Montaigne et le nouveau monde En relisant Lévi-Strauss
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2016 – 2, n° 64. varia - Author: De Souza Birchal (Telma)
- Pages: 129 to 142
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
Montaigne
et le Nouveau Monde
En relisant Lévi-Strauss1
Il est bien connu que Lévi-Strauss a laissé des ouvrages très importants à propos des peuples de l’Amérique et notamment sur les Indiens du Brésil. Parmi ces écrits, nous trouvons de précieuses réflexions sur l’expérience de la France Antartique, sur Jean de Léry et sur Montaigne. Dans Tristes Tropiques, Lévi-Strauss fait un grand éloge à Jean de Léry et à l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, considérant cet ouvrage le « bréviaire de l’ethnologue2 ». Plusieurs décennies plus tard, dans « En relisant Montaigne3 », il enquête sur ce que disent les Essais à propos des peuples du Nouveau Monde, et y trouve un scepticisme et relativisme radicaux ainsi qu’une adhésion problématique au catholicisme. Le présent article veut reprendre ces réflexions, dans le but d’identifier quelques aspects de la spécificité du regard de Montaigne sur les gens du Nouveau Monde, ainsi qu’examiner la portée du relativisme moral de l’essayiste. Les contributions de Lévi-Strauss se montrent très fructueuses, même si nous ne sommes pas d’accord avec toutes ses thèses.
130L’ethnologue et le philosophe
Jean de Léry est, selon Lévi-Strauss, un ethnologue rare et son Voyage faict en la Terre du Brésil un « chef d’œuvre de la littérature ethnographique4 ». Dans l’entrevue qui précède l’édition de Frank Lestringant de L’Histoire d’un voyage, l’anthropologue explique son admiration pour Léry, parlant de la « fraîcheur de son regard » capable de « … nous rendre vivants des êtres et perceptibles des choses qui sont à milliers de kilomètres ». Il remarque qu’à partir de sa propre expérience, Léry présente une image nouvelle d’une réalité à propos de laquelle l’Europe avait déjà construit une espèce de « vulgate5 ». Lévi-Strauss ajoute : « rien de ce qu’il entend ni de ce qu’on lui raconte ne lui gâche l’œil ». En bref, le cordelier protestant « s’est mis dans la peau des Indiens6 ». En observant sa propre société avec du recul, il affirme, comme Montaigne le fera plus tard, non seulement que les barbaries des guerres de religion sont pires que celles des Cannibales, mais aussi que la nudité des Indiennes peut faire moins de mal que les « fards, fausses perruques, cheveux tortilles, grands collets fraisez, vertugales, robbes sur robbes, et autres infinies bagatelles dont les femmes et filles de par-deça se contrefont et n’ont jamais assez […]7 ».
L’ethnologue est donc celui qui a la capacité de voir et de faire voir une réalité. Cependant, ce rare ethnologue n’a pas échappé à la logique de l’exclusion, puisque tout en remarquant les vertus de Cannibales, il les considère néanmoins condamnés : « Pas de salut pour eux. C’est chez lui une conviction arrêtée. […] pour Léry, le critère de l’anthropophagie est radical : il est la preuve que le divorce entre les Indiens et Dieu est sans recours8 ». Comme ils ne peuvent pas devenir des chrétiens, jamais ils n’accéderont à l’humanité pleine. Le résultat de cet attachement 131substantif de Léry à la religion et à l’anthropologie chrétienne est qu’il place les indigènes hors de l’humanité.
En fait, si nous reprenons la passionnante narration de Léry, nous sommes frappés par le changement de ton quand le sujet est la religion. Si, en présentant la vie de famille ou l’organisation politique des Cannibales, Léry peut y reconnaître des formes de vie admirables, quand il s’agit de la religion, la « grande ignorance de Dieu » – attestée par le fait qu’ils ne sont pas même capables de concevoir de faux êtres divins – arrive à les placer aux côtés des bêtes, ou pire, des Athées9. Le texte de Léry abrite un paradoxe : la même proximité de la nature qui nourrit des usages bons, sains et louables condamne les Cannibales aux enfers, parce que la nature, que les Indiens sont incapables de transcender, est par définition déchue et corrompue.
