De l’erreur Entre épistémologie et morale
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2016 – 1, n° 63. varia - Auteur : Panichi (Nicola)
- Pages : 149 à 163
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
De l’erreur
Entre épistémologie et morale
Erreur est un mot presque absent du vocabulaire montaignien (en effet on enregistre peu d’occurrences). La raison est apparemment simple. On peut parler d’erreur comme décalage d’une vérité gnoséologique ou morale (« La verité n’est jamais matiere d’erreur1 »), d’une orthodoxie religieuse (« L’erreur du paganisme, et l’ignorance de notre sainte verité2… » ; ou bien : « … erreurs de la mescreance3 »). Mais quelle vérité, quelle orthodoxie chez Montaigne ? D’où peut-elle naître l’erreur sans une solide et ferme définition partagée de vérité ou d’orthodoxie ? Montaigne nous le rappelle :
Si l’homme ne se connoit, comment connoit il ses fonctions et ses forces ? Il n’est pas, à l’avanture, que quelque notice veritable ne loge chez nous, mais c’est par hazard. Et d’autant que par mesme voye, mesme façon et conduite, les erreurs se reçoivent en nostre ame, elle n’a pas dequoy les distinguer, ny dequoy choisir la verité du mensonge4.
Le problème est envisagé par le Bordelais par ainsi dire obliquement et se concentre sur deux pôles, l’un de nature épistémologique, l’autre morale. Avec des nuances et des renvois de poids. Le premier pôle se catalyse sur le concept de science et de méthode, le deuxième sur l’instance éthique. Mais un décalage supplémentaire se produit aussi du plan gnoséologique au plan moral : « ils osent appeler erreur chose à quoy nature mesme nous achemine5 ».
Montaigne semble avoir au moins une certitude : l’erreur nait de l’incapacité de confesser notre ignorance qui est a fortiori le visage authentique de la science. Et justement sur le problème de la science Montaigne ouvre notamment son Apologie de Raymond Sebond : « C’est, à la vérité, une très utile et grande partie que la science, ceux qui la mesprisent, tesmoignent assez leur bestise6 ». Une amorce complétée et « corrigée » tout de suite après, avec la conscience du risque de la concession rhétorique :
mais je n’estime pas pourtant sa valeur jusques à cette mesure extreme qu’aucuns luy attribuent, comme Herillus le philosophe, qui logeoit en elle le souverain bien et tenoit qu’il fut en elle de nous rendre sages et contens : ce que je ne croy pas, ni ce que d’autres ont dict, que la science est mere de toute vertu, et que tout vice est produit par l’ignorance7.
La rectification, en réalité, est un relevé des comptes des topiques de la philosophie latine et grecque : tandis que la référence à Herillus, stoïcien et disciple de Zénon, avec son identification de la science au souverain bien, est tirée de Diogène Laërce8 et relancée par Cicéron9. L’idée que la science est mère de la vertu et l’ignorance du vice répond à un socratisme de manière dans sa reprise de matrice platonico-plutarchéenne à la Renaissance. L’idée du philosophe stoïque rapporté dans les Vitae s’inscrit dans ce sillage :
Hérillus disait que le principal bien était la connaissance, à savoir orienter soi-même en sorte qu’on réfère toute chose au principe du vivre selon connaissance et de telle façon de n’être pas induit en erreur par l’ignorance.
Ignorance. Mais quel type d’ignorance ?
À bien y voir dans l’incipit l’annonce n’est pas entachée mais confirmée par le jeu rhétorique des renvois et des exempla, tandis que le cœur palpitant de la position montaignienne ne s’atteste pas dans la négation de la valeur de la science, mais par la prise d’une épistémologie forte, le danger dogmatique de la mesure extrême, en conformité avec l’adoption d’une perspective sceptique. En outre, la deuxième partie la
phrase (mais…) en arrachant l’adhésion inconditionnée à deux points de vue possibles face à la question, introduit le non-dit d’une position qui apparaîtra avec le procédé argumentatif habituel, en II, 12 et en d’autres chapitres, avec des résultats plus ou moins homogènes. Le début, donc, est instructif car il introduit tout de suite le thème sous le signe de l’ambivalence et de la complexité ; mais il exclut quelques positions historiques modales concernant le problème de la science et de son statut. Déjà dans une couche (texte A) de I, 25, en analysant les résultats néfastes du pédantisme, Montaigne remarque « que ce mal vien[t] de leur [des savants, philosophes et hommes de science] mauvaise façon de se prendre aux sciences : Et qu’à la mode dequoy nous sommes instruits10 », d’un mauvais concept de science et d’une méthode abstraite et incohérente : « Il falloit s’enquerir qui est mieux sçavant, non qui est plus sçavant11 ».
Combien d’idoles ?
