« Je leur eusse plustost ordonne de l’ellebore que de la cicue » L’occasio legis
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2018 – 2, n° 68. varia - Author: Ragghianti (Renzo)
- Pages: 131 to 140
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
« Je leur eusse plustost ordonne
de l’ellebore que de la cicue »
L’occasio legis
Entre le xiiie et le xvie siècle, l’histoire judiciaire française connaît une rupture radicale avec l’adoption, dans la sphère criminelle, de la procédure inquisitoriale à la place de la procédure accusatoire, et du système de preuves dites « rationnelles », au lieu de l’ordalie, répudiée par l’Église avec le Concile de Latran de 1215, ainsi que du duel judiciaire, qui tomba en désuétude au xive siècle. En même temps, un système fondé essentiellement sur l’amende est remplacé par un système beaucoup plus répressif, basé principalement sur les châtiments corporels. En France, le droit pénal tire son origine des ordonnances royales en l’absence d’une codification. Par contre, la législation civile se conforme le plus souvent aux coutumes, donnant lieu à une situation de pluralisme entre les pays de droit écrit, appelé aussi droit romain, datant en réalité des xiie et xiiie siècles, et les pays de droit coutumier. « Mais les influences réciproques très fortes entre ces deux zones entraînent une tendance à l’uniformisation qui s’affirme du xve au xviiie siècle1 », grâce à la rédaction par écrit des coutumes territoriales qui assument le statut de lois écrites, délivrées par l’autorité royale. En effet là où l’absence d’un pouvoir fort, comme dans le cas de l’Allemagne et de la Hollande, empêche cette rédaction, le droit romain, l’usus modernus pandectatum, devient le fondement de la législation. Il en résultera « l’élaboration d’un droit commun coutumier, applicable en cas de silence ou de lacune de la coutume du lieu ; il est fondé sur l’esprit général qui se dégage de l’ensemble des coutumes, tel que cherchent à l’établir les jurisconsultes2 ». Certes, les superpositions de compétences sont nombreuses entre les juridictions, compte tenu de la hiérarchie 132des sources normatives : coutumes locales et régionales, statuts municipaux, ordonnances dont l’efficacité est limitée à différentes provinces, ordonnances royales générales ; les justices seigneuriales et les justices municipales, les tribunaux royaux organisés selon une hiérarchie qui va des prévôtés aux parlements. Avec l’extension progressive du royaume à de nouvelles provinces, au Parlement de Paris, créé en 1260, et dont la juridiction s’étendait primitivement à la totalité du royaume, allaient s’ajouter, entre 1443 et 1477, ceux de Toulouse, Grenoble, Bordeaux et Dijon. Il faut souligner que l’importance des justices ecclésiastiques, des officialités, va péricliter à partir du xive siècle, en raison de l’élargissement des compétences des juges royaux, et aussi d’une certaine « désacralisation de la justice auparavant rendue à la fois au nom de Dieu et au nom du roi : perdant de son caractère sacré, elle glisse progressivement dans le domaine du seul profane », en acquérant ainsi la justice royale des compétences sur des « matières que le droit canonique considérait comme spirituelles (hérésie, magie, simonie, adultère et concubinage des laïcs), en les assimilant à la lèse-majesté3 », et en effet la notion de lèse-majesté humaine avait était calquée sur celle de lèse-majesté divine.
Chez Montaigne « justice » est un terme polysémique, non dénué d’indétermination, désignant à la fois une vertu cardinale et la conformité aux normes positives, l’ensemble des magistratures et le concept moral d’équité, indiquant des exigences éthiques et politiques aussi bien que leur réalisation très aléatoire. « Montaigne (dé)-construit sans cesse le concept, en l’insérant de manière problématique dans des contextes qui révèlent l’injustice de la justice4 » : la critique de son fonctionnement 133(la vénalité des charges, l’obscurité des normes), d’où son soulagement de ne s’être jamais trouvé dans la condition d’accusé.
