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Classiques Garnier

La place de l’erreur dans la philosophie de Montaigne

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2016 – 1, n° 63
    . varia
  • Auteur : Llinàs Begon (Joan Lluís)
  • Résumé : De l’analyse des Essais nous pouvons repérer trois genres d’erreur philosophique : l’erreur cause de la prétention à atteindre la vérité, l’erreur du procédé du jugement, et l’erreur de reconnaissance du jugement. Mais si l’on considère la philosophie de Montaigne comme une forme de vie, la seule erreur possible pour l’auteur est le manque de fidélité à soi-même. Pour le lecteur qui prend les Essais comme une expérience pour mieux régler sa vie, l’erreur n’existe pas.
  • Pages : 135 à 147
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406060871
  • ISBN : 978-2-406-06087-1
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06087-1.p.0135
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 06/08/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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La place de lerreur
dans la philosophie de Montaigne

Dans cet écrit, je veux aborder la question de la place de lerreur dans la philosophie de Montaigne. Cela suppose quil existe quelque chose quon peut appeler « philosophie de Montaigne ». Mais pour aborder de façon adéquate cette question il faut, premièrement, que nous nous demandions quel usage est fait du mot « philosophie » dans les Essais et quelle place occupe lerreur dans cet usage. Ainsi, je vais diviser le texte en quatre petites parties : premièrement, je vais parler de la manière dont Montaigne utilise le mot « Philosophie » dans les Essais ; dans les deuxième et troisième parties, jessaierai de préciser ce que veut dire lerreur dans lusage que Montaigne fait du mot « philosophie ». Finalement, jaborderai la question du sens que revêt lerreur dans la philosophie de Montaigne.

Quentend-on par « philosophie » ?

Commençons par une définition de dictionnaire. Selon la première édition du Dictionnaire de lAcadémie française, publié en 1694, nous trouvons trois sens du mot philosophie. Dabord, philosophie est la science qui cherche à connaitre les choses par les causes et par leurs effets ; ensuite, philosophie est lopinion de différentes sectes de philosophes ; enfin, philosophie se dit dune certaine fermeté et élévation desprit. Au travers de ces différentes acceptions, le dictionnaire distingue entre philosophie chrétienne, celle qui est fondée sur les maximes du christianisme, et la philosophie naturelle, celle qui sappuie sur les seules lumières naturelles. Une centaine dannées avant, ces différents sens du mot sont déjà présents.

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Dans l« Apologie de Raimond Sebond » (II, 12), la philosophie sidentifie aux sectes, aux diverses opinions que soutiennent les écoles sur le monde et sur lhomme. Cherchant à connaître les causes des choses, les philosophes se constituent en plusieurs sectes, les différentes opinions quelles forment font partie de notre univers culturel. La philosophie, pourtant, nest pas seulement science naturelle, nest pas non plus seulement une attitude intellectuelle de recherche de la vérité, mais elle est aussi philosophie morale, non pas doctrine sur la morale, mais attitude éthique, exigence de conformité entre la vie et les idées. Plus précisément, selon Stevens1, Montaigne utilise le mot « philosophie » en sept sens différents : écoles traditionnelles de philosophie ; théories métaphysiques de lunivers ; astronomie et cosmogonie ; spéculation concernant la nature et le monde ; les points de vue politiques dun penseur ; comme un genre de poésie et critique de la vie ; comme recherche scientifique. Comme nous le voyons, les sens sont divers, mais ils sinscrivent dans la division faite par le Dictionnaire de lAcadémie, à lexception de lusage du mot « philosophie » comme philosophie chrétienne, car Montaigne conçoit la philosophie comme part de la tradition culturelle du monde ancien, résultat de lusage de la seule lumière naturelle.

Mais au-delà de cette diversité de sens, pour ce qui nous intéresse, nous pouvons faire une simple division, à partir détudes classiques comme celles de Traverso ou de MacLean, entre une philosophie négative ou spéculative et une autre positive et en action2. Cette distinction, pour linstant, ne fait que référence au jugement de Montaigne sur lactivité philosophique, laissons pour lheure la question de savoir sil sagit dune distinction morale ou dune distinction deffets.

