« Quoi, si j’étais autre ? » Potentiel, virtuel, contrefactuel Modalités de la confession dans le livre III des Essais
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2017 – 1, n° 65. varia - Author: Demonet (Marie-Luce)
- Pages: 27 to 47
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
« Quoi, si j’étais autre ? »
Potentiel, virtuel, contrefactuel
Modalités de la confession dans le livre III des Essais
Bien que Montaigne use de fictions dans son discours, ce livre ne se situe pas dans l’univers de la fiction, ni dans cette « suspension d’incrédulité » chère aux théoriciens de celle-ci1. Au contraire, le principe de bonne foi énoncé dans la préface « au lecteur » place le texte dans une relation directe avec un interlocuteur virtuel, même si les modes d’énonciation empruntent aussi à la rhétorique.
La recherche du conditionnel perdu
Le potentiel est considéré par la grammaire traditionnelle comme ce qui se distingue de l’irréel du présent et de l’irréel du passé, combinaison d’éléments modaux et aspectuels assez complexe, qui dépend du point de vue du locuteur, comme dans « Qui se pourrait diner de la fumée du rôt, ferait-il pas une belle épargne ? » (II, 5, p. 143), où la situation (III, empruntée à Rabelais et aux juristes) évoque une improbable éventualité. Le virtuel relève de la métaphysique, par opposition au factuel. Quant au contrefactuel, il est mis en évidence par la logique modale tout en étant souvent analysé comme l’équivalent moderne de l’irréel du passé, plus familier : « J’eusse fui d’épouser la sagesse même, si elle m’eût voulu. (III, III, 5, p. 102)2 ». Cette catégorie des contrefactuels est récemment 28venue sur le devant de la scène médiatique par un livre d’historiens, par un cours au collège de France, par des numéros spéciaux3. Au CESR, j’avais proposé un séminaire de master en 2013 sur ce sujet, et dans deux contributions4.
La lecture oblique du livre III à partir de ces notions permet d’opérer des liens entre des univers de croyance qui sont au cœur même de la poétique des Essais, que Montaigne qualifie lui-même, à plusieurs reprises, de « confession ». Outre la « confession d’ignorance » reconnue chez les pyrrhoniens dans « l’Apologie de Raymond Sebond » avec leurs « refrains » sceptiques (III, II, 219v), et ce qu’il appelle les « traits de sa confession » (III, II, 17, « De la présomption », 288r), le registre de l’aveu domine toute l’écriture des Essais, dès la première phrase : « C’est ici un livre de bonne foi, Lecteur ». Cette assertion associe une modalité aléthique (ce que je dis est vrai) et la force illocutoire de la confession, y compris des défauts et « méfaits ». Montaigne y revient au Livre III :
Comme en matière de bienfaits, de même en matière de méfaits c’est parfois satisfaction que la seule confession. Est-il quelque laideur au faillir, qui nous dispense de nous en devoir confesser. (III, V, 93 [EB])5
Dans « De la physionomie », Montaigne avoue pratiquer parfois, soit la « confession ironique et moqueuse », soit le silence (« s’en taire tout à plat ») dans un passage d’une construction difficile, où la dernière hypothèse s’ajoute comme une hyperbate :
J’aide ordinairement aux présomptions injurieuses que la fortune sème contre moi, par une façon que j’ai dès toujours de fuir à me justifier, excuser et interpréter : estimant que c’est mettre ma conscience en compromis de 29plaider pour elle. […] Et comme, si chacun voyait en moi aussi clair que je fais, au lieu de me tirer arrière de l’accusation, je m’y avance et la renchéris plutôt par une confession ironique et moqueuse : si je ne m’en tais tout à plat, comme de chose indigne de réponse. (III, XII, 374 [EB])
Certaines modalités confèrent à la confession des nuances majeures, par des effets qui peuvent tenir un autre discours, comme dans la figure de l’ironie.
Potentiel, virtuel, contrefactuel, ces trois notions sont plus ou moins abordées dans les manuels, voire dans les rapports de concours, et peuvent être utiles non seulement pour répondre avec prudence à une question de grammaire qui porterait sur les modes, la phrase, le temps et l’aspect, mais aussi pour approfondir l’analyse littéraire et philosophique des Essais. Notamment, pour décrire les modalités de la confession, qui ne se réalise pas seulement au présent, à l’aide d’énoncé assertifs. Elle se fait selon toutes les modalités de la phrase : négatives (« je ne suis pas »…), interrogative (« Que sais-je ? »), et même injonctive (« baste ! suffit ! »), et il faudrait également en tenir compte : dans cet article, le propos sera limité à quelques modalités du possible et du probable.
Plusieurs passages sont presque entièrement au conditionnel « hypothétique », comme les pages 294 à 289 du chapitre « Des Coches », ou dans l’évocation d’une vie de voyage : « je choisirais à la passer [= ma vie] le cul sur la selle » (III, 6, 296 [88]). Une telle affection pour les formes de l’hypothèse est présente dès la préface, car c’est bien une préface : Montaigne l’appelle ainsi dans un passage biffé où il revient sur ses audaces6. Il est indispensable de conserver ce texte bien en mémoire, car le « Au lecteur » offre une palette énonciative importante, même pour la lecture du livre III, et occupe une fonction liminaire pour l’ensemble des Essais, y compris dans leurs derniers états :
Au Lecteur.
C’est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t’avertit dès l’entrée, que je ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privée : Je n’y ai eu nulle considération de ton service, ni de ma gloire : Mes forces ne sont pas capables d’un tel dessein. Je l’ai voué à la commodité particulière de mes parents et amis : à ce que, m’ayant perdu (ce qu’ils ont à faire bientôt) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils 30nourrissent plus entière et plus vive, la connaissance qu’ils ont eue de moi. Si c’eût été pour rechercher la faveur du monde : je me fusse mieux paré et me présenterais en une marche étudiée. Je veux qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice : car c’est moi que je peins. Mes défauts s’y liront au vif. Et ma forme naïve, autant que la révérence publique me l’a permis. Que si j’eusse été entre ces nations qu’on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je t’assure que je m’y fusse très volontiers peint tout entier, et tout nu. Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre : ce n’est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain. Adieu donc, de Montaigne, ce premier de Mars mille cinq cent quatre-vingt.