C’est le résultat de l’absence d’un fondement théorique et pratique de la justice, établissant parfois une analogie avec la médecine, qui traverse les Essais et qui se ressent beaucoup de sa pratique personnelle en tant que parlementaire. Il évoque rarement sa carrière de magistrat, puisqu’elle se serait avérée être une expérience de servitude dans la diversité des systèmes de valeurs, notamment au sujet du statut du témoignage5. Ceci implique un scepticisme juridique : la loi n’accède pas au statut de science, se limitant à une techné, à une pluralité de pratiques, puisque la justice peut être la scène de l’humaine imbécillité, non pas tellement, ou non pas seulement, en raison de l’aveuglement du législateur, mais surtout en raison de l’incapacité congénitale du formalisme juridique à traduire la variété en mouvement du réel.
Il faut souligner le caractère relatif, mais non arbitraire, de la loi, dont la base mystique est attribuable aux coutumes, donc à l’habitude. L’habitude, la coutume, ne s’oppose pas à la raison, mais elle en est une forme constitutive, dans le sens aristotélicien d’essence nécessaire, d’acte. D’autre part, on remarque l’absence de tout jugement de valeur privilégiant l’existant, auquel n’est jamais reconnu un quelconque statut intrinsèquement positif. Il s’ensuit « la tension, constante dans le texte des Essais, entre justice et équité : la justice légale n’est pas équitable, mais il est équitable de respecter la justice légale » et « cette structuration binaire et paradoxale des plans politique (lois arbitraires mais à respecter) et gnoséologique (scission de la justice comme idée universelle et de sa réalité, toujours particulière)6 » détermine la division entre le droit et la religion.
134La charge de Conseiller du roy en la Cour du Parlement impliquait des connaissances pratiques et théoriques, celle de civiliste exigeait la compréhension du droit romain et du droit coutumier, en vertu de leur enchevêtrement dans le système judiciaire français alors en vigueur. La sentence était prononcée généralement sous la tournure d’arrêts, formalisés et codifiés depuis le Moyen Age. Montaigne s’est conformé à ce style car il « recherchait la forme abrégée de sa pensée juridique au lieu de formuler des phrases complètes7 » avant d’écrire ses propres arrêts. On s’est donc interrogé sur les empreintes que son travail de parlementaire avait laissées dans l’écriture des Essais.
La dénonciation du fouillis procédural, de la multiplicité des magistratures, de la vénalité des charges, c’est-à-dire du manque de fiabilité de l’instruction judiciaire, conduit Montaigne à s’interroger sur la nature de la norme, avec la démystification conséquente des coutumes. Face à leur variété incessante, la croyance en une loi de nature cesse d’exister, car la base mystique de la norme peut être ramenée aux concepts d’arbitraire et de mobilité. Les lois naturelles, même si elles existaient, ont été perdues chez l’homme, « cette belle raison humaine s’ingérant par tout de maitriser et commander, brouillant et confondant le visage des choses selon sa vanité et inconstance » (II, 12, 580-581). La loi ne peut pas être juste, en raison de l’absence d’un fondement naturel des normes sociales, qui sont de simples conditions de fait. La constatation de l’absence d’un consensus universel aboutit à un résultat nihiliste concernant le fondement de la notion de droit naturel. L’impuissance de la raison se traduit dans une règle de conduite que l’on peut résumer dans le conservatisme politique et religieux ; ce conservatisme pragmatique peut aussi se résoudre dans un radicalisme théorique. Les lois juridiques sont valables de fait, mais les normes sont aussi susceptibles de subir un processus de naturalisation qui peut contrer la barbarie féroce. La critique de la loi naturelle, qui compose traditionnellement les aspects moraux et théoriques en termes d’infaillibilité et d’immédiateté, est cruciale. Le 135caractère conventionnel de chaque norme est commun aux « loix de la conscience, que nous disons naistre de nature, [mais qui] naissent de la coustume » (I, 23, 115), et à la « cousture fortuite » des hommes, qui « se forme apres en loix » (III, 9, 956), d’où l’utilisation, chez Montaigne, de l’histoire comme d’un répertoire d’exemples moraux, parce que « nous appelons contre nature ce qui advient contre la coustume » (II, 30, 713).
