La place de l’erreur dans la philosophie de Montaigne
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2016 – 1, n° 63. varia - Auteur : Llinàs Begon (Joan Lluís)
- Pages : 135 à 147
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
La place de l’erreur
dans la philosophie de Montaigne
Dans cet écrit, je veux aborder la question de la place de l’erreur dans la philosophie de Montaigne. Cela suppose qu’il existe quelque chose qu’on peut appeler « philosophie de Montaigne ». Mais pour aborder de façon adéquate cette question il faut, premièrement, que nous nous demandions quel usage est fait du mot « philosophie » dans les Essais et quelle place occupe l’erreur dans cet usage. Ainsi, je vais diviser le texte en quatre petites parties : premièrement, je vais parler de la manière dont Montaigne utilise le mot « Philosophie » dans les Essais ; dans les deuxième et troisième parties, j’essaierai de préciser ce que veut dire l’erreur dans l’usage que Montaigne fait du mot « philosophie ». Finalement, j’aborderai la question du sens que revêt l’erreur dans la philosophie de Montaigne.
Qu’entend-on par « philosophie » ?
Commençons par une définition de dictionnaire. Selon la première édition du Dictionnaire de l’Académie française, publié en 1694, nous trouvons trois sens du mot philosophie. D’abord, philosophie est la science qui cherche à connaitre les choses par les causes et par leurs effets ; ensuite, philosophie est l’opinion de différentes sectes de philosophes ; enfin, philosophie se dit d’une certaine fermeté et élévation d’esprit. Au travers de ces différentes acceptions, le dictionnaire distingue entre philosophie chrétienne, celle qui est fondée sur les maximes du christianisme, et la philosophie naturelle, celle qui s’appuie sur les seules lumières naturelles. Une centaine d’années avant, ces différents sens du mot sont déjà présents.
Dans l’« Apologie de Raimond Sebond » (II, 12), la philosophie s’identifie aux sectes, aux diverses opinions que soutiennent les écoles sur le monde et sur l’homme. Cherchant à connaître les causes des choses, les philosophes se constituent en plusieurs sectes, les différentes opinions qu’elles forment font partie de notre univers culturel. La philosophie, pourtant, n’est pas seulement science naturelle, n’est pas non plus seulement une attitude intellectuelle de recherche de la vérité, mais elle est aussi philosophie morale, non pas doctrine sur la morale, mais attitude éthique, exigence de conformité entre la vie et les idées. Plus précisément, selon Stevens1, Montaigne utilise le mot « philosophie » en sept sens différents : écoles traditionnelles de philosophie ; théories métaphysiques de l’univers ; astronomie et cosmogonie ; spéculation concernant la nature et le monde ; les points de vue politiques d’un penseur ; comme un genre de poésie et critique de la vie ; comme recherche scientifique. Comme nous le voyons, les sens sont divers, mais ils s’inscrivent dans la division faite par le Dictionnaire de l’Académie, à l’exception de l’usage du mot « philosophie » comme philosophie chrétienne, car Montaigne conçoit la philosophie comme part de la tradition culturelle du monde ancien, résultat de l’usage de la seule lumière naturelle.
Mais au-delà de cette diversité de sens, pour ce qui nous intéresse, nous pouvons faire une simple division, à partir d’études classiques comme celles de Traverso ou de MacLean, entre une philosophie négative ou spéculative et une autre positive et en action2. Cette distinction, pour l’instant, ne fait que référence au jugement de Montaigne sur l’activité philosophique, laissons pour l’heure la question de savoir s’il s’agit d’une distinction morale ou d’une distinction d’effets.
