« Vicieusement et lâchement » Faute morale et condition humaine
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2015 – 2, n° 62. varia - Auteur : De Souza Birchal (Telma)
- Pages : 149 à 158
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
« Vicieusement et lâchement »
Faute morale et condition humaine1
Il est vrai que dans le domaine de la connaissance les erreurs sont signes de faiblesse et de misère de la condition humaine – et pourtant, dans l’évaluation de Montaigne, elles ne sont pas toujours mauvaises ou nuisibles. Au contraire, il parle des bénéfices venants des erreurs de l’imagination et de la fantaisie, et de la « diversion » qui, en nous éloignant de la vérité, nous détourne aussi de la souffrance.
Il arrive pareillement que les fautes morales, ce genre d’erreur qui nous éloigne du bien et de la vertu, aient parfois des aspects positifs. Les Essais présentent une évaluation très complexe de cette catégorie d’erreur dont nous essayerons, dans ce travail, de dégager quelques aspects2. Dans ce qui se suit nous utilisons le terme « faute » pour désigner une erreur dans le domaine moral.
Un éloge des vices ?
Commençons par un exemple frappant : l’histoire du larron d’Armaignac, dans « Du Repentir ». Montaigne raconte à propos de cet homme « Qu’étant né mendiant, et trouvant que à gagner son pain au travail de ses mains il n’arriverait jamais à se fortifier assez contre l’indigence, il s’avisa de se faire larron ». En moissonnant les terres d’autrui, petit à petit et suivant un plan soigneusement établi, « d’égaler, et disperser le dommage qu’il faisait », il est arrivé à avoir une vie confortable. Une fois devenu riche, le larron commença à rembourser les
successeurs de ceux qu’il avait volé. En réfléchissant sur cette histoire, Montaigne écrit que cet homme « regarde le larcin, comme action déshonnête, et le hait, mais moins que l’indigence », mais il ne s’en repent pas, « en tant qu’elle était ainsi contrebalancée et compensée » (III, 2, 44-45/811-812)3.
Cet exemple est encore plus frappant parce qu’il suit immédiatement la description que Montaigne fait de ses erreurs, qui vont faire écho à celles du larron :
À d’autres (duquel régiment je suis) le vice pèse, mais ils le contrebalancent avec le plaisir ou autre occasion : Et le souffrent et s’y prêtent à certain prix. Vicieusement pourtant et lâchement (III, 2, 44/811).
Il identifie ensuite « l’accointance des femmes », parce que « violente et parfois invincible » comme le plaisir qui, entre tous, excuserait le péché avec plus de justice. C’est ce péché que quelques fois dans les Essais il avoue avoir commis. De même que le larron, il affirme à propos de ses actions : « Et en ferais autant d’ici à mille ans en pareilles occasions » (III, 2, 48/813).
Montaigne et son double, le larron : des hommes qui avouent leurs erreurs et leurs faiblesses, mais qui les acceptent à partir de ce qu’on peut nommer un calcul d’utilité. Pour fuir la souffrance et la douleur, le larron a fait du mal, mais pas beaucoup : il l’a soigneusement distribué aux différentes victimes, et ainsi diminué ses mauvaises conséquences. Quant à Montaigne et à ce qu’il raconte à propos de ses rapports aux femmes, si sa conduite n’a pas été toujours honnête, elle a été très utile, et pour les deux parties concernées. Nous sommes face à deux situations où, selon lui, le plaisir excuserait le péché avec justice.
Serions-nous ici devant l’admission du fait que, plus qu’excusables, ces erreurs morales auraient une place et une fonction dans l’humaine condition ? Et donc que nous ne devons pas toujours essayer de fuir les erreurs ? Faut-il donner de la place aux fautes ? C’est vraisemblable.
Fautes de faiblesse et fautes de malice
Mais il y a quand même de la différence entre les genres d’erreurs ; il y a l’acceptable et l’interdit ; la faiblesse et la malice. Dans « Du Repentir », Montaigne distingue les différentes sortes de vices et oppose, par exemple, les « vices de l’apparence » à « ceux de l’essence » (III, 2, 43/811) – et dit qu’on ne peut extirper que les premiers. On ne va pas suivre l’argumentation très fine de ce chapitre, parce qu’elle entraîne beaucoup d’autres implications ; il nous suffira, pour éclaircir nos questions, de reprendre ce que Montaigne a énoncé d’une façon plus simple au début du chapitre « De la punition de la couardise » :
À la vérité c’est raison qu’on fasse grande différence entre les fautes qui viennent de notre faiblesse, et celles qui viennent de notre malice. Car en celles ici nous nous sommes bandés à notre escient contre les règles de la raison, que nature a empreintes en nous : Et en celles là, il semble que nous puissions appeler à garant cette même nature, pour nous avoir laissé en telle imperfection et deffaillance (…) (I, 16, 205/70).