Tout y est, dans le registre de la pragmatique et des modalités : les présentatifs, les constructions détachées, les déictiques (ici / le premier mars, alors que Montaigne a changé deux fois la date), la relation je/tu, de l’ordre du « discours » au sens de Benveniste, l’apostrophe et sa relation dialogique avec le lecteur, des définitions négatives ; le verbe modalisateur pouvoir (« puissent retrouver »), le subjonctif étant commandé par la subordonnée finale ; le verbe semi-auxiliaire de volition (« je veux que »), un futur de prédiction (« mes défauts s’y liront au vif »), une modalité assertive (aléthique) renforcée par un verbe performatif de promesse (« je t’assure que »). Passons sur d’autres formulations rhétoriques, pour insister sur les deux conditionnelles contrefactuelles, qui ont valeur de modèle :
[1] Si c’eût été pour rechercher la faveur du monde, je me fusse paré de beautés empruntées.
[2] Que si j’eusse été parmi entre ces nations qu’on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je t’assure que je m’y fusse très volontiers peint tout entier, et tout nu.
Apparemment ces deux constructions sont semblables, analysables en irréel du passé. Mais si on les observe en tant qu’expressions de la modalité épistémique du possible, elles ne sont pas tout à fait parallèles :
–[1] est difficilement vérifiable par le lecteur : il faut croire l’auteur sur parole et les signes de la recherche de la faveur du monde sont ces ornements et la « marche étudiée ». Mais n’y en a-t-il pas dans les Essais ? Et toutes ces citations ? D’où l’enjeu représenté par celles que Montaigne accuse et justifie dans les passages sur sa propre poétique dans le livre III ;
31–[2] n’est pas du tout vérifiable par le lecteur, car elle est pure hypothèse, pure possibilité dans un autre monde, où un autre Montaigne aurait habité parmi les Cannibales.
Quoi qu’il en soit, Montaigne met en œuvre un principe de transparence dont la virtualité n’a pas le même statut selon les deux types de phrase : les « beautés empruntées » sont à rechercher ou non, alors qu’un Montaigne Tupinamba n’est envisageable que par une représentation de l’esprit, une projection dans un autre monde. En d’autres termes, le premier contrefactuel est de l’ordre du vraisemblable, et présenterait une certaine cohérence (c’est celui que les historiens mettent à profit dans leur reconstitutions alternatives des événements), alors que le second se situe en dehors de la vraisemblance et est purement spéculatif, fictif.
Quant au verbe pouvoir (« à ce qu’ils puissent »), dont on connaît la polysémie en français (ou la sous-détermination, comme disent les linguistes), il semble représenter une possibilité physique de retrouver leur auteur disparu, et l’on traduirait en anglais par can, ce que fait Michael Screech7. Mais une traduction par may est-elle à exclure ? C’est en tout cas celle de John Florio, le premier traducteur des Essais en anglais8, et c’est aussi le choix effectué par Donald Frame, dans sa traduction de 19589. La modalisation porte sur la capacité (can), ou sur le caractère sporadique (may) de cette possibilité de connaissance : la lecture des Essais apportera ou non une connaissance de leur auteur, pas forcément toujours et pas obligatoirement de tous ses traits. On notera la présence d’un quantifieur, aucuns, c’est-à-dire quelques dans l’usage du français moderne.
On peut faire la même observation pour le futur (« Mes défauts s’y liront au vif »), sauf que ce futur de certitude est relativisé par « autant que la révérence publique », etc. Où commence cette révérence, où finit-elle ? La confession totale est un possible pur, non pas un irréel du passé mais un irréel géographique, une impossibilité puisque justement 32dans ces contrées on ne sait pas écrire tout en sachant bien se peindre de tatouages ou de signes de guerre. L’incertitude ne porte pas sur les défauts, mais sur le fait de savoir s’ils sont peints « au vif », sans fard : « Or je me pare sans cesse, car je me décris sans cesse », avouait-il dans une addition (III, II, 6, « De l’exercication », 156r).
Ces trois modes verbaux permettent de dire un certain rapport au réel et surtout un rapport du locuteur, donc de Montaigne, au réel, et à formuler une opinion, une conjecture ou une spéculation portant sur un moment plus ou moins déterminable.
La première période a été retravaillée, non seulement par Montaigne, mais aussi par l’éditrice des éditions posthumes, Marie de Gournay, et les variantes de l’apodose ont leur importance :
1580 et 1588 : je me fusse paré de beautés empruntées, ou me fusse tendu et bandé en ma meilleure démarche.
1588-EB : je me feusse paré de beautez empruntées, ou me fusse tendu en ma meilleure démarche mieus paré et me presanterois en une marche estudiee10.
1595 : je me fusse paré de beautez empruntees. [BnF Gallica, BM Lyon]
1595 (Anvers) : je me fusse paré de beautez empruntees [ms] mieux paré, & me presenterois en une démarche estudiée11.
1598 : je me fusse mieux paré, & me presenterois en une demarche estudiee.
Dans la version de l’Exemplaire de Bordeaux, Montaigne a remplacé le subjonctif plus-que-parfait par un conditionnel, supprimé ou oublié par l’édition de 1595 (qui revient à la formulation de 1580 et 1588), mais restitué en 1595 par l’éditrice sur l’exemplaire d’Anvers. Or la forme en –rais est cruciale dans l’écriture des Essais. L’ouvrage de Sabine Lardon et Marie-Claire Thomine rend compte de façon exhaustive de la morpho-syntaxe de l’hypothèse et de la construction en si, et de l’évolution de la répartition entre subjonctif et indicatif au xvie siècle : il n’est donc pas besoin les rappeler ici12. La langue de Montaigne évolue au sein de cette transformation, et peut-être que le retour au subjonctif imparfait en 1595 est un recul par rapport à une évolution toute récente en faveur de la forme en –rais. Montaigne en est-il responsable, ou les éditeurs de 1595 33ont-ils eu des réticences devant cette formulation un peu trop moderne, trop ouverte ? Le débat n’est pas tout à fait clos entre les spécialistes.
Ce conditionnel rompt la symétrie entre les deux formes composées, habituellement respectées dans la construction en si de l’irréel du passé : or non seulement Montaigne n’écrit pas à la main « je me fusse presenté », ni « me serois presenté », mais « me presenterois », comme pour rapprocher, en renonçant à l’aspect accompli, cet irréel du passé d’un irréel du présent.