Dans leur ensemble, les Essais enregistrent 255 occurrences de science au singulier, 38 au pluriel, contre les 38 d’erreur au singulier et au pluriel. Une valeur moyenne, mais indicatrice de l’attitude composite que le philosophe lui attribue aussi en raison de l’ambivalence critique et structurelle qui connote la nature de l’œuvre du Bordelais. Elle est caractérisée d’un côté, de la tentative d’une esquisse de pensée scientifique – dans un texte « classique » sur Montaigne et Bacon12, Villey y lit une ébauche de prolegomena d’une idée de science centrée sur l’empirie et la méthode expérimentale telles qu’elles seront conçues par Bacon – et de l’autre par une méfiance envers les savants et les sciences de l’époque (médecine, géométrie, astronomie, alchimie…).
Un long morceau, entre autres, tiré du chapitre La ressemblance des peres aux enfans synthétise le status quaestionis :
La plus part, et, ce croy-je, plus des deux tiers des vertus medecinales, consistent en la quinte essence ou proprieté occulte des simples, de laquelle nous ne pouvons avoir autre instruction que l’usage, car quinte essence n’est autre chose qu’une qualité de laquelle par nostre raison nous ne sçavons trouver la cause […] J’imagine l’homme regardant au tour de luy le nombre infiny des choses, plantes, animaux, metaux. Je ne sçay par où luy faire commencer son essay ; et quand sa premiere fantasie se jettera sur la corne d’un elan, à quoy il faut prester une creance bien molle et aisée, il se trouve encore autant empesché en sa seconde operation. Il luy est proposé tant de maladies et tant de circonstances, qu’avant qu’il soit venu à la certitude de ce point où doit joindre la perfection de son experience, le sens humain y perd son latin […] à tout cela n’estant guidé ny d’argument, ny de conjecture, ny d’exemple, ny d’inspiration divine, ains du seul mouvement de la fortune, il faudroit que ce fut par une fortune parfectement artificielle, reglée et methodique […] Davantage, quand cette preuve auroit esté parfaicte, combien de fois fut elle reiterée ? et cette longue cordée de fortunes et de r’encontres, r’enfilée, pour en conclurre une regle ? Quand elle sera conclue, par qui est-ce ? De tant de millions il n’y a que trois hommes qui se meslent d’enregistrer leurs experiences. Le sort aura il r’encontré à point nommé l’un de ceux cy ? Quoy, si un autre et si cent autres ont faict des experiences contraires ? A l’avanture, verrions nous quelque lumiere, si tous les jugements et raisonnements des hommes nous estoyent cogneuz13.
Obiter dicta, même si on n’a pas de témoignages directs de la lecture de Montaigne par Bacon, une lettre de Pierre de Brach, atteste une familiarité vraisemblable du frère Antony Bacon avec le Bordelais. Lettre émouvante, non datée, plaignant le retour « inattendu » du diplomate en Angleterre, insouciant de traverser la mer par une mauvaise saison (février 1592), poussé par la faim « de vostre air naturel », Brach écrit : « Vous aviez raison de vouloir vous éloigner de nostre pour la mauvaise qualité qu’il a prins par les evaporation de nos troubles, qui l’ont réellement infecté. qu’il nous a laissé rien de sain et nous a emmaladé autant de l’esprit que du corps : Quant à moy… ». Quant à lui, Brach évoque sa douloureuse solitude : loin de Bordeaux qui ne peut plus lui rendre ce qu’il a perdu (Montaigne), il annonce qu’il veut mener en solitude un travail « aussi plaisant à mon déplaisir ». Montaigne est mort (Je ne suis point à moi) et le travail intellectuel est une espèce de doute à la mémoire de ce patron et miroir de la pure philosophie, pratiquée en vie et en mort à sa perte. « La dernière missive, qu’il receut, fut la
vostre, que je luy envoiay, à laquelle il n’a respondu, pour-ce qu’il avoit à respondre à la Mort14… ». L’analyse entre l’œuvre montaignienne et la vaste production baconienne, même si elle a été tentée15 pourrait réserver encore des surprises.
Curiositas mère des Muses ?
Revenons à notre thème. En plusieurs occasions, Montaigne déclare qu’il aime les hommes de science, mais qu’il ne les adore pas, à cause de leur méthode dogmatique16. Cette méthode représente l’association presque constante des « deux fleaux de l’ame17 », gloire et curiosité, ennemie jurée de l’oreiller « doux et mol18 » de l’ignorance et incuriosité. Il faut débarrasser le champ d’une équivoque. La provocation montaignienne de l’association d’ignorance et incuriosité relance la curiosité en la liant au problème philosophique du savoir, de la science et de l’erreur, dans une perspective non certainement imprégnée (libre) par le thème du péché originel, tandis que la condamnation de la curiosité se révèlera ambiguë, en se renversant dans son éloge : elle peut « se renverse[r] en soy19 ». À la fin, elle déploiera toute sa signification philosophiquement positive, en se caractérisant comme l’essence même de l’esprit humain20. La curiosité devient le véritable moteur de la science moderne, le moteur de la recherche infinie vers cette idée de perfection de la science que Montaigne disait expérimentée déjà par Pythagore.