La philosophie négative est celle qui est devenue logique et métaphysique, donnant lieu à des disputes grammaticales et à des prétentions
absurdes. Le début de III, 13, paraphrase du début de la Métaphysique d’Aristote, identifie la philosophie comme une activité fruit du désir de connaissance. L’idée de philosophie héritée d’Aristote a été celle d’un prétendu discours de vérités. Comme on le sait, « l’Apologie de Raimond Sebond » essaie de montrer la futilité de ce discours qui se prétend vrai. Montaigne accumule des exemples destinés à montrer l’absurdité ou la vanité de beaucoup d’affirmations faites par la philosophie qui se veut science des premières vérités. Un des arguments utilisés est celui de l’utilité de ces doctrines. Montaigne constate que la science ne nous fait pas éviter les maux (II, 12, 487a)3. La science nous montre continuellement ses limites, ce qui nous mène aux bras de l’ignorance (II, 12, 494a). La considération négative de la philosophie, donc, est due au manque d’utilité. Quand la science limite sa tâche à des questions pratiques, elle devient utile et elle ne mérite ni mépris ni ironie. En revanche, quand elle prétend tenir le registre des affaires divines (II, 12, 532-533), quand elle spécule et se montre capable de démontrer n’importe quoi, on se rend compte, finalement, qu’elle ne démontre rien, qu’elle est science spéculative réduite à une collection d’opinions.
Cette critique de la philosophie n’affecte pas seulement la philosophie comprise comme science naturelle, mais aussi la philosophie comme éthique, comme discipline qui s’occupe de la conduite de notre vie, qui règle les mœurs des hommes (« De la modération », I, 30,198). C’est une science qui, dans ce sens, se mêle de tout, et que Montaigne ne voit pas d’un mauvais œil, justement parce qu’elle peut être utile à la vie de l’homme. Mais en tant que science, elle est discours, et en tant que discours, elle peut tomber dans la spéculation dont nous parlions. Ainsi, la philosophie morale ne peut pas prétendre conclure définitivement, ni prétendre atteindre une vérité, et quand elle agit ainsi, elle s’éloigne des faits, de la vie humaine, et elle montre aussi son inutilité. Le discours philosophique sur l’amitié, par exemple, ne peut pas s’égaler au fait de vivre une amitié authentique (« De l’amitié », I, 28, 192a), et le courage de Caton est supérieur à ce que peut dire la philosophie (« Toutes choses ont leur saison », II, 28, 703a). Il faut donc éviter la « philosophie
ostentatrice et parlière » et chercher la « vraie et naïve philosophie » (« De la solitude », I, 39, 248a), la philosophie morale mais connectée à la vie.
Mais précisons, premièrement, en quoi consiste l’erreur de cette philosophie négative.
Qu’entend-on par « erreur philosophique » ?
Le mot « erreur » apparait 38 fois dans les Essais, et son pluriel « erreurs » 20 fois. Souvent, « erreur » est utilisé comme antonyme de « vérité » (« La vérité n’est jamais matière d’erreur », « De l’exercitation », II, 6, 379c) car si on se trompe, si nous détectons une erreur, c’est parce qu’on suppose ce qui est correct. Donc, pour pouvoir parler d’erreur philosophique, nous devons préciser le sens que Montaigne donne à « vérité » dans chaque usage du mot « erreur ». Revenons à « l’Apologie », où la critique à la philosophie est plus marquée. Le premier passage que je veux relever est en II, 12, 498a, où Montaigne lie l’erreur à la curiosité humaine, à la recherche de science et sagesse. Dans ce passage, l’erreur est opposée à « l’école de vérité » de la chrétienté. Il s’agit, dans ce contexte, de montrer comment la science ne mène pas à la vérité divine, de montrer qu’elle est le produit de l’orgueil humain. L’erreur de la philosophie, ainsi, apparaît comme une erreur essentielle et en quelque sorte inévitable, car la curiosité est « un mal naturel et originel en l’homme ».
La philosophie, dans la mesure où elle est le résultat le plus osé de cette curiosité, nous mène d’entrée à l’erreur, car la vérité n’est pas à la portée de l’homme, son accès suppose, en tout cas, de se laisser « mener et conduire par la main d’autrui ». Remarquons que cette curiosité mène à la recherche des vérités, à la prétention de connaître la vérité du monde, et en conséquence au scepticisme ; mais elle mène aussi à la prétention de se connaitre.