Les modalités permettent à Montaigne de s’échapper du réel et d’un passé révolu, du présent inquiet et du futur incertain. Elles offrent un rapport très étroit avec l’hypothèse et la condition et lui font revisiter le passé à sa manière de se placer, en tant que sujet et en tant que locuteur, dans un monde possible créé par un certain nombre de marqueurs modaux. Elles lui permettent aussi d’avancer des tournures audacieuses, voire téméraires, qu’il assume entièrement, ou qu’il laisse au lecteur le soin d’assumer avec lui, ouvrant souvent la voie à une lecture critique du monde et des hommes. Ces modalisations ont la particularité de fonctionner différemment des atténuateurs sceptiques, comme « il me semble », « peut-être » « à l’aventure », considérés comme une façon de mettre à distance son propos13. Combinées ou non avec ces atténuations, elles seraient le signe d’un engagement (« Des Coches », « Des Boiteux »), de l’aveu érotique (« Sur des vers de Virgile »), d’une scénographie de l’échange (« De l’art de conférer »).
Comment circonscrire les modalités
La réflexion des linguistes sur les modes et temps verbaux d’une part, et sur les modalités d’autre part, a été très fournie depuis les années 1990, plus récemment dans le domaine francophone. Je m’appuierai sur un numéro de Langages de 2014, qui contient d’abondantes références bibliographiques14. Les recherches menées par Georges Kleiber, Louis 34de Saussure et Laurent Gosselin renouvellent la polyphonie linguistique d’Oswald Ducrot, grâce à la prise en compte d’éléments qui relèvent de l’approche cognitive et notamment de la théorie de la pertinence de Sperber et Wilson15. Sauf exception, les analyses diachroniques sont rares, et, si les linguistes remontent nécessairement à Aristote pour l’étude des modalités, à Priscien et aux rhétoriciens pour ce qui relève de l’analyse grammaticale ancienne et ce qu’on appelle maintenant la pragmatique, l’application au français préclassique est plus difficile à trouver16. Néanmoins certains exemples pris à Montaigne et à Pascal apparaissent ici et là. Dans la synthèse d’André Leclerc sur les modes, l’innovation de la Renaissance concernant le potentiel est reconnue, bien qu’elle porte surtout sur la Grammaire de Port-Royal au xviie siècle, en tant que prolégomène à l’étude de la fonction illocutoire17.
Les linguistes appellent « catégories modales » ce qui correspond aux modalités traditionnelles : aléthique, épistémique (Aristote), boulique, axiologique, appréciative (Priscien). À quoi l’on associe des valeurs modales : pour l’aléthique, le nécessaire, possible, contingent… ; pour l’épistémique, le certain, probable, contestable… ; le déontique ou axiologique : le permis, l’interdit, le blâmable ; pour l’appréciatif : le beau/laid, etc. La modalité « boulique » (qui exprime le désir et la volonté) est étudiée dans une autre communication18. Ces valeurs s’expriment par une syntaxe, par exemple la structure hypothétique en si, ou la structure en Qui + forme en –rais ; par des éléments logiques (une structure hypothétique peut se construire sur une implication en si… alors), et des paramètres énonciatifs, comme le temps, le locuteur, le contexte (et notamment le genre – ici, la préface19.
35Mais est-il vraiment nécessaire de tenir compte de ce qu’écrivent les linguistes, parfois de façon trop compliquée pour qu’on puisse « en tirer cuisse ou aile » ? Ils troublent encore davantage la distinction entre temps et mode, notamment à propos du conditionnel, du futur (simple et antérieur) et de l’imparfait, faisant des tiroirs temporels des boîtes un peu trop pleines, ou qui débordent sur le casier d’à côté. L’analyse que fait L. Gosselin du potentiel et de l’irréel tend à montrer que ces valeurs ne sont pas inhérentes à l’imparfait, plus-que-parfait et conditionnel, mais résultent d’une combinaison complexe d’éléments syntaxiques, lexicaux et pragmatiques : en tout cas, ils ne perdent pas leur valeur aspectuo-temporelle, contrairement au subjonctif qui n’en a pas du tout20. Donc, lorsque Montaigne utilise le conditionnel là où il aurait pu employer le subjonctif, l’actualisation temporelle est plus forte, et notamment le rapport au présent, même s’il s’agit toujours d’un irréel comme dans la préface. Et lorsque le sens du verbe contient justement un élément temporel déictique (le verbe présenter contient le sème de la « présence »), le lexique joue aussi un rôle déterminant et concerne la modalité au sens large.
Ce conditionnel ajouté, supprimé puis restitué est d’autant plus intéressant que ce tiroir ou ce « mode » venait tout juste d’être reconnu dans certaines grammaires du latin21. Les écoliers n’avaient accès qu’à des grammaires latines, mais les « Donat » français médiévaux et les nouvelles grammaires humanistes à destination des débutants contenaient quelques traductions d’exemples en langue vernaculaire. Parmi ces manuels, la grammaire élémentaire de l’un des professeurs de Montaigne au collège de Guyenne, l’écossais George Buchanan, qui publie en 1533 (l’année de la naissance de Montaigne) des Rudimenta grammatices, traduction d’une grammaire latine en anglais du médecin Thomas Linacre22. Celle-ci 36contient des exemples donnés en anglais, mais surtout elle ajoute un nouveau mode verbal aux cinq canoniques que la grammaire latine comptait d’habitude : indicatif, subjonctif, optatif, infinitif, supin ou participe. Or voilà qu’apparaît un sixième mode, placé entre l’optatif et l’infinitif : Linacre l’appelle potentiel, modus potentialis, une nouveauté radicale et remarquable.
De l’optatif au potentiel
L’optatif exprime le souhait, et la formule latine donnée en exemple fonctionnait avec la particule utinam, que les grammairiens du temps traduisaient par « Plût à Dieu que… » ou par le subjonctif imparfait, ou plus-que-parfait. On en trouve un exemple dans « Sur des vers de Virgile », lorsque Montaigne regrette de ne plus avoir les mêmes désirs que ceux de sa jeunesse : « Prissé-je plaisir à jouer aux noisettes et à la toupie ! » (III, V, 88), souhait que l’on peut paraphraser par « Plût à Dieu que je prisse plaisir… », ou encore par, « Ah si je pouvais prendre plaisir à jouer aux noisettes et à la toupie ! ».