La philosophie négative est celle qui est devenue logique et métaphysique, donnant lieu à des disputes grammaticales et à des prétentions

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absurdes. Le début de III, 13, paraphrase du début de la Métaphysique dAristote, identifie la philosophie comme une activité fruit du désir de connaissance. Lidée de philosophie héritée dAristote a été celle dun prétendu discours de vérités. Comme on le sait, « lApologie de Raimond Sebond » essaie de montrer la futilité de ce discours qui se prétend vrai. Montaigne accumule des exemples destinés à montrer labsurdité ou la vanité de beaucoup daffirmations faites par la philosophie qui se veut science des premières vérités. Un des arguments utilisés est celui de lutilité de ces doctrines. Montaigne constate que la science ne nous fait pas éviter les maux (II, 12, 487a)3. La science nous montre continuellement ses limites, ce qui nous mène aux bras de lignorance (II, 12, 494a). La considération négative de la philosophie, donc, est due au manque dutilité. Quand la science limite sa tâche à des questions pratiques, elle devient utile et elle ne mérite ni mépris ni ironie. En revanche, quand elle prétend tenir le registre des affaires divines (II, 12, 532-533), quand elle spécule et se montre capable de démontrer nimporte quoi, on se rend compte, finalement, quelle ne démontre rien, quelle est science spéculative réduite à une collection dopinions.

Cette critique de la philosophie naffecte pas seulement la philosophie comprise comme science naturelle, mais aussi la philosophie comme éthique, comme discipline qui soccupe de la conduite de notre vie, qui règle les mœurs des hommes (« De la modération », I, 30,198). Cest une science qui, dans ce sens, se mêle de tout, et que Montaigne ne voit pas dun mauvais œil, justement parce quelle peut être utile à la vie de lhomme. Mais en tant que science, elle est discours, et en tant que discours, elle peut tomber dans la spéculation dont nous parlions. Ainsi, la philosophie morale ne peut pas prétendre conclure définitivement, ni prétendre atteindre une vérité, et quand elle agit ainsi, elle séloigne des faits, de la vie humaine, et elle montre aussi son inutilité. Le discours philosophique sur lamitié, par exemple, ne peut pas ségaler au fait de vivre une amitié authentique (« De lamitié », I, 28, 192a), et le courage de Caton est supérieur à ce que peut dire la philosophie (« Toutes choses ont leur saison », II, 28, 703a). Il faut donc éviter la « philosophie

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ostentatrice et parlière » et chercher la « vraie et naïve philosophie » (« De la solitude », I, 39, 248a), la philosophie morale mais connectée à la vie.

Mais précisons, premièrement, en quoi consiste lerreur de cette philosophie négative.

Quentend-on par « erreur philosophique » ?

Le mot « erreur » apparait 38 fois dans les Essais, et son pluriel « erreurs » 20 fois. Souvent, « erreur » est utilisé comme antonyme de « vérité » (« La vérité nest jamais matière derreur », « De lexercitation », II, 6, 379c) car si on se trompe, si nous détectons une erreur, cest parce quon suppose ce qui est correct. Donc, pour pouvoir parler derreur philosophique, nous devons préciser le sens que Montaigne donne à « vérité » dans chaque usage du mot « erreur ». Revenons à « lApologie », où la critique à la philosophie est plus marquée. Le premier passage que je veux relever est en II, 12, 498a, où Montaigne lie lerreur à la curiosité humaine, à la recherche de science et sagesse. Dans ce passage, lerreur est opposée à « lécole de vérité » de la chrétienté. Il sagit, dans ce contexte, de montrer comment la science ne mène pas à la vérité divine, de montrer quelle est le produit de lorgueil humain. Lerreur de la philosophie, ainsi, apparaît comme une erreur essentielle et en quelque sorte inévitable, car la curiosité est « un mal naturel et originel en lhomme ».

La philosophie, dans la mesure où elle est le résultat le plus osé de cette curiosité, nous mène dentrée à lerreur, car la vérité nest pas à la portée de lhomme, son accès suppose, en tout cas, de se laisser « mener et conduire par la main dautrui ». Remarquons que cette curiosité mène à la recherche des vérités, à la prétention de connaître la vérité du monde, et en conséquence au scepticisme ; mais elle mène aussi à la prétention de se connaitre.

