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Classiques Garnier

Montaigne et le nouveau monde En relisant Lévi-Strauss

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2016 – 2, n° 64
    . varia
  • Auteur : De Souza Birchal (Telma)
  • Résumé : Cet article identifie la spécificité du regard de Montaigne sur les peuples du Nouveau Monde et examine la portée du relativisme moral de l’essayiste. Dans ce but, seront repris quelques écrits de Lévi-Strauss à propos de Jean de Léry et le chapitre « En relisant Montaigne ». L’étude propose que le scepticisme de l’essayiste est compatible avec des jugements moraux et qu’il s’ouvre vers un universalisme qui se caractérise par l’élargissement des limites de l’humain.
  • Pages : 129 à 142
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406066323
  • ISBN : 978-2-406-06632-3
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06632-3.p.0129
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 22/12/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Montaigne
et le Nouveau Monde

En relisant Lévi-Strauss1

Il est bien connu que Lévi-Strauss a laissé des ouvrages très importants à propos des peuples de lAmérique et notamment sur les Indiens du Brésil. Parmi ces écrits, nous trouvons de précieuses réflexions sur lexpérience de la France Antartique, sur Jean de Léry et sur Montaigne. Dans Tristes Tropiques, Lévi-Strauss fait un grand éloge à Jean de Léry et à lHistoire dun voyage faict en la terre du Brésil, considérant cet ouvrage le « bréviaire de lethnologue2 ». Plusieurs décennies plus tard, dans « En relisant Montaigne3 », il enquête sur ce que disent les Essais à propos des peuples du Nouveau Monde, et y trouve un scepticisme et relativisme radicaux ainsi quune adhésion problématique au catholicisme. Le présent article veut reprendre ces réflexions, dans le but didentifier quelques aspects de la spécificité du regard de Montaigne sur les gens du Nouveau Monde, ainsi quexaminer la portée du relativisme moral de lessayiste. Les contributions de Lévi-Strauss se montrent très fructueuses, même si nous ne sommes pas daccord avec toutes ses thèses.

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Lethnologue et le philosophe

Jean de Léry est, selon Lévi-Strauss, un ethnologue rare et son Voyage faict en la Terre du Brésil un « chef dœuvre de la littérature ethnographique4 ». Dans lentrevue qui précède lédition de Frank Lestringant de LHistoire dun voyage, lanthropologue explique son admiration pour Léry, parlant de la « fraîcheur de son regard » capable de « … nous rendre vivants des êtres et perceptibles des choses qui sont à milliers de kilomètres ». Il remarque quà partir de sa propre expérience, Léry présente une image nouvelle dune réalité à propos de laquelle lEurope avait déjà construit une espèce de « vulgate5 ». Lévi-Strauss ajoute : « rien de ce quil entend ni de ce quon lui raconte ne lui gâche lœil ». En bref, le cordelier protestant « sest mis dans la peau des Indiens6 ». En observant sa propre société avec du recul, il affirme, comme Montaigne le fera plus tard, non seulement que les barbaries des guerres de religion sont pires que celles des Cannibales, mais aussi que la nudité des Indiennes peut faire moins de mal que les « fards, fausses perruques, cheveux tortilles, grands collets fraisez, vertugales, robbes sur robbes, et autres infinies bagatelles dont les femmes et filles de par-deça se contrefont et nont jamais assez []7 ».

Lethnologue est donc celui qui a la capacité de voir et de faire voir une réalité. Cependant, ce rare ethnologue na pas échappé à la logique de lexclusion, puisque tout en remarquant les vertus de Cannibales, il les considère néanmoins condamnés : « Pas de salut pour eux. Cest chez lui une conviction arrêtée. [] pour Léry, le critère de lanthropophagie est radical : il est la preuve que le divorce entre les Indiens et Dieu est sans recours8 ». Comme ils ne peuvent pas devenir des chrétiens, jamais ils naccéderont à lhumanité pleine. Le résultat de cet attachement 131substantif de Léry à la religion et à lanthropologie chrétienne est quil place les indigènes hors de lhumanité.

En fait, si nous reprenons la passionnante narration de Léry, nous sommes frappés par le changement de ton quand le sujet est la religion. Si, en présentant la vie de famille ou lorganisation politique des Cannibales, Léry peut y reconnaître des formes de vie admirables, quand il sagit de la religion, la « grande ignorance de Dieu » – attestée par le fait quils ne sont pas même capables de concevoir de faux êtres divins – arrive à les placer aux côtés des bêtes, ou pire, des Athées9. Le texte de Léry abrite un paradoxe : la même proximité de la nature qui nourrit des usages bons, sains et louables condamne les Cannibales aux enfers, parce que la nature, que les Indiens sont incapables de transcender, est par définition déchue et corrompue.

