« Je sais par assez d’expérience combien en vaut l’aune » La comparaison syntaxique dans le livre III des Essais
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2017 – 1, n° 65. varia - Author: Giacomotto-Charra (Violaine)
- Pages: 87 to 104
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
« Je sais par assez d’expérience
combien en vaut l’aune »
La comparaison syntaxique
dans le livre III des Essais
Un des éléments passionnants pour le linguiste ou le stylisticien qui s’interroge sur la langue de Montaigne est que ce dernier, la chose est bien connue, a émaillé ses Essais de remarques portant sur sa conception autant que sur son maniement effectif de la langue. Ces remarques, si elles ne disent pas nécessairement la vérité (on sait par exemple combien il faut se méfier des prises de position antirhétoriques de Montaigne), disent toujours quelque chose de la vérité de Montaigne et de son texte. Il existe cependant un autre aspect plus discret, mais peut-être plus important, de la théorisation par Montaigne de son écriture par et dans l’essai même, aspect que l’on peut définir comme une forme de mise en abyme, ou peut-être plus exactement de mise en convenance, de la pensée et de l’écriture. Il semble en effet que Montaigne, mettant sa pensée à l’essai de l’écriture, ait voulu à maintes reprises incarner dans le travail de la forme l’ordre de sa pensée, mouvement qui accompagne, et parfois précède, la construction conceptuelle explicite de certains passages ou de certaines notions clefs. Le décryptage de la forme permet alors de dégager de précieuses informations touchant le sens même du texte, et concernant certains principes ou certains concepts qui nourrissent la pensée de Montaigne. Il en va ainsi, je crois, de l’usage que fait Montaigne de la comparaison. Non pas tant la comparaison comme figure de style, aspect de l’écriture montanienne déjà étudié par Floyd Gray1, que la comparaison au sens plus large d’usage des outils comparatifs dans leur ensemble, que cet usage se manifeste au niveau de l’organisation syntaxique, à travers le recours aux systèmes comparatifs (et c’est surtout sur ce point moins connu que j’insisterai 88ici), ou au niveau de l’organisation textuelle, grâce à certaines formes d’exemples. Je me propose d’étudier ici la notion de comparaison en considérant l’ensemble des formes et structures pouvant relever d’un processus comparatif, en partant d’un passage précis qui me semble constituer une forme d’archétype, le début de « L’art de conférer ». Je fais ici l’hypothèse que l’ensemble des figures comparatives identifiables à tous les niveaux du texte constitue en lui-même une figure de pensée essentielle, un outil tant stylistique qu’intellectuel caractéristique de l’écriture montanienne, et plus particulièrement chargé de traduire dans la mise en œuvre du texte ses positions antidogmatiques. À ce titre, la comparaison est à mettre en relation directe avec la question de l’exemple et de l’exemplarité, étudiée dans ce même volume par Emmanuel Naya.
« De l’art de conférer » :
brève explication linguistique
Il se trouve, par un heureux hasard de fortune, que l’essai qui donne, me semble-t-il, les clefs de l’usage de la comparaison chez Montaigne est aussi l’essai qui ouvre le programme de langue pour l’agrégation : « De l’art de conférer ». En effet, quand on lit ce dernier, que l’on peut considérer par ailleurs comme l’un des essais capitaux pour l’analyse, et de la pensée, et de l’écriture de Montaigne dans son ensemble, – il constitue une sorte de discours de la méthode2 –, un point est immédiatement frappant : l’abondance tout à fait anormale, par rapport au reste de l’œuvre, des structures comparatives et superlatives présentes dans ses toutes premières pages. Il n’y a guère (et ce n’est pas un hasard) que dans l’essai final, « De l’expérience », que l’on en trouve autant. Je voudrais entrer ici directement dans le vif du sujet en m’arrêtant sur un extrait particulièrement significatif. Sautons quelques lignes après le début du texte, et l’on arrive au passage suivant, dont je souligne les éléments essentiels (III, 8, p. 202--2033) :
89…qui m’instruis mieux par contrariété que par exemple, et par fuite que par suite. À cette sorte de discipline regardait le vieux Caton, quand il dit, que les sages ont plus à apprendre des fols, que les fols, des sages. […] L’horreur de la cruauté me rejette plus avant en la clémence, qu’aucun patron de clémence ne me saurait attirer. Un bon écuyer ne redresse pas tant mon assiette, comme fait un procureur, ou un Vénitien à cheval : Et une mauvaise façon de langage réforme mieux la mienne, que ne fait la bonne. Tous les jours la sotte contenance d’un autre, m’avertit et m’avise. Ce qui point, touche et éveille mieux, que ce qui plaît. Ce temps n’est propre à nous amender qu’à reculons : par disconvenance plus que par accord : par différence, que par similitude. Étant peu appris par les bons exemples, je me sers des mauvais, desquels la leçon est ordinaire. Je me suis efforcé de me rendre autant agréable comme j’envoyais de fâcheux. Aussi ferme que j’en voyais de mols ; Aussi doux que j’en voyais d’âpres. […]. Le plus fructueux et naturel exercice de notre esprit, c’est à mon gré la conférence. J’en trouve l’usage plus doux que d’aucune autre action de notre vie, Et c’est la raison pourquoi, si j’étais asteure forcé de choisir, je consentirais plutôt, ce crois-je, de perdre la vue, que l’ouïr ou le parler. […] De notre temps les Italiens en retiennent quelques vestiges, à leur grand profit, comme il se voit, par la comparaison de nos entendements aux leurs.
