De la difficulté d’être « desnaturé » Distribution lexicale et enjeux problématiques de la dénaturation autour du livre III des Essais
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2017 – 1, n° 65. varia - Author: Gerbier (Laurent)
- Pages: 65 to 85
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
De la difficulté
d’être « desnaturé »
Distribution lexicale et enjeux problématiques
de la dénaturation autour du livre III des Essais
Avant 1588, aucune occurrence d’aucune des formes du mot « desnaturé » n’apparaît dans les Essais. Entre 1588 et 1592, le mot et ses flexions apparaissent à quatorze reprises sous la plume de Montaigne ; trois de ces occurrences sont finalement biffées ou corrigées. Des onze occurrences qui se lisent aujourd’hui dans les Essais, une seule figure dans le livre I, une autre dans le livre II ; les neuf occurrences restantes sont concentrées dans le livre III. Ce constat factuel est le point de départ des réflexions qui suivent ; cependant elles se nourrissent aussi d’une autre hypothèse, antérieure, et qui est à l’origine de mon intérêt pour la présence du mot « desnaturé » dans le livre III des Essais : cette hypothèse tient que la pensée de La Boétie fait dans le livre III un étrange « retour ». Cette intuition sans preuve formelle est adossée au repérage de quelques termes et thèmes « boétiens » qui surgissent dans le livre III : je n’entends pas ici la confirmer mais en explorer un des aspects, strictement limité au champ de la dénaturation, qui lui-même fait partie de ces « traces de La Boétie » qu’il est tentant de lire dans certains passages du livre III.
Cette exploration ne se veut aucunement une interprétation d’ensemble du livre III : il s’agit simplement ici de recenser les occurrences du terme, de les replacer dans leur contexte, et de reconstituer, là où les notes manuscrites de l’Exemplaire de Bordeaux en offrent la possibilité1, le 66processus de leur apparition (ou de leur effacement) dans le texte – on espère que chemin faisant ce rapide parcours permettra d’une part de mieux comprendre la manière dont Montaigne utilise ce terme, d’autre part de rendre compte de sa surreprésentation dans le livre III, et enfin de revenir sur la « densité » de la présence de La Boétie dans le livre III.
Comme je l’ai dit, le livre III des Essais rassemble neuf des onze occurrences de la « dénaturation » dans les Essais (six de « desnaturée », quatre de « desnaturé », une de « desnaturant »). Si l’on compte les trois occurrences finalement biffées ou corrigées, la répartition demeure pratiquement la même : onze de ces quatorze occurrences se trouvent dans le livre III. Dans tous les cas, le lexique de la dénaturation est donc un lexique « tardif », qui apparaît dans l’édition de 1588 (avec une occurrence dans le livre I, et cinq dans le livre III) et qui se « règle » dans les interventions de l’Exemplaire de Bordeaux (l’occurrence du livre I est biffée ; une autre apparaît, puis une autre encore dans le livre II ; enfin Montaigne en corrige une et en ajoute trois dans le livre III) – et ce réglage, donc, confirme et accentue la surreprésentation des occurrences de la dénaturation dans le livre III. Je reprendre une par une ces quatorze occurrences2, ou plus exactement les douze passages précis dans lesquels elles apparaissent, pour tenter de les interpréter.
67Essais, I, 233 (« De la coustume,
et de ne changer aisément une loy receue »)
Dans les premières pages du chapitre, Montaigne, après avoir affirmé qu’aucune fantaisie n’était assez extravagante pour qu’il n’en soit pas d’exemple parmi les humains, entreprend de dresser une liste de ces fantaisies, énumérant coutumes singulières, extraordinaires ou apparemment aberrantes en une litanie scandée par l’anaphore du « Où » qui ouvre chaque nouvelle proposition (sous-entendant chaque fois « [Il est des peuples] où… »). L’accumulation souligne le caractère saugrenu et arbitraire de ces usages et met ainsi par contraste en évidence le pouvoir d’assuéfaction de la coutume, qui fait accepter aux hommes les conduites les plus étrangères à la nature. Revenant en 1588 sur ces exemples de bizarrerie sanctifiés par la coutume, Montaigne en allonge la liste (et il l’allongera encore sur l’EB). Un des ajouts de 1588 porte sur la croyance en la mortalité des âmes, qu’il se trouve certains peuples pour entretenir :
Où l’on vit soubs cette opinion desnaturée de la mortalité des ames4.
« Desnaturée » qualifie donc ici l’opinion de la mortalité des âmes en tant qu’elle est tout particulièrement déréglée. Cependant le terme pose un problème puisqu’il semble réserver à cette seule coutume la puissance d’aller contre la nature, alors que le passage tout entier, explorant les facettes de l’étrangeté des coutumes humaines, rend évidente la puissance de la coutume comme « seconde nature ». Autrement dit, toutes les coutumes que Montaigne est en train d’énumérer sont en réalité par définition « dénaturées », ou « dénaturantes », de sorte que l’adjectif manque ici de force pour signaler le caractère particulièrement aberrant de cette opinion précise. Montaigne y revient donc et sur l’EB biffe « desnaturée » pour adopter la formulation définitive :
68Où l’on vit soubs cette opinion si rare et incivile de la mortalité des ames5.
Ainsi la première occurrence de « desnaturé » dans Les Essais se trouve finalement biffée, signalant que son auteur même doute, en dernière analyse, de la pertinence parfaite du terme. Or cette réserve de Montaigne, qui semble employer le terme « desnaturé » avec réticence, caractérise comme on va le voir la plupart des occurrences du terme.
Essais, I, 26
(« De l’institution des enfans »)
Le terme apparaît dans un passage qui porte sur le caractère facile et naturel de la philosophie : Montaigne soutient que l’authentique philosophie ne doit pas être un enseignement contraint et contraignant, qui lutte contre la nature et la combat, mais qu’elle doit au contraire construire la vertu en secondant la nature. Montaigne rejette donc le « visage renfroigné, sourcilleux et terrible » que prend la philosophie quand on la réduit aux « ergotismes » : au contraire, il défend l’idée selon laquelle « l’ame qui loge la philosophie, doit par sa santé rendre sain encores le corps6 ». Une très longue addition sur l’EB7 développe et renforce cette idée d’une vertu facile et naturelle (par opposition à une vertu âpre et revêche) :
[La vraye vertu] aime la vie, elle aime la beauté, la gloire, et la santé. Mais son office propre et particulier, c’est sçavoir user de ces biens là regléement, et les sçavoir perdre constamment : office bien plus noble qu’aspre, sans lequel tout cours de vie est desnaturé, turbulent et difforme : et y peut-on justement attacher ces escueils, ces haliers, et ces monstres8.