Pourrions-nous dire quil y a, chez Léry, une inadéquation entre la fidélité de ses descriptions et le biais de ses interprétations10 ? Quoi quil en soit, la finesse du regard de lethnologue nest pas suivie par lindépendance de jugement que Montaigne, à son tour, exige de lui-même quand il réfléchit sur le même sujet. Pas tellement fiable en tant quethnologue – comme la fortune critique des Essais la déjà établi11 –, 132Montaigne, à linverse de ce que fait Léry, présente son plaidoyer, comme philosophe, en faveur de lhumanité pleine des Indiens.

Dans notre deuxième partie, nous voulons dégager les conditions de possibilité de la position tout à fait originale des Essais en plaçant les peuples du Brésil pleinement dans le cadre de lhumanité.

Montaigne relativiste ?

Lévi-Strauss ouvre le chapitre « En relisant Montaigne » dans lHistoire de Lynx, en affirmant que, contrairement à ce que nous pourrions penser, la découverte de lAmérique na pas bouleversé lEurope pendant les décennies qui suivirent. Symboliquement, cette nouveauté na pas vraiment trouvé sa place dans un monde si sûr de lui, qui croyait posséder les vraies religions, science et morale. Montaigne, au contraire, donne une place dhonneur à ces peuples en leur dédiant des chapitres importants et plusieurs passages dans ses Essais12. À propos des Indiens du Brésil, il lit les voyageurs et dautres livres, recherche des informations auprès des gens qui ont vécu au Brésil et, à len croire, il parle aux Cannibales qui viennent en France. À la différence, donc, de la majorité des gens de son époque, pour qui les Cannibales nont rien à enseigner, Montaigne les perçoit comme une vraie question. Par contre, Lévi-Strauss considère aussi que, prise au pied de la lettre, la réponse que Montaigne donne à cette question ne sécarte pas beaucoup des autres de ses contemporains, car le christianisme y joue un rôle important, même sil faut reconnaître laspect « subversif » de lapport 133sceptique dans les Essais13. Nous voulons examiner cette thèse de Lévi-Strauss ainsi que le chemin parcouru pour y parvenir.

Lévi-Strauss distingue, en gros, deux perspectives dans les Essais sur les peuples du Nouveau Monde : celle du chapitre « Des Cannibales » et celle de l« Apologie de R. Sebond ». Dans « Des Cannibales », nous le savons bien, Montaigne décrit une société très proche des lois naturelles, sans artifice et sans toutes les inventions qui apportent des malheurs bien connus aux gens de lAncien Monde. Pour peindre cette réalité incommensurable avec la sienne, il

offre au lecteur un précis très documenté dethnographie tupinamba en sinterdisant de juger des mœurs et des croyances pourtant propres à choquer des âmes chrétiennes ; sinon pour faire remarquer que des usages révoltant de prime abord [le] sont peut-être moins [] que certains [] des nôtres14.

Montaigne suit en bonne partie les descriptions de Léry15, mais il ne juge pas les pas en chrétien. Doù alors les regarde-t-il ?

Nous pouvons trouver une réponse à cette question dans lexigence posée par Montaigne au début du chapitre : « il se faut garder de sattarder aux opinions vulgaires, et les faut juger par la voie de la raison, non par la voix commune » (I, 31, 392/202). Cest bien le point de vue de la raison – qui, dès son origine, est le prétendu point de vue de la philosophie – quil choisit pour bien comprendre les Cannibales. Lévi-Strauss signale la centralité du sujet « raison » dans les Essais et y identifie une importante ambiguïté ou paradoxe. Dune part, en prenant distance de la voix commune, la raison est capable de critiquer certains usages ou croyances, à la façon de luniversalisme des lumières16 ; et dautre part, il dit aussi que la raison est capable de donner des fondements à toutes les coutumes, si différentes quelles puissent être17 – Montaigne lui-même montre que le cannibalisme a une raison – et nous voilà empêtrés dans le relativisme :

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Le recours à la raison est une arme à double détente, la philosophie sociale lapprendra plus tard à son détriment. Encore aujourdhui, une ambiguïté déjà présente dans les Essais embarrasse et parfois même paralyse la réflexion. Toute société apparaît sauvage ou barbare quand on juge ses coutumes au critère de la raison ; mais jugée au même critère, nulle société ne devrait apparaître sauvage ou barbare puisquà toute coutume replacée dans son contexte un discours bien conduit pourra trouver un fondement18.