Pourrions-nous dire qu’il y a, chez Léry, une inadéquation entre la fidélité de ses descriptions et le biais de ses interprétations10 ? Quoi qu’il en soit, la finesse du regard de l’ethnologue n’est pas suivie par l’indépendance de jugement que Montaigne, à son tour, exige de lui-même quand il réfléchit sur le même sujet. Pas tellement fiable en tant qu’ethnologue – comme la fortune critique des Essais l’a déjà établi11 –, 132Montaigne, à l’inverse de ce que fait Léry, présente son plaidoyer, comme philosophe, en faveur de l’humanité pleine des Indiens.
Dans notre deuxième partie, nous voulons dégager les conditions de possibilité de la position tout à fait originale des Essais en plaçant les peuples du Brésil pleinement dans le cadre de l’humanité.
Montaigne relativiste ?
Lévi-Strauss ouvre le chapitre « En relisant Montaigne » dans l’Histoire de Lynx, en affirmant que, contrairement à ce que nous pourrions penser, la découverte de l’Amérique n’a pas bouleversé l’Europe pendant les décennies qui suivirent. Symboliquement, cette nouveauté n’a pas vraiment trouvé sa place dans un monde si sûr de lui, qui croyait posséder les vraies religions, science et morale. Montaigne, au contraire, donne une place d’honneur à ces peuples en leur dédiant des chapitres importants et plusieurs passages dans ses Essais12. À propos des Indiens du Brésil, il lit les voyageurs et d’autres livres, recherche des informations auprès des gens qui ont vécu au Brésil et, à l’en croire, il parle aux Cannibales qui viennent en France. À la différence, donc, de la majorité des gens de son époque, pour qui les Cannibales n’ont rien à enseigner, Montaigne les perçoit comme une vraie question. Par contre, Lévi-Strauss considère aussi que, prise au pied de la lettre, la réponse que Montaigne donne à cette question ne s’écarte pas beaucoup des autres de ses contemporains, car le christianisme y joue un rôle important, même s’il faut reconnaître l’aspect « subversif » de l’apport 133sceptique dans les Essais13. Nous voulons examiner cette thèse de Lévi-Strauss ainsi que le chemin parcouru pour y parvenir.
Lévi-Strauss distingue, en gros, deux perspectives dans les Essais sur les peuples du Nouveau Monde : celle du chapitre « Des Cannibales » et celle de l’« Apologie de R. Sebond ». Dans « Des Cannibales », nous le savons bien, Montaigne décrit une société très proche des lois naturelles, sans artifice et sans toutes les inventions qui apportent des malheurs bien connus aux gens de l’Ancien Monde. Pour peindre cette réalité incommensurable avec la sienne, il
offre au lecteur un précis très documenté d’ethnographie tupinamba en s’interdisant de juger des mœurs et des croyances pourtant propres à choquer des âmes chrétiennes ; sinon pour faire remarquer que des usages révoltant de prime abord [le] sont peut-être moins […] que certains […] des nôtres14.
Montaigne suit en bonne partie les descriptions de Léry15, mais il ne juge pas les pas en chrétien. D’où alors les regarde-t-il ?
Nous pouvons trouver une réponse à cette question dans l’exigence posée par Montaigne au début du chapitre : « il se faut garder de s’attarder aux opinions vulgaires, et les faut juger par la voie de la raison, non par la voix commune » (I, 31, 392/202). C’est bien le point de vue de la raison – qui, dès son origine, est le prétendu point de vue de la philosophie – qu’il choisit pour bien comprendre les Cannibales. Lévi-Strauss signale la centralité du sujet « raison » dans les Essais et y identifie une importante ambiguïté ou paradoxe. D’une part, en prenant distance de la voix commune, la raison est capable de critiquer certains usages ou croyances, à la façon de l’universalisme des lumières16 ; et d’autre part, il dit aussi que la raison est capable de donner des fondements à toutes les coutumes, si différentes qu’elles puissent être17 – Montaigne lui-même montre que le cannibalisme a une raison – et nous voilà empêtrés dans le relativisme :
134Le recours à la raison est une arme à double détente, la philosophie sociale l’apprendra plus tard à son détriment. Encore aujourd’hui, une ambiguïté déjà présente dans les Essais embarrasse et parfois même paralyse la réflexion. Toute société apparaît sauvage ou barbare quand on juge ses coutumes au critère de la raison ; mais jugée au même critère, nulle société ne devrait apparaître sauvage ou barbare puisqu’à toute coutume replacée dans son contexte un discours bien conduit pourra trouver un fondement18.
La pensée se déroule selon ces deux chemins qui finalement mèneraient Montaigne au relativisme moral : « puisque toutes les coutumes se valent, que ce soit en bien ou en mal, la sagesse conseille de se conformer à celles de la société où nous sommes nés19… ». Le relativisme moral est donc le premier fruit de la critique sceptique de la raison, qui n’échappe jamais à sa contradiction foncière.