Plusieurs remarques linguistiques peuvent être faites sur ce passage.
Au niveau syntaxique, d’abord, comme annoncé, l’accumulation des structures comparatives est particulièrement frappante. Celles-ci prennent la forme de subordonnées comparatives, qui peuvent être pleines ou elliptiques, ou, plus exactement, si l’on suit les classifications contemporaines plus pertinentes, permettent la construction de systèmes comparatifs4. Stylistiquement, Montaigne accroît l’effet produit par l’accumulation, à la fois par la répétition de structures identiques, qui sont, on peut le noter, très majoritairement chargées d’un sens positif (quatre fois « plus… que », le superlatif « le plus », trois fois « mieux… que », et deux fois une 90comparaison « neutre » : « aussi… que »), et par la variété, pour éviter une trop grande monotonie autant que démultiplier les effets de la répétition à travers le principe de variation. On peut ainsi ajouter à cette liste les constructions « pas tant… comme », « autant… comme », « plutôt… que », occurrences auxquelles il faut également joindre les cas où la comparaison est en partie soumise à ellipse (il s’agit ici de l’ellipse du premier terme du système comparatif : « et par fuite que par suite », « par différence, que par similitude »), soit au total quatorze systèmes comparatifs, quinze si l’on compte la dernière subordonnée en « comme », qui vient clore le passage tel que je l’ai découpé. Au-delà de sa valeur rhétorique, cette construction fortement accumulative ne saurait, me semble-t-il, être innocente : elle doit être interprétée comme le signe qu’il faut prêter à la forme même, et pas seulement au fond du discours, une importance toute particulière5, et que le recours à la comparaison nous dit ici quelque chose de bien précis de l’intention de l’auteur.
Pour ce qui regarde le lexique, ensuite, on relève un vocabulaire, qui par une forme de mise en convenance, encore une fois, de la syntaxe et du lexique, renvoie lui-même à l’idée de comparaison, évoquant d’abord les deux modalités possibles du procédé (« contrariété », « disconvenance », « différence » // « accord », « similitude »), pour finir par le nommer explicitement à la fin de l’extrait : « comme il se voit, par la comparaison de nos entendements aux leurs ». Ce lexique explicite entre en résonnance avec un autre champ, dans lequel l’idée de comparaison est présente à l’état latent : celui de l’exemple. Le terme exemple, en effet, apparaît deux fois dans notre passage, une fois au singulier (« qui m’instruis mieux par contrariété que par exemple ») et une fois au pluriel (« les bons exemples »), sans compter la reprise pronominale anaphorique (« je me sers des mauvais ») et l’utilisation d’un quasi-synonyme, qui, lui aussi, joue sur les ressorts conjoints de l’accumulation et de la variation : « patron ». Dans tous les cas, ces références à l’exemple sont articulées sur la notion d’apprentissage : « qui m’instruis mieux par contrariété que par exemple », « Étant peu appris par les bons exemples », « desquels la leçon est ordinaire ».
Enfin, si l’on considère bien le début du passage, la notion d’exemple ainsi chargée d’une pleine valeur intellectuelle doit précisément être 91rattachée à celle de comparaison, entendue comme procédé syntaxique. Dans la première occurrence, en effet, « qui m’instruis mieux par contrariété que par exemple », le mot « exemple » a de toute évidence le sens de ressemblance, modèle, imitation ; il apparaît en outre lui-même dans une comparaison, ce qui renforce et incarne à la fois le principe d’un effet de miroir organisant les différentes composantes du texte. On peut au final relever, dans ce passage, quatre séries de doublets qui évoquent les deux modalités contraires de cette comparaison dont le nom ne se dévoile qu’à la fin, et qui en préparent et en annoncent l’apparition :
contrariété / exemple
fuite / suite
disconvenance / accord
différence / similitude
Le terme exemple, ainsi, considéré à l’aune de l’ensemble des Essais, apparaît comme particulièrement intéressant : il peut désigner, comme dans « les bons exemples », des modèles possibles ; il réfère aussi, comme on le sait, à une forme d’insertion narrative à vocation édifiante ou probante (l’exemplum), qui chez Montaigne est un sujet d’étude en soi, l’exemple se révélant rarement véritablement exemplaire ; il peut encore avoir une valeur illustrative, et, enfin, dans ce passage, est synonyme de comparaison, ce qui nous pousse à nous interroger alors sur la valeur « comparative » que peuvent avoir les nombreux exemples insérés dans les Essais.