La pensée se déroule selon ces deux chemins qui finalement mèneraient Montaigne au relativisme moral : « puisque toutes les coutumes se valent, que ce soit en bien ou en mal, la sagesse conseille de se conformer à celles de la société où nous sommes nés19… ». Le relativisme moral est donc le premier fruit de la critique sceptique de la raison, qui néchappe jamais à sa contradiction foncière.

Nous pouvons remarquer que cette conclusion, pourtant, ne rend pas compte de quelques importants passages de « Des Cannibales », dans lesquels Montaigne affirme que les différentes coutumes ne se valent pas. Nous y trouvons une condamnation sans réserves des usages des chrétiens – surtout de la torture – et une claire déclaration de la supériorité des habitudes des Cannibales : « Nous les pouvons donc appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie » (I, 31, 404/210). Lobjection classique – faite non seulement à Montaigne, mais à tout sceptique qui franchit la limite du relativisme moral – signale que, en dénonçant lobscurcissement de la raison pour larbitraire des coutumes, la critique sceptique prive cette même raison dun point de vue neutre ou universel à partir duquel elle pourrait juger les différents usages ou croyances, et donc Montaigne ne pourrait pas, de droit, déclarer ce quil a déclaré de fait. Si Lévi-Strauss a bien dégagé les paradoxes de la morale sceptique, il na pourtant pas considéré les importants jugements moraux présents dans le texte de Montaigne.

Dans ce qui suit, nous voulons montrer que le paradoxe apparemment insurmontable entre critique de la raison et jugement moral chez Montaigne peut être surmonté si, premièrement, nous prenons en compte que le terme « raison » nest pas univoque dans les Essais ; et deuxièmement, si nous refusons dattribuer à lauteur un universalisme du genre 135des Lumières ou – ce qui est la même chose – si nous nidentifions pas le point de vue du philosophe avec la puissance de connaissance de la vérité. Le premier point doit nous amener au second.

Lusage polysémique des termes nest pas rare dans les Essais et « raison » ny fait pas exception. Sans aucune prétention de pouvoir épuiser le sujet, nous devons commencer par remarquer que la raison qui justifie tous les usages, cet instrument de « plomb et de cire20 », nest pas la même que la voie de la raison qui est capable de comprendre que chacun appelle « barbare » ce qui nest pas de son habitude. Et ces deux sens de « raison » se distinguent dun troisième, celui des « règles de la raison » devant lesquelles toutes les coutumes ou connaissances humaines sont barbares, soit, la vérité elle-même. Le premier sens est celui du sens commun, le deuxième le point de vue de lanthropologue et le troisième le point de vue de Dieu. Montaigne philosophe doit se déplacer entre les trois.

Dans son premier sens, la raison est universellement présente parmi les êtres humains en tant que capacité à représenter les choses et à faire des discours. Cest une caractéristique de lhumanité en tant que telle et, dans ce sens, tous les discours sont équivalents, tous sont des produits de limagination humaine. Il ny a de croyance, même la plus extravagante quelle soit, qui ne trouve ses croyants. Donc « chacun appelle barbarie ce qui nest pas de son usage » parce que ses usages ont trouvé des raisons – ou, à lenvers, parce que la raison sy est habituée21. La deuxième forme de raison – celle qui déclare, en réfléchissant, qu« il ny a rien de barbare et de sauvage [] sinon que chacun appelle barbarie ce que nest pas de son usage » (I, 31, 396/205) – est plus rare. Elle naît dans quelques âmes, celles qui arrivent à une compréhension des contraintes et limites de lhumain. Cest la raison dans son usage critique et autocritique. Le troisième sens est celui du passage à propos des « règles de la raison » devant lesquelles tous sont également barbares. Cette forme de raison fait écho aux lois naturelles et à la connaissance du vrai, mais 136elles sont perdues pour toutes les formes de lhumanité – même pour les Cannibales et pour le philosophe. Cest la vérité cachée en Dieu, et tout que nous savons est que nous ne la connaissons pas. Nous pouvons dire que, dans le premier sens, Montaigne présente un cadre de la raison comme productrice des discours et affirme un relativisme descriptif qui montre que tous les discours sont enracinés dans une forme de vie et limités par celle-ci. Pour le deuxième sens, la raison est réflexive, elle se retourne sur elle-même et perçoit ses propres conditions et celles des autres. Elle se voit démunie du point de vue de luniversel. Au contraire de la voix commune ou du bon sens, cette perception nest pas aussi bien distribuée parmi les gens – cest pourquoi Montaigne en parle dune façon généralement prescriptive, comme étant une tâche à accomplir, une conquête. Il présente quelques stratégies, comme la fréquentation de différents lieux, la considération de idées des autres et surtout lexercice de se regarder soi-même comme un autre22. Cette deuxième forme de raison ouvre la voie au relativisme moral et pourrait bien sy arrêter en affirmant quenfin tout séquivaut.