Dans cette dernière paraphrase, j’ai ajouté le verbe « pouvoir » qui n’est pas dans le sémantisme du verbe prendre, mais qui est comme logé dans cette tournure au subjonctif. C’est donc le subjonctif qui marque le souhait, comme il peut le faire, et l’inversion du sujet souligne la construction optative.
Si le subjonctif est bien un mode, l’optatif n’en est plus un : il a quitté les tableaux morphosyntaxiques, mais on le retrouve ailleurs en linguistique : dans les modalités, qui peuvent être considérées, selon l’expression de Louis de Saussure, comme un « enrichissement pragmatique » du sémantisme des modes verbaux23.
J’ai fait émerger trois marqueurs de modalisation : le Si, le verbe pouvoir, et l’exclamation, la phrase exclamative étant considérée parfois par les grammairiens modernes comme une modalité d’énonciation. 37L’Exemplaire de Bordeaux n’offre pas ici de point d’exclamation (ajouté par certaines éditions modernes), mais deux points corrigés en un point. Toutefois l’absence de ponctème exclamatif n’empêche pas que la phrase soit exclamative, car l’usage de ce signe « ecphonétique » était encore assez rare24.
Linacre a bien vu que les définitions et descriptions des modes verbaux latins étaient incapables de rendre compte de faits de langue rendus par le subjonctif, traduits par des auxiliaires modaliseurs en anglais, may, can, will, would… Et lorsque Buchanan traduit en latin sa grammaire à l’usage du public scolaire français, il traduit les exemples anglais avec les verbes pouvoir, devoir, et avec le conditionnel.
On trouve aussi la mention du « mode potentiel » dans le traité de John Palsgrave en 1530 (l’Esclarcissement de la langue françoyse), avec des exemples aux conditionnels présent et passé, mais sans définition25. Pour la conjugaison avec vouloir, il cite la forme en « Dieu veuille », traduction de utinam. De façon intéressante, il distingue un « mode conditionnel », en fait les propositios hypothétiques en si suivies de l’indicatif. S. Baddeley dans son introduction remarque que Palsgrave est tributaire du latin, ce qui est vrai pour l’optatif, mais il ne semble pas que les grammaires de l’époque aient isolé un « mode » conditionnel comme dans nos grammaires classiques du français. Même si Palsgrave a utilisé le Champfleury de Geoffroy Tory (1529), la lecture attentive de Linacre me paraît très probable.
Plus novateurs encore que Palsgrave, et surtout beaucoup plus diffusés, les Rudimenta de Buchanan reprennent à Linacre une définition importante non seulement pour la conscience de la forme en –rais en français, mais pour celle de l’équivalence entre le sens modal de la forme en –rais et le sens des auxiliaires pouvoir et devoir : « Potentialis modus est, qui significat potentiam aut debitum » (« Le mode potentiel est ce qui signifie la puissance ou le devoir »). Les exemples en français sont : 38Je puis ou je doibs, j’eusse ou je pourrois ou debvrois… J’eusse peu, ou j’eusse deu, qu’il donne comme exemples du plus-que-parfait. Il signale aussi la valeur de futur probable pour le futur simple et le semi-auxiliaire devoir : Je auray, ou devroy avoir26.
La présence du futur modal et de devoir dans cette rubrique peut être étonnante, mais elle correspond (on le voit bien, parce que Buchanan traduit de l’anglais) à devoir dans un sens potentiel de may. La mention de formes en –rais dans cette petite liste est aussi remarquable, car cette forme, non héritée directement du latin, posait évidemment problème aux grammairiens français.
Montaigne ne doit sans doute rien directement à Buchanan ni à Linacre et il a certainement su utiliser avec subtilité les ressources des modalités en français sans l’aide de personne, surtout pas d’un magister. Il n’empêche que cette coïncidence est frappante : entre une reconnaissance d’un fait de langue majeur, celui de la force illocutoire de certaines formes discursives qui donnent des possibilités d’expression au sujet parlant, autres que le subjonctif, avec des nuances enfin reconnues et mises en œuvre dans les Essais.
D’où Linacre tenait-il cela ? des grammairiens grecs, qui avaient isolé un mode hypotheticus, adjectif que Linacre traduit par potentialis. Mais aussi de Priscien, qui suscite un nouvel intérêt auprès des humanistes et qui consacre de longues pages à la possibilitas et à la suppositio27. Assez bref comme cela se conçoit dans ses Rudimenta, il s’en explique en revanche en plusieurs pages dans sa grande œuvre grammaticale, De emendata structura latini sermonis, publié à Londres en 1524, mais édité et publié à diverses reprises par Philipp Melanchthon, et notamment à Paris et à Lyon, comme les Rudimenta de Buchanan. Déjà ces Rudimenta étaient suivis d’une épître de Juan Luis Vivès, érasmien notoire, adressée à Catherine d’Aragon, datée de 1523 et constituée d’un abrégé de son institution des enfants : de façon significative, Vivès fait remarquer l’adjonction de ce nouveau mode, le potentiel28. La divulgation par Melanchthon 39et ses différents ouvrages grammaticaux notamment en France font le reste : le potentiel entre dans les grammaires scolaires et érudites. En revanche, il ne figure pas dans celles qui sont rédigées par les Français, plus fidèles à la tradition grammaticale italienne : Robert Estienne en reste aux cinq modes traditionnels, Louis Meigret de même, et Ramus ne s’intéresse pas aux modes verbaux. Il faudra attendre la Grammaire Générale et Raisonnée pour que les grammairiens français y reviennent.
L’auteur des Essais, dans un passage célèbre sur sa propre éducation, raconte comment il a appris le latin par imprégnation et par la conversation avec son précepteur allemand, dans le chapitre i, 26 : « en nourrice [1580 : au partir de la nourrice], [1588 : et avant le premier dénouement de ma langue], [mon père] me donna en charge à un Allemand, qui depuis est mort fameux médecin en France, du tout ignorant de notre langue, et très bien versé en la latine » (III, I, 26, f. 64v). Dans le même chapitre, il mentionne la façon dont ce pédagogue resté anonyme lui apprenait le grec : « Nous pelotions nos déclinaisons à la manière de ceux qui, par certains jeux de tablier, apprennent l’Arithmétique et la Géométrie » (ibid.). Si ce précepteur est Albertus Horstanus, plus tard tuteur de ses frères au Collège de Guyenne et médecin connu au moins dans la région, il y aurait une filiation intellectuelle commune entre l’éducation germanique « érasmienne » de cet Allemand, et la diffusion des écrits de Linacre par Buchanan et par Melanchthon.