Cette fois, pas de biffure, mais on note que l’identification de la « dénaturation » se fait dans une tournure négative : la dénaturation est ce 69qui survient lorsque la vraie vertu ne règle pas le cours de la vie ; elle s’apparente à un trouble ou à une difformité de l’existence. La proposition qui conclut la phrase (« et y peut-on justement attacher ces escueils, ces haliers, et ces ronces ») précise le mouvement de la pensée : elle reprend en effet pour l’inverser une image qui est venue deux fois sous la plume de Montaigne au début de cette très longue addition, alors qu’il accusait l’École de loger la vertu « à la teste d’un mont couppé, rabotteux et inaccessible9 », et de la « placer sur un rocher à l’escart, emmy des ronces : fantosme à estonner les gens10 ».
C’est cette erreur de l’École qui se trouve donc ici redressée : la vertu est douce et facile, elle suit le cours de la nature au lieu de le combattre, et c’est au contraire la vie déréglée qui peut être comparée aux « escueils », « haliers », et « monstres ». La « dénaturation », on le voit, intervient ici dans le cadre d’une opposition, ou plus exactement encore, d’une opposition à une opposition : contre l’École qui soutient que la philosophie enseigne la vertu en s’opposant à la nature, Montaigne soutient que la vraie philosophie enseigne la vraie vertu en secondant cette même nature, de sorte que la « dénaturation » ne doit pas être comprise comme un instrument de la vertu (lutter contre la nature, et donc se dénaturer, c’est un passage obligé vers la vertu selon l’École) ; elle ne se situe, au contraire, que dans la vie déréglée qui a renoncé à suivre la nature (de sorte qu’elle caractérise ensemble une vie déshonnête par excès de déréglement, et une vie rendue trop âpre par excès de contention).
Essais, II, 12
(« Apologie de Raimond de Sebonde »)
L’idée de dénaturation intervient à nouveau dans un ajout assez long de l’EB, qui vient se greffer sur un argument simple : Platon considère, rapporte Montaigne dans le texte de départ, qu’un danger pressant est propre à ramener les Athées à la religion, par crainte de la mort ; 70et Montaigne exprime alors son mépris pour une foi qui ne reposerait ainsi que sur notre faiblesse, mécanisme qui « ne touche point un vray Chrestien11 ». C’est sur ce point précisément qu’il entreprend d’ajouter un long argument sur l’EB, dans une marge densément remplie. Il y approfondit l’étude du mécanisme pathétique par lequel cet athéisme « faible » est contrebattu par les impressions sensibles :
Platon, et ces exemples, veulent conclurre, que nous sommes ramenez à la créance de Dieu, ou par raison12 ou par force. L’Atheïsme estant une proposition, comme desnaturée et monstrueuse, difficile aussi, et malaisée d’establir en l’esprit humain, pour insolent et desreglé qu’il puisse estre : il s’en est veu assez, par vanité et par fierté de concevoir des opinions non vulgaires, et reformatrices du monde, en affecter la profession par contenance : qui, s’ils sont assez fols, ne sont pas assez forts, pour l’avoir plantée en leur conscience pourtant13.
L’examen de l’ajout manuscrit dans l’EB14 montre que Montaigne a d’abord écrit « l’Atheisme estant une proposition desnaturée et monstrueuse… », puis il a rajouté, à la réflexion, « comme » au-dessus de la ligne entre « proposition » et « desnaturée ». Comment comprendre cette modalisation, qui nuance le sens de « desnaturée » ? Montaigne est en train d’expliquer le fonctionnement anthropologique implicite de la position de Platon (et des autres Anciens cités dans le même passage) : tout se passe comme si l’athéisme était contre-nature, de sorte qu’on ne l’adopte que par caprice ou affection déréglée, et dans ce cas il ne tient pas bien fort puisqu’au moindre accident un peu brutal cette « humeur volage » cède et le naturel croyant revient au galop. Mais un tel athéisme n’est fait que d’« impressions superficielles […] nées de la desbauche d’un esprit desmanché15 ». Ainsi Montaigne ne soutient-il pas ici proprement que l’athéisme est dénaturé, mais que Platon propose une conception faible de la foi et de l’athéisme, qui réduit la première à un affect naturel et le second à sa déformation (« desnaturé » se trouvant ainsi glosé dans le même passage par « desreglé », « desbauché », « desmanché ») : la vraie foi, comme le dit le texte de 1580 dans lequel Montaigne est venu ajouter cette digression, doit être un nœud dont 71la force ne tient pas à « nos raisons et passions », mais à une « estreinte divine et supernaturelle16 ».
Ainsi l’athéisme et la religion tels que Platon les définit dans le récit de Montaigne sont fondamentalement en-deçà de l’enjeu réel de la foi : elle se déploie sur un plan supernaturel, de sorte que ni le « naturel croyant » ni l’« athéisme dénaturé » ne sont conceptuellement pertinents ici. La modalisation du « comme » dans l’ajout manuscrit de l’EB signale que le débat entre athéisme et foi, posé dans les termes de Platon, est inauthentique – de sorte que la « dénaturation » qui est ici évoquée n’est pas authentique non plus, mais se trouve au contraire réduite à une métaphore, une impertinente approximation.