Mais pas forcément. La prise de conscience par la raison de ses propres limites et de limpossibilité de la connaissance substantielle de la vérité est aussi et au même temps un élargissement de perspective qui nous rend plus « suffisants » à juger les autres et nous-mêmes23. Lexercice du jugement moral ne demande pas que nous nous installions dans le point de vue de la vérité, mais que nous prenions de la distance vis-à-vis de nous-mêmes : il est possible de juger les autres à partir du moment où nous noublions pas de nous regarder24. Les « règles de la raison » – le troisième sens du terme – peuvent, par conséquent, rester comme une place vide, le lieu de Dieu ou de la vérité, dont nous ignorons la substance. Lidée de cette place est néanmoins importante parce quelle signale au philosophe quil ny est pas.

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Si le texte de Montaigne indique clairement quil ne sinstalle pas de facto dans un relativisme moral, radical ou prescriptif, la distinction proposée entre ces trois sens de « raison » a eu pour but montrer quil peut le faire de jure, tout en restant sceptique et relativiste en morale au niveau descriptif. La contradiction qui paralyse la pensée (et est à lorigine dune sorte de renversement infini du pour au contre, décrit par Lévi-Strauss) présuppose que tous les usages de la raison se placent au même niveau – mais, comme nous lavons vu, ce nest pas le cas. Enfin, dans les Essais, le deuxième sens de la raison ne laisse pas les choses comme elles sont, mais établit une distance à partir de laquelle nous pouvons dabord nous juger et ensuite juger les autres – donc il nest pas nécessaire de rester dans la problématique proposition « tous les usages séquivalent ». Bref, « tous les usages séquivalent » est bien sûr une proposition cohérente avec laffirmation de lignorance de la vérité en morale, mais lexercice du jugement moral nest pas moins cohérent avec cette même affirmation25.

Un universel sans essence
ou la politique de linclusion

Nous allons soutenir que, dans les Essais, Montaigne sachemine vers un universalisme dans un sens très différent de celui des Lumières, et qui lui donne la possibilité dinscrire parfaitement les peuples, les Cannibales, dans la catégorie de lhumain. Pour Léry, comme nous lavons vu, les Indiens peuvent être finalement placés au dehors de lhumanité ; Montaigne, au contraire, croit que les peuples du Nouveau Monde ont de lesprit : ils ont leurs valeurs et leurs discours ; le cannibalisme a un sens, comme il y en avait un aussi chez ces autres peuples qui mangeaient « leurs pères trépassés » (I, 23, 269/116). Montaigne va bien au-delà de la critique dune raison « relativiste » qui se plie à tout sens : il reconnaît les raisons de lautre en tant que raisons, cela signifie quen tant quun 138discours qui doit être considéré et quil considère attentivement dans « Des Cannibales ».

Si le Cannibale de Montaigne est pleinement humain, ce nest pas parce que lauteur des Essais croit avoir une connaissance plus vraie, plus objective des peuples du Brésil ; la représentation de lobjet « Cannibale », nous le savons déjà, tombe toujours sous le doute sceptique. Ce qui lui donne le motif dinclure ces peuples dans le cadre de lhumanité, cest quil ne se fixe pas davance un paradigme ou un modèle de lhumain – soit lidée chrétienne de lhomme – comme lont fait tant dautres, y compris Léry. Si, empiriquement, il ny a aucune loi suivie par toutes nations, nous ne pouvons pas dire, comme le font des « plaisants », que certaines lois sont « empreintes en lhumain genre par la condition de leur propre essence » (II, 12, 363/580). Parce quelle ne prend pas davance un modèle particulier comme universel, parce quelle ne présente pas une idée a priori de la « nature humaine », la pensée de Montaigne peut souvrir et sacheminer vers une conception plus large, plus inclusive de lhumain, défini justement comme un être de discours et de coutumes. Par ce caractère-là, tous les hommes sont égaux : « Nous sommes Chrétiens à même titre que nous sommes ou Périgourdins ou Alemans » (II, 12, 169/445) – ou que le Cannibale est Brésilien. Montaigne arrive donc à une définition de la « manière » de lêtre humain par le refus détablir sa « matière ». Nous pourrions dire quil sagit ici dun universalisme formel. En refusant dériger un modèle particulier en règle universelle, le regard de Montaigne, en même temps quil les intègre parfaitement dans le cadre de lhumanité, « rend les Indiens à eux-mêmes » – pour reprendre les mots de Lestringant –, sans les réduire à dautres figures, soit de lantiquité, soit contemporaines :