Différemment des cas analogues, il semble qu’il n’ait pas été influencé par l’opuscule plutarchéen De curiositate, qui l’influence pour d’autres aspects, entre autres la reprise en De l’utile et de l’honneste de la métaphore de la « ville des méchants », la Ponéropolis de Philippe, tirée du même
opuscule moral. Mais d’autres textes confirmeront la souplesse d’une pensée qui, de la condamnation apparente de la libido sciendi, arrive par un parcours (méthode) cristallin à la genéreuse ignorance.
Apres avoir ironisé sur le terme magister et stigmatisé la motivation principale de celui qui se consacre à l’enseignement des lettres, à la médecine, à la jurisprudence et aussi à la théologie – disciplines qui se tiennent en vie grâce à leur enrichissement, autrement elles resteraient « marmiteuses » comme autrefois, le chapitre Du pédantisme en dénonce leur caractère presque inutile : « quel dommage, si elles ne nous aprenent ny à bien penser, ny à bien faire21 ? » Ce passage, entre autres, sera censuré notamment par les consultores romains de la première censure22. D’autre part, on connaît la méfiance de Montaigne envers le langage spécialiste23, et les formules magiques de la liturgie religieuse de l’essai Des prieres (I, 56) où Montaigne après la même censure précise que ses idées sont « fantasies informes et irresolues, comme font ceux qui publient des questions doubteuses, à debattre aux escoles : non pour establir la verité, mais pour la chercher24 », fantasies humaines et pas d’erreurs théologiques : des maîtres mauvais, « examples de plus bas aloy », « rapportent [représentent] faucement le fruit de la science25 ». La motivation ne tarde pas à venir :
C’est une bonne drogue, que la science ; mais nulle drogue n’est assez forte pour se preserver sans alteration et corruption, selon le vice du vase qui l’estuye. Tel a la veue claire, qui ne l’a pas droitte ; et par consequent void le bien et ne le suit pas ; et void la science, et ne s’en sert pas26.
Elle exige, donc, une méthode pour la faire avancer. Montaigne voit dans le mouvement permanent du temps et dans le changement incessant auquel tout est soumis les conditions rendant la science incapable de saisir l’essence des choses et du monde. La nature renferme ses objets :
Que ne plaist-il un jour à nature nous ouvrir son sein et nous faire voir au propre les moyens et la conduicte de ses mouvements, et y preparer nos yeux ! O Dieu ! quels abus, quels mescontes nous trouverions en nostre pauvre science27.
Et ici entre en jeu le scepticisme et peut-être l’héraclitisme, son épistémologie faible. Mais si tout branle et change comment pourrait-on parler d’erreur ?
Le caractère variable et évolutif de l’objet observé, l’envergure de l’observateur, la fausseté des sens – bien que leur être soit début et fin de la connaissance humaine, sa limite extrême28 – et la tromperie de la raison rendent impossible toute connaissance certaine. La connaissance n’arrive pas par « la force et selon les lois de l’essence des choses », mais elle pénètre à travers les sens (la science commence par eux et se résout en eux, elle se constitue comme « l’extreme faculté ») qui pour Montaigne aussi se révèlent tout de suite « incertains et falsifiables en toute circonstance29 ». Ils trompent l’esprit et le subissent et s’ils sont les premiers juges, on ne comprend pas, souvent, par quel sens chercher l’essence ou la qualité des choses. Les lièvres marins, décrits par Pline, sont venimeux pour l’homme ou l’homme pour ces lièvres : qui est le venin ? l’homme ou le poisson ? Où se cache-t-elle l’erreur ? En outre, ils se gênent souvent réciproquement. Qui juge l’erreur ? Les sens incertains ne peuvent pas être les juges, il est à la raison : mais aucune raison pourra s’établir sans une autre raison : et nous voilà reconduits dans un cercle vicieux30. Nous voilà au rouet. Il faudrait dans ce domaine (comme dans les disputes religieuses, précise Montaigne, ce qui n’est pas possible pour les Chrétiens) un juge impartial, un juge qui n’existe pas.