La grammaire latine de Scaliger, publiée en 1540, s’érige justement contre l’adjonction de ce nouveau mode, invention de Linacre qui ne se justifie pas philosophiquement selon lui29. Or Linacre, d’après Kristian Jensen qui a consacré un article à cette dispute, tient le mode potentiel de son éducation à Oxford, et de la tradition « modiste » qui s’y est perpétuée sans entrer en conflit avec les nouveautés humanistes30, contrairement à la France et à l’Italie, où les auteurs se sont souvent moqués de ces « modes de signifier » qui multipliaient à l’infini les façons d’envisager l’énoncé et l’énonciation.
40Si l’on peut accorder à Scaliger que le potentiel n’est pas un mode verbal, ni même le conditionnel, en revanche il est bien un mode de signifier la relation du locuteur avec la réalité des faits ou des idées évoqués par son discours, depuis l’évocation de la simple éventualité, dans des constructions avec ou sans Si, jusqu’à l’irréel du passé contrefactuel.
Ces questions pourraient être l’objet d’une thèse : je laisserai donc de côté pouvoir et devoir, les conditionnelles au sens strict, celles qui marquent l’évidentialité et non l’éventualité, la valeur modale du futur antérieur, les constructions asymétriques en Si dans les Essais, et bien des exemples problématiques. Je me concentrerai sur les contrefactuels et certains passages au conditionnel.
Contrefactuels
Le contrefactuel historique vraisemblable
C’est celui qui sert aux historiens à explorer un autre embranchement de l’histoire réelle : par exemple lorsqu’ils réécrivent l’histoire mondiale en imaginant que l’attentat contre Hitler de juillet 1944 a réussi. Montaigne s’imagine ainsi écrivant les Essais non pas dans sa tour « en pays sauvage », mais en ville, dans un milieu cultivé et urbain :
Pour ce mien dessein, il me vient aussi à propos d’écrire chez moi, en pays sauvage, où personne ne m’aide ni me relève ; où je ne hante communément homme qui entende le latin de son patenôtre ; et de français un peu moins. Je l’eusse fait meilleur ailleurs, mais l’ouvrage eût été moins mien. (III, V, 135 [88])
De même, il s’imagine dans cette fonction virtuelle de pédagogue :
Et si j’eusse eu à dresser des enfants, je leur eusse tant mis en la bouche, cette façon de répondre enquêteuse, non résolutive : Qu’est-ce à dire ? Je ne l’entends pas : Il pourrait être. Est-il vrai ? qu’ils eussent plutôt gardé la forme d’apprentis à soixante ans que de représenter les docteurs à dix ans : comme ils font. Qui veut guérir de l’ignorance, il faut la confesser. (III, XI, 354 [88])
41Il apprendrait précisément aux enfants à utiliser le conditionnel et le verbe modalisateur épistémique pouvoir. Montaigne envisage rétroactivement ce qu’aurait été une vraie carrière d’homme de lettres et de savoir :
[EB] Nous autres naturalistes estimons qu’il y ait grande et incomparable préférence de l’honneur de l’invention à l’honneur de l’allégation. [1588] Si j’eusse voulu parler par science, j’eusse parlé plus tôt. J’eusse écrit du temps plus voisin de mes études, que j’avais plus d’esprit et de mémoire. Et me fusse plus fié à la vigueur de cet âge-là qu’à cettui-ci, si j’eusse voulu faire métier d’écrire. (III, XII, 391 [88])
Mais il peut pousser plus loin, jusqu’à l’insolence, ce que serait devenue une autre branche de sa vie, une carrière politique qui lui aurait apporté plaisir et profit :
Si [ma fortune] m’eût fait naître pour tenir quelque rang entre les hommes, j’eusse été ambitieux de me faire aimer : non de me faire craindre ou admirer. L’exprimerai-je plus insolemment ? J’eusse autant regardé, au plaire, qu’au profiter. (III, IX, 269 [88])
L’examen de soi est sans complaisance, et sans regret.
Le contrefactuel historique hypothétique
Montaigne se place lui-même dans une situation où il échange avec les personnages du passé, un passé qu’il ne s’agit pas du tout de reconstruire de façon vraisemblable :
Celui qui s’enquêtait à Thales Milesius, s’il devait solennellement nier d’avoir paillardé, s’il se fût adressé à moi, je lui eusse répondu, qu’il ne le devait pas faire, Car le mentir me semble encore pire que la paillardise. (III, V, 95 [88])
Entre César et Pompée, je me fusse franchement déclaré. Mais entre ces trois voleurs qui vinrent depuis, ou il eût fallu se cacher, ou suivre le vent. (III, IX, 304 [88])
Il se met même à la place des grands hommes : « et eusse plutôt bu le breuvage de Socrate que de me frapper comme Caton ». (III, IX, 289 [88]). Ou bien il s’imagine proche d’un célèbre humaniste :
Qui m’eût fait voir Érasme autrefois, il eût été malaisé, que je n’eusse pris pour adages et apophtegmes, tout ce qu’il eût dit à son valet et à son hôtesse. (III, II, 42 [EB])
42Dans « De l’expérience », Montaigne se risque à envisager ce qu’aurait pu être son rôle politique. Le passage commence à l’irréel du passé :
Quelquefois on me demandait, à quoi j’eusse pensé être bon, qui se fût avisé de se servir de moi pendant que j’en avais l’âge […] À rien, fis-je : Et m’excuse volontiers de ne savoir faire chose qui m’esclave à autrui. Mais j’eusse dit ses vérités à mon maître, et eusse contrerôlé ses mœurs, s’il eût voulu : Non en gros, par leçons scolastiques, que je ne sais point. Mais […] m’opposant à ses flatteurs. […] J’eusse eu assez de fidélité de jugement et de liberté pour cela. (III, XIII, 421 [88])
Puis il continue avec un conditionnel, avec ce qui peut être un irréel du présent, ou plutôt un potentiel, car cette charge, après tout, pourrait être occupée par ce conseiller remontreur dont il dresse le portrait : « Ce serait un office sans nom : autrement il perdrait son effet et sa grâce (ibid.) ». La suite immédiate est au présent, celui de la définition idéale de ce rôle :
Et est un rôle qui ne peut indifféremment appartenir à tous : Car la vérité même, n’a pas ce privilège d’être employée à toute heure, et en toute sorte : Son usage, tout noble qu’il est, a ses circonscriptions, et limites […] (422 [88])
Il reprend au conditionnel, et cette fois la formulation elle-même est performative, car il donne effectivement un conseil au prince pour choisir le meilleur conseiller :
Je voudrais à ce métier, un homme content de sa fortune : […] il aurait plus aisée communication à toute sorte de gens. [EB] Je le voudrais à un homme seul : car épandre le privilège de cette liberté et privauté à plusieurs engendrerait une nuisible irrévérence. Oui, et de celui-là je requerrais surtout la fidélité du silence. (ibid.)