Nous pouvons remarquer que cette conclusion, pourtant, ne rend pas compte de quelques importants passages de « Des Cannibales », dans lesquels Montaigne affirme que les différentes coutumes ne se valent pas. Nous y trouvons une condamnation sans réserves des usages des chrétiens – surtout de la torture – et une claire déclaration de la supériorité des habitudes des Cannibales : « Nous les pouvons donc appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie » (I, 31, 404/210). L’objection classique – faite non seulement à Montaigne, mais à tout sceptique qui franchit la limite du relativisme moral – signale que, en dénonçant l’obscurcissement de la raison pour l’arbitraire des coutumes, la critique sceptique prive cette même raison d’un point de vue neutre ou universel à partir duquel elle pourrait juger les différents usages ou croyances, et donc Montaigne ne pourrait pas, de droit, déclarer ce qu’il a déclaré de fait. Si Lévi-Strauss a bien dégagé les paradoxes de la morale sceptique, il n’a pourtant pas considéré les importants jugements moraux présents dans le texte de Montaigne.
Dans ce qui suit, nous voulons montrer que le paradoxe apparemment insurmontable entre critique de la raison et jugement moral chez Montaigne peut être surmonté si, premièrement, nous prenons en compte que le terme « raison » n’est pas univoque dans les Essais ; et deuxièmement, si nous refusons d’attribuer à l’auteur un universalisme du genre 135des Lumières ou – ce qui est la même chose – si nous n’identifions pas le point de vue du philosophe avec la puissance de connaissance de la vérité. Le premier point doit nous amener au second.
L’usage polysémique des termes n’est pas rare dans les Essais et « raison » n’y fait pas exception. Sans aucune prétention de pouvoir épuiser le sujet, nous devons commencer par remarquer que la raison qui justifie tous les usages, cet instrument de « plomb et de cire20 », n’est pas la même que la voie de la raison qui est capable de comprendre que chacun appelle « barbare » ce qui n’est pas de son habitude. Et ces deux sens de « raison » se distinguent d’un troisième, celui des « règles de la raison » devant lesquelles toutes les coutumes ou connaissances humaines sont barbares, soit, la vérité elle-même. Le premier sens est celui du sens commun, le deuxième le point de vue de l’anthropologue et le troisième le point de vue de Dieu. Montaigne philosophe doit se déplacer entre les trois.
Dans son premier sens, la raison est universellement présente parmi les êtres humains en tant que capacité à représenter les choses et à faire des discours. C’est une caractéristique de l’humanité en tant que telle et, dans ce sens, tous les discours sont équivalents, tous sont des produits de l’imagination humaine. Il n’y a de croyance, même la plus extravagante qu’elle soit, qui ne trouve ses croyants. Donc « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » parce que ses usages ont trouvé des raisons – ou, à l’envers, parce que la raison s’y est habituée21. La deuxième forme de raison – celle qui déclare, en réfléchissant, qu’« il n’y a rien de barbare et de sauvage […] sinon que chacun appelle barbarie ce que n’est pas de son usage » (I, 31, 396/205) – est plus rare. Elle naît dans quelques âmes, celles qui arrivent à une compréhension des contraintes et limites de l’humain. C’est la raison dans son usage critique et autocritique. Le troisième sens est celui du passage à propos des « règles de la raison » devant lesquelles tous sont également barbares. Cette forme de raison fait écho aux lois naturelles et à la connaissance du vrai, mais 136elles sont perdues pour toutes les formes de l’humanité – même pour les Cannibales et pour le philosophe. C’est la vérité cachée en Dieu, et tout que nous savons est que nous ne la connaissons pas. Nous pouvons dire que, dans le premier sens, Montaigne présente un cadre de la raison comme productrice des discours et affirme un relativisme descriptif qui montre que tous les discours sont enracinés dans une forme de vie et limités par celle-ci. Pour le deuxième sens, la raison est réflexive, elle se retourne sur elle-même et perçoit ses propres conditions et celles des autres. Elle se voit démunie du point de vue de l’universel. Au contraire de la voix commune ou du bon sens, cette perception n’est pas aussi bien distribuée parmi les gens – c’est pourquoi Montaigne en parle d’une façon généralement prescriptive, comme étant une tâche à accomplir, une conquête. Il présente quelques stratégies, comme la fréquentation de différents lieux, la considération de idées des autres et surtout l’exercice de se regarder soi-même comme un autre22. Cette deuxième forme de raison ouvre la voie au relativisme moral et pourrait bien s’y arrêter en affirmant qu’enfin tout s’équivaut.