Ainsi les trois occurrences antérieures au livre III présentent un aspect intéressant : elles désignent toutes trois des comportements « déréglés », « difformes », « monstrueux », et signalent donc des « écarts à la nature ». Mais Montaigne ne semble pas assuré de leur emploi, ou plutôt cet emploi n’est jamais simple. Je distingue deux cas :
–le cas de I, 23 et de II, 12, où « desnaturé » désigne spécifiquement un écart par rapport à la religion (sont « desnaturées » la croyance en la mortalité des âmes ou l’adhésion à l’athéisme) ; or dans ces deux cas la « desnaturation » est d’un maniement complexe, soit que, prise dans une série de coutumes aberrantes, elle se confonde avec le processus de « seconde naturation » qui définit toute coutume ; soit que, Montaigne l’invoquant pour rendre raison d’une opinion de Platon à laquelle il n’adhère pas, elle ne se trouve invoquée que sous l’horizon d’une modalisation qui l’annule – et dans le premier cas Montaigne choisit finalement de la biffer, tandis que dans le second il la nuance d’un « comme » ;
–le cas de I, 26, où « desnaturé » désigne le cours de la vie mené sans vertu réglée, en un argument qui ne fonctionne que comme un retournement (la dénaturation n’est pas dans l’usage du monde mais dans son usage déréglé – or s’en prémunir avec horreur est un déréglement : retournement, implicite mais très clair, de la charge de la dénaturation, qui passe de la vie ordinairement vécue aux âpretés de la vertu).
72La dénaturation ne semble donc jamais purement et simplement affirmée : elle intervient dans un raisonnement toujours hypothétique, ou contrefactuel, ou polémique, et ne « tient » pas – au point que Montaigne la nuance ou l’efface par deux fois, comme si ce n’était, tout simplement, « pas le bon mot ». Ce flottement va se retrouver dans les neuf occurrences du livre III.
Essais, III, 1
(« De l’utile et de l’honneste »)
Le chapitre s’ouvre sur la peinture du caractère paradoxal de la nature humaine : elle est pleine de contradictions et d’imperfections, mais Montaigne affirme que ces défauts et ces vices, même lorsqu’ils sont déshonnêtes, ne sont jamais inutiles. À ce titre, même ce que nous appelons « dénaturé » est en réalité naturel :
Nostre bastiment et public et privé, est plein d’imperfection : mais il n’y a rien d’inutile en nature, non pas l’inutilité mesmes, rien ne s’est ingéré en cet univers, qui n’y tienne place opportune. Nostre estre est simenté de qualitez maladives : l’ambition, la jalousie, l’envie, la vengeance, la superstition, le desespoir, logent en nous, d’une si naturelle possession, que l’image s’en recognoist aussi aux bestes : Voire et la cruauté, vice si desnaturé […]. Desquelles qualitez, qui osteroit les semences en l’homme, destruiroit les fondamentales conditions de nostre vie […]17.
Le mot apparaît donc ici dans un contexte très précis, et son emploi est en réalité ironique : il n’est destiné qu’à mettre en évidence le paradoxe que Montaigne creuse avec délice, de sorte qu’il faut ici comprendre que la cruauté, qui est un vice qui semble si dénaturé, est en réalité elle-même naturelle, et fait partie de ces « qualités maladives » qui sont si naturellement logées en nous qu’on les trouve aussi chez les bêtes. C’est un argument qui prend l’exact contrepied de celui de La Boétie, qui fait « monter les bêtes brutes en chaire » pour rappeler à l’homme ses « naifves afffections » qui portent que la liberté est naturelle et que la servitude ne saurait l’être18. En réalité, dit ici Montaigne, l’homme est 73un être si ondoyant, et la nature (non pas seulement la sienne, mais celle des animaux aussi bien) est si diverse et variée, qu’elle comprend même des qualités qui paraissent contre-nature. À ce titre, l’introduction de l’idée de « condition », ici comme dans le passage de La Boétie que j’ai cité, est importante : « condition » est un terme qui permet de nommer les fondements de la vie humaine en évitant de s’enferrer dans les paradoxes de la nature et de la contre-nature.
Essais III, 5
(« Sur des vers de Virgile »)
Le chapitre tout entier marque un arrêt : Montaigne veut sortir des « pensemens utiles » qui sont « pleins et solides » mais aussi « plus empeschans et plus onereux », d’autant que la prise d’âge conduit plus spontanément à ces « discours sérieux et sages ». Il entreprend donc au contraire de se livrer délibérément à des « pensemens folastres et jeunes », abandonnant son âme « à la débauche, par dessein ». Il lui faut se relâcher sciemment et de manière calculée, en tant que ce relâchement même participe de la maîtrise de soi (« Or je veux estre maistre de moy, à tout sens. La sagesse a ses excez, et n’a pas moins besoing de moderation que la folie19 »). Il s’agit donc de penser à la volupté et à la légèreté, en prenant appui « sur des vers de Virgile ».
C’est dans ce contexte qu’intervient la première occurrence de « desnaturé » dans le chapitre iii, 5. Montaigne entreprend en effet d’examiner la nature du désir charnel, et tout particulièrement de critiquer la manière dont on considère communément que celui-ci se trouve réparti entre les hommes et les femmes : il est alors amené à commenter le lieu commun qui veut que les femmes soient « sans comparaison plus capables et ardentes aux effects de l’amour que nous20 ». Il ne rejette pas ce topos : il le glose avec ironie, énumérant plusieurs preuves pro et contra, et il 74conte en particulier l’anecdote21 de l’arrêt de la « Royne d’Aragon » qui, une femme ayant saisi la justice parce que son mari pratiquait avec elle « l’acte vénérien » dix fois par jour, en fixait officiellement la limite à six fois. Tout en reprenant à Du Verdier le commentaire ironique qui consiste à douter que la femme ait été réellement incommodée par les assiduités du mari, puisqu’elles sont par nature plus ardentes que les hommes, Montaigne insiste sur la « brutalité » de l’homme dans ce cas :
[…] à laquelle plainte, le mary respondoit, homme vrayement brutal et desnaturé, qu’aux jours mesmes de jeusne il ne s’en sçauroit passer à moins de dix […]22.