Montaigne aussi se demandait si l’homme avait besoin d’autres sens : « La première considération que je fais concernant les sens, c’est de mettre en doute que l’homme soit pourvu de tous les sens naturels », pour voir toutes les qualités du monde sensible, donc, si l’incapacité de connaître dérivait du manque de quelques sens. Les animaux possèdent des sens différents des nôtres. Qui nous assure que nous possédons des sens plus appropriés que ceux des animaux pour appréhender les choses telles qu’elles sont ? L’argument de Sextus concernant la quantité et la
relativité subit chez Montaigne un glissement important : comment penser une doctrine de la pratique dans un régime d’incertitude ? Comment penser le statut de l’erreur ? Est-il un non-sens ?
En combien de manières diverses jugeons-nous les choses ? Combien de fois changeons-nous d’idée ? Ce que je tiens valable aujourd’hui et ce à quoi je crois, je le retiens et je le crois avec toute ma conviction ; tous mes instruments soutiennent cette opinion et me le garantissent selon leur possibilité. Je ne pourrais embrasser aucune vérité ni la garder avec une force plus grande que celle-ci. À elle je me suis donné tout entier, je me suis donné vraiment ; mais il ne m’est jamais arrivé, pas une seule fois, mais cent, mais mille, et tous les jours, d’avoir embrassé quelque autre chose avec ces instruments, dans cette manière, et l’avoir jugée fausse après ? Il faut au moins devenir sage à ses dépens. Si souvent je me suis trouvé trahi par cette raison, si ma pierre de touche se révèle d’habitude fausse et ma balance inexacte et injuste, comment puis-je en être sûr cette fois plus que les autres ? N’est-ce pas une sottise me laisser tromper tant de fois par un même guide ? Bien que la fortune nous meuve cinq cents fois de place et qu’elle ne fasse vider et remplir sans cesse, comme un vase, notre croyance d’opinions toujours différentes, la présente et la dernière est toujours certaine et infaillible31.
La raison scientifique
Copernic contre Copernic ?
Comme « nous ne sommes jamais sans maladie » et notre science est science humaine (« c’est l’homme qui donne et l’homme qui reçoit ») il est impossible qu’il puisse établir une science pure qui dépasse les limites de la condition humaine. L’exemple de Copernic est instructif à ce propos :
Copernicus a si bien fondé cette doctrine qu’il s’en sert tres-regléement à toutes les consequences Astronomiques. Que prendrons nous de là, sinon qu’il ne nous doit chaloir le quel ce soit des deux ? Et qui sçait qu’une tierce opinion, d’icy à mille ans, ne renverse les deux precedentes32 ?
Et l’exemple de Ptolémée :
[B] Ptolemeus, qui a esté un grand personnage, avoit estably les bornes de nostre monde ; tous les philosophes anciens ont pensé en tenir la mesure, sauf quelques Isles escartées qui pouvoient eschapper à leur cognoissance : c’eust esté Pyrrhoniser, il y a mille ans, que de mettre en doute la science de la Cosmographie, et les opinions qui en estoient receues d’un chacun ; c’estoit heresie d’avouer des Antipodes : voilà de nostre siecle une grandeur infinie de terre ferme, non pas une isle ou une contrée particuliere, mais une partie esgale à peu pres en grandeur à celle que nous cognoissions, qui vient d’estre descouverte. Les Geographes de ce temps ne faillent pas d’asseurer que meshuy tout est trouvé et que tout est veu, Nam quod adest praesto, placet, et pollere videtur. Sçavoir mon, si Ptolomée s’y est trompé autrefois sur les fondemens de sa raison, si ce ne seroit pas sottise de me fier maintenant à ce que ceux cy en disent ; [C] et s’il n’est pas plus vray semblable que ce grand corps que nous appellons le monde, est chose bien autre que nous ne jugeons33.
Où habite l’erreur ? Pour les partisans de l’ancienne façon de penser c’est la théorie moderne. Le relativisme tire parti de l’évolution des théories scientifiques : une nouvelle théorie pourra, sous peu, contredire les précédentes.
Le chapitre Comme nostre esprit s’empesche soy-mesme garde l’ironie corrosive pour les théories scientifiques de son époque, en particulier pour la géométrie et ses propositions qui posent « le contenu plus grand le contenant » :
Qui joindroit encore à cecy les propositions Geometriques qui concluent par la certitude de leurs demonstrations le contenu plus grand que le contenant, le centre aussi grand que sa circonference, et qui trouvent deux lignes s’approchant sans cesse l’une de l’autre et ne se pouvant jamais joindre, et la pierre philosophale, et quadrature du cercle, où la raison et l’effect sont si opposites, en tireroit à l’adventure quelque argument pour secourir ce mot hardy de Pline, solum certum nihil esse certi, et homine nihil miserius aut superbius34.
L’ironie tombe sur la logique de la « raison » scientifique, logique où la raison et l’effet « sont opposites », les raisonnements remplacent l’expérience.