Mais pas forcément. La prise de conscience par la raison de ses propres limites et de l’impossibilité de la connaissance substantielle de la vérité est aussi et au même temps un élargissement de perspective qui nous rend plus « suffisants » à juger les autres et nous-mêmes23. L’exercice du jugement moral ne demande pas que nous nous installions dans le point de vue de la vérité, mais que nous prenions de la distance vis-à-vis de nous-mêmes : il est possible de juger les autres à partir du moment où nous n’oublions pas de nous regarder24. Les « règles de la raison » – le troisième sens du terme – peuvent, par conséquent, rester comme une place vide, le lieu de Dieu ou de la vérité, dont nous ignorons la substance. L’idée de cette place est néanmoins importante parce qu’elle signale au philosophe qu’il n’y est pas.
137Si le texte de Montaigne indique clairement qu’il ne s’installe pas de facto dans un relativisme moral, radical ou prescriptif, la distinction proposée entre ces trois sens de « raison » a eu pour but montrer qu’il peut le faire de jure, tout en restant sceptique et relativiste en morale au niveau descriptif. La contradiction qui paralyse la pensée (et est à l’origine d’une sorte de renversement infini du pour au contre, décrit par Lévi-Strauss) présuppose que tous les usages de la raison se placent au même niveau – mais, comme nous l’avons vu, ce n’est pas le cas. Enfin, dans les Essais, le deuxième sens de la raison ne laisse pas les choses comme elles sont, mais établit une distance à partir de laquelle nous pouvons d’abord nous juger et ensuite juger les autres – donc il n’est pas nécessaire de rester dans la problématique proposition « tous les usages s’équivalent ». Bref, « tous les usages s’équivalent » est bien sûr une proposition cohérente avec l’affirmation de l’ignorance de la vérité en morale, mais l’exercice du jugement moral n’est pas moins cohérent avec cette même affirmation25.
Un universel sans essence
ou la politique de l’inclusion
Nous allons soutenir que, dans les Essais, Montaigne s’achemine vers un universalisme dans un sens très différent de celui des Lumières, et qui lui donne la possibilité d’inscrire parfaitement les peuples, les Cannibales, dans la catégorie de l’humain. Pour Léry, comme nous l’avons vu, les Indiens peuvent être finalement placés au dehors de l’humanité ; Montaigne, au contraire, croit que les peuples du Nouveau Monde ont de l’esprit : ils ont leurs valeurs et leurs discours ; le cannibalisme a un sens, comme il y en avait un aussi chez ces autres peuples qui mangeaient « leurs pères trépassés » (I, 23, 269/116). Montaigne va bien au-delà de la critique d’une raison « relativiste » qui se plie à tout sens : il reconnaît les raisons de l’autre en tant que raisons, cela signifie qu’en tant qu’un 138discours qui doit être considéré et qu’il considère attentivement dans « Des Cannibales ».
Si le Cannibale de Montaigne est pleinement humain, ce n’est pas parce que l’auteur des Essais croit avoir une connaissance plus vraie, plus objective des peuples du Brésil ; la représentation de l’objet « Cannibale », nous le savons déjà, tombe toujours sous le doute sceptique. Ce qui lui donne le motif d’inclure ces peuples dans le cadre de l’humanité, c’est qu’il ne se fixe pas d’avance un paradigme ou un modèle de l’humain – soit l’idée chrétienne de l’homme – comme l’ont fait tant d’autres, y compris Léry. Si, empiriquement, il n’y a aucune loi suivie par toutes nations, nous ne pouvons pas dire, comme le font des « plaisants », que certaines lois sont « empreintes en l’humain genre par la condition de leur propre essence » (II, 12, 363/580). Parce qu’elle ne prend pas d’avance un modèle particulier comme universel, parce qu’elle ne présente pas une idée a priori de la « nature humaine », la pensée de Montaigne peut s’ouvrir et s’acheminer vers une conception plus large, plus inclusive de l’humain, défini justement comme un être de discours et de coutumes. Par ce caractère-là, tous les hommes sont égaux : « Nous sommes Chrétiens à même titre que nous sommes ou Périgourdins ou Alemans » (II, 12, 169/445) – ou que le Cannibale est Brésilien. Montaigne arrive donc à une définition de la « manière » de l’être humain par le refus d’établir sa « matière ». Nous pourrions dire qu’il s’agit ici d’un universalisme formel. En refusant d’ériger un modèle particulier en règle universelle, le regard de Montaigne, en même temps qu’il les intègre parfaitement dans le cadre de l’humanité, « rend les Indiens à eux-mêmes » – pour reprendre les mots de Lestringant –, sans les réduire à d’autres figures, soit de l’antiquité, soit contemporaines :
Ni optimiste ni pessimiste, il se distingue de la majorité de ses contemporains qui pensent tantôt, comme l’évêque Bartolomé de las Casas, que l’Amérique est le devenir de la chrétienté, tantôt au contraire, et c’est l’opinion de pasteurs calvinistes comme Chauveton ou Léry, […] que Nouveau Monde rime avec fin du monde […]26
Si on propose, comme l’a fait Montaigne, que toutes les formes de vie trouvent leurs raisons et que par cela toutes sont égales, deux conséquences sont possibles. Soit on renvoie chacune des formes de vie et ses raisons à sa singularité et sa différence, et cela ne peut qu’instaurer 139l’isolement et le silence, soit on reconnaît ses raisons comme fondement pour un dialogue. Montaigne suit la deuxième voie.
