lun lautre et sécoutent normalement. Et cela signifie que (i) chaque sommet des deux angles évalue les répliques de lautre et que (ii) chaque sommet devra les accepter ou les repousser en rapport aux réactions quil aurait eu à cause des expériences accumulées, qui constituent le troisième sommet du triangle : le monde. Une telle triangulation, si elle est plausible, ouvre cependant un problème fatal : pourra-t-on pour de bon entendre exactement comment lesprit fonctionne avec le recours à la métaphore de lingestion ? Montaigne avait autorisé cette idée en posant lesprit comme suprême principe de synthèse (Forme) et la mémoire comme le récipient où se pressent les images sensibles (Matière). Mais, après lénième pirouette qui confie la persistance du moi à la matérialité de la mémoire, quest-ce qui survivrait du pur esprit ? Rien dautre que de la cendre philosophique. Celui qui avait dabord accordé à la mémoire le rang servile dun magasin où entasser les images a dû accepter le fait que, au contraire, cest elle qui rend lindividu conscient dêtre uniquement « celui-là ». Un plongeon groupé-carpé que Montaigne accomplit avec la légèreté dun papillon. Mais, on le sait, au mépris des antécédents théoriques il privilégie son goût spécifique pour linvestigation qui la toujours conduit à étoffer et à ramifier le texte. De toute façon, la décision de promouvoir la mémoire à des fonctions supérieures relève de tout autre chose que dun faux-pas. 122Le chapitre très important consacré à limagination arme la thèse que les images ne sont pas des copies (ou des secondes choses, comme avait dénoncé Merleau-Ponty19) par lesquelles ce qui est absent nous devient présent ; au contraire, les images sont lissue de lhistoire qui a fait lindividu ce quil est et ce qui lancre dans le monde où il agit ; on pourrait dire que les images sont produites par lhistoire qui pénètre en lui pour être ruminée, oubliée et enfin réveillée par le rapport à autrui. Naturellement, même les interprètes de Montaigne les plus doués de bonne volonté ne pourraient pas envisager dans ce tracé au fond psychologique quelque chose de comparable à la méticulosité théorique avec laquelle Hume démontre que ce nest pas lunderstanding, mais la memory, qui produit lidentité personnelle20. Mais il est évident que cest Montaigne qui avait eu le premier cette intuition fondamentale : les images sont des signifiants21 de la conscience et la mémoire est lagent qui les met en ordre en en garantissant lharmonie.

« …le magasin de la mémoire est volontiers plus fourny de matiere que nest celuy de linvention22 ». Limportance de ces mots est déployée dans plusieurs chapitres des Essais. Mais deux en particulier sont les chapitres qui effacent complétement la légitimité de la symétrie excellente mémoire / faible intelligence. Il sagit de « Des coches » et « Des cannibales », autrement dit le de America de Montaigne. Ici la mémoire des livres lus et des récits des voyageurs sur les massacres des Amérindiens prend la fonction imprévue dun avant-poste de lesprit et la conséquence explicite de cela est la suivante : sans rien cacher des images de cruauté, la mémoire devient la seule règle de pureté possible.

Sur « Des cannibales », le trente et unième du Livre I, que na-t-on écrit ? Et pourtant peu de lecteurs avaient envisagé quil sagissait dune fiction et donc quil nétait pas indispensable constater que Montaigne jouait des 123fausses cartes comme si elles étaient bonnes (naturellement, la pensée vole à son impossible rendez-vous avec les trois Tupi à lépoque de lentrée royale de Charles IX à Rouen23). Il vaut mieux remarquer la série dimages qui nourrit le chapitre dès le début, quand Montaigne parle énigmatiquement des mouvements de locéan sur les plages du Médoc : « voyons de grandes montjoies darène mouvante qui marchent dune demi lieue devant elle, et gagnent pais24 ». Suivent une petite note sur lAtlantide et une phrase qui coupe le récit comme une épaisse barre noire : « Cette narration dAristote – écrit-il – na non plus daccord avec nos terres neufves25 » (Ibid.). Une fois interrompue ainsi la digression, le chapitre sur les cannibales débute après la troisième page. Coupure irrationnelle, dirait Deleuze. Mais pour linstant lesprit du lecteur a été stratégiquement arrosé par une pluie dimagines rerum, dont le sens se répand bien au-delà de la page trois. Lélément dominant est leau : lîle, le déluge, les abîmes marins, locéan, tout pivote autour du modèle aqueux, comme si le problème consistait à convaincre les gens que aussi bien les hommes que les choses dansent dans une réalité sans forme, dans le mou, le liquide, linsaisissable. Le problème nest pas de savoir si Montaigne pouvait soffrir dautres voies expressives pour divulguer lopinion que les êtres humains – cannibales y compris – marchent à laveuglette et que linstabilité domine partout. Plus tard il avouera aimer « lallure poétique, à sauts et à gambades26 ». Et, sans rien exagérer, nous y voyons la confirmation du jeu qui dénotait le sens le plus profond de lécrit et qui peut jouer comme la preuve que « limage est tout sauf un produit direct de limagination27 ». Gaston Bachelard, lauteur de cette phrase trop éclatante pour ne pas être subtilement énigmatique, a toujours creusé des fossés profonds entre pensées et images28. Nous ne pouvons pas dire si Montaigne aurait été daccord avec lui en parlant dun procès aussi mystérieux. En vérité, il nous semble que sa façon de travailler avec les mots le conduit à reconnaitre les images comme la coulée des suprêmes vérités de la pensée.