Or si l’on examine maintenant la construction d’ensemble du passage, on s’aperçoit qu’il comporte, précisément, deux micro-exemples insérés, « À cette sorte de discipline regardait le vieux Caton, quand il dit… » et « Et cet ancien joueur de lyre, que Pausanias récite… ». Indice supplémentaire d’un jeu conscient entre structure textuelle, phrastique et lexicale, chacun est également mis très explicitement en rapport avec l’idée d’apprentissage, puisque Montaigne utilise dans les deux cas le verbe apprendre, qui décline ainsi dans l’exemple particulier le verbe instruire de la toute première phrase (qui, lui, était en relation avec le geste personnel de la définition du moi) : « à apprendre », « où ils apprissent ». Au-delà des comparaisons explicitement exprimées par la syntaxe, on observe donc que ce passage repose sur une structure comparative implicite, qui articule le procédé de la comparaison phrastique sur celui, textuel, de l’exemple, ce qui permet de restituer 92la logique sous-jacente de la construction du passage. Permettez-moi de gloser le texte de manière lourdement explicite : Montaigne, nous dit-il « publi[e] et accus[e] [s]es imperfections », parce qu’« il est en peut-être aucuns » qui sont comme lui, c’est-à-dire qui s’instruisent en ne faisant pas comme les autres (« par contrariété »), procédé a priori efficace comme le montrent les deux anecdotes rapportées. On passe donc de la comparaison au sens strict à l’exemple probant. La comparaison avec les deux exemples insérés prouve au lecteur, s’il en était besoin, qu’il n’est pas illégitime ou inutile de se comparer au moi des Essais, qui lui-même se construit par comparaison avec ce que son expérience lui enseigne, ce que ses lectures lui apprennent et ce que la loi commune lui montre. Le niveau textuel (la structure du passage et sa cohérence) est lui-même construit en miroir avec la structure syntaxique, qui répond, comme on l’a dit, au lexique en une sorte d’infini jeu de reflets, l’un et l’autre niveau étant liés par une comparaison implicite. Enfin, pirouette ultime, le mot comparaison lui-même apparaît dans une structure comparative (« De notre temps les Italiens en retiennent quelques vestiges, à leur grand profit, comme il se voit, par la comparaison de nos entendements aux leurs »), où la conjonction « comme » n’a cependant pas tant valeur comparative que démonstrative et probante : c’est, ce n’est pas un hasard, la même conjonction qui introduit l’exemple probant (ici) et la comparaison.
Là ne s’arrête cependant pas la virtuosité de Montaigne dans ce jeu avec les divers sens et les diverses formes de la comparaison, car tout lecteur des Essais, habitué du goût de Montaigne pour les comparaisons et métaphores équestres, peut s’interroger sur le statut du passage suivant :
Un bon écuyer ne redresse pas tant mon assiette, comme fait un procureur, ou un Vénitien à cheval : Et une mauvaise façon de langage réforme mieux la mienne, que ne fait la bonne.
Faut-il lire simplement, innocemment si l’on ose dire, la référence à l’équitation comme un « exemple » illustrant la validité de la thèse (soit : on apprend mieux par l’écart que par la similitude), ou faut-il également la lire au second degré comme une métaphore du langage et de l’écriture ? Cette interprétation métaphorique est autorisée, en effet, par l’enchaînement paratactique des deux phrases comme par 93la pratique générale des comparaisons équestres et équines dans les Essais d’un Montaigne dont l’esprit, faut-il le rappeler, « fait le cheval échappé6 ». La métaphore viendrait alors doubler l’épaisseur de la comparaison, engageant un sens plus profond : le contre-exemple n’est pas simplement un apprentissage de la civilité et de l’intelligence par la mesure d’un écart ; Montaigne engage une saisie plus essentielle de lui-même qui est, non le contrôle dans ou par l’écriture des chimères de son esprit, mais, pour filer la métaphore, la quête de ce qui lui permet de tenir en selle même si le cheval reste un cheval échappé.
Modèle et disconvenance
À ce stade de l’analyse, la question que l’on peut se poser est celle de la finalité d’une construction aussi complexe et aussi habile en ces toutes premières pages d’un essai également essentiel. Or si l’on prend un peu de recul et que l’on restitue le passage que nous venons d’examiner dans un ensemble plus large, les choses se complexifient plutôt qu’elles ne s’éclairent. « De l’art de conférer », en effet, s’ouvre sur une considération à valeur de vérité générale, condensée, quelques lignes après le début du texte, en l’une de ces formules gnomiques chères à Montaigne, formule dont la structure ramassée, les effets de symétrie syntaxiques, la répétition lexicale et les échos sonores signalent l’importance, même au lecteur le plus inattentif :
On ne corrige pas celui qu’on pend, on corrige les autres par lui.
Cette maxime fortement assertive sert de point de départ à une première comparaison explicite : « Je fais de même ». Un problème se pose immédiatement : que signifie exactement « faire de même », sachant que la phrase qui pose le comparant comporte deux propositions évoquant deux actions contradictoires ? À quelle partie du propos Montaigne se compare-t-il ? Que fait-il donc « de même » ? Le point intéressant est que, précisément, par cette comparaison, Montaigne se dédouble. Il est en quelque sorte à 94la fois le pendu et le justicier : en effet, à « on ne corrige pas celui qu’on pend » répond la traduction personnelle de cette vérité générale : « mes erreurs sont tantôt naturelles et incorrigibles », c’est-à-dire une prise de position ontologique qui pose la stabilité de l’être Montaigne (je suis ce que je suis, et mes erreurs sont constitutives de ce moi au même titre que le reste), tandis qu’à la seconde proposition répond une autre traduction personnelle : ce moi incorrigible, je l’utiliserai « à me faire éviter ». C’est donc, si l’on prend ce passage au pied de la lettre et que l’on en suit la leçon, la possibilité d’une « disconvenance », d’une « différence » entre Montaigne et son lecteur qui fonderait une partie de la validité du projet d’écriture, ou tout du moins son utilité pour autrui.