L’élargissement des limites de l’humanité se voit aussi, et plus spécialement, dans la dernière page du chapitre « Des Cannibales », où Montaigne donne la parole aux Indiens. Il a été remarqué plusieurs fois que, réel ou imaginaire, le discours des Cannibales est une stratégie de Montaigne pour critiquer les Français. Il faut aussi remarquer que, dès que le discours est par excellence la marque de l’humain, l’acte de donner la parole aux Indiens signifie reconnaître leur pleine humanité. Et plus encore si celui qui l’a fait a affirmé aussi que « Le plus fructueux et naturel exercice de notre esprit, c’est à mon gré la conférence » (III, 8, 202/922)27.
Déplacement
Au contraire de ce qui arrive dans « Des Cannibales », dit Lévi-Strauss, dans l’« Apologie » les peuples du Nouveau Monde n’est pas un « sujet » mais Montaigne « s’en sert pour instruire le procès de la raison elle-même28 ». Les extraits à propos des récentes découvertes (II, 12, 352-356/572-575) font partie de l’exposition de l’instabilité de l’esprit humain, sujet à toutes les contingences : maladies, passions erreurs, etc. Ainsi, la découverte d’un Nouveau Monde y est introduite en tant qu’une cause de plus d’ébranlement des certitudes et qui atteint ce qu’on croyait à propos de la cosmographie et des frontières du monde. Les nouveautés les plus récentes sont donc une preuve en plus de notre ignorance. Après cela, il commence une réflexion sur la surprenante similitude entre les 140croyances et coutumes des chrétiens et celles des peuples qui vivent à une très longue distance de ces derniers et avec lesquels ils n’ont jamais eu de rapports. Nous ne reprenons que le début d’une longue liste :
C’est un grand ouvrier des miracles que l’esprit humain ; mais cette relation a je ne sais quoi encore de plus hétéroclite ; elle se trouve aussi en noms, en accidents et en mille autres choses. Car on y trouva des nations, n’ayant, que nous sachions, ouï de nouvelles de nous, où la circoncision était en crédit : où il y avait des états et grandes polices maintenues par des femmes, sans hommes ; où nos jeûnes et nostre carême estait representé, y ajoutant l’abstinence des femmes ; où nos croix étaient en diverses façons en crédit : ici on en honorait les sépultures ; on les appliquoit là, et nomméement celle de Saint André […] (II, 12, 354/573).
À la suite des exemples de similitude nous y trouvons aussi des exemples de la diversité des coutumes. Lévi-Strauss remarque que la similitude aussi bien que la diversité sont, pour Montaigne, un signe de l’arbitraire des usages et des croyances :
Quand elles se ressemblent, l’ignorance où les deux mondes étaient restés l’un de l’autre exclut l’hypothèse de l’emprunt qui serait une explication rationnelle ; et quand elles diffèrent et même se contredisent, elles fournissent la preuve que leur manque un fondement naturel –, et conclut : Nous voilà loin des Cannibales et de la conception d’une société dont la « soudure » devait peut aux hommes et presque tout aux lois naturelles. Car, dans l’Apologie, Montaigne pousse le relativisme culturel jusqu’à sa pointe extrême […]29
Montaigne arriverait jusqu’au nihilisme, à moins que nous acceptions que l’inventaire des croyances et des coutumes ait pour but montrer que la connaissance du Bien nous est cachée, et donc de tout remettre à Dieu. Bref, dans la lecture de Lévi-Strauss, le relativisme s’annonce dans « Des Cannibales » et occupe toute la scène dans l’« Apologie », où la critique de la raison trouve son aboutissement dans la vision de l’arbitraire de toute croyance. Montaigne trouverait son chemin dans la combinaison contradictoire de scepticisme et christianisme, magistralement décrite par l’auteur : « Les deux se neutralisent : de les savoir inévitables bien que mutuellement incompatibles préserve de se laisser asservir par aucune, ce qui n’est pas trop difficile ; mais, ce qui l’est d’avantage, oblige jour par le jour à se régler sur les deux30 ».