Dans le même sens, nous trouvons cet autre passage de II, 12, 518c où Montaigne parle de lerreur que commettent les philosophes en parlant des dieux et de ce qui se passe après la mort, erreur commise aussi par les chrétiens et par dautres religions. La vérité, ici, nest pas accessible

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à lêtre humain, et tout discours sur ce sujet reste sur le terrain de la spéculation et de lopinion, or lerreur consiste précisément à vouloir construire un discours de vérité quand, constitutivement, lhomme ne peut pas disposer dun tel discours. Tout discours concernant la divinité est erronée dentrée, car par définition, Dieu échappe à la mesure humaine, et en faisant un discours sur Lui nous le ramenons à notre mesure (II, 12, 528a ; I, 27 « Cest folie de rapporter le vrai et le faux à notre suffisance »). Il sagit de ce que, quelques pages avant, Montaigne avait appelé « erreurs de lhumaine fantaisie » (II, 12, 504b), erreurs de limagination, erreurs constitutives de lêtre humain, ce qui nous mène, comme lattitude la plus honnête, au scepticisme. Le scepticisme est la conséquence logique de ne pas posséder un niveau supérieur à limagination qui puisse établir avec efficacité la vérité et la fausseté de ses représentations. Labsence de ce niveau supérieur et, donc, la conviction de lexistence de cette erreur philosophique de base sont montrées par Montaigne quand il soccupe des outils humains de connaissance. Ainsi, les philosophes font profession de ne pas recevoir ni approuver rien qui ne vienne par la voie de la raison et ils prétendent que la raison peut tout, mais celle-ci se montre pleine de fausseté, derreur, de faiblesse et de défaillance (II, 12, 541a). Et lautre outil humain de connaissance, les sens, est aussi source derreurs, celles-ci quotidiennes, ce qui les rend inaptes à nous donner des connaissances solides (II, 12, 592a).

Lerreur philosophique, donc, est une erreur inévitable mais indésirable. Comme Kant laffirmera deux siècles plus tard, la métaphysique est inhérente lhumanité, quelque chose de naturel dune certaine manière. Comme nous ne pouvons pas éviter la curiosité humaine, la science est un produit de la nature humaine. Quand cette curiosité se joint à lorgueil, il se produit lerreur de croire que nous pouvons construire une philosophie qui nous donne à connaître les premières causes et les premiers principes. Ce double moment de constitution et derreur de la philosophie permet de sauver la philosophie comme activité. Premièrement, en tant quactivité inévitable, il nous faut accepter lexistence de ces discours sur les premières causes comme un produit de notre culture, mais en les considérant comme des opinions qui, éventuellement, peuvent nous être utiles. Secondement, si elle est inévitable, la philosophie doit tâcher de réfléchir à ce que nous être le plus utile. De la même façon que la science est une bonne chose si elle soccupe de questions pratiques, la

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philosophie est convenable si, au lieu de soccuper des premières causes et des choses divines et ultra-mondaines, dont il est difficile de trouver lutilité que cela peut avoir, elle soccupe de réfléchir sur notre vie. Cest cette philosophie qui intéresse Montaigne, et cest cette philosophie quil considère comme fondamentale pour léducation de lenfant.

Lutilité de la philosophie

Si dans « lApologie » la philosophie est rejetée, dans « De linstitution des enfans » (I, 26) elle est défendue comme une discipline essentielle à la formation de lenfant. La première fois que dans ce chapitre apparaît le mot philosophie, cest dans un ajout c où Montaigne, suivant Platon, identifie la « vraie philosophie » avec la fermeté, la foi et la sincérité (I, 26, 152c), une philosophie, donc, comme forme de vie, comme adoption de certaines qualités morales. Cest pour cela que lhistoire est lanatomie de la philosophie, car elle est le lieu où nous pouvons trouver des histoires humaines, histoires auxquelles on peut appliquer notre jugement pour réfléchir sur notre vie. Les discours de la philosophie, donc, peuvent être autre chose quinanité sils convergent vers la signification de lexistence humaine, et ce sont les discours que Montaigne recommande denseigner à lenfant :

on luy dira que cest que savoir et ignorer, qui doit être le but de létude, que cest que vaillance, temperance et justice, ce quil y a à dire entre lambition et lavarice, la servitude et la subjection, la licence et la liberté… les premiers discours de quoi on lui doit abreuver lentendement, ce doivent être ceux qui règlent ses mœurs et son sens, qui lui apprendront à se connaitre, et à savoir bien mourir et bien vivre4.