Ni optimiste ni pessimiste, il se distingue de la majorité de ses contemporains qui pensent tantôt, comme lévêque Bartolomé de las Casas, que lAmérique est le devenir de la chrétienté, tantôt au contraire, et cest lopinion de pasteurs calvinistes comme Chauveton ou Léry, [] que Nouveau Monde rime avec fin du monde []26

Si on propose, comme la fait Montaigne, que toutes les formes de vie trouvent leurs raisons et que par cela toutes sont égales, deux conséquences sont possibles. Soit on renvoie chacune des formes de vie et ses raisons à sa singularité et sa différence, et cela ne peut quinstaurer 139lisolement et le silence, soit on reconnaît ses raisons comme fondement pour un dialogue. Montaigne suit la deuxième voie.

Lélargissement des limites de lhumanité se voit aussi, et plus spécialement, dans la dernière page du chapitre « Des Cannibales », où Montaigne donne la parole aux Indiens. Il a été remarqué plusieurs fois que, réel ou imaginaire, le discours des Cannibales est une stratégie de Montaigne pour critiquer les Français. Il faut aussi remarquer que, dès que le discours est par excellence la marque de lhumain, lacte de donner la parole aux Indiens signifie reconnaître leur pleine humanité. Et plus encore si celui qui la fait a affirmé aussi que « Le plus fructueux et naturel exercice de notre esprit, cest à mon gré la conférence » (III, 8, 202/922)27.

Déplacement

Au contraire de ce qui arrive dans « Des Cannibales », dit Lévi-Strauss, dans l« Apologie » les peuples du Nouveau Monde nest pas un « sujet » mais Montaigne « sen sert pour instruire le procès de la raison elle-même28 ». Les extraits à propos des récentes découvertes (II, 12, 352-356/572-575) font partie de lexposition de linstabilité de lesprit humain, sujet à toutes les contingences : maladies, passions erreurs, etc. Ainsi, la découverte dun Nouveau Monde y est introduite en tant quune cause de plus débranlement des certitudes et qui atteint ce quon croyait à propos de la cosmographie et des frontières du monde. Les nouveautés les plus récentes sont donc une preuve en plus de notre ignorance. Après cela, il commence une réflexion sur la surprenante similitude entre les 140croyances et coutumes des chrétiens et celles des peuples qui vivent à une très longue distance de ces derniers et avec lesquels ils nont jamais eu de rapports. Nous ne reprenons que le début dune longue liste :

Cest un grand ouvrier des miracles que lesprit humain ; mais cette relation a je ne sais quoi encore de plus hétéroclite ; elle se trouve aussi en noms, en accidents et en mille autres choses. Car on y trouva des nations, nayant, que nous sachions, ouï de nouvelles de nous, où la circoncision était en crédit : où il y avait des états et grandes polices maintenues par des femmes, sans hommes ; où nos jeûnes et nostre carême estait representé, y ajoutant labstinence des femmes ; où nos croix étaient en diverses façons en crédit : ici on en honorait les sépultures ; on les appliquoit là, et nomméement celle de Saint André [] (II, 12, 354/573).