Ce postulat repose lui-même sur une autre disconvenance ou différence, celle de Montaigne avec ces « honnêtes hommes » qui se donnent à autrui pour modèles, disconvenance que semble confirmer la citation latine, exemplum illustrant lui-même la valeur exemplaire du contre-exemple. La comparaison implicite permise ici par la construction binaire (« ce que les honnêtes hommes profitent…, je le profiterai… ») est cependant ambiguë : Montaigne entend-il simplement se distinguer par l’action (je n’aurai pas la prétention de me donne comme modèle) ou par l’être (je ne suis pas l’un de ces honnêtes hommes, parce que précisément je fais autrement) ? Le recours à l’outil comparatif permet ici de poser de manière ferme une vérité personnelle, signalée et soulignée par le superlatif qui remplace soudain le comparatif. Cette vérité personnelle tire sa valeur, d’une part, du paradoxe qu’elle implique, et, de l’autre, du procédé même, qui n’est pas une mesure absolue du moi mais une mesure relative : « les parties que j’estime le plus en moi, tirent plus d’honneur de m’accuser, que de me recommander ». La suite du texte opère cependant un glissement : à partir de l’idée d’écrire pour que les autres se corrigent par comparaison avec lui (énoncée en premier dans le texte), Montaigne se définit ensuite comme quelqu’un « qui [s]’instrui[t] mieux par contrariété que par exemple ». La comparaison est désormais au cœur du pacte de lecture : c’est la considération de sa position par rapport à son lecteur potentiel qui conduit Montaigne à énoncer l’une de ses caractéristiques personnelles, comme si le pacte de lecture précédait ou révélait ici l’identité. En réalité, les choses se font en sens inverse : homme qui se construit en n’étant pas comme les autres, Montaigne écrit pour que des lecteurs qui sont sur ce point comme lui, puissent à leur 95tour se construire éventuellement en n’étant pas comme lui. Impossible comparaison, donc, dans laquelle la relation d’imitation tire sa valeur du fait même que la similitude consiste à être « autre ».
L’ajout de l’exemplaire de Bordeaux, enfin, ménage un dernier retournement, plus tardif : l’apprentissage par contre-exemple est un échec partiel : ce premier essai d’être soi, ce à quoi Montaigne s’est « efforcé » dans ce processus de comparaison / distinction, n’a pas permis de réussir pleinement. Il dit d’ailleurs dans l’essai suivant :
Je vois souvent qu’on nous propose des images de vie, lesquelles ni le proposant, ni les auditeurs, n’ont aucune espérance de suivre : Ni qui plus est, envie. (III, 9, p. 297)
Ni espérance, ni envie : « s’instruire », « apprendre », tirer une « leçon » de l’exemple ne suffisent pas et n’apprennent rien, ou guère ; il faut frotter les esprits d’une autre façon, et c’est alors le triomphe de la conférence, qui n’est pas « leçon » mais bien « exercice ». On touche ici à quelque chose d’essentiel : la « leçon […] ordinaire » qui consiste à se comparer est un moyen de se construire par et pour la pratique sociale, par la fréquentation ; la comparaison par écart, par mesure à l’aune d’autrui, est en quelque sorte l’outil comme la traduction textuelle de la civilité. De fait, Montaigne a ainsi essayé de se rendre plus « agréable », « doux », « ferme », toutes qualités civiles et accidentelles qui ne sont pas nécessairement son être (ou plus exactement le caractérisaient à un moindre degré, d’où l’importance de la mesure et de la pesée), encore moins ne façonnent son esprit. La conférence, qui consiste à frotter les esprits par ordre et méthode, est en revanche une formation et un développement de l’esprit qui repose sur la pratique, la régularité et la soumission à des règles. Le recours à la conférence inverse alors la valeur de la comparaison : on ne doit pas se chercher dans l’écart avec les mauvais exemples, déduire le bon du mauvais, mais au contraire fuir le mauvais pour chercher le bon, non pour en imiter servilement le résultat, mais pour en imiter l’action et se confronter à lui. Le texte, en effet, se clôt par un ultime retournement : les italiens ont imité les grecs et les romains en l’art de la conférence, ce que n’ont pas fait les français, et la comparaison est donc ici en notre défaveur. Elle invite à imiter les italiens : la comparaison est alors émulation et se joue sur un plan interne autant qu’externe :
96Comme notre esprit se fortifie par la communication d’esprit vigoureux et réglés, il ne se peut dire combien il perd, et s’abâtardit par le continuel commerce et fréquentation que nous avons avec les esprits bas et maladifs. (III, 8, p. 203)
L’outil comparatif fait ici entrer la mesure du moi dans un rapport de proportionnalité qui n’a plus rien à voir avec la différence ou la similitude : l’esprit peut s’élever à proportion de ce qu’il peut perdre selon qu’il choisit un bon ou un mauvais esprit auquel se frotter.
Dans tous les cas, la comparaison, outil d’écriture syntaxique plus que stylistique, apparaît comme la traduction d’une idée fondamentale, celle du « commerce » : le moi dit sa singularité dans l’écart ou la ressemblance avec autrui ; l’esprit se forme et se forge dans le commerce avec d’autres. La singularité absolue de l’essai se construit dans la création paradoxale de ces liens dont la comparaison est l’un des ressorts essentiel.