La philosophie, dans ce sens, est une medicina mentis, car si elle se loge dans lâme elle la rend saine et par suite lhomme sain tout entier (I, 26, 161a). Le but de la philosophie est de nous instruire à vivre, et cest pour cela quon doit lenseigner aux enfants (I, 26, 163a), parce quelle est formatrice des jugements (I, 26, 164a). La philosophie, donc,

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rend possible une conduite intégrée au sujet, une conduite reflet de la pensée du sujet, de façon quil réalise une action parce quil se reconnaît lui-même dans son idée de cette action. Remarquons quil sagit du même objectif que celui de la philosophie spéculative, mais que la philosophie que Montaigne valorise nest pas la scientia, mais celle qui se développe sur un fond de scepticisme5, celle qui produit une recherche qui na pas dautre autorité que celle du sujet sur lui-même.

Dans ce contexte, que signifie lerreur philosophique ? Bien entendu, le premier genre derreur philosophique dont nous avons parlé reste toujours possible, si nous oublions que le discours philosophique est toujours une opinion, et quil ne peut pas donner des règles définitives à lesprit humain. Mais si, par contre, le discours philosophique reste toujours un discours qui sert à la formation du jugement, si ce nest pas un discours qui prétend à la Vérité, alors de quelle façon pouvons-nous parler derreur ? Je veux remarquer la fin dun long passage sur la fréquentation du monde quon trouve dans de « De linstitution des enfans » :

(a) A qui il gresle sur la teste, tout lhemisphere semble estre en tempeste et orage. Et disoit le Savoïart que, si ce sot de Roy de France eut sceu bien conduire sa fortune, il estoit homme pour devenir maistre dhostel de son Duc. Son imagination ne concevoit autre plus eslevée grandeur que celle de son maistre. (c) Nous sommes insensiblement tous en cette erreur : erreur de grande suite et prejudice6.

Quel genre derreur Montaigne dénonce-t-il ? Il sagit dune erreur de jugement, de prendre une partie pour le tout, de considérer que ce qui se passe près de nous est extensible à tout lunivers. Lerreur consiste à ne pas tenir compte de la diversité (due à son immensité) du monde, et en conséquence de ne pas relativiser les biens et les maux. Il ne sagit pas dune erreur philosophique du premier genre, où lerreur soppose à une vérité essentielle, il sagit dune opinion de Montaigne, qui juge comme une erreur une façon de considérer les choses, et il apporte pour cela divers arguments. Ainsi, lerreur de jugement soppose à une autre vérité, une vérité en minuscules, une vérité résultat de ce quun sujet – dans notre cas Montaigne – convainc un autre – le lecteur – du

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bien-fondé de sa position7. La valeur de la philosophie passe donc par la rhétorique, comprise non comme un discours vide, mais comme un discours voué à produire des effets sur la vie. Dans ce passage, lerreur, pour Montaigne, est due à une mauvaise application du jugement. Il sagit donc dune erreur de procédé, de ne pas distinguer de façon adéquate la portée dapplication de notre jugement. Le prêtre qui argumente lire de Dieu quand les vignes gèlent dans son village commet ce genre derreur, en faisant un jugement qui est fondé au-delà de lexpérience directe, cest-à-dire un jugement qui se prétend universel mais qui est fondé sur une expérience particulière.

Nous trouvons une situation semblable au début de « Du jeune Caton » (I, 37, 229a), où Montaigne affirme « je nay point cette erreur commune de juger dun autre selon que je suis ». Nous nous trouvons là avec un jugement lié à une attitude, mais une attitude, comme la continuation de la couche (a) nous permet de le voir, qui est considérée comme positive dans la mesure où elle facilite le jugement réglé. Lerreur, donc, ne soppose pas à une vérité essentielle, mais à une façon de voir les choses qui rend possible un jugement réglé. Dans le même sens, nous trouvons dans « De lart de conferer » une affirmation comme « la plus universelle et commune erreur des hommes » (III, 8, 929b), celle de croire que notre entendement possède la juste mesure des choses. Cest ce que signifie voir la paille dans lœil du voisin, mais jamais la poutre dans le sien propre. Montaigne développe cette question juste après ce fameux passage :

Lagitation et la chasse est proprement de nostre gibier : nous ne sommes pas excusables de la conduire mal et impertinemment ; de faillir à la prise, cest autre chose. Car nous sommes nais à quester la vérité ; il appartient de la posseder à une plus grande puissance. Elle nest pas, comme disoit Democritus, cachée dans les fons des abismes, mais plustost eslevée en hauteur infinie en la cognoissance divine8.