Dans le même sens, nous trouvons cet autre passage de II, 12, 518c où Montaigne parle de l’erreur que commettent les philosophes en parlant des dieux et de ce qui se passe après la mort, erreur commise aussi par les chrétiens et par d’autres religions. La vérité, ici, n’est pas accessible
à l’être humain, et tout discours sur ce sujet reste sur le terrain de la spéculation et de l’opinion, or l’erreur consiste précisément à vouloir construire un discours de vérité quand, constitutivement, l’homme ne peut pas disposer d’un tel discours. Tout discours concernant la divinité est erronée d’entrée, car par définition, Dieu échappe à la mesure humaine, et en faisant un discours sur Lui nous le ramenons à notre mesure (II, 12, 528a ; I, 27 « C’est folie de rapporter le vrai et le faux à notre suffisance »). Il s’agit de ce que, quelques pages avant, Montaigne avait appelé « erreurs de l’humaine fantaisie » (II, 12, 504b), erreurs de l’imagination, erreurs constitutives de l’être humain, ce qui nous mène, comme l’attitude la plus honnête, au scepticisme. Le scepticisme est la conséquence logique de ne pas posséder un niveau supérieur à l’imagination qui puisse établir avec efficacité la vérité et la fausseté de ses représentations. L’absence de ce niveau supérieur et, donc, la conviction de l’existence de cette erreur philosophique de base sont montrées par Montaigne quand il s’occupe des outils humains de connaissance. Ainsi, les philosophes font profession de ne pas recevoir ni approuver rien qui ne vienne par la voie de la raison et ils prétendent que la raison peut tout, mais celle-ci se montre pleine de fausseté, d’erreur, de faiblesse et de défaillance (II, 12, 541a). Et l’autre outil humain de connaissance, les sens, est aussi source d’erreurs, celles-ci quotidiennes, ce qui les rend inaptes à nous donner des connaissances solides (II, 12, 592a).
L’erreur philosophique, donc, est une erreur inévitable mais indésirable. Comme Kant l’affirmera deux siècles plus tard, la métaphysique est inhérente l’humanité, quelque chose de naturel d’une certaine manière. Comme nous ne pouvons pas éviter la curiosité humaine, la science est un produit de la nature humaine. Quand cette curiosité se joint à l’orgueil, il se produit l’erreur de croire que nous pouvons construire une philosophie qui nous donne à connaître les premières causes et les premiers principes. Ce double moment de constitution et d’erreur de la philosophie permet de sauver la philosophie comme activité. Premièrement, en tant qu’activité inévitable, il nous faut accepter l’existence de ces discours sur les premières causes comme un produit de notre culture, mais en les considérant comme des opinions qui, éventuellement, peuvent nous être utiles. Secondement, si elle est inévitable, la philosophie doit tâcher de réfléchir à ce que nous être le plus utile. De la même façon que la science est une bonne chose si elle s’occupe de questions pratiques, la
philosophie est convenable si, au lieu de s’occuper des premières causes et des choses divines et ultra-mondaines, dont il est difficile de trouver l’utilité que cela peut avoir, elle s’occupe de réfléchir sur notre vie. C’est cette philosophie qui intéresse Montaigne, et c’est cette philosophie qu’il considère comme fondamentale pour l’éducation de l’enfant.