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Lauteur de « Des coches » est défini par le rancunier Pascal29 comme un créateur de sottises. En réalité, en suivant la définition utilisée à lépoque de Montaigne, on peut définir le chapitre en question comme un coq-à-lâne30. Lire ses pages signifie se soumettre à la tension dun mémorable désordre, tellement sont nombreux les brusques changements de couleur, les renflements baroques et lassaut de pensées hétérogènes (« décousues », comme on lit dans la sentence dun juge31 aussi sévère envers Montaigne que Nabokov envers Cervantès). Montaigne avait choisi la forme du coq-à-lâne pour se donner la possibilité dimprovisations calculées. Du frère, plus vieux que lui de huit ans, ce chapitre ne garde ni la saveur de la fiction, ni lhumour captieux qui vise à la vérité de lhistoire grâce à des inventions pragmatiquement orientées. Comme on la déjà noté, « Des coches » commémore le Grand Deuil. Géralde Nakam, qui en a parlé comme dune « oratorio » funèbre32, avait de bonnes raisons. À notre avis, « Des coches » semble le débouché dun homme qui se sent coincé dans une époque insupportable et dont il peut seulement dire quelle sest égarée. Aucun mot abstrait, seulement des couleurs, des agressions, des embuscades conceptuelles et une sorte de composition brisée. Le tout grâce aux données de limagination, qui nest pas seulement reproductive, mais productive, créatrice et, comme telle, responsable de notre langage33. Aujourdhui on dirait que les images sont des compléments propositionnels ou bien des conducteurs de connaissance. Pensez au mot « coches ». Le mot, en soi-même, na aucun rapport avec le contexte. 125Mais observez lattitude de Montaigne. Il prend le mot « coches » et il en ancre les applications dans un cluster de cas appropriés. Au début, le lecteur est renvoyé à la sensation du vomissement qui saisit Montaigne à cause du balancement imprimé aux coches en mouvement, et enfin il arrive à la vanité des rois romains. Ces gens aimaient voir les coches tirés par des lions, des tigres, des cerfs, des chiens, des jeunes filles nues et aussi par des autruches de grandeur extraordinaire. Pourquoi les autruches ? En courant elles offraient lillusion du vol… Le tout dans un fleuve paratactique dimages rassemblées en maillons dont la signification sentrelace avec les livres que Montaigne avait lus. Que le naturel paratactique du texte produise des effets « de retard » de type sceptique Bernard Sève la bien montré34 (et avant lui, Umberto Eco avec un livre consacré au problème des « listes »). Après Montaigne, et sous forme dun pur choix de style, la parataxe remontera à la surface chez plusieurs auteurs, Joyce y compris. En lisant Ulysses on reste étonné par la tendance irrépressible du récit à se décomposer (en apparence). Mais, en retournant à Montaigne, on pourrait lui attribuer une effervescence divisionniste, la même qui a conduit Sayce à évoquer « the oblique vistas35 » de Tintoretto, mais qui au même titre pourrait rappeler lœuvre de Klee, où les unités narratives discrètes paraissent suspendues à lespace coloré comme des encadrements singuliers. Naturellement, puisque laction constituante du regard est soumise à une fluctuation qui nexclut pas la coupe chirurgicale, lancrage de limage des coches se perd jusquà un certain point, mais seulement pour dévoiler dautres significations, peut-être plus justes. Rôder, tournoyer « çà et là », revenir « sur nos pas36 » (III, 6, 907) sont des expressions qui soulignent lintensification sensible, spatiale, de lattitude à sembusquer dans les douces corvées de lérudition humanistique. Ces expressions sont le commentaire moral et historique de Montaigne. Elles nous font comprendre quon peut être de pauvres diables de plusieurs manières : un métalangage ressemblant à une autocritique. Et au bout, le point de confluence de toutes les équivoques semble produire un bloc de lumière pure : le Nouveau Monde, jeune et puissant, « ne fera quentrer en lumière quand le nôtre 126en sortira. Lunivers tombera en paralyse : lun membre sera perclus, lautre en vigueur37 » (III, 6, 909). Amen.