Ainsi, Montaigne ne se prive pas de donner des avis, en usant du contrefactuel historique (il n’a plus l’âge d’être conseiller du prince), évoluant vers l’éventualité de trouver un tel honnête homme. Une éventualité plus audacieuse et hypothétique accompagne la question d’un État sans système judiciaire, lorsqu’il propose qu’on se passe complètement de juges et de magistrats, comme dans ces pays où la justice est rendue par élection le jour du marché :
Quel danger y aurait-il, que les plus sages vidassent ainsi les nôtres, selon les occurrences, et à l’œil : sans obligation d’exemple et de conséquence. (III, XIII, 404 [88])
43C’est y aller un peu fort dans la réforme de la magistrature, d’où la modalisation au conditionnel et la forme interrogative. Quant au contrefactuel qui refait l’histoire, il peut aussi être utilisé dans la déploration, comme dans « Des coches ». C’est le célèbre passage :
Que n’est tombée sous Alexandre, ou sous ces anciens Grecs et Romains, une si noble conquête, et une si grande mutation et altération de tant d’empires et de peuples, sous des mains qui eussent doucement poli et défriché ce qu’il y avait de sauvage […]. (III, VI, 184 [88])
Après une longue description de cette colonisation heureuse, Montaigne reprend l’irréel du passé pour détailler en quoi les conquérants actuels ne se sont pas comportés en chrétiens :
S’ils se fussent proposés d’étendre notre foi, ils eussent considéré que ce n’est pas en possession de terres qu’elle s’amplifie, mais en possession d’hommes : et se fussent trop contentés des meurtres que la nécessité de la guerre apporte, sans y mêler indifféremment une boucherie, comme sur des bêtes sauvages. (III, VI, 189 [88])
L’irréel du passé se retourne ici en franche accusation, qui a fait censurer ce chapitre des Essais en Espagne jusqu’à la fin de la période franquiste. La forme du regret de la première partie, celle de l’optatif, laisse la place à la forme du contrefactuel accusateur.
Le contrefactuel fictif
Non sans ironie, Montaigne avoue – confesse – son peu de goût naturel pour le mariage, on l’a vu (« J’eusse fui d’épouser la sagesse même, si elle m’eût voulu » (V, p. 102). C’est l’exemple où Montaigne pousse le plus loin l’ironie et le paradoxe, jusqu’à la « pointe ». On pourrait appeler ce contrefactuel « cynique », car il n’engage à rien, mais permet des jugements hardis. Il est possible de lire ainsi la chrie cynique qui conclut la visite à la sorcière dans des Boiteux :
En fin et en conscience, je leur eusse plutôt ordonné de l’ellébore que de la ciguë. (III, XI, 358 [88])
Il manque la protase en Si, que le lecteur est invité à reconstituer, par exemple sous la forme « Si j’avais été [si j’eusse été] le magistrat en charge de les juger, je leur eusse… ». L’absence de la protase a l’avantage 44de l’indétermination accusatrice : avouer que la justice qui s’acharne sur ces malades est dans l’erreur.
Dans un autre ordre d’idées et sur un thème beaucoup plus léger, celui du fameux « fouteau » que la fille de Montaigne ne devait pas lire, l’auteur avait offert une leçon d’imagination érotique quelque peu exagérée et proche d’une énonciation cynique :
Mais si je ne me trompe, le commerce de vingt laquais, n’eût su imprimer en sa fantaisie, de six mois, l’intelligence et usage, et toutes les conséquences du son de ces syllabes scélerées, comme fit cette bonne vieille, par sa réprimande et son interdiction. (III, V, 108-109 [88])
Est-ce un hasard, mais c’est encore à une « bonne vieille » que Montaigne attribue la vertu de ménager, en politique, la chèvre et le chou, saint Michel et son serpent, avec un conditionnel suivi d’un futur qui n’est plus de l’ordre de la certitude :
À la vérité, et ne crains point de l’avouer, je porterais facilement au besoin, une chandelle à S. Michel, l’autre à son serpent, suivant le dessein de la vieille. Je suivrai le bon parti jusques au feu, mais exclusivement si je puis. (III, I, 17 [88])
Il ne s’agit pas ici d’un contrefactuel, mais d’un potentiel. La première phrase est au conditionnel, la seconde, plus dépendante des contingences de la guerre civile en cours, au futur bien trop proche. Le glissement de l’un à l’autre est un trait du portrait politique de soi.
Plus clairement teintée de regret est cette déclaration au contrefactuel qui fait écho au type 1 de la préface, à propos des « beautés empruntées » et des ornements, comme s’il accusait indirectement les pratiques des auteurs contemporains :
Certes j’ai donné à l’opinion publique, que ces parements empruntés m’accompagnent : mais je n’entends pas qu’ils me couvrent, et qu’ils me cachent : c’est le rebours de mon dessein. Qui ne veux faire montre que du mien et de ce qui est mien par nature : Et si je m’en fusse cru, à tout hasard, j’eusse parlé tout fin seul. (III, XII, 390 [88])
45Potentiels
Le conditionnel éthique
Montaigne utilise très souvent des phrases entièrement au conditionnel pour décliner ses opinions en conformité avec son ethos d’homme naturel :
Dieu leur doint bien faire : si j’étais du métier : je traiterais l’art le plus naturellement que je pourrais[V, 134, 88] naturaliserais l’art, autant comme ils artialisent la nature [à propos de la philosophie d’amour]. ([EB])31
Ou pour inviter le lecteur à réfléchir à de graves questions morales : « Serions-nous pas moins cocus, si nous craignions [1588 : craignons] moins de l’être […] (III, V, 129 88-EB) ». Mais les cas les plus fréquents d’usage de la forme en -rais, comme dans « De la vanité » où il s’étend comme forme et comme modalité principale sur plusieurs pages, sont ceux où il projette des situations virtuelles, qui n’engagent en rien la réalité ni l’avenir. Ainsi s’imagine-t-il une autre vie qui aurait pu être différente, ce qui s’exprime non pas au contrefactuel mais à l’irréel du présent. Plusieurs sont des variations autour du thème rebattu du « si c’était à refaire… ». Montaigne se maintient dans une position ferme sur ses décisions éthiques et politiques :
Et en ferais autant d’ici à mille ans, en pareilles occasions (III, II, 48 [88]).