La dittologie « brutal et desnaturé » vient ici qualifier l’hubris érotique du mari, en un redoublement qui précise le sens de chacun des termes par l’autre – ledit mari est ici dénaturé au sens précis où il est ravalé au rang de la bête brute. C’est également à la « brutalité » que Du Verdier imputait le comportement de l’homme (« Mais contre l’opinon de Boyer j’aconte plustost à la brutalité l’acte du susdict mari que je ne fai pas à puissance […]23 »), conformément au jugement qui ouvrait son chapitre 33 :
Or ces deux voluptez à savoir de la gourmandise & coït ou conjonction charnelle sont seules communes aux hommes & aux bestes, & pource celui qui est plongé en icelles est mis au nombre des bestes brutes & sauvages24.
Ainsi l’homme est dit « brutal », c’est-à-dire ici proprement « bestial », lorsqu’il laisse libre cours aux passions qu’il partage avec les animaux ; il ne s’agit donc pas au sens propre de dénaturation, puisque cette passion excessive est bien dans sa nature (et, comme le disait le chapitre iii, 1, « l’image s’en recognoist aussi aux bestes »). Appeler « desnaturé » un tel comportement est donc en partie paradoxal : « desnaturé » précise ici « brutal » en visant spécifiquement l’excès de l’ardeur érotique, et non cette ardeur en elle-même, de sorte que c’est dans cet excès que l’homme est à la fois le plus proche de la bestialité et le plus éloigné de la naturalité.
75Cependant l’emploi du terme n’est pas seulement en partie paradoxal : il est aussi ironique, puisque toute l’anecdote sert à mettre en valeur par contraste la réaction « des docteurs », qui se récrient contre ce « minimum » de six fois par jour qui leur paraît déjà bien trop élevé et dans lequel ils voient l’indice de « l’appetit et la concupiscence feminine25 » – et cet émoi des docteurs permet à son tour à Montaigne de ridiculiser les hommes qui, tout en accusant les femmes d’être excessivement concupiscentes, leur imposent une continence qu’eux-mêmes, qui le sont donc moins, s’avouent incapables de respecter !
La « dénaturation » dont il s’agit doit donc s’interpréter cum grano salis, et la « naturalité » que Montaigne reconnaît aux « qualitez maladives » en III, 1 s’étend manifestement jusqu’ici : il n’y a en vérité rien de véritablement « desnaturé » dans ces conduites ; ou plutôt, ici comme en III, 1, l’accusation de « dénaturation » ne vaut que comme une sorte de fragment de discours indirect libre dans lequel se lirait la doxa du temps, dont Montaigne ne peut faire état sans un sourire fugace. La dénaturation, semble-t-il, se trouve d’abord dans le regard de ceux qui sont prompts à juger. Cette approche se trouve confirmée par l’occurrence suivante.
Un peu plus loin, commentant une citation d’Horace (Odes ii, 12) en un allongeail d’EB (que la Pléiade, à la suite de Gournay, écarte), Montaigne confirme son agacement devant l’iniquité d’une opinion commune qui fait peser l’ardeur érotique d’un poids moral plus lourd sur les femmes que sur les hommes :
Inique estimation de vices ! Nous et elles sommes capables de mille corruptions plus dommageables et desnaturées que n’est la lasciveté ; mais nous faisons et poisons les vices non selon nature, mais selon nostre interest, par où ils prennent tant de formes inegales26.
Voilà cette fois l’opinion (véhémente) de Montaigne : il est contraire à l’équité d’accorder à la « lasciveté » le poids d’un vice extraordinaire27, car chez les hommes comme chez les femmes ce n’est vraiment pas la corruption « la plus dénaturée ». On ne sait toujours pas exactement, 76donc, ce qui est dénaturé, mais on sait du moins que, comme l’ironie du passage précédent le laissait penser, la passion érotique n’est pas en cela un exemple particulièrement bien choisi.
Cette occurrence est intéressante, en ce qu’elle fait l’objet d’un déplacement dans une des interventions manuscrites de Montaigne sur l’EB. Dans ce passage, Montaigne énumère les coutumes saugrenues et usages singuliers qui traduisent l’horreur que l’homme a pour lui-même du point de vue de ses fonctions naturelles : or il ne s’agit pas seulement d’avoir honte des fonctions sexuelles (bien que ce soit le cœur du chapitre28), mais aussi des fonctions nutritives. Ainsi, dans la version de 1588, Montaigne évoque les « nations qui se couvrent en mangeant », et quelques autres usages singuliers et analogues tirés de ses connaissances personnelles, pour conclure :
Quel animal desnaturé, qui se fait horreur à soy mesme29.
Mais, relisant l’EB, Montaigne ajoute juste avant cette conclusion, à la suite des exemples d’individus qui ont honte de manger en public, un autre exemple30, celui des Turcs, qui non seulement jeûnent mais se balafrent et se scarifient. Il conclut alors le récit de leurs comportements excessifs de la manière suivante :
Gens fanatiques, qui pensent honorer leur nature en se desnaturant : qui se prisent de leur mespris, et s’amendent de leur empirement31.
Ayant ainsi employé le même verbe « desnaturer » qui se voit dans la phrase suivante, citée ci-dessus, il lui faut se corriger pour éviter une 77répétition : il reprend donc la phrase, l’allonge, et il y remplace « desnaturé » par « monstrueux » :
Quel monstrueux animal qui se fait horreur à soy mesme, à qui ses plaisirs poisent ; qui se tient à mal-heur32 ?
La dénaturation tient, dans la formule de 1588, au fait que l’homme se « fait horreur à soi mesme », c’est-à-dire au fait qu’il rompt avec le naturel amour de soi ; la formule appliquée aux Turcs dans l’EB approfondit ce même principe en définissant la dénaturation comme le fait de combattre sa propre nature. On comprend l’argument : la dénaturation loge aux yeux de Montaigne « à fausses enseignes », en ceci qu’on la voit dans les plaisirs vénériens où elle n’est pas, de sorte qu’en les combattant on combat sa propre nature, ce qui pour le coup est véritablement dénaturation. En d’autres termes, c’est la crainte d’une dénaturation illusoire qui nous en fait commettre une réelle, et la vraie dénaturation ne réside donc pas dans les plaisirs sensuels, ni même à proprement parler dans leurs excès, mais bien dans l’effort artificieux pour combattre ces plaisirs et les nier en soi-même.