À la fin Montaigne évoque la légende mexicaine des cinq soleils et des cinq âges du monde. Il voulait rappeler que les Mexicains jugeaient « ainsi que nous, que lunivers fut proche de sa fin, et en prindrent pour signe la desolation que nous y apportames38 » (III, 6, 913-914). Nous ne dirons pas que ces mots transforment « Des coches » dans la version rationnelle de la fable mexicaine. Mais il est sûr et certain que le syntagme qui bouleverse la phrase – ainsi que nous – a la portée dun collapsus gravitationnel. En effet, le soupçon vient du fait que le « dernier soleil » ait trouvé abri à Bordeaux. En tout cas, le récit se déroule comme une fresque continue, dont les différentes « historiettes », divisées en coupures que le lecteur devra croire irrationnelles, fonctionnent comme les anneaux dun enchaînement à la signification cohérente.

On peut alors se tourner vers une autre interrogation : est-ce que le mélange déléments pragmatiques et stylistiques qui peuplent le de America de Montaigne modifie le sens des fluctuations entre mémoire et intelligence envisagé dans le fameux chapitre pédagogique du Livre I ? La réponse nest pas aussi nette que nous le souhaiterions. En effet, mémoire et intelligence sont toujours deux, mais leur être deux leur fournit une autre valeur. Ce nest pas que Montaigne abjure lidée que le jugement (et donc lesprit qui en administre les performances) « faict un jeu à part39 ». Mais il se prémunit en posant une observation préventive. En effet, par rapport au jugement, il avait expliqué que lesprit « sil ne peut reformer les autres parties selon soy, au moins ne se laisse-il pas difformer à elles40 » (Ibid.). Cela, semble-t-il, relègue le jeu de lesprit en des zones nébuleuses, où la seule fonction quon pourrait lui reconnaître ressemble à une sorte de surplace. En effet, en se tournant vers ce quil pouvait effectivement voir, Montaigne pourrait avoir aperçu que lesprit a un contact continuel avec les images, mais quil nest pas capable dadapter à soi la phénoménologie des balancements internes. Car cest en réalité celle-ci la vraie donnée dont il invite à soupeser les rapports immanents. Conséquences ? Plus dune. Au-delà du lien énigmatique 127entre esprit et images, le surplace de Montaigne suggère que la rivalité établie par la philosophie entre ces deux types de performances ont après tout une physiologie probable. Avec un cours paradoxal, faut-il ajouter, sil est vrai quil nexiste pas une seule page des Essais où ne soit tiré au clair que les conciliations entre esprit et images échappent à toute prévisibilité. Il sagit dune donnée exempte de toute intention. Et à la fin cest ce type dobjectivité qui nous aide à comprendre pourquoi Montaigne non seulement considère comme physiologiques le fait que le jeu de lesprit ne réussisse pas toujours, mais aussi le fait que sinterroger sur son être nous mène à la conclusion que nos visions reflètent des essences émotionnelles et quil ne sagit parfois de rien dautre que de la vaine vanité41. Si on ajoute que Montaigne na jamais douté que lintériorité est toujours antériorité42, ou bien encore mémoire, on a la contre-épreuve formelle que le jeu de lesprit peut être dit « à part » seulement parce que toutes les définitions de la philosophie, dont il se moque, ségalent.

Bref, la prise de conscience de Montaigne ressemble à celle de lélève de Lucrèce amené à comprendre que la fonction des images nest pas une entrave de la sensibilité, mais une obligation des foedera naturae qui forcent lindividu à être ce quil peut être et non pas ce quil ne peut pas être43.