Tentative de mise en ordre
Si l’on quitte pour finir ce seul passage pour examiner plus largement les usages que fait Montaigne de la comparaison dans l’essai III, 8 comme dans le reste du livre III, on peut établir la liste de ses rôles, liste étonnante de variété et de diversité (et qui n’est sans doute pas close)7.
La comparaison, d’abord, est en relation étroite avec la pratique énonciative du moi ; elle est ce qui fonde la spécificité de ce moi, que ce soit dans la différence ou dans la similitude. En ce sens, elle entretient un lien étroit avec les formules gnomiques8, qui souvent la précèdent, comme on l’a vu au début de l’essai : « Je fais de même », ou au contraire « je suis divers à ceste façon commune » (III, 8, p. 222). C’est un trait récurrent que la pesée du moi à l’aune d’autrui ou de la « commune humanité » :
97Et au rebours des autres, je me trouve plus dévot, en la bonne, qu’en la mauvaise fortune. (III, 9, p. 238)
Je suis de cet advis, que la plus honorable vacation, est de servir au public, et être utile à beaucoup. […] Pour mon regard je m’en dépars. (III, 9, p. 245)
Au prix du commun des hommes, peu de choses me touchent. (III, 10, p. 315)
Il n’est rien de quoi nous soyons si prodigues que de ces choses-là, desquelles seules l’avarice nous serait utile et louable. Je prends une complexion toute diverse. Je me tiens sur moi. (III, 10, p. 317)
Ce train que je loue sur autrui, je n’aime point le suivre. (III, 10, p. 319)
De quoi je me gratifie, d’autant que je vois communément faillir au contraire. (III, 10, p. 328)
L’usage de la comparaison est donc ce qui conduit à la mise en évidence du singulier, à sa révélation (en un sens quasi photographique), en particulier en permettant de détacher le moi sur le fond des « jugements universels » qui lui servent de mètre étalon. Il permet également d’établir et de vérifier ces règles communes, sur le fond desquelles peuvent alors se dessiner les traits de la singularité. Le parcours est ainsi parfois explicite de l’exemple à la comparaison, et de la comparaison au singulier :
Comme Plutarque dit, que ceux qui par le vice de la mauvaise honte, sont mols et faciles à accorder quoi qu’on leur demande, sont faciles après à faillir de parole, et à se dédire : Pareillement qui entre légèrement en querelle, est sujet d’en sortir aussi légèrement. Cette même difficulté qui me garde de l’entamer, m’inciterait, quand je serais ébranlé et échauffé. (III, 10, p. 338)
De ce fait, et c’est un deuxième usage possible de la comparaison, cette dernière apparaît comme un outil fondamental permettant de peser les choses. En ce sens, elle a un rapport étroit avec une double façon de conduire la quête de la vérité. Une première façon de chercher la vérité, en effet, est de dire le moi ou le monde à la fois dans la positivité et la négativité, sans trancher ni classer. « De l’art de conférer » comporte à ce sujet un autre passage intéressant, dans lequel, de manière tout à fait révélatrice, Montaigne ne dit pas simplement ce qu’il fait, mais aussi ce qu’il ne fait pas :
Et me semble être excusable, si j’accepte plutôt le nombre impair : Le jeudi au prix du vendredi : Si je m’aime mieux douzième ou quatorzième, que treizième à table ; Si je vois plus volontiers un lièvre côtoyant, que traversant 98mon chemin, quand je voyage : Et donne plutôt le pied gauche, que le droit, à chausser. (III, 8, p. 204)
Seconde manière de chercher la vérité par la comparaison : comparer, c’est également peser le moi, en prendre la mesure, par la mise en relation de deux éléments dont on mesure l’écart, exactement selon le principe des plateaux d’une balance, ce qui implique de ne jamais dire le moi par l’unicité d’une formule définitive, mais à travers des formules qui l’approchent, le disent « à proportion », à « degré » :
Je cherche à la vérité plus la fréquentation de ceux qui me gourment, que de ceux qui me craignent. C’est un plaisir fade et nuisible, d’avoir affaire à gens qui nous admirent et fassent place. (III, 8, p. 206)
Compte tenu de la teneur de la deuxième phrase, Montaigne aurait tout aussi bien pu dire « je cherche la fréquentation de ceux qui me gourment, non de ceux qui me craignent ». La comparaison permet une nuance par rapport à une forme assertive simple : elle ne dit pas que l’être est ceci ou cela, mais qu’il n’est tout à fait ni ceci, ni cela, ou à la fois ceci et cela. La récurrence fréquente de ce type de formulation indique clairement que c’est dans l’équilibre plus ou moins marqué entre deux possibilités que Montaigne trouve à dire sa vérité :
Et entre plutôt en composition avec le vice de mes gens, qu’avec leur témérité, importunité et leur sottise. (III, 8, p. 212)
Les passions me sont autant aisées à éviter, comme elles me sont difficiles à modérer. (III, 10, p. 339)
Je me sens bien plus fier de la victoire que je gagne sur moi […] : que je me sens gré, de la victoire que je gagne sur lui. (III, 8, p. 207)
J’ai plus de soin d’augmenter la santé, quand elle me rit, que je n’ai de la remettre quand je l’ai écartée. (III, 9, p. 238)