Deux genres de fautes donc, avec de différentes implications morales. Concernant la faiblesse, elle est, par définition, un manque de virtú, de force. Elle est au cœur de la condition humaine telle que Montaigne la conçoit : essentiellement inachevée et vide, une « condition fautière » (II, 12, 340/564). Nous sommes des êtres de nécessité, nous avons des besoins les plus divers. Nous recherchons naturellement le plaisir et fuyons aussi naturellement la douleur. Notre nature est celle du manque, et la vaincre exige du courage et de la force. Le larron d’Armaignac a été faible puisqu’il n’a pas résisté à la pauvreté, à la faim, à la douleur et puisqu’il n’a pas eu la maîtrise de soi que possèdent les hommes exemplaires. On a vu que Montaigne admet que cette conduite est tout de même justifiable : on pourrait donc la classifier comme une simple « faute de faiblesse », obéissante à notre nature et condition.
Dans le récit du chapitre « Du Repentir », la question morale de fond semble être : au nom de quoi, exactement, devrions-nous essayer de vaincre les nécessités naturelles ? « La philosophie » (le stoicisme) dirait : au nom de la maîtrise de soi, de la vertu. Le scepticisme répondrait de
son côté : au nom des lois et des coutumes de chaque pays. Contre les premiers Montaigne montre qu’on peut toujours soupçonner la maîtrise de soi et en faire différentes lectures, comme il le dit à propos de Posidonius qui, étant en souffrance, se trompe soi-même en criant que la douleur ne le vaincra pas (I, 14, 184/55). En essayant d’être au dessus de l’humaine condition, Posidonius est dans une erreur théorique (la méconnaissance de la condition humaine elle-même) tout autant que morale (la fierté sans aucun motif). En comparant les deux, on se rend compte que Montaigne a une meilleure opinion du larron que du philosophe. Vis-à-vis du précepte sceptique qui fait appel à l’obéissance aux lois et aux coutumes, il faut souligner que même si Montaigne l’utilise à plusieurs reprises, cela ne l’empêche pas de dénoncer certaines injustices. Par exemple il critique les lois des Français qui font tomber dans la misère la majorité de leur société – tout en mettant son discours dans la bouche des Cannibales (I, 31, 410/214). C’est bien la question de la propriété qui est ici la cible de la critique montaignienne. De ce point de vue éloigné que Montaigne a l’habitude d’adopter, il arrive que la société et ses lois se trouvent plus en faute que le larron qui les transgresse. Aussi les règles du comportement sexuel sont parfois si irrationnelles et maléfiques qu’on peut bien comprendre que des personnes leurs désobéissent – comme on le lit dans « Sur des vers de Virgile ».
Le voleur a donc raison de fuir la misère – et Montaigne a également raison lorsqu’il cède aux plaisirs –, car nous ne pouvons pas accuser un être humain qui est en quête de ce qui lui manque et, en fin de compte, qui suit simplement la nature. Pour cette raison Montaigne ne renie pas, dans « Du repentir », ses vices de jeunesse qui sont paradoxalement l’expression d’une nature saine, éveillée et vigoureuse4.
En portugais, l’erreur morale et le manque de quelque chose peuvent s’exprimer par le même mot : « falta ». Or en français nous disons aussi « il me faut » pour signifier un manque et « c’est une faute » pour signifier une erreur morale. Encore que proches entre eux, le deux signifiés de « faute » ne doivent pas être confondus et c’est ce que Montaigne propose lorsqu’il distingue entre « les fautes qui viennent de notre faiblesse, et celles qui viennent de notre malice » – c’est-à-dire entre ce qui nous manque et ce qui est vraiment mauvais.
En un mot, ce qu’on appelle les « vices de faiblesse » tels le sexe et la peur de la mort ou de la douleur, renferment un caractère naturel, qui les rend donc justifiables. Mais que dire du deuxième genre de faute, les « fautes de malice » ?