Le discours est conduit sur l’exemple de l’opuscule du pseudo-Plutarque contre les stoïciens. « Plaisante imagination » est l’idée de concevoir un esprit parfait entre deux désirs égaux ; il ne prendra jamais
parti : et si on se plaçait entre la bouteille et le jambon avec la même envie de boire et de manger il n’y aurait que la mort de soif ou de faim. Choix et décision comportent inégalité de choix et d’évaluation. Pour franchir l’impasse, si l’on demande aux Stoïciens d’où vient à l’homme de choisir entre deux choses différentes (par exemple d’un grand nombre d’écus tous égaux on prend l’un plutôt que l’autre qui nous oblige à la préférence dans l’absence d’une raison certaine), ils répondent que ce mouvement de l’âme est hors de l’ordre de la règle, dérivant d’une impulsion étrangère, accidentelle et fortuite35. Il s’agit évidemment de la combinaison de thèmes concernant les apories d’habitude citées dans la diatribe sceptique avec l’hypothèse de la contingence des choix, déterminées imperceptiblement. La source est toujours le De communis notitiis adversus Stoicos (en particulier le chap. xxiii), que Montaigne lit notamment dans la traduction d’Amyot, où les deux hypothèses de l’impulsion fortuite des déterminations inconscientes de l’agir ont été attribuées au stoïcien Chrysippe, accusé de contradiction : d’un côté, il soutient que le cas n’existe pas (l’absence présumée de causes n’est que la présence de causes non manifestes) ; de l’autre que l’inclinaison causale provoque un tirage, le choix des choses qui sont indifférentes, abstraction faite de toute cause.
Dans la reconstruction plutarchéenne de la pensée de Chrysippe36, le disciple de Cléante polémique contre la thèse épicurienne du clinamen (la capacité des atomes de dévier dans leur mouvement de la direction perpendiculaire) et le postulat d’un mouvement accessoire (comme le traduit Amyot), évident en des occasions de choses parfaitement semblables ; la puissance accessoire (encore Amyot) de l’âme casse l’incertitude en tirant d’elle-même une certaine inclination vers une des deux. La thèse lue par Chrysippe violerait, avec l’absence de la cause, la nature. D’ici, l’utilisation en plusieurs passages de son ouvrage de l’astragale et de la balance – des objets qui ne peuvent se plier à des tombées sans une cause37.
Montaigne souligne que l’objectivité du jugement n’existe pas ; que la vue déforme la réalité. Seulement une vérité introspective est possible et souhaitable. Ce n’est pas important de voir la chose mais comme on la voye38. L’optique influence la vision et le biais forme la vérité des choses. Histoire, science et toute connaissance en général acquièrent une malléabilité qui précédemment était inconnue.
Comme le souligne Philippe Desan, le doute, le fortuit est au centre de toute perspective scientifique ou philosophique et les découvertes sont elles-mêmes le résultat du hasard, d’un parcours purement accidentel. « Dans un tel système, les expériences particulières ne peuvent être cumulées mais se remplacent par exclusion39 ».
Une terre inconnue
Tandis qu’il affirme que les théories coperniciennes pourront être démenties dans mille ans, entre temps, en se rapportant à l’ode au soleil
de Ronsard, il admet que s’il avait été païen, il aurait particulièrement aimé les anciens héliocrates (Cléante, Théophraste, Niceta)40 :
De celles ausquelles on a donné corps, comme la necessité l’a requis, parmy cette cecité universelle, je me fusse, ce me semble, plus volontiers attaché à ceux qui adoroient le Soleil, la lumiere commune, L’oeil du monde41.
Ce n’est qu’en apparence qu’il dévalorise la théorie héliocentrique de De rivolutionibus orbium caelestium. Sa persuasion très fondée c’est que nous nous sommes libérés des règles de la nature pour suivre la « vagabonde liberté de nos fantasies42 ». Nous abandonnons les faits pour les causes. Sur des fondements reconnus, insiste Montaigne, il est facile de construire ce qu’on veut : suivant les règles « de ce commencement », on construit le reste du bâtiment sans qu’il cède, la raison se trouve bien fondée et elle discourt à coup sûr, par déduction et par erreur. Au philosophe moral ne peut pas échapper que « Toute autre science est dommageable à celuy qui n’a pas science de la bonté43 », si on ne possède pas la science de l’éthique.
Mais qu’est c’est l’erreur dans le domaine éthique ? Ici l’erreur c’est le vice ? Le texte qui suit est une addition de Plutarque, Sénèque et Cicéron et il est exemplaire pour comprendre l’attitude de Montaigne envers l’« erreur » dans le domaine épistemologique et moral :
Celuy Sextius duquel Senecque et Plutarque parlent avec si grande recommandation, s’estant jetté, toutes choses laissées, à l’estude de la philosophie, delibera de se precipiter en la mer, voyant le progrez de ses estudes trop tardif et trop long. Il couroit à la mort au deffaut de la science44.