Il apparaît ainsi que lauteur des Essais non seulement écrit (et donc pense) par images, mais quil la toujours su. Exactement comme il avait toujours su que le fait dopposer la matière sensible des images à la conscience qui devrait les interpréter est un non-sens à garder dans lécrin de nacre des idioties. Pour Montaigne, les formes du monde naissent lorsque le percipi donne corps au mécanisme parfait et toujours inédit des distorsions égocentriques de lindividu. Elles sont le produit de lêtre de chair soumis à la temporalité des mutations. Cette chair marque dune empreinte indélébile la vie de la conscience et cela a un inévitable impact dans les relations à autrui, dans laction des hommes, 128dans ce quils imaginent et dans le langage quils parlent. La métaphysique de Montaigne – si lon peut parler de métaphysique – encourage lidée que lirrémédiable opacité perceptive nest pas une raison pour humilier lindividu, doù un modèle de médiocrité (avec naturellement les exceptions héroïques de rigueur comme Épaminondas). Tout se produit dans un mélange fait dintentionnalité et dindétermination, une alliance indéchiffrable qui ne permet presque jamais de comprendre avec la clarté souhaitable le rapport entre apparences, mobiles et vertus. Cest pour cela quon se trouve tous emprisonnés dans un cercle dambiguïté44. Quant au minimalisme – auquel Montaigne semble se remettre, lorsquil attribue ses fautes de mémoire à de linadvertance, comme par exemple le fait denregistrer « une chose deux fois45 » – il faut rappeler quil se désigne comme victime circonstancielle, tout en sachant ne pas être tel. Sinon, pourquoi écrire que « ce ne sont que mouches et atomes qui promènent ma volonté46 » ?

En réalité la tendance à absorber des rapports circonstanciels dans une réalité autre, plus profonde, parle delle-même. Le lecteur discerne cette propension partout et pas seulement dans les pages les plus philosophiques des Essais. Cest simplement Montaigne qui scrute résolument la frontière des enchaînements non linguistiques, le lieu doù on peut penser lélimination des ambiguïtés, des mensonges et des consolations. On pourrait même affirmer que le fait de sinterroger sur ce que le corps peut dut représenter aux yeux de Montaigne la hantise la plus pressante, bien que lesprit et la connaissance, cest-à-dire les seuls instruments dont on dispose, naient jamais cessé de lui paraître, comme avait écrit Thibaudet, des « franges précaires dun immense inconnu47 ».

Dans une sorte de jugement anamnestique Montaigne se présente comme un « scrutateur sans connoissance » (III, 9, 100148).

Tout cela est la démonstration quil répondait à laléa des cas en ayant définitivement compris que la vie nest pas une force exacte. Linconnu 129inéluctable semble un but lointain pour qui a la force dinterrompre ce quon définirait aujourdhui comme une attitude mystificatrice en refusant notamment lasphyxie des idées reçues. Le scrutateur sans connoissance jouera donc ce hasard. Se sentir libre avec tout son corps, libre de jouir de ses propres inclinations autant que de ses pensées, libre enfin délaborer le défi le plus haut bien quil sache que la liberté est « irrécupérable par un acte de volonté49 » : être soi-même, avec sa petitesse, à reconnaître la force à laquelle le je doit se soumettre. Cétait la démarche vers lautoréflexivité que le matérialisme de Lucrèce avait indiquée. Loutrance captivante et dramatique dégagée des pages lucrétiennes lavait mystérieusement conduit au-devant de tout ce que, récemment, Merleau-Ponty dénommait primordial50. Et nous, en ne voulant pas utiliser un autre mot par pureté de raisonnement, saturons toutes nos attentes en en suivant les traces dans la structure changeante des « mouches » et « atomes » contemplée par Montaigne, alors que lagrégé de lopins devient pensée, images, « corps aërée de la voix51 » (II, 6, 379) et enfin clairvoyance supérieure de lesprit. Le tout, comme commençait à le suggérer le cliché de ceux que nous appelons modernes, en vue dun spectacle communicatif fidèle et propre, fait pour le grand public. Serait-ce pour cela que lhomme de Montaigne retrouve son insaisissable vérité dans la mémoire, une fonction penchée sur linfini du moi et pourtant bouillonnante de réalités externes ? Certainement, la peinture de soi dénote une manière de penser pour laquelle tout ce qui nest pas écrit se perd. Mais cela ne répond pas nécessairement à lœuvre dune fantasmatique Ars Oblivionalis. La fonction intimant les lucratifs devoirs de loubli na pas lampleur quon croit. Dans les eaux du Léthé, on tombe à cause de phénomènes nécrotiques. Aucun homme et aucune femme ny ont jamais plongé volontairement (« comme si nous avions en notre pouvoir la science de loubly52 » [II, 12, 494 A]). Révéler lirréversibilité des choix volontairement décidés lorsquon écrit pour « la mise à mort de tout ce qui nest pas mis en mot53 » ressuscite les manus130crits de lâme, entités ineffables et dépourvues dalphabet. Serait-ce pour cela quon ne trouve aucun individu sur la Terre qui regrette lHamlet que Shakespeare a sans doute tué dans son berceau lorsquil écrivait lHamlet qui continuer nous trouble ? Au même titre, lopinion selon laquelle la mise à mort des Essais que Montaigne na jamais écrits aurait causé lépanouissement dune culture de loubli en Europe54 nous rappelle une mesure de Lope de Vega repérable en La villana de Getafe : « Era el remedio olvidar, y olividóseme el remedio55 ».