Si j’avais à revivre, je revivrais comme j’ai vécu : ni je ne plains le passé, ni je ne crains l’avenir (III, II, 51 [EB])
De même pour conseiller les femmes : « Voilà, pour le plus, la part que je leur assignerais aux sciences (III, III, 61 [88]) ». Dans ses relations amoureuses (Si c’était à moi à recommencer, ce serait certes le même train, III, V, 157 [88]), comme dans la création de son livre :
Les autres forment l’homme, Je le récite : et en représente un particulier, bien mal formé, Et lequel si j’avais à façonner de nouveau, je ferais, vraiment bien autre qu’il n’est : méshui c’est fait. (III, II, 34 [88])
46Le conditionnel ludique
Certains passages sont entièrement au conditionnel, non pas celui de l’éventuel ni du contrefactuel, mais celui de la pure hypothèse ou construction de l’esprit, ou en rêve même, en l’occurrence particulièrement plaisant lorsqu’il imagine ce que l’amour lui ferait comme bien en son âge avancé :
Je n’ai point autre passion qui m’exerce me tienne en haleine. Ce que l’avarice, l’ambition, les querelles, les procès, font à l’endroit des autres, qui comme moi, n’ont point de vacation assignée, l’amour le ferait plus commodément : il me rendrait la vigilance, la sobriété, la grâce, le soin de ma personne : Rassurerait ma contenance, à ce que les grimaces de la vieillesse, ces grimaces difformes et pitoyables, ne vinssent à la corrompre [88] : me remettrait aux études sains et sages par où je me pusse rendre plus estimé et plus aimé : ôtant à mon esprit le désespoir de soi et de son usage et le raccointant à soi [EB]. Me divertirait de mille pensées ennuyeuses [88] de mille chagrins mélancoliques [EB], que l’oisiveté nous charge en tel âge [88] et le mauvais état de notre santé [EB]. réchaufferait, au moins en songe, ce sang que nature abandonne : Soutiendrait le menton, et allongerait un peu les nerfs [88] et la vigueur et allégresse de l’âme [EB] à ce pauvre homme, qui s’en va le grand train vers sa ruine. [88]
Et aussi :
Il est à cette heure temps d’en parler ouvertement. Mais tout ainsi comme à un autre, je dirais à l’aventure, Mon ami tu rêves, l’amour de ton temps a peu de commerce avec la foi et la prud’homie. [88]
Conclusion
Certaines modalités et les marqueurs modaux qui ont à voir avec le « possible » aident non seulement à atténuer le propos pour réduire l’arrogance humaine dans les domaines de la connaissance, de la religion et de la morale, mais ils fonctionnent aussi dans l’autre sens, notamment les modalités qui ouvrent la perspective vers l’examen rétroactif ou prospectif d’un passé réel, imaginaire, virtuel, « advenu ou non advenu », ou contingent. Ces quelques exemples montrent comment Montaigne modalise le principe de la confession, par l’usage 47du conditionnel modal, du subjonctif hypothétique et des propositions en Si : l’auteur des Essais y exprime avec l’instrument de la langue son point de vue sur les objets de son enquête, tout en offrant au lecteur le soin de poursuivre la recherche de la vérité, et, peut-être, de questionner les audaces offertes à l’appréciation.
Marie-Luce Demonet
Centre d’études supérieures
de la Renaissance
Université François-Rabelais de Tours
1 Dans le sens où Olivier Guerrier les a étudiées dans Quand « les poètes feignent » : « fantasies » et fiction dans les Essais de Montaigne, Paris, Champion, 2002 ; Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ? Paris, Seuil, 1999 ; Françoise Lavocat, Fait et fiction. Pour une frontière, Paris, Seuil, 2016.
2 Les références renvoient, pour le livre III, à l’édition Folio. Pour les autres livres, à l’Exemplaire de Bordeaux (EB, fac-similé sur Gallica) et à édition numérique génétique (Bibliothèques Virtuelles Humanistes, éd. M.-L. Demonet et A. Legros, Tours, 2015, http://montaigne.univ-tours.fr). La ponctuation est reproduite telle qu’elle figure sur EB.
3 Pierre Singaravélou et Quentin Deluermoz, Pour une histoire des possibles – Analyses contrefactuelles et futurs non advenus du passé, Paris, Seuil, 2016.
4 Marie-Luce Demonet, « Possible worlds, counterfactuals, and universes of belief in literary theory », 23 février 2012, Université d’Oxford, Balzan Seminar (dir. Terence Cave). Ead., « Univers de croyance, mondes possibles et contrefactuels chez François de Rosset », dans Les Histoires tragiques de François de Rosset, séminaire de Cesenatico, 2009, éd. Bruna Conconi, Bologne, I libri di Emil, 2015, p. 71-103.
5 La transcription de ce passage montre les retouches : « Comme en matiere de bien faicts, de mesme en matiere de mesfaicts c’est par fois satisfaction que la confession sule [unclear] confession. Est il quelque laidur aus mesfaicts faillir qui nous dispanse de nous en devoir confesser ». (III, 3, 377v).
6 Voir A. Legros « “Ma preface montre que je n’esperois pas tant oser”, avait écrit Montaigne », BSIAM, no 60-61, 2014-2015, p. 83-95.
7 Montaigne, The Complete Essays, trad. M. A. Screech, Londres / New York, Penguin books, 1993, « To the Reader ».
8 The Essays or Morall, Politike and Millitarie Discourses of Lo : Michaell de Montaigne, Londres, Edward Blount, 1603, « The Author to the Reader ».