Au xvie siècle, la coutume indique à la fois le phénomène psychologique de l’habitude et l’ensemble des modes de comportement et des conventions, source du droit. Montaigne oscille continuellement entre les deux significations. En effet, la critique du droit coutumier était alors fréquente : à l’aube du siècle, en 1508, Budé rédigeait les Annotations aux Pandectes et en 1565 sont publiés posthumes les Dialogues, empreints de satire et d’un scepticisme lucide, de Jacques Tahureau (1527-1555), qui dénonçait déjà que les promoteurs des coutumes avaient souvent recours à une autorité surhumaine pour masquer l’absence de fondement rationnel des normes. Et si le fait de le sucer « avec le laict de nostre naissance » est à la base des objets de la croyance, l’homme est complètement enfermé dans un univers imaginatif, l’habitude cachant « le vray visage des choses » (I, 23, 115-116). Cependant, la censure de Montaigne s’étend également à la loi, qui tend à être confondue avec la coutume, toutes deux n’étant pas fondées sur la raison. Et contre ses contemporains, il rejette dans le doute la notion de droit naturel, dont la fausseté dérive du fait de considérer la nature des hommes et de leurs relations sans tenir compte des conventions et des législations, marquant ainsi ses distances avec la doctrine stoïcienne.
La négation de tout fondement rationnel des normes entraîne nécessairement la déchéance de toute tentative de donner au droit un statut épistémologique analogue à celui des sciences mathématiques. Par conséquent, l’État perd tout caractère sacré ou rationnel, et dans De l’incommodité de la grandeur, la puissance de la loi résulte d’être un signe de l’autodétermination du groupe. C’est une sorte de conception formaliste du droit, de positivisme juridique, puisque l’obéissance n’est qu’extérieure et formelle, visant toujours à combiner validité et efficacité ; en effet, le scepticisme entraîne donc une pratique de la modération. L’accentuation de la composante empirique dans la fondation de la norme implique aussi la forte dévaluation de l’élément utopique, considéré sous l’espèce du « ridicule ». Le conservatisme politique est associé à un mysticisme du 136petit. Le résultat est une contingence organisée qui rend la vie quotidienne possible. On a observé que les glissements entre le stoïcisme et le scepticisme, en ce qui concerne la variabilité des normes, ne sont pas spécifiques de l’approche de Montaigne, car un syncrétisme substantiel était commun aux jurisconsultes contemporains8.
L’herméneutique juridique du Bordelais prend acte de la crise que traverse l’école des Culti vers 1560 (tendance scientifique qui, sur la base des principes répandus par l’humanisme juridique, préconisait la nécessité d’une étude philologique et historicisante du droit romain), crise qui frappe notamment le droit romain et son extension funeste ; en effet, Montaigne est d’accord avec Hotman, avec Pasquier, avec d’autres encore, en affirmant que le droit romain convenait à d’autres gens et à d’autres époques, mais que son application en France risque d’être plus arbitraire que les coutumes. Selon le Bordelais, « la glose reste spéculation sans efficacité aucune » car elle est incapable d’assurer l’application de la loi à la pluralité des cas concrets. Par conséquent, non seulement la glose « ferme la voie à toutes conceptualisation et rationalisation », mais Montaigne lui impute, en particulier, la responsabilité du fait que « la compréhension des textes de lois s’est fourvoyée en querelles de mots », engendrant de l’obscurité à force de subtilité9 » : un véritable babélisme des normes.
Compte tenu de la division évidente entre la raison (lois, ordonnances, textes romains ou coutumiers) et l’expérience (exempla, arrêt à valeur jurisprudentielle), Montaigne adopte une attitude pragmatique qui découle de sa pratique juridique, loin du formalisme des gloses. Si l’adoption de l’analogie, en tant que « notion intermédiaire entre l’intention du législateur – ou esprit de la loi – et son expression verbale », partage les jurisconsultes à l’automne de la Renaissance, le Bordelais y fait appel moins comme à un « principe que pour enrayer la prolifération des lois. […] Des lois “plus rares, plus simples et générales” rendront beaucoup plus de services. Si, cependant, Montaigne tend vers l’interprétation extensive d’une disposition favorable, il incline vers l’interprétation stricte d’une disposition odieuse10 », d’où la distinction entre la ratio de la loi et l’occasio.