L’idée avancée au début du chapitre revient ici, presque dans les mêmes mots : Montaigne cette fois s’agace des hauts cris que l’on pousse devant l’inconstance des femmes – thème topique – et il argue que cette inconstance est propre aux amours mêmes, et se voit donc tout autant chez les hommes. Là encore, la leçon principale à tirer de ces errements de la doxa, c’est que les humains sont juges bien injustes les uns des autres (« nous sommes, quasi en tout, iniques juges de leurs actions [sc. celles des femmes], comme elles sont des nostres33 »). Au contraire, Montaigne renvoie les accusateurs à eux-mêmes : le vice « dénaturé » qu’ils croient voir chez les femmes est logé en eux sans qu’ils s’en émeuvent.
Et ceux qui s’en estonnent, s’en escrient et cherchent les causes de cette maladies en elles [sc. les femmes], comme desnaturée et incroyable : que ne voyent ils, combien souvent ils la reçoyvent en eux, sans espouvantement et sans miracle34 ?
Voilà de nouveau une fausse instance de la dénaturation, qui n’apparaît que pour être aussitôt révoquée : ce n’est pas dénaturation que cela, 78mais nature que l’on refuse de recevoir. C’est donc au contraire par l’appel à la réflexion que Montaigne combat cette dénaturation qui n’est que d’opinion : on peut en tirer l’hypothèse, qui vaudrait pour tout le livre III (et tout particulièrement pour le passage suivant), selon laquelle la « dénaturation » s’estime avant tout, pour Montaigne, dans une certaine contention du rapport à soi-même. D’autre part on voit bien ici que la dénaturation est un des registres de l’extraordinaire, dans une direction très précise : au fond, la dénaturation est plus « incroyable » que « monstrueuse35 » – et ce caractère incroyable va se retrouver dans les dernières occurrences du terme « desnaturé » à la fin du livre III.
Essais, III, 10
(« De mesnager sa volonté »)
Le début du chapitre développe la thèse qui avait été formulée dès son incipit : « il se faut prester à autruy et ne se donner qu’à soy-mesme36 ». La conséquence de cette affirmation est qu’il n’est pas sain de lutter contre l’amour de soi, qui n’est pas un amour déréglé ; les doctrines morales qui nous en persuadent et tâchent de nous détourner du soin de nous-mêmes sont peut-être nécessaires pour la société, mais ce sont des artifices, des enseignements exotériques – les sages qui n’en ont pas besoin savent qu’au contraire le point central de la morale tient précisément à la nécessité d’être avant tout ami de soi. Montaigne peut alors affirmer que c’est, au contraire, le fait de se détourner de soi-même qui est une erreur, car on ne peut conduire les autres au bien vivre sans le pratiquer pour soi-même :
[…] qui abandonne en son propre, le sainement et gayement vivre, pour en servir autruy, prend à mon gré un mauvais et desnaturé party37.
Voilà cette fois la véritable dénaturation, et c’est d’abord dans l’oubli de soi qu’elle gît : comme le montrait dans le chapitre 5 la glose de 79l’exemple des Turcs emprunté à Postel, c’est en se détournant de soi-même que l’on trahit véritablement la nature, parce que l’on s’oppose à son mouvement spontané, qui est la véritable racine de la vertu et de la mesure morale. La dénaturation, comme dans les chapitres 1 et 5 du livre III, n’est donc pas un vice de notre nature qu’il nous faudrait combattre : elle est au contraire le vice qui consiste à croire voir vice où il n’y a, précisément, que nature.
Essais, III, 12
(« De la physionomie »)
À nouveau, le mot intervient dans un ajout de l’EB, mais sous une forme complexe : il surgit deux fois sous la plume de Montaigne dans la même addition marginale, mais la deuxième fois, Montaigne le biffe. Quel est le contexte ? Le chapitre s’ouvre sur la figure de Socrate, dont Montaigne souligne la simplicité des manières, des mots et des exemples : il traite ainsi le thème du contraste entre la grande âme et les dehors communs, voir laids, qui la revêtaient, c’est-à-dire le thème des Silènes d’Alcibiade d’Érasme, repris par Rabelais dans le prologue du Gargantua. Le portrait de Socrate qu’entame alors le chapitre iii, 12 se présente comme une continuation, quant à la thèse, du propos développé dans le passage du chapitre « De l’institution des enfans » (I, 26) que je citais plus haut : c’est un éloge de la sagesse humaine vivante et commune contre les âpretés feintes et les excès d’ardeur d’une morale artificieuse.
Puis, après cet excursus, Montaigne revient à Socrate, par une rêverie sur le juste moment de se peindre. En reprenant le thème des Silènes, c’est-à-dire le contraste entre l’âme de Socrate et son aspect physique que la tradition assure unanimement avoir été fort laid, Montaigne semble aborder enfin le titre du chapitre, la « physionomie ». Il lamente d’abord la laideur de Socrate, au nom de la « conformité et relation du corps à l’esprit », puis, dans une addition manuscrite sur l’EB, il ajoute une citation de Cicéron sur ce même propos, prise dans le premier livre des Tusculanes, et la commente ainsi :
80Cettuy-cy parle d’une laideur desnaturée, et difformité de membres : mais nous appellons laideur aussi, une mesavenance au premier regard, qui loge souvent au visage […]38.
« Cettuy-cy » désigne bien Socrate39 : avec Socrate, dit Montaigne, on a affaire à une laideur « desnaturée », ou difforme ; mais il en existe une autre, qui ne tient qu’à une impression inexplicable que fait un visage au premier contact, une répugnance naturelle, instinctive et mal fondée – or c’est précisément, nous dit Montaigne dans la suite de cet ajout manuscrit, la laideur dont était affligé La Boétie. Cependant, cette partie de l’ajout est compliquée : Montaigne s’y reprend à plusieurs fois pour trouver la juste formule pour caractériser cette seconde forme de laideur qui est propre à son ami. Il écrit d’abord « La Boitie estoit ainsi laid… » – puis il biffe, complète la petite phénoménologie de cette laideur « seconde », souligne son caractère inexplicable, et revient à La Boétie avec une seconde formule : « La faute de beauté qui estoit en La Boitie estoit de ce predicamant… ». Alors, dans le mouvement de l’écriture, il corrige d’abord « la faute » en « le défaut », puis il biffe toute la phrase, et reprend :
La laideur, qui revestoit un’ame tresbelle en la Boitie, estoit de ce predicamant40.