Nous navons pas accès à la vérité, mais nous ne pouvons pas éviter de la chercher, ni duser du concept. Dans ce sens, deux usages se dégagent. Dun côté, des vérités partielles, qui ont à voir avec les faits particuliers.

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Cet usage du mot ne nous intéresse pas ici9. Dun autre, la vérité personnelle, lopinion, dont le danger est de croire quil sagit vraiment dune vérité. Cest contre cette tendance que Montaigne lutte, contre lerreur de croire que notre jugement est toujours le bon jugement, le jugement qui trouve ce qui est malsain aux autres sans se rendre compte quil peut être lui-même malsain. Mais, notons cela une fois de plus, lerreur nest pas seulement lerreur philosophique élémentaire produite par linaccessibilité à la vérité, mais cest aussi une erreur philosophique du point de vue éthique, car il sagit dune affirmation (croyance, opinion) qui donne lieu à un dérèglement du jugement.

La présence de lerreur
dans la philosophie de Montaigne

Lerreur de ce genre, donc, est une erreur qui se trouve dans lhomme, qui affecte son âme. Dans « De la praesumption », Montaigne parle dune erreur dâme (II, 17, 633c), cest-à-dire, dun défaut de jugement. Ce défaut – rabaisser le prix des choses quil possède et rehausser celles qui lui sont étrangères – nest pas tant une erreur du point de vue de la correspondance avec une réalité, quune façon de voir les choses que le sujet, en sanalysant, perçoit comme négative. Cest, remarquons-le, une perception relative, une perception du sujet, car la première erreur de jugement de tous, aussi présente quand lhomme se retourne vers lui-même, est de juger dans une perspective universelle et non particulière. Le moi est aussi ses circonstances. Ainsi, toute application de mon jugement au-delà du moi et de mes circonstances est un jugement erroné, non du point de vue de contenu, mais du point de vue du procédé : nous voulons juger sur des choses qui vont au-delà de lexpérience que nous avons. Dans ce sens, lerreur du jugement nest pas guère éloignée chez Montaigne et chez Descartes, car pour ce dernier lerreur survient parce que la volonté prétend juger sur des choses qui sont au-delà de la perception directe du sujet.

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Quand cest lhomme qui se juge lui-même, en particulier, lerreur prend la signification de défaut. Ainsi, au début de « De lart de conférer », Montaigne parle de ses erreurs, qui seront bientôt « naturelles et incorrigibles » (III, 8, 921b), et il justifie lécriture de soi parce quelle permettra au lecteur déviter ses défauts. Ce genre derreur, donc, apparaît avec létude de soi. Nous rentrons donc sur un autre terrain. Jusquà présent nous avons parlé de deux genres derreur philosophique : celle qui se produit par limpossibilité daccéder à la vérité, liée à la conception négative de la philosophie ; et celle qui se produit quand nous exerçons notre jugement dans un cadre éthique de formation de lhomme, liée à la conception positive de la philosophie. Mais si nous adoptons la perspective de considérer les Essais comme un livre de philosophie, alors la philosophie de Montaigne a à voir avec le projet de peinture du moi annoncé au lecteur au début de louvrage. Et il apparaît un autre genre derreur, celle qui survient parce quà un moment donné nous jugeons dune façon qui, à lavenir, savèrera inefficace, cest-à-dire un jugement qui, cherchant des résultats pratiques, peut mener à des résultats indésirables. Mais il sagit dune erreur qui participe au procès de formation de lhomme, car quand nous jugeons nous exerçons notre faculté de juger et quand nous nous trompons nous apprenons des choses neuves sur nous-mêmes. Voici une des raisons pour lesquelles Montaigne naime pas le repentir.

Mais pour mieux préciser la présence de lerreur dans la philosophie de Montaigne, je veux marrêter sur le dernier chapitre des Essais. « De lexperience » peut être vu comme lalternative philosophique de Montaigne à la métaphysique aristotélicienne. En partant des mêmes mots que la Métaphysique dAristote, Montaigne arrive à des conclusions assez différentes, en soccupant in extenso de lexpérience, après davoir dédié beaucoup de pages de « lApologie » à montrer lincapacité de la raison à atteindre la connaissance. Par lanalyse du fonctionnement des lois, Montaigne essaie de montrer la vanité de vouloir réduire la diversité à des formes abstraites et rigides, de vouloir encadrer la dissemblance dans la régularité. La conclusion de toute cette première partie conduit à montrer que sur ce fond de scepticisme, auquel nous arrivons à partir de lanalyse de nos outils de connaissance, nous pouvons quand même aller au-delà et proposer une philosophie en conséquence. Voyons ce fameux passage :

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Quel que soit donq le fruict que nous pouvons avoir de lexperience, à peine servira beaucoup à notre institution celle que nous tirons des exemples estrangers, si nous faisons si mal nostre proffict, de celle que nous avons de nous mesme, qui nous est plus familiere, et certes suffisante à nous instruire de ce quil nous faut.