137On peut voir à l’œuvre cette distinction dans la pratique jurisprudentielle. Ainsi au-delà de la rigueur, tout à fait théorique, des lois, les procès contre le blasphème et le sacrilège sont-ils rares et, en 1682, la sorcellerie a disparu du contentieux légal. Il convient de noter, que
les chiffres de la répression judiciaire contre les sorcières sont faibles en France, du moins par comparaison avec le saint Empire romain germanique, épicentre des grandes chasses aux sorcières, où l’on totalise vingt-deux mille cinq cents bûchers pour une population d’une quinzaine de millions d’habitants : dans le ressort du parlement de Paris, avec ses deux millions d’habitants, on relève mille deux cent cinquante-quatre affaires portées en appel de 1540 à 1670, dont quatre cent soixante-quatorze accusés condamnés à mort par les juges de juridictions inférieures, le parlement ne confirmant qu’une centaine de sentences capitales ; les condamnés sont sans doute plus nombreux dans les provinces périphériques orientales, mais les chiffres précis manquent11.
Certes, les parlementaires parisiens font preuve d’une attitude plus libérale en la matière par rapport à d’autres jurisconsultes. L’abandon des poursuites pour sorcellerie au xviie siècle a entraîné la désintégration d’une structure mentale. En négligeant ici la modification des croyances populaires – la sorcellerie médiévale reste un phénomène essentiellement rural – on s’en tiendra aux débat au sein des niveaux jurisprudentiels supérieurs, c’est-à-dire aux parlements. L’automne du Moyen Age avait connu un célèbre traité de démonologie, le Malleus maleficarum de Sprenger, mais il a été observé que, à une marginalisation progressive des audiences pour sorcellerie par rapport aux audiences pour hérésie, bien que depuis les incriminations contre les Vaudois, en particulier dans le Dauphiné et le nord de la France, un amalgame entre hérésie et sorcellerie s’était produit. Par contre, après la Saint-Barthélemy, on assiste à une forte augmentation, à la suite aussi du texte Bodin contre Wier, ce débat de 1580 étant le prélude à la vague des procès qui se prolongera jusqu’à la première décennie du siècle suivant. En effet, si, encore sous Charles IX, les accusations de sorcellerie étaient assez rares, la répression de l’infection satanique fut, par la suite, un programme poursuivi par tous les moyens.
Il faut noter en particulier qu’il n’y a eu aucun procès de ce genre devant le Parlement de Bordeaux tant que Jacques Benoît de Langebaston en fut président, à partir de 1551, puis premier président de 1555 à 1583. 138On a souligné son impopularité due à son indépendance d’esprit, et l’hostilité même d’une partie de la magistrature à cause de cette pratique de renvoyer les sorcières « simplement à leurs curés et pasteurs, comme si ce n’eût esté que prestige de fausse imagination12 ».
On ne peut donc se contenter simplement d’évoquer les noms de Pierre d’Abane, de Pomponace, d’Alciat, de Wier, de Reginald Scot. Il faudrait aussi recueillir le témoignage de médecins et d’ecclésiastiques. La prescription de l’ellébore acquiert alors presque le statut d’un topos. En effet, son utilisation à des fins thérapeutiques était connue depuis l’antiquité. Horace en parle dans son Satirarum, comme remède contre la folie des avares (« Danda est ellebori multo pars maxima avaris ») et le mythe de Mélampus de Pylos est rapporté par Apollodore dans sa Bibliotheca. Mais il faut aussi rappeler le regain d’intérêt pour la pharmacopée à la Renaissance : à la lecture et au commentaire du De materia medica de Dioscoride et du De simplicium medicamentorum temperamentis et facultatibus de Galène, vint s’ajouter le Ricettario fiorentino (1498), la première pharmacopée officielle au monde13.