L’utilité de la philosophie
Si dans « l’Apologie » la philosophie est rejetée, dans « De l’institution des enfans » (I, 26) elle est défendue comme une discipline essentielle à la formation de l’enfant. La première fois que dans ce chapitre apparaît le mot philosophie, c’est dans un ajout c où Montaigne, suivant Platon, identifie la « vraie philosophie » avec la fermeté, la foi et la sincérité (I, 26, 152c), une philosophie, donc, comme forme de vie, comme adoption de certaines qualités morales. C’est pour cela que l’histoire est l’anatomie de la philosophie, car elle est le lieu où nous pouvons trouver des histoires humaines, histoires auxquelles on peut appliquer notre jugement pour réfléchir sur notre vie. Les discours de la philosophie, donc, peuvent être autre chose qu’inanité s’ils convergent vers la signification de l’existence humaine, et ce sont les discours que Montaigne recommande d’enseigner à l’enfant :
on luy dira que c’est que savoir et ignorer, qui doit être le but de l’étude, que c’est que vaillance, temperance et justice, ce qu’il y a à dire entre l’ambition et l’avarice, la servitude et la subjection, la licence et la liberté… les premiers discours de quoi on lui doit abreuver l’entendement, ce doivent être ceux qui règlent ses mœurs et son sens, qui lui apprendront à se connaitre, et à savoir bien mourir et bien vivre4.
La philosophie, dans ce sens, est une medicina mentis, car si elle se loge dans l’âme elle la rend saine et par suite l’homme sain tout entier (I, 26, 161a). Le but de la philosophie est de nous instruire à vivre, et c’est pour cela qu’on doit l’enseigner aux enfants (I, 26, 163a), parce qu’elle est formatrice des jugements (I, 26, 164a). La philosophie, donc,
rend possible une conduite intégrée au sujet, une conduite reflet de la pensée du sujet, de façon qu’il réalise une action parce qu’il se reconnaît lui-même dans son idée de cette action. Remarquons qu’il s’agit du même objectif que celui de la philosophie spéculative, mais que la philosophie que Montaigne valorise n’est pas la scientia, mais celle qui se développe sur un fond de scepticisme5, celle qui produit une recherche qui n’a pas d’autre autorité que celle du sujet sur lui-même.
Dans ce contexte, que signifie l’erreur philosophique ? Bien entendu, le premier genre d’erreur philosophique dont nous avons parlé reste toujours possible, si nous oublions que le discours philosophique est toujours une opinion, et qu’il ne peut pas donner des règles définitives à l’esprit humain. Mais si, par contre, le discours philosophique reste toujours un discours qui sert à la formation du jugement, si ce n’est pas un discours qui prétend à la Vérité, alors de quelle façon pouvons-nous parler d’erreur ? Je veux remarquer la fin d’un long passage sur la fréquentation du monde qu’on trouve dans de « De l’institution des enfans » :
(a) A qui il gresle sur la teste, tout l’hemisphere semble estre en tempeste et orage. Et disoit le Savoïart que, si ce sot de Roy de France eut sceu bien conduire sa fortune, il estoit homme pour devenir maistre d’hostel de son Duc. Son imagination ne concevoit autre plus eslevée grandeur que celle de son maistre. (c) Nous sommes insensiblement tous en cette erreur : erreur de grande suite et prejudice6.
Quel genre d’erreur Montaigne dénonce-t-il ? Il s’agit d’une erreur de jugement, de prendre une partie pour le tout, de considérer que ce qui se passe près de nous est extensible à tout l’univers. L’erreur consiste à ne pas tenir compte de la diversité (due à son immensité) du monde, et en conséquence de ne pas relativiser les biens et les maux. Il ne s’agit pas d’une erreur philosophique du premier genre, où l’erreur s’oppose à une vérité essentielle, il s’agit d’une opinion de Montaigne, qui juge comme une erreur une façon de considérer les choses, et il apporte pour cela divers arguments. Ainsi, l’erreur de jugement s’oppose à une autre vérité, une vérité en minuscules, une vérité résultat de ce qu’un sujet – dans notre cas Montaigne – convainc un autre – le lecteur – du
bien-fondé de sa position7. La valeur de la philosophie passe donc par la rhétorique, comprise non comme un discours vide, mais comme un discours voué à produire des effets sur la vie. Dans ce passage, l’erreur, pour Montaigne, est due à une mauvaise application du jugement. Il s’agit donc d’une erreur de procédé, de ne pas distinguer de façon adéquate la portée d’application de notre jugement. Le prêtre qui argumente l’ire de Dieu quand les vignes gèlent dans son village commet ce genre d’erreur, en faisant un jugement qui est fondé au-delà de l’expérience directe, c’est-à-dire un jugement qui se prétend universel mais qui est fondé sur une expérience particulière.