À la suite des exemples de similitude nous y trouvons aussi des exemples de la diversité des coutumes. Lévi-Strauss remarque que la similitude aussi bien que la diversité sont, pour Montaigne, un signe de larbitraire des usages et des croyances :

Quand elles se ressemblent, lignorance où les deux mondes étaient restés lun de lautre exclut lhypothèse de lemprunt qui serait une explication rationnelle ; et quand elles diffèrent et même se contredisent, elles fournissent la preuve que leur manque un fondement naturel –, et conclut : Nous voilà loin des Cannibales et de la conception dune société dont la « soudure » devait peut aux hommes et presque tout aux lois naturelles. Car, dans lApologie, Montaigne pousse le relativisme culturel jusquà sa pointe extrême []29

Montaigne arriverait jusquau nihilisme, à moins que nous acceptions que linventaire des croyances et des coutumes ait pour but montrer que la connaissance du Bien nous est cachée, et donc de tout remettre à Dieu. Bref, dans la lecture de Lévi-Strauss, le relativisme sannonce dans « Des Cannibales » et occupe toute la scène dans l« Apologie », où la critique de la raison trouve son aboutissement dans la vision de larbitraire de toute croyance. Montaigne trouverait son chemin dans la combinaison contradictoire de scepticisme et christianisme, magistralement décrite par lauteur : « Les deux se neutralisent : de les savoir inévitables bien que mutuellement incompatibles préserve de se laisser asservir par aucune, ce qui nest pas trop difficile ; mais, ce qui lest davantage, oblige jour par le jour à se régler sur les deux30 ».

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À propos des similitudes entre les chrétiens et les autres – comme la croyance au jour de jugement chez les peuples colonisées par des Espagnols –, Lévi-Strauss observe que Montaigne les considère étonnantes, mais son exposé ne va pas sans affirmer la supériorité du christianisme, comme quand il écrit :

Ces vains ombrages de notre religion, qui se voyent en aucuns exemples, en témoignent la dignité et la divinité. Non seulement elle sest aucunement insinuée en toutes les nations infidèles de deça, par quelque imitation, mais à ces barbares aussi comme par une commune et supernaturelle inspiration (II, 12, 356/574).

Il suggère ensuite quil sagit de la même conviction que nous trouvons chez Léry, Las Casas et tant dautres, ce qui lamène à affirmer que « pris au pied de la lettre », Montaigne ne manque pas de corroborer la compréhension de son temps.

Il faut pourtant remarquer que cette supériorité devient problématique si on considère la curieuse démarche qui place les croyances des chrétiens chez des peuples si éloignés, chez des « barbares », enfin. Létrangeté du contexte où Montaigne loge les croyances chrétiennes les contamine, en faisant voir, à leur tour, leur propre étrangeté. Montaigne met les dogmes les plus sacrés du christianisme à distance, et, par ce moyen, montre leur bizarrerie. Toutes les croyances sont finalement humaines et également étonnantes. Dans dautres passages des Essais, nous trouvons des formules similaires : « Cette impression se raporte aucunement à cette autre si ancienne, de penser gratifier au Ciel et à la nature par nostre massacre et homicide, qui fut universellement embrassée en toutes religions » (I, 30, 309/201). Quelque diversité de croyances quil y ait – et aussi les nôtres – tout senveloppe sous le nom d« étrange ».

La critique a déjà beaucoup remarqué que les textes de Montaigne sur les Américains posent finalement comme principal problème lAncien Monde. La cruauté et la lâcheté des Espagnols sont le problème de « Des coches » ; la cruauté et lorganisation politique et sociale en France sont les vrais sujets de « Des Cannibales », létrangeté des croyances chrétiennes est le sujet dans l« Apologie ». Lestringant a bien décrit l« effet boomerang31 » des discours de Montaigne sur lautre ; il est important dajouter, à ce propos, que cet effet nest possible que parce quil part, avant tout, dun étonnement vis-à-vis de soi-même.

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Conclusion

Jusques à cette heure, tous ces miracles et événemens étranges, se cachent devant moi. Je nai vu monstre et miracle au monde plus exprès que moi-même. On sapprivoise à toute étrangeté par lusage et le temps. Mais plus je me hante et me connais, plus ma difformité métonne, moins je mentends en moi (III, 11, 352-353/1029).

La mise à distance de tout modèle est plutôt un point de départ quun point darrivée de la pensée de Montaigne ; en dautres termes, elle ne se suit pas la « découverte » de lautre, elle la rend possible. Le mouvement de Montaigne nest pas celui qui part de la constatation de la diversité des coutumes, devient ensuite sceptique et arrive finalement à la reconnaissance de lautre. Au contraire, il part de la capacité de sétonner de soi-même, de ne pas confondre coutumes et raison, et cette stratégie ouvre la possibilité de voir et de reconnaître le différent comme faisant partie de lhumanité. Il ne sagit pas dune séquence logique de déroulement de la pensée, mais dun choix éthique qui rend possible un genre de la pensée.