Il n’est donc pas inutile de rappeler le témoignage de Pierre Pigray, chirurgien de Henri III, dans le livre septième, intitulé « Comment on doit rapporter d’aucunes maladies où il y a la passion d’esprit », de son Epitome des préceptes de médecine et de chirurgie si on veut se rendre compte de l’originalité ou non de la démarche de Montaigne. Et si cette affaire s’était déroulée l’année qui avait suivi la publication Des boiteux, d’autres l’avaient précédée : Pigray à la demande de
la Cour de Parlement estant réfugiée à Tours, nomma Messieurs le Roy, Falaiseau, Renard, Médecins du Roy, & moy, pour voir & visiter quatorze personnes, tant hommes que femmes, qui estoient appellantes de mort, pour estre accusées de sorcellerie : […] nous les visitasmes fort diligemment, sans rien oublier de tout ce qui y est requis, les faisant despouiller tous nuds, ils furent picquez en plusieurs endroits, mais ils avoient le sentiment fort aigu : 139nous les interrogeasmes sur plusieurs points, comme on fait les melancholiques, nous n’y reconnusmes que des pauvres gens, stupides, dépravez de leur imagination, les vues qui ne se soucioient de mourir, & les autres qui le desiroient : nostre advis fut de leur bailler plustot de l’helebore pour le purger, qu’autre remede pour le punir, ne voulant pas juger par la voye commune, mais par celle de la raison, & vaut mieux, ce me semble, ès choses de difficile preuve, & dangereuse creance, penchez vers le doute que vers l’asseurance : la Cour les renvoya suivant nostre rapport14.
Il convient de noter à ce propos qu’Alciat, dans De Lamiis seu Strigibus, texte antérieur aux Essais, évoquant les débuts de sa carrière de magistrat, rapportait une discussion avec l’inquisiteur :
Cum primum doctoriis insignibus ornatus domum me contuli, prima in qua mihi de iure respondendum fuit, hæc oblata est causa : Venerat quidam hæreticæ : pravitatis 140(ut vocant) inquisitor in subalpinas valles, ut adversus hereticas mulieres, quas veteres Lamias, nos Striges vocamus, anquireret : Is iam plurimas, & quidem super centum, flammis consumpserat, quotidieque ceu nova holocausta, alias super alias Vulcano offerebat, è quibus non paucæ helleboro potius, quàm igne purgandæ videbantur15.
« Cet insigne luminaire du droit qu’était André Alciat raconte qu’un inquisiteur, qui avait été chargé d’enquêter sur ce que l’on appelait la « dépravation hérétique » dans certaines vallées alpines, avait instruit des procès contre des « femmes hérétiques » qui n’étaient autres en fait que les lamies chez les anciens, les sorcières chez nous, envoyant au bûcher plus de cent d’entre elles ; et ce, tous les jours. Répétant sans fin de nouveaux holocaustes, il continuait à sacrifier à Vulcain des femmes dont beaucoup auraient dû être soignées avec de l’hellébore plutôt que punies par le feu. »
On peut en déduire qu’au cours de la décennie 1580, où la répression judiciaire, en particulier dans le Sud-Ouest, connaîtra une forte recrudescence, des voix de médecins comme d’ecclésiastiques s’élèveront encore contre toute chasse. La voix de Montaigne, que l’on dit avoir été entendue (des sorcières auraient été libérées à Tours après la publication du troisième livre des Essais), n’est donc pas isolée, ni originale. Le rejet de toute conception légicentrique découle de la distinction montaignienne entre une hypothétique justice naturelle et l’ensemble des lois propres à chaque police. On chercherait donc en vain une définition de la justice, mais le juste et l’injuste se réduisent à une somme majeure ou mineure de souffrances auxquelles chacun est contraint par un cadre institutionnel donné, par une police déterminée16. Le boiteux ne sera donc pas une vieille entre autres, vrayment bien sorciere en laideur et deformité mais la faiblesse de la raison, le juge qui néglige la clarté lumineuse et nette dans les procès criminels. D’où la différence entre la glose humaniste, visant à montrer l’unité et la cohérence d’un texte, et celle de Montaigne qui s’emploie à détecter les tensions intérieures, les faussetés, le fortuit de la norme ; face au syncrétisme qui s’efforce de mettre en évidence les éléments de concordance, il accentue les écarts.