Les sources avouées sont Plutarque45 et Sénèque46. En particulier, l’anecdote de Sextus (il s’agit de Sextus Quintus, un aristocrate de l’âge de César connu pour ses mœurs intègres, qui fonde une secte
philosophico-religieuse d’inspiration néo pythagoricienne) avec d’autres auteurs appelés à la rescousse, sert à Plutarque à contrer encore une fois la thèse stoïcienne selon laquelle le passage du vice à la vertu arriverait de façon imprévue et instantanée étant donné que la vertu est un unicum indivisible et absolu : tant qu’elle n’a pas été conquise, l’homme reste plongé dans une sorte de « vice absolu », l’erreur morale : nihil medium inter virtutem et vitium. Thèse cependant déjà corrigée chez Sénèque et Épictète qui dans son Manuel 48 résume les signes du progrès philosophique et moral de l’individu. Pour Plutarque, cela n’a donc pas de sens de parler de vice absolu chez celui qui lutte (et l’emporte) pour combattre ses défauts et atteindre la sagesse tout en se rendant compte des changements qui s’opèrent en lui. Dans De communis notitiis adversus Stoicos, ne s’ouvrent que deux possibilités pour résoudre ce problème : ou bien le progrès n’est ni vice ni malheur, ou bien la vertu n’est pas très différente du vice et le malheur du bonheur, mais il y a une petite et imperceptible différence entre le bien et le mal ; dans le cas contraire, ils ne manqueraient pas de posséder le premier et pas le second. Comment constater alors ses propres progrès vers la vertu ? se demandait Plutarque dans cet opuscule moral.
Après avoir rappelé Hésiode47 où se trouve la très ancienne démonstration du progrès accompli, Plutarque décrit la situation de trouble de se sentir en terre inconnue, une terre à mi-chemin entre savoir et ignorer, de clarté après le doute, une voie qui n’est plus trop escarpée ni raide mais facile et plate,
comme estant aplanie par l’exercitation, et que la lumiere y commance à reluire clairement au lieu des perplexitez, fourvoyement en tenebres, et des repetances esquelles encourent bien souvent ceux qui se mettent à la philosophie du commancement, ne plus ne moins que ceux qui laissent un païs qu’ils cognoissent bien, et ne voient pas encore celuy auquel ils tendent. Car aians abandonné les choses communes, et qui leur estoient familieres devant qu’avoir cogneu les meilleures, et en avoir iouy, en cest intervalle du milieu ils sont fort travaillez, tellement qu’aucuns retournent arriere : comme lon dit que Sextius48…
Mais cette « errance » est la seule qui va de pair avec l’unique acception d’erreur que le Bordelais aurait pu accepter.
Montaigne ajoute : « Voicy les mots de la loy sur ce subject ». Cette fois les mots de la loi sont celles de Cicéron49 :
Si d’aventure il survient quelque grand inconvenient qui ne se puisse remedier, le port est prochain ; et se peut on sauver à nage hors du corps comme hors d’un esquif qui faict eau : car c’est la crainte de mourir, non pas le desir de vivre, qui tient le fol attaché au corps. [A] Comme la vie se rend par la simplicité plus plaisante, elle s’en rend aussi plus innocente et meilleure, comme je commençois tantost à dire. Les simples, dit Saint Paul, et les ignorans s’eslevent et saisissent du ciel ; et nous, à tout nostre sçavoir, nous plongeons aux abismes infernaux.
En réalité la citation est tirée d’Agrippa, De incertitude et vanitate scientiarum, I, qui l’attribue à Saint Paul : Illud Pauli : Surgunt indocti (ainsi comme les deux exemples qui suivent). Tout de suite des vers extraits de l’Arioste, du Roland Furieux (14, 34), portrait allégorique de la Discorde :
Di cittatorie piene e di libelli, / D’esamine e di carte, di procure, / Hanno le mani e il seno, e gran fastelli /
Di chiose, di consigli e di letture : / Per cui le faculta de poverelli. / Non sono mai ne le citta sicure ; / Hanno dietro e dinanzi, e d’ambi i lati, / Notai (procuratori e advocati)50.
Mais c’est la conclusion qui nous intéresse davantage :
Apres que Socrates fut adverti que le Dieu de sagesse luy avoit attribué le surnom de sage51, il en fut estonné ; et, se recherchant et secouant par tout, n’y trouvoit aucun fondement à cette divine sentence. Il en sçavoit de justes, temperans, vaillans, sçavans comme luy, et plus eloquents, et plus beaux, et plus utiles au païs. Enfin il se resolut qu’il n’estoit distingué des autres et n’estoit sage que par ce qu’il ne s’en tenoit pas ; et que son Dieu estimoit bestise singuliere à l’homme l’opinion de science et de sagesse ; et que sa meilleure doctrine estoit la doctrine de l’ignorance, et sa meilleure sagesse, la simplicité52.