9 The Complete Essays of Montaigne, trad. D. M. Frame, Stanford University Press, 1958, « To the Reader ».
10 Graphies non modernisées, telles qu’elles se présentent sur l’Exemplaire de Bordeaux.
11 Tous les exemplaires de 1595 n’ont pas cette préface : celui qui est conservé à Anvers (Musée Plantin) a été corrigé par Marie de Gournay : voir le fac-similé sur le site des Bibliothèques Virtuelles Humanistes.
12 Sabine Lardon et Marie-Claire Thomine, Grammaire du français de la Renaissance, Paris, Classiques Garnier, 2009, ch. x.
13 Voir K. Sellevold, « J’ayme ces mots… » : expression linguistique du doute dans les Essais de Montaigne, Paris, H. Champion, 2004, et la thèse d’Emmanuel Fouah, Voix et voies d’auteur : aspects de l’énonciation dans les discours de Rabelais et de Montaigne, Tours, 2012.
14 Langages, 193, 2014/1 ; Laurent Gosselin, Temporalité et modalité, Bruxelles, De Boeck Supérieur, « Champs linguistiques », 2005.
15 Georges Kleiber, « L’emploi “sporadique” du verbe “pouvoir” en français », dans J. David, et G. Kleiber, (éds.), La Notion sémantico-logique de modalité, Paris, Klincksieck, 1983, p. 183-203 ; Louis de Saussure, « Verbes modaux et enrichissement pragmatique », Langages, 193, 2014/1, p. 113-126 ; Dan Sperber et Dudley Wilson, Relevance : Communication and Cognition, Oxford, Blackwell, 1986, 1995 ; La Pertinence, Communication et Cognition, Paris, Minuit, 1989.
16 Laurent Gosselin mentionne Maïmonide et le pseudo-Scot dans Théorie des modalités, Amsterdam, Rodopi, 2010, p. 29-30.
17 André Leclerc, « La théorie générale des modes verbaux dans les grammaires philosophiques de l’époque classique », Philosophiques, 15-2, 1988, p. 331-387.
18 Marie-Luce Demonet, « Envie, désir et méditation dans le livre III des Essais », Autres regards sur les Essais de Montaigne Livre III, sous la direction de Véronique Ferrer, Violaine Giacomotto-Charra et Alice Vintenon, Neuilly, Atlande, 2017, p. 91-107.
19 Laurent Gosselin, « Sémantique des jugements épistémiques : degré de croyance et prise en charge », Langages, 193, 2014/1, p. 63-81.
20 Laurent Gosselin, Théories des modalités, op. cit., 2005, « L’imparfait et le conditionnel dans les systèmes hypothétiques ».
21 Il n’y a pas de grammaire du français avant celles de Jacques Dubois dit Sylvius (1531, en latin) et de Louis Meigret (en français, 1550) et elles n’étaient nullement à usage des écoles. Celle de Palsgrave (en anglais, 1530) avait été rédigée à l’intention des anglophones.
22 George Buchanan, Rudimenta grammatices Thomae Linacri, ex anglicano sermone in latinum versa, Paris, Robert Estienne, 1533 ; Paris, Maurice de La Porte, 1543, p. 59-60 ; Thomas Linacre, Progymnasmata grammatices vulgaria, Londres, R. Pynson, ca. 1515, f. C3r, et Rudimenta grammatices, Londres, 1525 ; De emendata structura latini sermonis, Londres, 1522, et Paris, Robert Estienne, 1527. Ce vaste traité est aussi publié par Melanchthon dès 1531. Voir D. F. S. Thomson, « Linacre’s Latin Grammars », Essays on the Life and Work of Thomas Linacre c. 1460-1524, éd. F. Maddison, M. Pelling, C. Webster, Oxford, Clarendon Press, 1977, p. 24-35.
23 Louis de Saussure, art. cité, 2014.
24 M.-L. Demonet, « Interjection et exclamation chez Montaigne. L’expression des affects », dans La Langue de Rabelais et la langue de Montaigne, Rome, Université de la Sapienza 2003, éd. F. Giacone, Genève, Droz, 2009, p. 387-404.
25 John Palsgrave, L’Esclarcissement de la langue françoyse, Londres, 1530, trad. française et édition de Susan Baddeley, Paris, Champion, 2003. Palgsrave confond optatif et potentiel, qu’il construit avec l’adverbe bien (p. 493), ce qui ne l’empêche pas de conjuguer correctement le conditionnel : « Ie me esbahyróye, tu te esbahiróys… », etc., p. 451-452. Sans insister sur le caractère singulier de la nouveauté, S. Baddeley signale l’apparition de ce paradigme.
26 G. Buchanan, Rudimenta, éd. citée, 1543, p. 47 : « Habet autem in omni verbo quinque tempora, subjunctivi temporibus (quod ad vocem attinet) similia. Ut Amem, je puis aymer. Amarem, je eusse aymé, ou je debvois aimer. »
27 Voir Guy Serbat, « Le futur antérieur chez les grammairiens latins », dans Opera disiecta. Travaux de linguistique générale, de langue et littérature latines, éd. L. Nadjo, Louvain, Peeters, 2001, p. 222-223, partic. p. 228.
28 J. L. Vivès, De ratione studii puerilis, dans Rudimenta, éd. citée, 1543, p. 76.
29 J. C. Scaliger, De causis linguae latinae, Lyon, Sébastien Gryphe, 1540, V, ch. 118. Voir l’analyse de Pierre Lardet, « Langues de savoir et savoirs de la langue : la refondation du latin dans le De Causis Linguae Latinae de Jules-César Scaliger (1540) », dans Tous vos gens à latin : le latin, langue savante, langue mondaine (xvie-xviie siècles), éd. E. Bury, Genève, Droz, 2005, p. 69-112, partic. p. 81-85.
30 K. Jensen, « De emendata structura latini sermonis : The Latin Grammar of Thomas Linacre », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 49, 1986, p. 106-125.
31 J’ai ajouté le passage tel qu’il était initialement dans l’édition de 1588 avant la rature et la réécriture.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-06907-2
- EAN: 9782406069072
- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06907-2.p.0027
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 03-02-2017
- Periodicity: Biannual
- Language: French