C’est la formule définitive ; il s’agit maintenant de la nuancer, en indiquant que cette laideur pour ainsi dire superficielle et presque étrange ne semble pas commander une si grande conformité de l’âme qu’elle enveloppe que ne le fait la première laideur, celle de Socrate.
C’est dans cette précision qu’au fil de la plume Montaigne emploie, de nouveau, le mot « desnaturé » : la « laideur superficielle », écrit-il, parlant de celle de La Boétie, « est de moindre préjudice » ; mais l’autre, en revanche, celle de Socrate, est plus profonde. Alors, de nouveau, Montaigne hésite. Il écrit d’abord de cette première laideur : « l’autre est desnaturée et substantielle… » ; puis il biffe « desnaturée » – peut-être simplement par souci de ne pas se répéter, puisqu’il a déjà employé le mot plus haut pour caractériser cette même « première laideur » – et le remplace, un peu 81en retrait (c’est un pied de page encombré d’une écriture qui ne cesse de se rapetisser), par « monstrueuse ». Puis il biffe encore, raturant « est » et « monstrueuse », et reformulant entre les lignes déjà tassées : « [L’autre] qui d’un plus propre nom s’appelle difformité est plus substantielle et porte volontiers coup jusques au dedans ». Enfin il se reprend encore et biffe « est », de sorte que « substantielle », qui faisait manifestement pendant à « superficielle » dans la proposition précédente, se trouve arraché à ce parallèle et rattaché à « difformité », tandis que Montaigne rature un ultime « et », obtenant ainsi la formulation définitive :
L’autre, qui d’un plus propre nom s’appelle difformité plus substantielle, porte plus volontiers coup jusques au dedans41.
La dénaturation, dont Montaigne a voulu manifestement éviter la répétition, est donc ici synonyme de « difformité substantielle » : elle caractérise la laideur de Socrate par opposition à la « laideur superficielle » de La Boétie, et définit clairement une perte de mesure, non pas en direction de l’excès, mais en direction du désordre – cependant c’est la distinction même qui fait ici sens, et qui va donner lieu à Montaigne de prolonger ses réflexions. Bien sûr, reconnaît-il, la beauté est au nombre des biens, et lui-même la rapproche de la bonté (« je la considere à deux doigts près de la bonté42 »), mais c’est pour souligner qu’il se trouve des beautés inquiétantes et, à l’inverse, des visages « pas trop bien composés » qui inspirent aussitôt « probité » et « fiance43 » : il convient donc de distinguer des « physionomies favorables » qui ne sont pas exactement équivalentes à la « véritable » beauté, et dont La Boétie, manifestement, fournit un exemple très vivant. Voilà donc que la « dénaturation » de la laideur se trouve, après d’autres formes de la dénaturation, elle aussi remise en cause et fragilisée : elle n’est pas absolument fiable (une laideur de « mésavenance » cache chez La Boétie une « ame tresbelle » ; et même une laideur « desnaturée » et « difforme » laisse chez Socrate place à une « correction » morale extrême).
Quelques lignes plus loin, alors qu’il s’approche de la fin de son chapitre, Montaigne formule un précepte qui donne un de ses sens possibles à son titre, entendant « physionomie » comme « règle de nature » :
82J’ay pris, comme j’ay dict ailleurs, bien simplement et cruement, pour mon regard, ce precepte ancien : Que nous ne sçaurions faillir à suivre nature : que le souverain precepte c’est de se conformer à elle. Je n’ay pas corrigé comme Socrates, par la force de la raison, mes complexions naturelles : et n’ay aucunement troublé par art, mon inclination44.
Ce précepte, qui gouverne tout le chapitre « De la physionomie », gouverne aussi bien tout le livre III et permet d’éclairer les hésitations de Montaigne marquées dans ses différents usages du terme dénaturation : si le seul vrai précepte est que « nous ne saurions faillir à suivre nature », alors il n’existe tout simplement pas de dénaturation possible au sens propre. Montaigne peut ainsi marquer la différence qui le sépare de Socrate, et qui consonne avec le début de III, 1 mais aussi avec I, 26 : Socrate s’est « corrigé par art », et c’est là la limite de l’admiration que lui voue Montaigne, dont tout l’art est précisément de ne pas se corriger et de laisser libre cours à sa nature.
Montaigne, reprenant alors le propos de III, 1 dans le contexte duquel apparaissait la première occurrence de « desnaturé » dans le livre III, produit dans EB un ajout manuscrit qui précise sa pensée : puisque le seul précepte fondamental – la seule « loi de nature », pour traduire rigoureusement « physionomie » – est de suivre sa nature, alors la vertu par excellence ne saurait se définir par un appareillage artificieux qui l’étouffe. Contre une prudence technique et scolaire, bardée de préceptes et de contraintes qui corsètent la nature, Montaigne choisit une prudence naturelle, qui n’use de ces préceptes et contraintes que pour soutenir sa force naturelle :
Je l’aime [sc. la « preud’hommie »] telle que loix et religions, non facent, mais parfacent, et authorisent : qui se sente dequoy se soustenir sans aide : née en nous de ses propres racines, par la semence de la raison universelle, empreinte en tout homme non desnaturé45.
Cette fois la dénaturation, bien qu’à nouveau elle paraisse dans une forme négative, sert à affirmer un propos que Montaigne assume pleinement : par nature nous portons en nous les semences de raison qui croissent naturellement en vertu de prudence. C’est là une idée typiquement boétienne, dont le lexique même fait écho à un passage de la Servitude volontaire :
83De la raison si elle nait avec nous ou non […], je ne penserai point faillir en disant cela, qu’il y a en nostre ame quelque naturelle semence de raison, laquelle entretenue par bon conseil et coustume florit en vertu, et au contraire souvent ne pouvant durer contre les vices survenus estouffée s’avorte46.