141À propos des similitudes entre les chrétiens et les autres – comme la croyance au jour de jugement chez les peuples colonisées par des Espagnols –, Lévi-Strauss observe que Montaigne les considère étonnantes, mais son exposé ne va pas sans affirmer la supériorité du christianisme, comme quand il écrit :
Ces vains ombrages de notre religion, qui se voyent en aucuns exemples, en témoignent la dignité et la divinité. Non seulement elle s’est aucunement insinuée en toutes les nations infidèles de deça, par quelque imitation, mais à ces barbares aussi comme par une commune et supernaturelle inspiration (II, 12, 356/574).
Il suggère ensuite qu’il s’agit de la même conviction que nous trouvons chez Léry, Las Casas et tant d’autres, ce qui l’amène à affirmer que « pris au pied de la lettre », Montaigne ne manque pas de corroborer la compréhension de son temps.
Il faut pourtant remarquer que cette supériorité devient problématique si on considère la curieuse démarche qui place les croyances des chrétiens chez des peuples si éloignés, chez des « barbares », enfin. L’étrangeté du contexte où Montaigne loge les croyances chrétiennes les contamine, en faisant voir, à leur tour, leur propre étrangeté. Montaigne met les dogmes les plus sacrés du christianisme à distance, et, par ce moyen, montre leur bizarrerie. Toutes les croyances sont finalement humaines et également étonnantes. Dans d’autres passages des Essais, nous trouvons des formules similaires : « Cette impression se raporte aucunement à cette autre si ancienne, de penser gratifier au Ciel et à la nature par nostre massacre et homicide, qui fut universellement embrassée en toutes religions » (I, 30, 309/201). Quelque diversité de croyances qu’il y ait – et aussi les nôtres – tout s’enveloppe sous le nom d’« étrange ».
La critique a déjà beaucoup remarqué que les textes de Montaigne sur les Américains posent finalement comme principal problème l’Ancien Monde. La cruauté et la lâcheté des Espagnols sont le problème de « Des coches » ; la cruauté et l’organisation politique et sociale en France sont les vrais sujets de « Des Cannibales », l’étrangeté des croyances chrétiennes est le sujet dans l’« Apologie ». Lestringant a bien décrit l’« effet boomerang31 » des discours de Montaigne sur l’autre ; il est important d’ajouter, à ce propos, que cet effet n’est possible que parce qu’il part, avant tout, d’un étonnement vis-à-vis de soi-même.
142Conclusion
Jusques à cette heure, tous ces miracles et événemens étranges, se cachent devant moi. Je n’ai vu monstre et miracle au monde plus exprès que moi-même. On s’apprivoise à toute étrangeté par l’usage et le temps. Mais plus je me hante et me connais, plus ma difformité m’étonne, moins je m’entends en moi (III, 11, 352-353/1029).
La mise à distance de tout modèle est plutôt un point de départ qu’un point d’arrivée de la pensée de Montaigne ; en d’autres termes, elle ne se suit pas la « découverte » de l’autre, elle la rend possible. Le mouvement de Montaigne n’est pas celui qui part de la constatation de la diversité des coutumes, devient ensuite sceptique et arrive finalement à la reconnaissance de l’autre. Au contraire, il part de la capacité de s’étonner de soi-même, de ne pas confondre coutumes et raison, et cette stratégie ouvre la possibilité de voir et de reconnaître le différent comme faisant partie de l’humanité. Il ne s’agit pas d’une séquence logique de déroulement de la pensée, mais d’un choix éthique qui rend possible un genre de la pensée.