Nous trouvons une situation semblable au début de « Du jeune Caton » (I, 37, 229a), où Montaigne affirme « je n’ay point cette erreur commune de juger d’un autre selon que je suis ». Nous nous trouvons là avec un jugement lié à une attitude, mais une attitude, comme la continuation de la couche (a) nous permet de le voir, qui est considérée comme positive dans la mesure où elle facilite le jugement réglé. L’erreur, donc, ne s’oppose pas à une vérité essentielle, mais à une façon de voir les choses qui rend possible un jugement réglé. Dans le même sens, nous trouvons dans « De l’art de conferer » une affirmation comme « la plus universelle et commune erreur des hommes » (III, 8, 929b), celle de croire que notre entendement possède la juste mesure des choses. C’est ce que signifie voir la paille dans l’œil du voisin, mais jamais la poutre dans le sien propre. Montaigne développe cette question juste après ce fameux passage :
L’agitation et la chasse est proprement de nostre gibier : nous ne sommes pas excusables de la conduire mal et impertinemment ; de faillir à la prise, c’est autre chose. Car nous sommes nais à quester la vérité ; il appartient de la posseder à une plus grande puissance. Elle n’est pas, comme disoit Democritus, cachée dans les fons des abismes, mais plustost eslevée en hauteur infinie en la cognoissance divine8.
Nous n’avons pas accès à la vérité, mais nous ne pouvons pas éviter de la chercher, ni d’user du concept. Dans ce sens, deux usages se dégagent. D’un côté, des vérités partielles, qui ont à voir avec les faits particuliers.
Cet usage du mot ne nous intéresse pas ici9. D’un autre, la vérité personnelle, l’opinion, dont le danger est de croire qu’il s’agit vraiment d’une vérité. C’est contre cette tendance que Montaigne lutte, contre l’erreur de croire que notre jugement est toujours le bon jugement, le jugement qui trouve ce qui est malsain aux autres sans se rendre compte qu’il peut être lui-même malsain. Mais, notons cela une fois de plus, l’erreur n’est pas seulement l’erreur philosophique élémentaire produite par l’inaccessibilité à la vérité, mais c’est aussi une erreur philosophique du point de vue éthique, car il s’agit d’une affirmation (croyance, opinion) qui donne lieu à un dérèglement du jugement.
La présence de l’erreur
dans la philosophie de Montaigne
L’erreur de ce genre, donc, est une erreur qui se trouve dans l’homme, qui affecte son âme. Dans « De la praesumption », Montaigne parle d’une erreur d’âme (II, 17, 633c), c’est-à-dire, d’un défaut de jugement. Ce défaut – rabaisser le prix des choses qu’il possède et rehausser celles qui lui sont étrangères – n’est pas tant une erreur du point de vue de la correspondance avec une réalité, qu’une façon de voir les choses que le sujet, en s’analysant, perçoit comme négative. C’est, remarquons-le, une perception relative, une perception du sujet, car la première erreur de jugement de tous, aussi présente quand l’homme se retourne vers lui-même, est de juger dans une perspective universelle et non particulière. Le moi est aussi ses circonstances. Ainsi, toute application de mon jugement au-delà du moi et de mes circonstances est un jugement erroné, non du point de vue de contenu, mais du point de vue du procédé : nous voulons juger sur des choses qui vont au-delà de l’expérience que nous avons. Dans ce sens, l’erreur du jugement n’est pas guère éloignée chez Montaigne et chez Descartes, car pour ce dernier l’erreur survient parce que la volonté prétend juger sur des choses qui sont au-delà de la perception directe du sujet.