Carlo Montaleone

Università degli studi di Milano

1 Jorge Louis Borges, Fictions, traduit par P. Verdevoye, Ibarra et Roger Caillois, Gallimard, Paris 1965, p. 116.

2 Idem, p. 118.

3 Michel de Montaigne, Les Essais, Édition Villay-Seulnier, P. U. F., Paris 2004. Dorénavant le nombre romain indiquera le livre (I, II, III), les deux nombres arabes suivants le chapitre et la page. Dans ce cas I, 9, 34.

4 II, 17, 651.

5 Albert Thibaudet, Montaigne, texte établi par F. Gray, Gallimard, Paris 1963, p. 200-202.

6 I, 26, 150.

7 II, 12, 492.

8 I, 26, 152.

9 II, 12, 494. « [A] … Voire il nest rien qui imprime si vivement quelque chose en notre souvenance que le desir de loublier : cest une bonne maniere de donner en garde et dempreindre en nostre ame quelque chose que de la solliciter de la perdre. »

10 Montaigne, Les Essais, « Au lecteur » : « Que si jeusse esté entre ces nations quon dict vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je tasseure que je my fusse tres-volontiers peint tout entier, et tout nu », p. 5.

11 II, 16, 618.

12 « Mais veistes vous onques chien rencontrant quelque os medulare ? … Si vous lavez : vous avez peu noter de quelle devotion il le guette : de quel soing il le garde : de quel ferveur il le tient, de quelle prudence il lentomme : de quelle affection il le brise et de quelle diligence il le sugce. » Voir François Rabelais, Gargantua, Prologue, édition de Mireille Huchon, Gallimard, Paris 2007, p. 37.

13 Heinrich Cornelius Agrippa von Nettesheim, De incertitudine et vanitate scientiarum ; le chapitre 10 du livre est entièrement dominé par la polémique contre les nebulones, Navò, Curzio Triano & fratelli, Venezia, 1539.

14 Silvius, ou Jacques Dubois, est le nom dun célèbre médecin du Collège de France, rencontré par Montaigne à loccasion dun déplacement à Paris.

15 I, 26, 152.

16 I, 26, 150.

17 I, 26, 152.

18 Sur le problème philosophique de la triangulation originaire on peut lire Donald Davidson, Subjective, Intersubjective, Objective, Clarendon Press, Oxford 2001. Sur le rôle de Montaigne dans la pédagogie de la Renaissance voir Leducazione nella torre. La formazione dellindividuo nel Rinascimento e gli Essais di Montaigne, par Carlo Cappa, Franco Angeli, Milan 2011, en particulier les pages 227-271.

19 Maurice Merleau-Ponty, Lœil et lesprit, Paris, Gallimard, 1993, p. 23.

20 « …memory not only discovers the identity, but also contributes to its production… » : David Hume, Treatise of Human Nature, I, edited by L. A. Selby-Bigge, Clarendon Press, Oxford, p. 261.

21 Sur le problème de la fonction linguistique des images on peut rappeler, parmi bien dautres, le nom de Gaston Bachelard : « En vous faisant voir, Chagall vous fait parler » ; voir Bachelard, « Introduction à la Bible de Chagall », Marc Chagall, Dessins pour la Bible, texte publié dans le numéro spécial de la revue Verve (1960) ; cet écrit a été republié dans Le droit de rêver, PUF, Paris 1960, p. 16.

22 I, 9, 35.

23 Jai raconté cette histoire dans mon livre, Oro, cannibali, carrozze. Il Nuovo Mondo nei Saggi di Montaigne, Bollati Boringhieri, Torino 2011.