Si Léry voit les Cannibales en ethnologue, Montaigne les voit en philosophe : il met au centre de tout, comme l’a fait Socrate, la connaissance de soi. Le doute, la critique et le refus des lieux communs sont les matières pour la construction d’une idée d’humanité non seulement élargie vis-à-vis de son temps, mais aussi dépourvue de paradigmes ou de centres de référence. Nous pourrions nommer cette manière de penser un universalisme sans essence.
Telma de Souza Birchal
Université Fédérale de Minas Gerais, Brésil
1 Des versions antérieures de cet article ont été présentées au Colloque International « Découverte de l’autre, rédecouverte de soi : l’impact de la Nouvelle France et de la France Antartique sur la pensée française de Montaigne à Diderot » à l’Université Laval à Québec (2012), dans le Groupe de Travail sur la Renaissance (ANPOF 2014, Campos do Jordão) et au Colloque « Montaigne et le scepticisme : nouvelles perspectives », à Lyon (2014). Je remercie les collègues pour les précieuses remarques et contributions faites à ces occasions. Ce travail a profité d’une bourse de recherche du CNPq.
2 Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 89.
3 Lévi-Strauss, « En relisant Montaigne », Histoire de Lynx, Paris, Plon, 1991, p. 277-291. Antoine Compagnon présente une brève et lumineuse lecture de Lévi-Strauss dans son Chat en Poche. Montaigne et l’Allégorie, Paris, Seuil, 1993, p. 40-45. Voir aussi l’article de Jean-François Dupeyron, « Montaigne anthropologue. Retour sur une idée courante », BSIAM, no 60-61, 2015, p. 41-63, dont j’ai pris connaissance après avoir écrit cet article, et où j’ai trouvé des idées convergentes avec celles que j’expose ici.
4 Lévi-Strauss, Tristes tropiques, p. 92.
5 Dupeyron appelle « rumeur » la représentation collective qui se forme à l’époque sur les Indiens du Nouveau Monde et y identifie une « rumeur savante » et une « rumeur populaire » (op. cit., p. 46).
6 « Entretien avec Claude Lévi-Strauss », propos recueillis par Dominique-Antoine Grisoni, in Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil 1578, texte établi, présenté et annoté par Frank Lestringant, Paris, Le Livre de Poche, Librairie Générale Française, 1994, p. 6-11.
7 Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, p. 234.
8 « Entretien avec Claude Lévi-Strauss », p. 10-11.
9 Voir le chapitre xvi qui dès son titre – « Ce qu’on peut appeler religion entre les sauvages Ameriquains : des erreurs, où certains abuseurs qu’ils ont entr’eux, nommez Caraibes les detiennent : et de la grande ignorance de Dieu où ils sont plongez » – suggère que les croyances qui existent chez les Cannibales ne constituent pas à proprement parler une religion (Léry, op. cit., p. 377).
10 Montaigne remarque un phénomène semblable chez Tacite : « Que ses narrations soient naïves et droites, il se pourrait à l’adventure argumenter de ceci même qu’elles ne s’appliquent pas toujours exactement aux conclusions de ses jugements, lequels il suit selon la pente qu’il a prise, souvent outre la matière qu’il nous montre, laquelle il n’a daigné incliner d’un seul air » III, 8, 231/941, Montaigne, Les Essais, édition d’Emmanuel Naya, Delphine Reguig et Alexandre Tarrête, Paris, Gallimard, 2009-2012. Les citations des Essais sont faites à partir de cette édition dont les références sont notées entre parenthèses dans le texte ci-dessus et suivies des numéros des pages dans l’édition Pierre Villey (Paris, PUF, 1988).
11 Montaigne déclare qu’il se soucie de donner à son lecteur une représentation fidèle des Indiens et que pour cela il cherche les sources à son avis les plus fiables, comme les gens simples qui ont eu une expérience directe des peuples du Brésil. Cependant l’étude des sources du texte montre qu’en fait, il considère diverses sources livresques et que l’image du Cannibale est, dans les Essais, une reconstitution littéraire et philosophique (voir, entre autres, Gérard Defaux, Marot, Rabelais, Montaigne. L’écriture comme présence, Paris, Genève, Champion-Slatkine, 1987). En plus, des études historiques, comme celle de Philippe Desan, montrent que la narration de la rencontre avec les Cannibales n’est pas du tout exacte mais modifiée selon l’expérience politique de l’auteur : la rencontre ne s’est pas passée à Rouen, comme décrit dans « Des Cannibales », mais à Bordeaux, quelques années après. Voir le chapitre « Tesmoing mes Cannibales », où l’auteur fait une discussion détaillée des possibles rencontres de Montaigne avec les Brésiliens et aussi des motifs de son silence à propos du rencontre passé à Bordeaux en 1565 (Philippe Desan, Montaigne : une biographie politique, Paris, Odile Jacob, 2014, p. 169-194). Bref : « Les Cannibales sont avant tout le résultat d’un travail de l´imagination et leur existence est certainement plus symbolique que réelle pour Montaigne » (p. 194). Ces démarches ne sont sûrement pas ni des procès inconscients ni des ruses pour tromper le lecteur. Il faut se souvenir que Montaigne place, dès le début du chapitre, une déclaration qui jette une ombre sceptique sur tout travail de représentation : « J’ai peur que nous ayons les yeux plus grands que le ventre, et plus de curiosité, que nous n’avons de capacité. Nous embrassons tout, mais nous n’étreignons que du vent » (Les Essais, I, 31, 393/202).