Quand c’est l’homme qui se juge lui-même, en particulier, l’erreur prend la signification de défaut. Ainsi, au début de « De l’art de conférer », Montaigne parle de ses erreurs, qui seront bientôt « naturelles et incorrigibles » (III, 8, 921b), et il justifie l’écriture de soi parce qu’elle permettra au lecteur d’éviter ses défauts. Ce genre d’erreur, donc, apparaît avec l’étude de soi. Nous rentrons donc sur un autre terrain. Jusqu’à présent nous avons parlé de deux genres d’erreur philosophique : celle qui se produit par l’impossibilité d’accéder à la vérité, liée à la conception négative de la philosophie ; et celle qui se produit quand nous exerçons notre jugement dans un cadre éthique de formation de l’homme, liée à la conception positive de la philosophie. Mais si nous adoptons la perspective de considérer les Essais comme un livre de philosophie, alors la philosophie de Montaigne a à voir avec le projet de peinture du moi annoncé au lecteur au début de l’ouvrage. Et il apparaît un autre genre d’erreur, celle qui survient parce qu’à un moment donné nous jugeons d’une façon qui, à l’avenir, s’avèrera inefficace, c’est-à-dire un jugement qui, cherchant des résultats pratiques, peut mener à des résultats indésirables. Mais il s’agit d’une erreur qui participe au procès de formation de l’homme, car quand nous jugeons nous exerçons notre faculté de juger et quand nous nous trompons nous apprenons des choses neuves sur nous-mêmes. Voici une des raisons pour lesquelles Montaigne n’aime pas le repentir.
Mais pour mieux préciser la présence de l’erreur dans la philosophie de Montaigne, je veux m’arrêter sur le dernier chapitre des Essais. « De l’experience » peut être vu comme l’alternative philosophique de Montaigne à la métaphysique aristotélicienne. En partant des mêmes mots que la Métaphysique d’Aristote, Montaigne arrive à des conclusions assez différentes, en s’occupant in extenso de l’expérience, après d’avoir dédié beaucoup de pages de « l’Apologie » à montrer l’incapacité de la raison à atteindre la connaissance. Par l’analyse du fonctionnement des lois, Montaigne essaie de montrer la vanité de vouloir réduire la diversité à des formes abstraites et rigides, de vouloir encadrer la dissemblance dans la régularité. La conclusion de toute cette première partie conduit à montrer que sur ce fond de scepticisme, auquel nous arrivons à partir de l’analyse de nos outils de connaissance, nous pouvons quand même aller au-delà et proposer une philosophie en conséquence. Voyons ce fameux passage :
Quel que soit donq le fruict que nous pouvons avoir de l’experience, à peine servira beaucoup à notre institution celle que nous tirons des exemples estrangers, si nous faisons si mal nostre proffict, de celle que nous avons de nous mesme, qui nous est plus familiere, et certes suffisante à nous instruire de ce qu’il nous faut.
Je m’estudie plus qu’autre subject. C’est ma metaphisique, c’est ma phisique10.