En revenant au texte de « De la Punition de la Couardise », on lit que les fautes de malice sont faites premièrement « à notre escient » et deuxièmement « contre les règles de la raison, que nature a empreintes en nous ». À propos du premier point, il faut noter que la malice est plutôt réfléchie et active : la torture est soigneusement projetée, comme le montrent les exemples de la fin de ce même chapitre. Les fautes de faiblesse, au contraire, sont plutôt irréfléchies et passives, comme lorsque nous fuyons face au danger sans en prendre conscience. Il faut encore se demander, à propos du deuxième point, ce que veut dire cette « dénaturation » qui caractérise la malice. On essaiera d’y répondre dans ce qui suit.
En réfléchissant à la punition qu’on devrait accorder à la couardise, Montaigne commence par suggérer qu’elle appartient à la catégorie des « faute de faiblesse ». Justifiée par l’instinct de protection de la vie elle devrait, de ce fait même, recevoir des châtiments légers. Montaigne semble approuver les grands généraux qui choisirent d’humilier et de déshonorer leurs soldats froussards, plutôt que les condamner à la mort5. La couardise qui nous mène à fuir devant l’ennemi ou à être peu disposé à l’héroïsme est bien souvent ridicule, plutôt que détestable.
Mais même s’il faut distinguer la faiblesse et la malice, la différence n’est pas radicale. À la fin du chapitre un changement de route se fait sentir :
Toutefois, quand il y auroit une si grossière et apparente ou ignorance ou couardise, qu’elle surpassât toutes les ordinaires, ce seroit raison de la prendre pour suffisante preuve de méchanceté et de malice, et de la châtier pour telle. (I, 16, 207/70).
Ce chapitre s’arrête sur ce point, sans le développer. Mais on trouve dans « Couardise, mère de la cruauté » (II, 27) une réflexion sur le passage d’un genre de faute à l’autre, soit, sur la genèse de la « dénaturation ». Montaigne y décrit l’attitude de ceux qui soumettent l’ennemi vaincu à
toutes sortes de cruautés et de tortures. Faire souffrir celui qui n’oppose plus de résistance, c’est agir « comme les chiens couards, qui déchirent en la maison et mordent les peaux des bêtes sauvages, qu’ils n’ont osé attaquer aux champs » (II, 27, 524/694). Ce sont justement les plus lâches, ceux qui n’osent pas faire face à la lutte, qui avancent sur les dépouilles des vaincus – comme s’ils étaient les héros. La couardise ridicule se transforme en couardise méchante quand elle ment à soi-même, en essayant de s’attribuer la force qu’elle n’a pas. Il n’y a pas vraiment de rupture dans la condition humaine, il n’y a pas de « monstres » ; il s’agit uniquement d’une différence de degré, mais qui est tout de même importante : entre la faiblesse du larron et la faiblesse du bourreau il y a la tromperie envers soi-même.
La couardise devient cruauté quand elle mime le courage, alors que tout ce qu’elle arrive à combattre, c’est un ennemi épuisé. La cruauté, une faute de malice, est donc aussi une faiblesse : n’y a-t-il pas de figure plus faible que celle du bourreau qui n’a rien à craindre de sa victime ? Donc, paradoxalement, les vices de malice sont aussi vices de faiblesse – d’une faiblesse qui se nie, qui se cache, qui ment à soi même. Elle nie sa propre nature et l’humaine condition. Et si le plus important travail de la raison est, selon Montaigne, la connaissance de soi, se mentir à soi même est aller « contre les règles de raison, que nature a empreint en nous ».
En revenant à « Du Repentir » on y trouve le même phénomène, la tromperie, avec la « vertu lâche, et catarrheuse » (III, 2, 50/815) de ceux qui se vantent de vaincre les passions alors que c’est le corps qui n’a plus de volupté. Ces faux vertueux ne nous présentent pas seulement une caricature ridicule de la tempérance, mais aussi une porte ouverte à la malice.
À propos de l’émergence de la malice donc, nous pourrions dire qu’elle naît d’un refus : lorsque les hommes cachent ou refusent leurs « vices de faiblesse » et lorsqu’ils nient leur « condition fautive », ils donnent lieu aux grands et vrais vices. Voyons rapidement quelques exemples.
Dans le chapitre « Sur des vers de Virgile », si d’un coté Montaigne se rapporte à la pratique de la sexualité en tant que vice, d’un autre coté il avertit le lecteur de « l’inique estimation des vices » venant de ceux qui considèrent la volupté comme la plus grande des corruptions. Il y a cependant des vices bien plus nuisibles et inverser cette hiérarchie
équivaut à peser « les vices non selon nature, mais selon notre intérêt », ce qui cache des « corruptions plus dommageables et dénaturées » (III, 5, 115/861). Si l’amour érotique ne conduit personne à la vertu, le renier ouvre le chemin aux vrais vices : « Quel monstrueux animal qui se fait horreur à soi-même, à qui ses plaisirs pèsent » (III, 5, 141/879).