Je mestudie plus quautre subject. Cest ma metaphisique, cest ma phisique10.

Ce que je veux remarquer, premièrement, cest que lexpérience nest pas jugée selon lacquis de la vérité, mais selon le fruit quelle nous offre ; deuxièmement, que le fruit de lexpérience nest pas évalué selon la connaissance quelle nous fournit, mais selon le profit que nous en obtenons pour notre instruction. Lexpérience, donc, a un but éducatif, et cest dans ce même sens que, dans « De linstitution des enfans », Montaigne demande pour lenfant qui doit être éduqué davoir des yeux pour tout, une attention à nimporte quelle expérience quotidienne, « une honnête curiosité de senquérir de toutes choses » (I, 26, 156a) ; troisièmement, que si le but est de nous instruire, lexpérience la plus utile cest celle que nous avons de nous-mêmes. Dans « De linstitution des enfans », laccent est mis sur lexpérience des exemples étrangers, parce quil sagit de former le jugement de lenfant, pour que, finalement, il soit capable de le régler. Ladulte qui a déjà appris à exercer son jugement se trouve en disposition de chercher la meilleure voie pour arriver à le régler. Et cette voie, cette philosophie, ne peut pas consister en une simple étude du monde, mais en une étude de soi-même en tant que sujet de lexpérience et sujet qui habite le monde et qui cherche la meilleure façon de sy placer. Létude de soi, donc, remplace la métaphysique et la physique classiques, parce que celles-ci ne servent guère à la vie de lhomme. Le critère, donc, est dutilité, mais dutilité particulière. Montaigne philosophe ne peut pas enseigner des contenus normatifs, il ne peut que montrer ce que cest que, pour lui, penser de façon correcte, cest-à-dire appliquer correctement le jugement en partant de soi-même comme objet détude. De nouveau, Montaigne et Descartes sont très proches du point de vue formel.

Si la philosophie de Montaigne consiste en létude de soi pour mieux se régler, nous devons nous demander maintenant sil y de la place pour lerreur dans cette philosophie. Comprise comme métaphysique en sens

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classique, létude du moi est aussi vaine que nimporte quelle autre. Et cest pour cela que lessai simpose comme une nouvelle forme qui surpasse la philosophie dogmatique. Montaigne le déclare au début de « Du repentir » : « Je ne puis assurer mon objet » (III, 2, 805b). Le moi nest donc pas objet dune connaissance claire et distincte11, ou, comme lexplique bien André Tournon, « lexpérience que jai de moi » ne soppose pas à « celle que nous tirons des exemples étrangers » parce quelle fournit des données plus sûres pour fonder des conclusions générales ; elle sy oppose en ce quelle confère au sujet seul la responsabilité et les moyens de se faire sage12. Reconnaissons avec André Tournon que « De lexpérience » na pas un objet gnoséologique (la distinction entre deux modes de connaissance empirique), mais a pour objet deux modes de régulation de lexistence (selon lextériorité ou selon le jugement attentif du sujet sur lui-même). Il nest pas question de choisir entre deux modes dexpérience en raison de la plus grande vérité de lune delles, car si on fait ainsi on retombera dans lerreur philosophique dont nous parlions à linstant. Se connaitre, donc, est une expression qui doit être nuancée, car, comme Montaigne le reconnaît à la fin de « De la vanité », il sagit dun commandement paradoxal (III, 9, 1001b), car cest une connaissance de lignorance ; mais cest quand même un commandement utile dans la mesure où en faisant cela le sujet devient capable de mieux se régler lui-même. Ceci dit, lerreur de la compréhension de soi est toujours présente, car nous navons pas les moyens pour établir la vérité sur nous-mêmes. Mais si nous remplaçons la connaissance de soi par la conscience de soi, lerreur nest plus une question importante. La conscience de soi se valide par son utilité, et cest dans ce sens que Montaigne affirme, en parlant de la santé corporelle, que « personne ne peut fournir dexperience plus utile que moy » (III, 13, 1079b). Utilité pour lui-même, et aussi utilité pour le lecteur, utilité parce que Montaigne a pu mieux se régler avec cette expérience. Mais comment garantir que cette voie, choisie par Montaigne, est la meilleure ? De la même façon que nous navons pas de critère objectif pour atteindre la vérité, nous nen avons pas pour décider quelle est la meilleure voie pour conduire notre propre vie. Lutilité est toujours subjective, et cest pour cela que