Ce que je veux remarquer, premièrement, c’est que l’expérience n’est pas jugée selon l’acquis de la vérité, mais selon le fruit qu’elle nous offre ; deuxièmement, que le fruit de l’expérience n’est pas évalué selon la connaissance qu’elle nous fournit, mais selon le profit que nous en obtenons pour notre instruction. L’expérience, donc, a un but éducatif, et c’est dans ce même sens que, dans « De l’institution des enfans », Montaigne demande pour l’enfant qui doit être éduqué d’avoir des yeux pour tout, une attention à n’importe quelle expérience quotidienne, « une honnête curiosité de s’enquérir de toutes choses » (I, 26, 156a) ; troisièmement, que si le but est de nous instruire, l’expérience la plus utile c’est celle que nous avons de nous-mêmes. Dans « De l’institution des enfans », l’accent est mis sur l’expérience des exemples étrangers, parce qu’il s’agit de former le jugement de l’enfant, pour que, finalement, il soit capable de le régler. L’adulte qui a déjà appris à exercer son jugement se trouve en disposition de chercher la meilleure voie pour arriver à le régler. Et cette voie, cette philosophie, ne peut pas consister en une simple étude du monde, mais en une étude de soi-même en tant que sujet de l’expérience et sujet qui habite le monde et qui cherche la meilleure façon de s’y placer. L’étude de soi, donc, remplace la métaphysique et la physique classiques, parce que celles-ci ne servent guère à la vie de l’homme. Le critère, donc, est d’utilité, mais d’utilité particulière. Montaigne philosophe ne peut pas enseigner des contenus normatifs, il ne peut que montrer ce que c’est que, pour lui, penser de façon correcte, c’est-à-dire appliquer correctement le jugement en partant de soi-même comme objet d’étude. De nouveau, Montaigne et Descartes sont très proches du point de vue formel.
Si la philosophie de Montaigne consiste en l’étude de soi pour mieux se régler, nous devons nous demander maintenant s’il y de la place pour l’erreur dans cette philosophie. Comprise comme métaphysique en sens
classique, l’étude du moi est aussi vaine que n’importe quelle autre. Et c’est pour cela que l’essai s’impose comme une nouvelle forme qui surpasse la philosophie dogmatique. Montaigne le déclare au début de « Du repentir » : « Je ne puis assurer mon objet » (III, 2, 805b). Le moi n’est donc pas objet d’une connaissance claire et distincte11, ou, comme l’explique bien André Tournon, « l’expérience que j’ai de moi » ne s’oppose pas à « celle que nous tirons des exemples étrangers » parce qu’elle fournit des données plus sûres pour fonder des conclusions générales ; elle s’y oppose en ce qu’elle confère au sujet seul la responsabilité et les moyens de se faire sage12. Reconnaissons avec André Tournon que « De l’expérience » n’a pas un objet gnoséologique (la distinction entre deux modes de connaissance empirique), mais a pour objet deux modes de régulation de l’existence (selon l’extériorité ou selon le jugement attentif du sujet sur lui-même). Il n’est pas question de choisir entre deux modes d’expérience en raison de la plus grande vérité de l’une d’elles, car si on fait ainsi on retombera dans l’erreur philosophique dont nous parlions à l’instant. Se connaitre, donc, est une expression qui doit être nuancée, car, comme Montaigne le reconnaît à la fin de « De la vanité », il s’agit d’un commandement paradoxal (III, 9, 1001b), car c’est une connaissance de l’ignorance ; mais c’est quand même un commandement utile dans la mesure où en faisant cela le sujet devient capable de mieux se régler lui-même. Ceci dit, l’erreur de la compréhension de soi est toujours présente, car nous n’avons pas les moyens pour établir la vérité sur nous-mêmes. Mais si nous remplaçons la connaissance de soi par la conscience de soi, l’erreur n’est plus une question importante. La conscience de soi se valide par son utilité, et c’est dans ce sens que Montaigne affirme, en parlant de la santé corporelle, que « personne ne peut fournir d’experience plus utile que moy » (III, 13, 1079b). Utilité pour lui-même, et aussi utilité pour le lecteur, utilité parce que Montaigne a pu mieux se régler avec cette expérience. Mais comment garantir que cette voie, choisie par Montaigne, est la meilleure ? De la même façon que nous n’avons pas de critère objectif pour atteindre la vérité, nous n’en avons pas pour décider quelle est la meilleure voie pour conduire notre propre vie. L’utilité est toujours subjective, et c’est pour cela que
Montaigne ne peut pas former, mais seulement montrer. Il peut offrir son étude de lui-même comme une expérience pour autrui, mais c’est finalement le lecteur qui décide.