Je ne me soucie pas tant de les avoir vigoureuses et doctes, comme je me soucie de les avoir aisées et commodes à la vie. (III, 9, p. 244)
J’ois plus volontiers dire, au bout de deux mois, que j’ai répandu quatre cent écus, que d’avoir les oreilles battues tous les soirs, de trois, cinq, sept. (III, 9, p. 246)
Dans la plupart des cas, le recours à une formule comparative n’a rien d’obligatoire : c’est un choix qui saisit le moi non dans un être ou un 99faire définitif, mais dans une tentative de pesée entre deux extrémités. Montaigne, ainsi, situe la nature du moi dans l’ordre de l’inclination et de la préférence, ce qui suppose une possibilité de variation en degré et de déplacement, et non figé dans un état définitif :
Ce n’est pas tant la force et la subtilité que je demande, comme l’ordre. (III, 8, p. 207)
Pour mon regard, j’y apporte plus de liberté que d’esprit, et y ai plus d’heur que d’invention. (p. 227)
Je m’aimerais mieux bon écuyer, que bon logicien. (III, 9, p. 244)
J’aimerais mieux poindre, que de lasser, comme a fait un savant homme de mon temps. (III, 9, p. 262)
Le procédé n’est pas réservé au moi : il s’applique aussi à autrui, et à ce titre (autre usage), la comparaison est aussi l’instrument qui introduit l’exemple : « comme cet ancien qui… » (III, 10, p. 343) ; « comme un conseiller de ma connaissance… » (III, 10, p. 344). La comparaison permet alors de peser le monde, et le moi à l’aune de ce monde, comme sur une balance, à nouveau, mais qui ne marquerait plus tant un point d’équilibre que le poids relatifs des choses les unes par rapport aux autres. Ainsi dans ces passages significatifs de l’essai « De ménager sa volonté » (III, 10) :
Ils ne cherchent la besogne que pour embesognement. Ce n’est pas qu’ils veuillent aller tant, comme c’est, qu’ils ne se peuvent tenir. Ne plus ne moins qu’une pierre ébranlée en sa chute, qui ne s’arrête jusqu’à tant qu’elle se couche. […] Leur esprit cherche son repos au branle, comme les enfants au berceau. Ils se peuvent dire autant serviable à leurs amis, comme importuns à eux-mêmes. (III, 10, p. 317)
Pour exemple. Selon ce que j’en vois par usage ordinaire, l’avarice n’a point de plus grand détourbier que soi-même. Plus elle est tendue et vigoureuse, moins elle en est fertile. (III, 10, p. 323)
Je le trouve plus grand et plus capable, en une mauvaise qu’en une bonne fortune [88] : ses pertes lui sont plus glorieuses que ses victoires, et son deuil, que son triomphe [EB]. (III, 10, p. 323)
Celui qui se porte plus modérément envers le gain, et la perte, il est toujours chez soi. Moins il se pique et passionne au jeu, il le conduit d’autant plus avantageusement et sûrement. (III, 10, p. 324)
100Je ne trouve aucun dire si vicieux à un gentilhomme, comme le dédire, qu’on lui arrache par autorité : D’autant que l’opiniâtreté lui est plus excusable, que la pusillanimité. (III, 10, p. 339)
« De ménager sa volonté » est, ce n’est pas un hasard, un autre des essais où les comparaisons sont particulièrement fréquentes et surtout concentrées dans certains fragments. Comme en III, 8, on peut y voir la volonté de mettre en convenance immédiate la forme du texte et une pensée qui affirme que « Les lois de nature nous apprennent ce que justement, il nous faut. […] Dispensons-nous de quelque chose plus outre, taxons-nous, traitons nous à cette mesure » (III, 10, p. 324 et 325).
Troisième rôle possible de la comparaison, qui découle des précédents : elle permet d’éviter toute formulation définitive ou autoritaire. Montaigne ne dit ainsi pas « je veux que » ou même « je souhaite », mais « J’aimerais mieux, que mon fils apprît aux tavernes à parler, qu’aux écoles de la parlerie » (III, 8, p. 209). Il évite ainsi tout jugement absolu :
Il m’est avis que en Platon et en Xenophon, Socrates dispute plus en faveur des disputants que en faveur de la dispute. (III, 8, p. 210)
Il se confirme ainsi que la comparaison est la traduction syntaxique d’un principe essentiel, celui de la relativité, qu’il convient de lier à la notion de coutume (« Nous ne laissons pas d’avoir des hommes vertueux, mais c’est selon nous », III, 9, p. 303) :
Ce que je trouve mal sain, n’est-ce pas pour être moi-même mal sain ? (III, 8, p. 213)
Si nous avions bon nez, notre ordure nous devrait plus puer d’autant qu’elle est nôtre. (III, 8, p. 214)
Encore s’il advenait, comme disent aucuns jardiniers, que les roses et les violettes naissent plus odoriférantes près des aux et des oignons, d’autant qu’ils sucent et tirent à eux, ce qu’il y a de mauvaise odeur en la terre. (III, 9, p. 272)
La comparaison, par ailleurs, sert fréquemment à la mise en évidence des vérités paradoxales. D’une certaine façon, comme lorsqu’il s’agit de distinguer le moi sur le fond de la commune humanité, elle est un outil de contraste :
À l’aventure les estime l’on, et aperçoit moindres qu’ils ne sont, d’autant qu’ils entreprennent plus, et se montrent plus. (III, 8, p. 216)