De toute évidence, le progrès dont on parle est le progrès moral, philosophique, le seul progrès qui semble intéresser Montaigne. Et vice versa la seule idée d’erreur qui Montaigne peut concevoir. On comprend
mieux l’effort et la précision de Du pedantisme (« toute autre science est dommageable à celuy qui n’a la science de la bonté »). Dans De la cruauté il avait écrit :
Il me semble que la vertu est chose autre et plus noble que les inclinations à la bonté qui naissent en nous. Les ames reglées d’elles mesmes et bien nées, elles suyvent mesme train, et representent en leurs actions mesme visage que les vertueuses. Mais la vertu sonne je ne sçay quoy de plus grand et de plus actif que de se laisser, par une heureuse complexion, doucement et paisiblement conduire à la suite de la raison. Celuy qui, d’une douceur et facilité naturelle, mespriseroit les offences receues, feroit chose tres-belle et digne de louange ; mais celuy qui, picqué et outré jusques au vif d’une offence, s’armeroit des armes de la raison contre ce furieux appetit de vengeance, et apres un grand conflict s’en rendroit en fin maistre, feroit sans doubte beaucoup plus. Celuy-là feroit bien, et cettuy-cy vertueusement : l’une action se pourroit dire bonté ; l’autre, vertu : car il semble que le nom de la vertu presuppose de la difficulté et du contraste, et qu’elle ne peut s’exercer sans partie. C’est à l’adventure pourquoy nous nommons Dieu bon, fort, et liberal, et juste ; mais nous ne le nommons pas vertueux : ses operations sont toutes naifves et sans effort53.
La seule vraie science est « la science de la vertu », un long parcours de réappropriation. Ce n’est que chez les sauvages, fils de la nature, que la « science éthique » ne peut être identifiée tout bonnement à la vertu, qu’on ne doit pas confondre, le Bordelais le dit clairement, avec la bonté naturelle. En Du repentir :
La force de tout conseil gist au temps ; les occasions et les matieres roulent et changent sans cesse. J’ay encouru quelques lourdes erreurs en ma vie et importantes, non par faute de bon avis, mais par faute de bon heur. Il y a des parties secrettes aux objects qu’on manie et indivinables, signamment, en la nature des hommes, des conditions muettes, sans montre, inconnues par fois du possesseur mesme, qui se produisent et esveillent par des occasions survenantes. Si ma prudence ne les a peu penetrer et prophetizer, je ne luy en sçay nul mauvais gré sa charge se contient en ses limites ; l’evenement me bat54…
Nicolà Panichi
Università di Urbino Carlo Bo
1 Michel de Montaigne, Essais, éd. Pierre Villey-Verdun-Léon Saulnier, Paris, PUF, 1965, vol. II, 6, p. 379 [C] ; de suite la page de l’éd. André Tournon (Paris, Imprimerie nationale, 1998, 3 vols.), Milan, Bompiani, 2012, p. 672.
2 Ibid., II, 12, p. 446 [B] ; 794.
3 Ibid., p. 447 [A] ; 796.
4 Ibid., p. 561 [A] ; 1030.
5 Ibid., I, 3, p. 15 [A] ; 18.
6 Ibid., II, 12, p. 438 [A] ; 778.
7 Ibid.
8 Vies des philosophes, VII, 165.
9 Academici, II, XII ; De finibus, II, XIII.
10 Essais, I, 25, p. 136 [A] ; 242.
11 Ibid., 242-244.
12 Montaigne et François Bacon, Paris, Revue de la Renaissance, 1913 (Genève, Slatkine Reprints, 1973).
13 Essais, II, 37, p. 782-783 [A] ; 1446-1448.
14 Reproduite dans l’éd. Villey-Saulnier des Essais (Paris, PUF, 1965), p. 12.
15 Cf. Thierry Gontier, entrée « Bacon », Dictionnaire de Michel de Montaigne, sous la dir. de Philippe Desan, Paris, Champion, 2007.
16 Essais, II, 12, p. 439.
17 Ibid., I, 27, p. 182 [A] ; 330.
18 Ibid., III, 13, p. 1073 [A] ; 1998.
19 Ibid., p. 1069 [C] ; 1990.
20 Ibid.
21 Ibid., I, 25, p. 141 [A] ; 252.
22 Je me permets de renvoyer à ma transcription de la première censure avec commentaire : Montaigne, Rome, Carocci 2010, p. 61-96 (deux chapitres : « La censura […] nella quale […] esser contenute non poche sciocchezze » ; « Ha ancora alcune cose poco honeste »).