Si Léry voit les Cannibales en ethnologue, Montaigne les voit en philosophe : il met au centre de tout, comme la fait Socrate, la connaissance de soi. Le doute, la critique et le refus des lieux communs sont les matières pour la construction dune idée dhumanité non seulement élargie vis-à-vis de son temps, mais aussi dépourvue de paradigmes ou de centres de référence. Nous pourrions nommer cette manière de penser un universalisme sans essence.

Telma de Souza Birchal

Université Fédérale de Minas Gerais, Brésil

1 Des versions antérieures de cet article ont été présentées au Colloque International « Découverte de lautre, rédecouverte de soi : limpact de la Nouvelle France et de la France Antartique sur la pensée française de Montaigne à Diderot » à lUniversité Laval à Québec (2012), dans le Groupe de Travail sur la Renaissance (ANPOF 2014, Campos do Jordão) et au Colloque « Montaigne et le scepticisme : nouvelles perspectives », à Lyon (2014). Je remercie les collègues pour les précieuses remarques et contributions faites à ces occasions. Ce travail a profité dune bourse de recherche du CNPq.

2 Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 89.

3 Lévi-Strauss, « En relisant Montaigne », Histoire de Lynx, Paris, Plon, 1991, p. 277-291. Antoine Compagnon présente une brève et lumineuse lecture de Lévi-Strauss dans son Chat en Poche. Montaigne et lAllégorie, Paris, Seuil, 1993, p. 40-45. Voir aussi larticle de Jean-François Dupeyron, « Montaigne anthropologue. Retour sur une idée courante », BSIAM, no 60-61, 2015, p. 41-63, dont jai pris connaissance après avoir écrit cet article, et où jai trouvé des idées convergentes avec celles que jexpose ici.

4 Lévi-Strauss, Tristes tropiques, p. 92.

5 Dupeyron appelle « rumeur » la représentation collective qui se forme à lépoque sur les Indiens du Nouveau Monde et y identifie une « rumeur savante » et une « rumeur populaire » (op. cit., p. 46).

6 « Entretien avec Claude Lévi-Strauss », propos recueillis par Dominique-Antoine Grisoni, in Jean de Léry, Histoire dun voyage faict en la terre du Brésil 1578, texte établi, présenté et annoté par Frank Lestringant, Paris, Le Livre de Poche, Librairie Générale Française, 1994, p. 6-11.

7 Jean de Léry, Histoire dun voyage faict en la terre du Brésil, p. 234.

8 « Entretien avec Claude Lévi-Strauss », p. 10-11.

9 Voir le chapitre xvi qui dès son titre – « Ce quon peut appeler religion entre les sauvages Ameriquains : des erreurs, où certains abuseurs quils ont entreux, nommez Caraibes les detiennent : et de la grande ignorance de Dieu où ils sont plongez » – suggère que les croyances qui existent chez les Cannibales ne constituent pas à proprement parler une religion (Léry, op. cit., p. 377).

10 Montaigne remarque un phénomène semblable chez Tacite : « Que ses narrations soient naïves et droites, il se pourrait à ladventure argumenter de ceci même quelles ne sappliquent pas toujours exactement aux conclusions de ses jugements, lequels il suit selon la pente quil a prise, souvent outre la matière quil nous montre, laquelle il na daigné incliner dun seul air » III, 8, 231/941, Montaigne, Les Essais, édition dEmmanuel Naya, Delphine Reguig et Alexandre Tarrête, Paris, Gallimard, 2009-2012. Les citations des Essais sont faites à partir de cette édition dont les références sont notées entre parenthèses dans le texte ci-dessus et suivies des numéros des pages dans lédition Pierre Villey (Paris, PUF, 1988).