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Montaigne ne peut pas former, mais seulement montrer. Il peut offrir son étude de lui-même comme une expérience pour autrui, mais cest finalement le lecteur qui décide.

Résumons. Nous pouvons parler derreur philosophique en trois sens :

a) Erreur due à la prétention datteindre la vérité, erreur de la philosophie spéculative.

b) Erreur de procédé du jugement, erreur de toute philosophie, quand elle prétend aller au-delà de lexpérience particulière.

c) Erreur de reconnaissance du jugement, nous détectons les effets non désirés de jugements antérieurs, erreur même nécessaire pour la formation de lhomme.

Pour finir, une petite réflexion. Si la philosophie de Montaigne se développe comme une forme de vie, et se présente comme un ensemble dopinions, au-delà de lerreur constitutive de toute opinion, cette philosophie ne peut pas être fausse. Elle se présente comme un exemple de forme de vie, à prendre ou à rejeter par le lecteur. De nouveau, Montaigne et Descartes se rapprochent, au moins formellement. Aussi la lecture des Essais et celle du Discours de la méthode montrent-elles une expérience qui nest pas normative en soi, mais qui peut être normative dans la mesure où le lecteur la reconnaît comme normative par un impératif quil se donne lui-même. Alors, Lexpérience de Montaigne nest pas une vérité qui shérite, mais un exemple de vie et de savoir que le lecteur peut aspirer à atteindre par lui-même. Comprise ainsi, il y a une place pour lerreur dans la philosophie de Montaigne, celle qui se produit quand en parlant nous trompons autrui et quand nous ne sommes pas fidèles à nous-mêmes. Mais tout de même, pour le lecteur qui lit les Essais, il ny a pas derreur sil prend le livre comme une expérience pour mieux régler sa vie.

Joan Lluís Llinàs

Université des Iles Baléares

1 L. Stevens, « The meaning of “Philosophy” in the Essais of Montaigne », Studies in Philology, 1965, p. 147-154.

2 E. Traverso, « La fonction de la recherche philosophique dans les Essais de Michel de Montaigne », Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, vol. 5, nº 1-2, 1973, p. 25-38 ; I. MacLean, « “Le païs au delà” : Montaigne and philosophical speculation », dans McFarlane & Maclean (eds.), Montaigne. Essays in memory of Richard Sayce, Oxford, Clarendon Press, 1982, p. 101-132. Comme la bien signalé MacLean, nous pouvons distinguer dans les Essais entre une philosophie spéculative (métaphysique, cherchant les causes, universelle, fruit de lart, futile), cest-à-dire, négative, et une autre en action (éthique, occupé des choses, particulière, fruit de la nature, utile), cest-à-dire, positive.

3 Les références aux Essais se font dans lédition de de P. Villey, Montaigne, Les Essais, Paris, PUF, 1965, en indiquant livre, chapitre, page, et strate.

4 I, 26, p. 138-139a.

5 Voir B. Sève, Montaigne, des règles pour lesprit, Paris, PUF, 2007.

6 I, 26, p. 157.

7 Voir lentrée « Vérité », par Philippe Desan, du Dictionnaire de Michel de Montaigne, P. Desan (ed.), Paris, Honoré Champion, 2004.

8 III, 8, p. 929b.

9 Même quil y a des erreurs de ce genre très pernicieux, comme celui commis par les médecins quand ils donnent ses prescriptions (« De la ressemblence des enfans aux peres », II, 37, 773a).

10 III, 13, 1072b.

11 Voir J.-Y. Pouilloux, « Un commandement paradoxe », Poésie, no 83, 1998, p. 107-117.

12 A. Tournon, « “Jordonne à mon âme…” Structure dessai dans le chapitre De lexperience », LInformation littéraire, 1986, p. 54-60.