101D’où il se voit tous les jours que les plus simples d’entre nous, mettent à fin de très grandes besognes et publiques et privées. (III, 8, p. 219)
Qu’on regarde qui sont les plus puissants aux villes, et qui font mieux leurs besognes, on trouvera ordinairement, que ce sont les moins habiles. (III, 8, p. 221)
Je trouve que les esprits hauts ne sont de guère moins aptes aux choses basses que les bas esprits aux hautes. (III, 9, p. 302)
Ainsi le procédé permet-il d’instaurer un discret idéal de mesure, qui est la traduction du refus des excès et des positions tranchées, donc aveugles :
Mon humeur est de regarder autant à la forme, qu’à la substance, autant à l’avocat, qu’à la cause. (III, 8, p. 211)
Et tiens, premièrement, qu’elle est également vicieuse en celui qui a droit, comme en celui qui a tort. (III, 8, p. 212)
La comparaison, par ailleurs, a évidemment partie liée avec la subjectivité. En tant qu’expression d’un degré, ou d’un classement, elle est l’une des modalités du jugement, mais d’un jugement n’ayant valeur que personnelle. C’est ici en particulier le rôle dévolu au superlatif :
Les parties que j’estime le plus en moi… (III, 8, p. 201)
Le plus fructueux et naturel exercice e notre esprit, c’est à mon gré la conférence. (III, 8, p. 202)
Il n’est à la vérité point de plus grande fadaise, et plus constante, que de s’émouvoir et piquer des fadaises du monde. (III, 8, p. 212)
Mais ce que je crains le plus, c’est de saouler. (III, 9, p. 262)
Enfin, c’est l’un des outils stylistiques mis au service de la formule : « Pour être plus savants, ils n’en sont pas moins ineptes » (III, 8, p. 210), parmi lesquelles certaines des plus fameuses des Essais : « je ne m’étrange pas tant de l’être mort, comme j’entre en confidence avec le mourir » (III, 9, p. 271).
102Conclusion
Un parcours même rapide dans le texte révèle la diversité des usages que fait Montaigne de la comparaison, mais aussi leur cohérence. On peut probablement ramener l’ensemble à trois grands domaines, en disant que la comparaison, ainsi, a à voir avec la recherche et l’expression de la mesure, dans tous les sens du terme – c’est en quelque sorte la traduction syntaxique du principe de la balance –, avec la contrariété, principe signifiant à la fois le fait d’être différent, de prendre la mesure de soi-même par rapport à autrui, et le fait d’être « contredit » (voir, précisément, le mouvement de balancier qu’implique la contradiction : « Je m’avance vers celui qui me contredit, qui m’instruit » III, 8, p. 205) et enfin, phénomène lié au précédent, avec la fonction de l’exemple, et donc avec le principe même de l’écriture de la citation (avec parfois un bel effet d’emboîtement : « je me laisse plus naturellement aller après l’exemple de Flaminius […], que je ne fais à celui de Pyrrus », III, 13, p. 458). La comparaison, de ce fait, est à la fois l’instrument de la pesée comme de la mise en contraste ; c’est fondamentalement un outil intellectuel bien plus qu’ornemental, même si sa valeur rhétorique n’est pas négligeable.
L’utilisation qu’en fait Montaigne comme figure, que Floyd Gray a étudiée et dont il a proposé une lecture pertinente, confirme cette conclusion. Gray, en effet, défend en particulier l’idée que la comparaison est chez Montaigne « habituellement explicative » et possède un « caractère analytique9 ». De ces comparaisons, dont il a par ailleurs souligné la rareté par rapport aux nombreuses métaphores, il dit encore qu’elles n’ont pas « fonction décorative » mais « continuent [la] pensée10 ». Il en va exactement de même pour les systèmes comparatifs, à l’échelle de la phrase, et les exemples, à l’échelle du texte : ils initient ou continuent, selon le cas, la pensée, se faisant instrument fondamental et point d’appui régulier de la réflexion. Il me semble donc que l’on peut aller plus loin que Floyd Gray, ou plus exactement prolonger sa réflexion, en ne séparant pas les quelques comparaisons utilisées par Montaigne à titre 103de figures de l’ensemble de son usage des structures comparatives : le tout ainsi constitué apparaît comme une forme de figure de pensée aux déclinaisons multiples mais liées, indispensable à la quête de la vérité et surtout à la juste formulation de cette dernière. La comparaison sous ses divers aspects fait ainsi partie des procédés de l’écriture « à tâtons » qui caractérisent les Essais. C’est un instrument par lequel se construit la représentation, le mise en scène et en texte, de la pensée de Montaigne dans l’œuvre, c’est-à-dire par lequel celle-ci s’élabore, d’une part, et se présente de l’autre, dans la nuance et par approximations successives11. Un instrument que l’on peut considérer comme indispensable au discours critique, qui participe d’une écriture non dogmatique, puisque la comparaison mesure, étalonne ou pèse, mais ne tranche ni ne retranche. Elle apparaît donc, au bout du compte comme l’une des modalités essentielles de l’écriture sceptique, sorte de déclinaison ou de variation sur le « ou mallon » du pyrrhonisme, mais un « ou mallon » revisité par Montaigne, qui a ainsi fait sienne cette forme étrangère.