11 Montaigne déclare quil se soucie de donner à son lecteur une représentation fidèle des Indiens et que pour cela il cherche les sources à son avis les plus fiables, comme les gens simples qui ont eu une expérience directe des peuples du Brésil. Cependant létude des sources du texte montre quen fait, il considère diverses sources livresques et que limage du Cannibale est, dans les Essais, une reconstitution littéraire et philosophique (voir, entre autres, Gérard Defaux, Marot, Rabelais, Montaigne. Lécriture comme présence, Paris, Genève, Champion-Slatkine, 1987). En plus, des études historiques, comme celle de Philippe Desan, montrent que la narration de la rencontre avec les Cannibales nest pas du tout exacte mais modifiée selon lexpérience politique de lauteur : la rencontre ne sest pas passée à Rouen, comme décrit dans « Des Cannibales », mais à Bordeaux, quelques années après. Voir le chapitre « Tesmoing mes Cannibales », où lauteur fait une discussion détaillée des possibles rencontres de Montaigne avec les Brésiliens et aussi des motifs de son silence à propos du rencontre passé à Bordeaux en 1565 (Philippe Desan, Montaigne : une biographie politique, Paris, Odile Jacob, 2014, p. 169-194). Bref : « Les Cannibales sont avant tout le résultat dun travail de l´imagination et leur existence est certainement plus symbolique que réelle pour Montaigne » (p. 194). Ces démarches ne sont sûrement pas ni des procès inconscients ni des ruses pour tromper le lecteur. Il faut se souvenir que Montaigne place, dès le début du chapitre, une déclaration qui jette une ombre sceptique sur tout travail de représentation : « Jai peur que nous ayons les yeux plus grands que le ventre, et plus de curiosité, que nous navons de capacité. Nous embrassons tout, mais nous nétreignons que du vent » (Les Essais, I, 31, 393/202).

12 Lévi-Strauss, op. cit., p. 277-278.

13 Ibid., p. 288-291.

14 Ibid., p. 280.

15 À propos de Montaigne lecteur de Léry voir A. Compagnon, Chat en Poche, p. 110-121. Pour une discussion de léloge fait par Lévi-Strauss à Montaigne comme ethnologue, voir Dupeyron, op. cit.

16 « Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux regles de la raison [] » (Les Essais, I, 31, 404/210).

17 « [] il ny a rien de barbare et de sauvage [] sinon que chacun appelle barbarie ce que nest pas de son usage » (Ibid., 396/205).

18 Lévi-Strauss, op. cit., p. 280-281.

19 Ibid., p. 281.

20 « Jappelle toujours raison cette apparence de discours que chacun forge en soi : cette raison, de la condition de laquelle, il y en peut avoir cent contraires autour dun même sujet, cest un instrument de plomb, et de cire, allongeable, ployable, et accommodable à tous biais et à toutes mesures : il ne reste que la suffisance de le sçavoir contourner » (Les Essais, II, 12, 342/565).

21 Les coutumes ont le pouvoir dapprivoiser la raison, selon les premiers paragraphes de « De la coutume et de ne changer aisément une loi reçue ».

22 Voir, par exemple, quelques prescriptions pour lélargissement de perspective dans « De linstitution des enfants ».

23 Voir, à ce propos, Luis Alves Eva, A figura do filósofo : ceticismo e subjetividade em Montaigne, São Paulo, Edições Loyola, 2007, p. 149. Nous devons aussi remarquer que Montaigne inscrit la raison dans le cadre de la nature : elle nest pas au-delà des changements et des instabilités du corps et de lâme.

24 « Je ne suis pas marri, que nous remarquons lhorreur barbaresque, quil y a en une telle action, mais oui bien de quoi jugeants bien de leurs fautes nous soyons si aveuglés aux nôtres. Je pense quil y a plus de barbarie [] » (Les Essais, I, 31, 403/209).

25 La maxime « chacun doit suivre les usages de son pays » a toute une autre portée, plus pragmatique, et nexige pas que nous affirmions aussi léquivalence des coutumes. Son analyse exigerait dautres considérations que nous ne pouvons pas faire ici.

26 F. Lestringant, Le Brésil de Montaigne, Paris, éditions Chandeigne, 2005, p. 16.

27 Au-delà de la capacité de faire des « discours », ou de ce que nous avons appelé ici le premier sens de la raison, Montaigne attribue aux Cannibales aussi le deuxième sens de raison, soit la capacité dauto-critique : « Et afin quon ne pense point que tout ceci se fasse par une simple et servile obligation à leur usance, et par limpression de lautorité de leur ancienne coutume, sans discours et sans jugement, et pour avoir une âme si stupide, que de ne pouvoir prendre autre parti, il faut alléguer quelques traces de leur suffisance » (I, 31, 409/213). Nous ne pouvons pas développer ici toutes les implications de cette démarche, mais il faut au moins observer que mettre ses opinions et croyances à distance est essentielle pour vraiment entrer dans une « conférence ». Voir encore une fois Compagnon, Chat en poche, p. 115-120.

28 Lévi-Strauss, op. cit., p. 281.

29 Lévi-Strauss, op. cit., p. 284.

30 Ibid., p. 288.

31 Ibid., p. 31.