La « dénaturation » qu’évoque ici Montaigne, et qui priverait un homme de l’empreinte même de la nature, c’est-à-dire des « semences » de raison et de vertu qui naissent avec nous, est strictement parallèle à celle que vise La Boétie quelques pages plus loin lorsqu’il s’émeut de cette même incompréhensible privation (et c’est là l’unique occurrence de « dénaturer » dans la Servitude volontaire) :
[…] quel mal encontre a esté cela, qui a peu tant denaturer l’homme, seul né, de vrai, pour vivre franchement, et lui faire perdre la souvenance de son premier estre, et le desir de le reprendre47.
Ainsi la dénaturation est, dans ce « dernier » Montaigne qui retrouve parfaitement l’esprit de son ami, plus incroyable et rare que scandaleuse et monstrueuse : on s’en émeut, et on ne parvient pas à croire qu’elle soit tout simplement possible, ce qui rend exactement compte des modalisations et des distanciations qui affectent presque constamment les occurrences du mot « desnaturé » et de ses flexions dans les Essais. C’est ce que confirme, enfin, la dernière occurrence du terme dans III, 12.
Montaigne rapporte une mésaventure dont il a failli être la victime : un seigneur de ses voisins, délibérant manifestement de prendre d’assaut le château de Montaigne, s’introduit chez lui par ruse avec ses gens en armes, sous couvert de chercher refuge auprès de lui. Montaigne décèle la ruse, mais choisit de se comporter comme si elle n’existait pas, de sorte que vaincu et surpris par son comportement « naturel » et sa « franchise », l’agresseur se retire en renonçant à son coup de force. Dans une incise du récit, Montaigne paraît justifier son étrange comportement en avouant que, plutôt que d’une extraordinaire contention, c’est de son incapacité à croire à la perversité qu’il a tiré la force de sa conduite :
Aussi à la verité, je suis peu deffiant et soupçonneux de ma nature. Je panche volontiers vers l’excuse, et l’interpretation plus douce. Je prends les hommes selon le commun ordre, et ne crois pas ces inclinations perverses 84et desnaturées, si je n’y suis forcé par grand tesmoignage, non plus que les monstres et miracles48.
La boucle est donc bouclée : la dénaturation n’est pas monstrueuse comme fait, mais comme hypothèse – elle est aussi rare, aussi contraire à l’ordre des choses, aussi peu croyable que les « monstres » et les « miracles », autres ruptures de l’ordre naturel. Le naturalisme moral de Montaigne trouve ici une de ses plus constantes positions, et l’on comprend qu’il se montre, dans tous les passages que j’ai examinés, bien plus prompt à ironiser, à se moquer, à douter de l’existence même de la dénaturation qu’à l’identifier positivement comme catastrophe réellement survenue. Il n’y a donc pas au sens propre de « doctrine de la dénaturation » chez Montaigne : il n’y a qu’une hypothèse hardie, un cas-limite, qui n’apparaît dans le discours de l’essai que pour y servir de repoussoir, ou pour s’y trouver diversement nuancée, mescrue, annulée, et parfois purement et simplement biffée.
Le mot dénaturation (sous ses formes participiales) apparaît tout spécialement dans le livre III et dans les révisions de l’EB, et cette densification lexicale est l’indice d’une densification problématique : le mot, qui désigne une quasi-impossibilité physique et morale, ne sert presque qu’ironiquement ou négativement à dénoncer le caractère factice, incroyable ou erroné de la dénaturation. Elle n’intervient pas comme un élément conceptuel positif, ou comme le soutien lexical d’une doctrine positivement défendue, mais comme le pivot d’un jugement que Montaigne rapporte pour, presque toujours, s’en écarter ou le critiquer : convoquée pour être révoquée ou contestée dans sa consistance même, la « dénaturation » intervient avec une fréquence qui dénote a contrario la technicisation du naturalisme de Montaigne, c’est-à-dire la construction de la « physionomie » comme règle de nature, face à laquelle il n’est pas de véritable dénaturation, parce qu’il n’est rien d’humain qui, si artificieux ou étrange qu’il y paraisse, parvienne à transgresser les « normes » de la « physique ».
Le livre III des Essais, livre du retour vers soi et de l’apologie de son propre travail par l’auteur, est alors aussi le livre de la célébration de ce naturalisme moral face auquel la dénaturation ne subsiste plus que comme une hypothèse extrême qu’il ne faut brandir que pour mieux 85en douter : en cela, précisément, Montaigne retrouve dans ce livre III les accents de La Boétie qui dans la Servitude volontaire s’émeut de la « dénaturation » de l’homme par quelque « malencontre » avant de réintégrer finalement le scandale de la servitude dans les puissances mêmes de notre nature. Il est de la nature de l’homme de chercher à sortir de sa nature, mais il est aussi de sa nature de ne pouvoir jamais y parvenir vraiment ; et ces artificieuses déformations qu’il s’inflige ne masquent jamais totalement « sa nature simple et non altérée » : cette tension complexe qui caractérise le naturalisme de Montaigne se trouve déjà dans la Servitude volontaire de La Boétie, et c’est peut-être là le motif qui fonde l’intensification finale de la présence de ce dernier dans la pensée de son ami.
Laurent Gerbier
Centre d’Études Supérieures
de la Renaissance
Université François-Rabelais de Tours
1 J’utilise pour les Essais deux éditions : Montaigne, Les Essais, éd. J. Balsamo, M. Magnien et C. Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007 (désormais Pléiade), et Montaigne, Les Essais, éd. P. Villey, Paris, PUF, 1924, nouv. éd. PUF, 1965, rééd. PUF, « Quadrige », 3 vols., 1992 (désormais Villey) ; je donne les références des passages que je cite dans la Pléiade, et ajoute la référence à Villey quand les leçons des deux éditions divergent. Je consulte l’Exemplaire de Bordeaux (désormais EB) dans la version numérisée, transcrite et balisée par les Bibliothèques Virtuelles Humanistes [en ligne | https://bvh.hypotheses.org/2363], ainsi que l’édition parue chez Abel L’Angelier en 1595, dans l’exemplaire corrigée de la main de Marie de Gournay et conservé à Anvers, là aussi dans la numérisation proposée par les BVH [en ligne : http://www.bvh.univ-tours.fr/Consult/index.asp?numfiche=1293] (désormais Gournay).