Résumons. Nous pouvons parler d’erreur philosophique en trois sens :
a) Erreur due à la prétention d’atteindre la vérité, erreur de la philosophie spéculative.
b) Erreur de procédé du jugement, erreur de toute philosophie, quand elle prétend aller au-delà de l’expérience particulière.
c) Erreur de reconnaissance du jugement, nous détectons les effets non désirés de jugements antérieurs, erreur même nécessaire pour la formation de l’homme.
Pour finir, une petite réflexion. Si la philosophie de Montaigne se développe comme une forme de vie, et se présente comme un ensemble d’opinions, au-delà de l’erreur constitutive de toute opinion, cette philosophie ne peut pas être fausse. Elle se présente comme un exemple de forme de vie, à prendre ou à rejeter par le lecteur. De nouveau, Montaigne et Descartes se rapprochent, au moins formellement. Aussi la lecture des Essais et celle du Discours de la méthode montrent-elles une expérience qui n’est pas normative en soi, mais qui peut être normative dans la mesure où le lecteur la reconnaît comme normative par un impératif qu’il se donne lui-même. Alors, L’expérience de Montaigne n’est pas une vérité qui s’hérite, mais un exemple de vie et de savoir que le lecteur peut aspirer à atteindre par lui-même. Comprise ainsi, il y a une place pour l’erreur dans la philosophie de Montaigne, celle qui se produit quand en parlant nous trompons autrui et quand nous ne sommes pas fidèles à nous-mêmes. Mais tout de même, pour le lecteur qui lit les Essais, il n’y a pas d’erreur s’il prend le livre comme une expérience pour mieux régler sa vie.
Joan Lluís Llinàs
Université des Iles Baléares
1 L. Stevens, « The meaning of “Philosophy” in the Essais of Montaigne », Studies in Philology, 1965, p. 147-154.
2 E. Traverso, « La fonction de la recherche philosophique dans les Essais de Michel de Montaigne », Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, vol. 5, nº 1-2, 1973, p. 25-38 ; I. MacLean, « “Le païs au delà” : Montaigne and philosophical speculation », dans McFarlane & Maclean (eds.), Montaigne. Essays in memory of Richard Sayce, Oxford, Clarendon Press, 1982, p. 101-132. Comme l’a bien signalé MacLean, nous pouvons distinguer dans les Essais entre une philosophie spéculative (métaphysique, cherchant les causes, universelle, fruit de l’art, futile), c’est-à-dire, négative, et une autre en action (éthique, occupé des choses, particulière, fruit de la nature, utile), c’est-à-dire, positive.
3 Les références aux Essais se font dans l’édition de de P. Villey, Montaigne, Les Essais, Paris, PUF, 1965, en indiquant livre, chapitre, page, et strate.
4 I, 26, p. 138-139a.
5 Voir B. Sève, Montaigne, des règles pour l’esprit, Paris, PUF, 2007.
6 I, 26, p. 157.
7 Voir l’entrée « Vérité », par Philippe Desan, du Dictionnaire de Michel de Montaigne, P. Desan (ed.), Paris, Honoré Champion, 2004.
8 III, 8, p. 929b.
9 Même qu’il y a des erreurs de ce genre très pernicieux, comme celui commis par les médecins quand ils donnent ses prescriptions (« De la ressemblence des enfans aux peres », II, 37, 773a).
10 III, 13, 1072b.
11 Voir J.-Y. Pouilloux, « Un commandement paradoxe », Poésie, no 83, 1998, p. 107-117.
12 A. Tournon, « “J’ordonne à mon âme…” Structure d’essai dans le chapitre De l’experience », L’Information littéraire, 1986, p. 54-60.
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- ISBN : 978-2-406-06087-1
- EAN : 9782406060871
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06087-1.p.0135
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/08/2016
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français