Cette pratique extrêmement variée et très abondante de la comparaison dans « De l’art de conférer », et, dans une moindre mesure, dans le reste du Livre III, doit être mise en relation avec un certain nombre de pensées qu’y formule Montaigne, dont l’écriture par comparaison apparaît alors comme une traduction stylistique. Montaigne, ainsi, fait écho à son usage de la comparaison en appelant précisément à mettre en œuvre la « pesée » du monde et du moi (« Ce n’est pas assez de compter les expériences, il les faut peser et assortir », III, 8, p. 215), il condamne le peu de pertinence de qu’il nomme les « jugements universels » (« S’ils jugent en paroles universelles : ceci est bon, cela ne l’est pas, et qu’ils rencontrent, voyez si c’est la fortune, qui rencontre pour eux. Qu’ils circonscrivent et restreignent un peu leur sentence. […] Ces jugements universels que je vois si ordinaires ne disent rien », III, 8, p. 224), rappelle le principe fondamental d’un équilibre qui se trouve par tâtonnement et mouvements de balanciers (« Pour moi, je ne juge la valeur d’autre 104besogne, plus obscurément que de la mienne, et loge les essais tantôt bas, tantôt haut, fort inconstamment et douteusement », III, 8, p. 228), rappelle également la difficulté de juger d’un exemple (« Nous ne savons pas distinguer les facultés des hommes. Elles ont des divisions, et bornes malaisées à choisir et délicates. De conclure pas la suffisance d’une vie particulière, quelque suffisance à l’usage public, c’est mal conclu. Tel se conduit bien, qui ne conduit pas bien les autres. Et fait des essais qui ne saurait faire des effets », III, 9, p. 301). Laissons donc le mot de la fin à « Michel » :
En toutes nos fortunes, nous nous comparons à ce qui est au-dessus de nous, et regardons vers ceux qui sont mieux : Mesurons-nous à ce qui est au-dessous, il n’en est point de si malotru, qui ne trouve mille exemples où se consoler. (III, 9, p. 255)
Mais d’un tel corps, le membre moins malade s’appelle sain : Et à bon droit : d’autant que nos qualités n’ont titre qu’en la comparaison. (III, 9, p. 303)
Violaine Giacomotto-Charra
EA 4195 – TELEM
Université Bordeaux Montaigne
1 Point déjà étudié par Floyd Gray dans Le Style de Montaigne, Paris, Nizet, 1958, p. 137-150.
2 Sur ce sujet voir Bernard Sève, Montaigne. Des règles pour l’esprit, Paris, PUF, 2007, en particulier la deuxième partie « Des règles supplétives ».
3 Nous citons dans l’édition au programme : Emmanuel Naya, Delphine Reguig et Alexandre Tarrête, Paris, Gallimard, 2012.
4 Rappelons que la notion de système permet de pallier les difficultés posées par le fait de ranger les comparatives dans les subordonnées circonstancielles : elles ne sont en effet, pour la plupart d’entre elles (le cas est un peu différent pour les comparatives intégrées en « comme ») ni mobiles, ni effaçables, et n’obéissent donc pas aux critères de reconnaissance de la subordonnée en position de complément de phrase. D’autre part, comme le montre le passage, ces phrases reposent très souvent sur une construction corrélative. Sémantiquement comme syntaxiquement, la notion de système traduit ainsi une relation d’interdépendance plutôt que de dépendance. Sur la notion de système, voir Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat, René Rioul, Grammaire méthodique du français, Paris, PUF, édition revue et augmentée, 2009, p. 863-870. Nous retiendrons ici la caractéristique suivante : « sur le plan sémantique, il s’agit toujours d’une variation d’intensité explicite ou implicite qui est mesurée par rapport à un point de repère qui lui sert en quelque sorte d’étalon », ibid., p. 863.
5 Car il faut bien entendu toujours prêter attention à la forme. Disons donc : plus encore que d’habitude.
6 Sur ce sujet, voir en particulier Bernard Sève, Montaigne. Des règles pour l’esprit, p. 27 à 41.
7 Je ne relèverai pas ici, bien évidemment, toutes les comparaisons des Essais, mais voudrais essayer d’en constituer une liste significative, tant sur le plan sémantique que statistique.
8 Sur ce sujet, je me permets de renvoyer à mon article : « “Je” et la matière du livre : l’énonciation dans les Essais », dans Styles genres auteurs, no 16, Paris, PUPS, 2016, p. 67-90. La réflexion menée dans cet article et dans le présent texte est née du même mouvement, et je prolonge ici une analyse engagée dans l’article paru aux PUPS.
9 Floyd Gray, op. cit., p. 138-139.
10 Ibid., p. 141.
11 De fait, il existe un lien entre la comparaison et la figure de la retouche corrective ou certains usages de la négation : par exemple, en III, 8, p. 205 (pour rester dans l’essai « matrice » de notre sujet), Montaigne pourrait se contenter de dire « quand on me contrarie, on éveille mon attention », mais il ajoute et corrige : « non pas ma colère ». Il en va de même à plusieurs reprises, par exemple « je n’envie point leur sagesse, mais oui leur bonne fortune » (III, 9, 238) : comme dans la comparaison, la formulation n’est pas univoque, mais pèse un choix contre un autre, à l’aune d’un autre possible.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-06907-2
- EAN: 9782406069072
- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06907-2.p.0087
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 03-02-2017
- Periodicity: Biannual
- Language: French