Renzo Ragghianti
Scuola Normale Superiore
1 Benoît Garnot, Histoire de la justice. France xvie-xxie siècle, Paris, Gallimard, 2009, p. 31-32.
2 Ibid., p. 36.
3 « Partout, tout au long de l’Ancien Régime, l’élargissement de la définition de la lèse-majesté humaine s’était effectué parallèlement à celui de la lèse-majesté divine. L’échelle des délits de nature religieuse avait été organisée progressivement, de l’injure à l’hérésie, en passant par le sacrilège et le blasphème. Au xvie siècle, l’hérésie, prise en main par la justice royale, est présentée comme un crime abominable » (Ibid., p. 73-74).
4 Olivier Millet, « Justice », dans Philippe Desan (dir.), Dictionnaire de Michel de Montaigne, Paris, Honoré Champion, 2007, p. 634. Voir aussi : Gérard Milhe Poutingon, « Le mot justice chez Montaigne : un cas de polysémie », BSAM, no 21-22, janvier-juin 2001, p. 15-24 ; Olivier Guerrier, « Le champ du “possible” : de la jurisprudence aux Essais », dans Marie-Luce Demonet et Alain Legros (dir.), L’écriture du scepticisme chez Montaigne, Genève, Droz, 2004, p. 159-168 ; Nicola Panichi, I vincoli del disinganno, Florence, Olschki, 2004, p. 213-262 ; François Roussel, Montaigne. Le magistrat sans juridiction, Paris, Éditions Michalon 2006 ; Sara Bianchni, Montaigne : limiti paradossi e possibilità del giudicare, Rome, Stamen, 2014 ; Katherine Almquist, « Montaigne, Michel de 1533-1592 », dans Bruno Méniel (dir.), Écrivains juristes et juristes écrivains du Moyen Âge au siècle des Lumières, Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 887-893.
5 Sur la question du statut du témoignage, voir François Roussel, « Retrouver les traces du droit. Les écritures de Montaigne », BSAM, no 56, 2012-2, p. 177. André Tournon, Montaigne. La glose et l’essai, Paris, Honoré Champion, 2000, p. vi, souligne « que le statut des témoignages, en procédure civile, devait être au premier plan de l’actualité juridique à l’époque où Montaigne exerçait ses fonctions de magistrat à Bordeaux ». Voir aussi ibidem, « Droit », dans Dictionnaire de Michel de Montaigne, op. cit., p. 331.
6 Olivier Millet, « Justice », art. cité, p. 635. Une proximité avec Machiavel a été observée concernant la question du juste, « résolument en marge du religieux. Elle dépasse aussi de loin celle d’équité, et bien évidemment celle de juridisme », dans le contexte du temps malade (Géralde Nakam, « “L’injuste tenu pour juste”, ou la perversion des mentalités », BSAM, no 21-22, janvier-juin 2001, p. 131). Montaigne a tiré de Machiavel une science politique basée sur l’interprétation comparative du passé et du présent. Et à ceux-ci, il se réfère explicitement à la guerre, l’argent, l’administration et les libertés civiques, poussés par une anxiété d’efficacité. Ce réalisme moral est la figure de la « réflexion politique expérimentale » du Bordelais.
7 Katherine Almquist, Arrêts du Parlement de Bordeaux, dans Dictionnaire de Michel de Montaigne, op. cit., p. 77. Voir aussi eadem, Magistrature, dans Dictionnaire de Michel de Montaigne, op. cit., p. 715.
8 Katherine Almquist, « Du prêt et de l’usufruit des images. Le droit de propriété dans la pensée sceptique de Montaigne », dans Marie-Luce Demonet et Alain Legros (dir.), L’écriture du scepticisme chez Montaigne, Genève, Droz, 2004, p. 169-177.
9 Bénédicte Boudou, « Montaigne et l’herméneutique juridique », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, t. XLVII, no 3, p. 576-577.
10 Ibid., p. 585.
11 Garnot, op. cit., p. 111-112.
12 Alan M. Boose, « Montaigne et les Sorcières. Une mise au point », dans Franco Simone (dir.), Culture et politique en France à l’époque de l’humanisme et de la Renaissance, Tourin, Accademia delle Scienze, 1974, p. 375-386. Voir aussi : Robert Mandrou, Magistrats et sorciers en France au xviie siècle. Une analyse de psychologie historique, Paris, Librairie Plon, 1968 ; Brian P. Levack, The Witch-hunt in Early Modern Europe, Londres-New York, Longman, 1987.