12 Lévi-Strauss, op. cit., p. 277-278.
13 Ibid., p. 288-291.
14 Ibid., p. 280.
15 À propos de Montaigne lecteur de Léry voir A. Compagnon, Chat en Poche, p. 110-121. Pour une discussion de l’éloge fait par Lévi-Strauss à Montaigne comme ethnologue, voir Dupeyron, op. cit.
16 « Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux regles de la raison […] » (Les Essais, I, 31, 404/210).
17 « […] il n’y a rien de barbare et de sauvage […] sinon que chacun appelle barbarie ce que n’est pas de son usage » (Ibid., 396/205).
18 Lévi-Strauss, op. cit., p. 280-281.
19 Ibid., p. 281.
20 « J’appelle toujours raison cette apparence de discours que chacun forge en soi : cette raison, de la condition de laquelle, il y en peut avoir cent contraires autour d’un même sujet, c’est un instrument de plomb, et de cire, allongeable, ployable, et accommodable à tous biais et à toutes mesures : il ne reste que la suffisance de le sçavoir contourner » (Les Essais, II, 12, 342/565).
21 Les coutumes ont le pouvoir d’apprivoiser la raison, selon les premiers paragraphes de « De la coutume et de ne changer aisément une loi reçue ».
22 Voir, par exemple, quelques prescriptions pour l’élargissement de perspective dans « De l’institution des enfants ».
23 Voir, à ce propos, Luis Alves Eva, A figura do filósofo : ceticismo e subjetividade em Montaigne, São Paulo, Edições Loyola, 2007, p. 149. Nous devons aussi remarquer que Montaigne inscrit la raison dans le cadre de la nature : elle n’est pas au-delà des changements et des instabilités du corps et de l’âme.
24 « Je ne suis pas marri, que nous remarquons l’horreur barbaresque, qu’il y a en une telle action, mais oui bien de quoi jugeants bien de leurs fautes nous soyons si aveuglés aux nôtres. Je pense qu’il y a plus de barbarie […] » (Les Essais, I, 31, 403/209).
25 La maxime « chacun doit suivre les usages de son pays » a toute une autre portée, plus pragmatique, et n’exige pas que nous affirmions aussi l’équivalence des coutumes. Son analyse exigerait d’autres considérations que nous ne pouvons pas faire ici.
26 F. Lestringant, Le Brésil de Montaigne, Paris, éditions Chandeigne, 2005, p. 16.
27 Au-delà de la capacité de faire des « discours », ou de ce que nous avons appelé ici le premier sens de la raison, Montaigne attribue aux Cannibales aussi le deuxième sens de raison, soit la capacité d’auto-critique : « Et afin qu’on ne pense point que tout ceci se fasse par une simple et servile obligation à leur usance, et par l’impression de l’autorité de leur ancienne coutume, sans discours et sans jugement, et pour avoir une âme si stupide, que de ne pouvoir prendre autre parti, il faut alléguer quelques traces de leur suffisance » (I, 31, 409/213). Nous ne pouvons pas développer ici toutes les implications de cette démarche, mais il faut au moins observer que mettre ses opinions et croyances à distance est essentielle pour vraiment entrer dans une « conférence ». Voir encore une fois Compagnon, Chat en poche, p. 115-120.
28 Lévi-Strauss, op. cit., p. 281.
29 Lévi-Strauss, op. cit., p. 284.
30 Ibid., p. 288.
31 Ibid., p. 31.
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- ISBN: 978-2-406-06632-3
- EAN: 9782406066323
- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06632-3.p.0129
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-22-2016
- Periodicity: Biannual
- Language: French