23 Essais, II, 12, p. 508 ; 920.
24 Ibid., I, 56, p. 317 [A] ; 562.
25 Ibid., 25, p. 141 [C] ; 252.
26 Ibid.
27 Ibid., II, 12, p. 536 [B].
28 Ibid., p. 588 ; 1085.
29 Ibid., p. 592 [C] ; 1094.
30 Ibid., p. 601 ; 1110-1112.
31 Ibid., p. 563 [A] ; 1034.
32 Ibid., p. 570 ; 1032.
33 Ibid., p. 571-572 ; 103.
34 Ibid., I, 14, p. 611 [A] ; 1130.
35 Ibid.
36 Non Cléante, comme indiqué erronément chez Fausta Garavini (Milan, Bompiani, 2012), p. 2381, note 1.
37 De communis notitiis adversus Stoicos, XXIII, 1045A-B. Pour Amyot : « Il y a des philosophes qui imaginent un mouvement accessoire de dehors en la partie principale de l’ame pour bailler solution aux inclinations, quand il semble que lon est contraint et forcé à quelque chose par des causes exterieures. Ce nouvement apparoit principalement és choses ambigues : car quand de deux choses egales en puissance, et du tout en tout semblables, il est force d’en choisir l’une, n’y aiant cause aucune qui nous incline plus tost en l’une qu’en l’autre, d’autant qu’elle n’est en rien meilleure que l’autre, ceste puissance accessoire venant d’ailleurs, et saisissant l’inclination de l’ame, decide toute ceste doubte. Contre ces philosophes la Crysippus discourant, comme forçans la nature en mettant aucun effect sans cause, entre plusieurs exemples allegue l’osselet, et la balance, et plusieurs telles autres choses qui ne peuvent pas tomber ny pancher tantost en un costé, et tantost en un autre, sans quelque cause et quelque difference qui soit en eulx entierement, ou qui leur advienne d’ailleurs, parce qu’ils tiennent, que ce qui est sans cause ne peult estre nullement, ne ce qui est fortuit, mais qu’en ces mouvements accessoires qu’ils supposent, il y a quelques causes latentes qui secrettement esmeuvent et induisent nostre iustice et nostre inclination en l’une des parties. Cela est l’une des propos que plus souvent et plus notoirement il repete : mais ce que luy mesme dit apres tout au contraire, d’autant qu’il n’est pas exposé en veuë à tout le monde, ie l’allegueray aux mesmes paroles dont il use… » (« Les contredits des philosophes stoiques », II, 567H-568A, dans Les Œuvres morales et meslees de Plutarque, Traslatees di Grec en François par Messire Iacques Amyot, à present Evesque d’Auxerre, Conseiller du Roy en son privé Conseil, et grand Aumosnier de France, à Paris Imprimerie de Michel de Vascosan 1572, Avec privilège du Roy : Mouton Ed. Johnson Reprint Corporation, 1971, Introduction par M. A. Screech).
38 Ibid., II, 567H ; Essais, I, 14, p. 67 ; 114.
39 Cf. entrée « Méthode », Dictionnaire de Michel de Montaigne, op. cit. ; id., « Pratique et négotiation de science » : la réfutabilité chez Montaigne, in L’umanesimo scientifico dal Rinascimento all’Illuminismo, Naples, Liguori, 2010, p. 5-15, a cura di Lorenzo Bianchi e Gianni Paganini.
40 Essais, II, 12, p. 570 ; 1032.
41 Ibid., p. 514 [A] ; 932.
42 Ibid., I, 14, p. 58 [C] ; 96.
43 Ibid., 25, p. 141 [A] ; 252.
44 Ibid., II, 12, p. 497 [B] ; 898.
45 Plutarque, Quomodo quis suos in virtute sentiat profectus, V, 77E (« Comment on pourra apercevoir, si lon profite en l’exercice de la vertu », in Les Œuvres morales et meslees de Plutarque, op. cit., I, 114E).
46 Sénèque, Epistulae, 64.
47 Opera, 289-292.
48 « Comment on pourra apercevoir si lon amende et profite en l’exercice de la vertu », in Les Œuvres morales et meslees de Plutarque, op. cit., I, 114E.
49 Tusculanae disputationes, V, 40.
50 Essais, II, 12, p. 497 [B] ; 898 ; Arioste, Roland Furieux, 14, 34.
51 Platon, Apologie de Socrate, 21b.
52 Essais, II, 12, p. 498-499 ; 900.
53 Ibid., II, 11, p. 422 [A] ; 750.
54 Ibid., III, 3, p. 816 [C] ; 1504.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-06087-1
- EAN : 9782406060871
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06087-1.p.0149
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/08/2016
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français