13 Voir Giuseppe Ongaro, Storia della medicina dalla fine del Quattrocento alla fine del Settecento, dans Storia delle scienze. Natura e vita. Dall’antichità all’Illuminismo, Tourin, Giulio Einaudi, 1993, p. 335-341.
14 [Pierre Pigray], Epitome des preceptes de medecine et chirurgie. Avec ample declaration des remedes propres aux maladies, Lyon, P. Rigaud, 1619, livre septiesme, chap. x, « Comment on doit rapporter d’aucunes maladies où il y a passion d’esprit », p. 516-520. Et il rapporta aussi un autre épisode remontant à 1587 : « le Roy me commanda de voir une fille agée de vingt-sept ans, qui estoit dans le Convent des Capucins à Paris, travaillée de telle sorte, qu’on disoit qu’elle avoit le diable au corps, sa Majesté me commanda aussi de prendre avec moy deux de ses Medecins, qui furent Monsieur le Roy & Botald, & que nous eussions à bien observer si c’estoit une maladie qui la travaillat, ou bien qu’il y eut quelque diablerie, comme l’on disoit : nous l’allasmes trouver audit Couvent, ou elle estait fort desolée & abbatuë de travail, ce sembloit, accompagnée de sa mere : & apres avoir interrogé la fille, qui nous contoit frivole, comme si elle eut esté troublée de son esprit, je prins la mere à part, & luy demanday de la vie de sa fille, quelle maladie elle pouvoit avoir eu, & d’où luy venoit tout ce mal-heur, & plusieurs autres choses particulieres sur les maladies des femmes, enfin je trouvay qu’elle la disoit avoir des fleurs blanches, que je reconnus estre ce que nous appellons une chaude pisse ». La suite démontrera que l’on était en présence d’une supercherie déjà démasquée deux ans auparavant par l’évêque d’Amiens et il s’ensuivra la condamnation royale à la ‘prison perpétuelle’. Pigray en déduisait « comment le Médecin & Chirurgien sont quelquesfois appellez en choses estranges & extraordinaires, desquelles (encore qu’elles ne concernent en toute la Médecine) si est-ce qu’il en peut juger, en considerant & le naturel de l’humeur, & l’habitude du malade ». À une telle prudence s’était conformé également l’évêque de Chartres dans le cas d’une certaine Perrine Sauceron de Blois, qui s’était proclamée sorcière. L’ayant faite examiner dans le palais épiscopal par le docteur Philippe Gavars, « pour entendre, oultre ce qui dépendait de notre office, en quoy elle pouvait estre aydée et secourue par son art », il en acceptait le rapport qui ne laissait aucune place au doute : « Nous raporta qu’elle estait tenaillée de mélancholie, qui corrompait la vaisne tempérée du cerveau et luy causait les imaginations et folles impressions qu’elle avait, à quoy pourrait estre remédié par l’ayde des médecins ». Elle sera renvoyée à Blois pour « se retirer en paix en sa maison, pour y conduire son mesnage en la crainte de Dieu, observation de ses commandements et obéissance de son mary sans plus se mettre en l’esprit les opinions et faintesies qu’elle s’estait imprudemment imprimées », avec l’invitation faite à son mari de la « médicamenter soigneusement à son pouvoir ». Ces cas ne sont pas tout à fait isolés (R. Mandrou, op. cit., p. 160-161).
15 Parerga iuris, cap. xxii, « De Lamiis seu Strigibus », p. 75.
16 Mario Vegetti, Metafora politica e immagini del corpo, dans Vegetti (dir.), Tra Edipo e Euclide. Forme del sapere antico, Milan, Il Saggiatore, 1983, p. 41-58.
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- ISBN: 978-2-406-09085-4
- EAN: 9782406090854
- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09085-4.p.0131
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 03-09-2019
- Periodicity: Biannual
- Language: French