24 I, 31, 204.

25 I, 31, 204.

26 III, 9, 994.

27 Gaston Bachelard, La Poétique de lespace, Paris, p.u.f., 1957-1964, p. 16. Que le facteur intellectuel se passe de lapport des images est un des objets polémiques de Jean-Paul Sartre. Voir par exemple Limagination, (1936), Quadrige, Paris, PUF, 2000.

28 Bachelard, La Poétique…, p. 16.

29 « Car de dire des sottises par hasard et par faiblesse, cest un mal ordinaire. Mais den dire par dessein nest pas supportable ! Et den dire de telles que celles-ci… » : Pascal qui parle de Montaigne. Voir Blaise Pascal, Pensées, texte établi par Philippe Sellier, Paris, Librairie Générale Française, 2000, p. 415-416.

30 Tout cela est rappelé par une lettre de Pasquier : Appendice III, édition Villey-Saulnier des Essais, p. 1320-1324.

31 Naturellement, on parle ici dArthur Armaingaud (éditeur des Œuvres complètes de Michel de Montaigne, Conard, Paris 1924-1941) qui qualifie le chapitre en question avec ladjectif « décousu ».

32 Géralde Nakam, Les Essais de Montaigne, miroir et procès de leur temps, Nizet, Paris1984, p. 347.

33 Je partage la thèse illustrée par Emilio Garroni selon laquelle dans lindividu opère un je ne sais quoi de pré-linguistique, un agrégé, précise-t-il, constitué par des « objets … liées par une très petite ressemblance et parfois par aucune ressemblance … qui produisent entre eux une unité quon ne peut pas éclaircir intellectuellement, de type affectif, émotionnel, rêvassant, orientée à maîtriser des événements et des choses aimés, inquiétantes, exaltantes » (ma traduction, Emilio Garroni, Immagine Linguaggio Figura, Rome-Bari, Laterza, 2005, p. 11).

34 Bernard Sève, De haut en bas, philosophie des listes, Paris, Seuil, 2010, p. 183-203 ; Vertige de la liste (Flammarion, Paris 2009) est le titre du livre écrit par Umberto Eco.

35 Richard A. Sayce, « Baroque Elements in Montaigne », French Studies, III, I, 1954, p. 5.

36 III, 6, 907.

37 III, 6, 909.

38 III, 6, 913-914.

39 III, 13, 1074.

40 III, 13, 1074.

41 « – Il y a de la vanité, dictes vous, en cet amusement. – Mais où non ? Et ces beaux preceptes sont vanité, et vanité toute la sagesse » (III, 9, 988).

42 Êduard Gaède, Nietzsche et Valéry. Essai sur la comédie de lesprit, Paris, Gallimard, 1962, p. 147-164.

43 Lucrèce parle de foedera naturae dans son poème De rerum natura, (V, 85-90). Montaigne avait lu et commenté ce poème la première fois en 1564, immédiatement après la mort dÉtienne de La Boétie. Sur ces gloses très importantes et, en général, sur la main latine de Montaigne, on renvoie à : Alain Legros, Montaigne manuscrits, Paris, Garnier, 2010.

44 III, 13, 1068 : lesprit se nourrit d« admiration, chasse, ambiguïté ».

45 III, 9, 962.

46 III, 2, 814.

47 Thibaudet, Montaigne, p. 393.

48 III, 9, p. 1001 : « … tu es le scrutateur sans connaissance, le magistrat sans juridiction, et apres tout, le badin de la farce » sont des mots quon peut reconduire au fameux gnoti se auton inscrit sur le fronton du temple dApollon à Delphes.

49 Olivier Guerrier, Rencontre et Reconnaissance. Les Essais ou le jeu du hasard et de la vérité, Paris, Garnier, 2016, p. 259.

50 Maurice Merleau-Ponty, « Le primat de la perception et ses conséquences philosophiques », Le primat de la perception, Paris, Verdier, 2014, p. 57.

51 II, 6, 379.

52 II, 12, 494.

53 Teresa Chevrolet, « Si excellent en loubliance : oubli, humanisme, écriture chez Montaigne », Figures de loubli (ive-xvie siècles), éd. par P. Romagnoli et B. Wahlen, Études de Lettres, no 276 (1-2), 2007, p. 343. Isabelle Benguigui, « Pratique de loubli et reconquête du présent dans Don Quichotte de Cervantès et les Essais de Montaigne », in trans- [en ligne], 3/2007.

54 Benguigui, « Pratique… », art. cité.

55 Félix Lope de Vega y Carpio, La villana de Getafe, Tomo X, Academia Española, Madrid 1910, p. 404.