2 En voici la liste brève : dans le livre I, une occurrence en I, 23 (« desnaturée » est ajouté dans l’édition de 1588, puis Montaigne le biffe sur l’EB), une autre en I, 26 (« desnaturé » apparaît dans un long ajout de l’EB). Dans le livre II, une occurrence en II, 12 (« desnaturée » apparaît dans un ajout de l’EB). Dans le livre III, une occurrence en III, 1 (« desnaturé », 1588), puis cinq occurrences en III, 5 (une première fois « desnaturé », en 1588 ; une deuxième fois « desnaturé » apparaît dans un ajout de l’EB que rejette Gournay en 1595, et qui n’apparaît donc pas dans la Pléiade, qui la suit ; un peu plus loin « desnaturé » apparaît en 1588, avant d’être biffé sur l’EB, tandis qu’apparaît « desnaturant » en marge, quelques lignes plus haut ; enfin « desnaturée », en 1588), une occurrence en III, 10 (« desnaturé », 1588) ; et enfin trois occurrences en III, 12 (d’abord « desnaturée » apparaît à deux reprises dans un ajout de l’EB, et Montaigne biffe aussitôt la seconde occurrence ; puis à la fin du chapitre « desnaturé » apparaît dans un ajout de l’EB ; enfin un peu plus loin on trouve « desnaturées », en 1588).
3 Gournay, suivi par la Pléiade, change l’ordre du livre I : le chapitre « De la coustume, et de ne changer aisément une loy receue » devient donc dans ces deux éditions le chapitre i, 22 ; mais je choisis de lui conserver ici le numéro qu’adoptent les éditions parues du vivant de Montaigne et que l’on retrouve dans une grande partie des éditions modernes.
4 EB, f.39r.
5 Villey, III, p. 113 ; la Pléiade choisit de suivre la correction Gournay et porte « si rare et insociable », p. 117.
6 Pléiade, p. 167.
7 Rédigée d’une traite, elle commence dans la marge du f.60r. et se poursuit dans la marge de la page précédente, f.59v.
8 I, 26 [25], Pléiade, p. 168-169 / Villey, I, p. 162. Pour le flottement entre « 25 » et « 26 » dans la numérotation du chapitre, voir note 3 ci-dessus.
9 Pléiade, p. 167.
10 Pléiade, p. 168.
11 Pléiade p. 466.
12 « Raison » est la leçon de Gournay suivie par la Pléiade ; EB suivi par Villey porte « amour ».
13 Pléiade p. 466 / Villey II, p. 446. Le dernier mot, « pourtant », est omis dans Gournay suivie par la Pléiade.
14 EB, f.179v.
15 Pléiade, p. 466.
16 Ibid.
17 Pléiade, p. 830.
18 « […] si […] sommes tant abastardis que ne puissions reconnoistre […] nos naifves affections, il faudra […] que je monte par maniere de dire les bestes brutes en chaire, pour vous enseigner vostre nature et condition », Étienne de La Boétie, De la servitude volontaire, éd. N. Gontarbert, Paris, Gallimard, 1993, p. 91.
19 Pléiade, p. 882.
20 Pléiade, p. 896.
21 Elle est prise à Antoine du Verdier, Les Diverses Leçons d’Antoine du Verdier […] suivans celles de Pierre Messie, IV, 33, Lyon, Barthélémy Honorat, 1577, p. 328-329.
22 Pléiade, p. 897.
23 Antoine du Verdier, Diverses leçons, op. cit., p. 329.
24 Ibid., p. 325.
25 Pléiade, p. 897.
26 Villey, III, p. 861.
27 Ce qui, au passage, en fait un lecteur nécessairement critique de Du Verdier, dont les glapissements sur ce sujet sont assez drôles mais radicalement contraires à la mesure dont fait preuve ici Montaigne.
28 C’est aussi le point sur lequel Montaigne cisèle dans l’EB les formules les plus frappantes et les plus cruelles, apophtegmes qui clouent au pilori la propension de l’homme à se juger dénaturé précisément par ce qui en lui est naturel – « sommes nous pas bien bruttes, de nommer brutale l’opération qui nous faict ? » (Pléiade, p. 921), et plus loin il corrige une formule de 1588, qui traduisait peut-être en l’adaptant la citation du Phormion de Térence qui la précède immédiatement (« Nostri nosmet poenitet ») : « nous accusons en mille choses, les conditions de nostre estre » (1588), en la synthétisant et en la durcissant : « Nous estimons à vice nostre estre » (EB). – On note qu’à nouveau la Pléiade suit Gournay et écarte les deux formules, celle de 1588 et sa correction manuscrite interlinéaire dans EB. Voir Villey, III, p. 878-879 et EB f.385r.
29 EB f.385v.
30 Qu’il prend à Guillaume Postel, Des histoires orientales et principalement des Turkes, II, 7, Paris, Marnef, 1575.
31 Pléiade, p. 922 / Villey, III, p. 879.
32 Ibid.
33 Pléiade, p. 928.
34 Pléiade, p. 929.
35 L’EB substitue le premier terme au second, dans la citation que je viens de donner (EB, f. 388 v.).
36 Pléiade, p. 1048.
37 Pléiade, p. 1052.
38 Pléiade, p. 1104.
39 Et non pas Cicéron, qui vient d’être cité mais ne parle pas du tout de difformité, ni même de laideur, dans le passage des Tusculanes que vise Montaigne.
40 Pléiade, p. 1104 ; voir EB f.467r. pour les tâtonnements manuscrits.
41 Pléiade p. 1105 ; voir à nouveau EB, loc. cit., pour les tâtonnements manuscrits.
42 Ibid.
43 Pléiade, p. 1106.
44 Ibid.
45 Pléiade, p. 1106-1107.
46 La Boétie, De la servitude volontaire, op. cit., p. 89.
47 Ibid., p. 93.
48 Pléiade, p. 1108.
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- ISBN: 978-2-406-06907-2
- EAN: 9782406069072
- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06907-2.p.0065
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 03-02-2017
- Periodicity: Biannual
- Language: French