Dans l’« Apologie », le zèle religieux est décrit comme un très puissant instrument d’auto-aveuglement : « Notre religion est faite pour extirper les vices : elle les couvre, les nourrit, les incite » (II, 12, 167/444).
Et un peu plus loin, dans le chapitre « De la présomption » : « C’est une humeur couarde et servile de s’aller déguiser et cacher sous un masque, et de n’oser se faire voir tel qu’on est. Par là nos hommes se dressent à la perfidie (…) Un cœur généreux ne doit démentir ses pensées ; il se veut faire voir jusques au dedans. Ou tout y est bon, ou au-moins tout y est humain » (II, 17, 460/647).
S’il n’est pas à notre porté d’être bon, d’extirper les vices, il nous est obligatoire, au moins, d’être humain et donc de ne pas les nier ou cacher. La générosité, vertu capitale, comme remarque B. Sève6, est la vertu de se laisser voir à soi-même et aux autres. Si Montaigne ne croit pas que les gens du commun puissent être parfaits, il montre néanmoins le chemin pour échapper à la malice. Il faut encore ajouter qu’on ne trouve pas dans les Essais l’idée d’une corruption fondamentale de l’humanité – car il y a dans notre monde d’excellents hommes et des femmes vertueuses, les Indiens, Socrate et aussi le peuple caractérisé par sa simplicité. Montaigne admire « la hauteur inimitable d’aucunes âmes héroïques » (I, 37, 430/229). Par contre, le livre est plein d’exemples de ce qu’il nomme la « malice » ou la « méchanceté » : la méchanceté des intérêts dans les guerres de religion, celle des menteurs, et finalement celle que nous retrouvons dans la cruauté, qui est l’extrême de tous les vices. De la même façon que la vertu parfaite, la malice – ou le « mal » dans son expression la plus radicale – est occasionnelle dans le monde des hommes.
Conclusion
Il nous faut quelques fautes
ou « La portion du glaneur »
Paul Mathias développe une belle analyse de l’expression « notre condition fautive » (II, 12, 340/564) : « dire de notre condition qu’elle est fautive ce n’est donc pas stigmatiser une faute ou un péché, c’est simplement remarquer un état de fait7 », qui équivaut surtout à l’ignorance et au fait de ne pas réussir dans nos projets. Mais si on peut accorder à P. Mathias qu’il n’y a pas de marque métaphysique ou morale dans cette définition de la condition humaine, il faut aussi remarquer que le problème moral se posera dans un deuxième temps, lorsque les hommes établissent une relation avec leur propre « condition fautive ». Accepter ou nier le manque, là est la différence. Nier le manque serait tomber dans la vraie faute morale : celle de vouloir surpasser l’humaine condition et, en conséquence, se dénaturer.
Tout cela nous amène à conclure que l’éthique de Montaigne n’est pas relativiste – si on comprend « relativisme » dans le sens de tout remettre aux coutumes – mais situationnelle, dans le sens qu’elle prend toujours en considération le contexte. Soit le vol : le cas du larron est moralement très différent du cas des catholiques qui s’approprient les biens des protestants lors de la guerre civile religieuse. On attribue souvent à Montaigne la pratique d’un doute général à propos du bien et du mal, du juste et de l’injuste, pratique qui serait « suspendue » face à quelques exceptions comme la cruauté ou la trahison. C’est tout le contraire : on trouve dans les Essais une conception éthique élargie et des idées très claires, comme celle d’une hiérarchie des fautes et celle de la nature de la malice – c’est en cela aussi que son relativisme doit être situé dans le cadre majeur de sa conception de « l’humaine condition ».
Cette éthique qui considère toujours « l’humaine condition », aussi souple que soit ce concept, mène Montaigne à ce surprenant éloge des fautes qui nous sont nécessaires et constitutives. En considérant les vertus, il écrit : « Sauf l’ordre, la modération et la constance, j’estime que toutes
choses sont faisables par un homme bien manque et défaillant en gros ». La constance et la résolution sont des attributs divins et les hommes ne peuvent les atteindre que « par secousse » (II, 29, 539-540/705).
Si nous sommes en-deçà de l’ordre, de la modération et da la constance, il faut se méfier des projets qui visent à la sainteté ou à l’impassibilité. Dans ce chapitre, la description de l’impassibilité de Pyrrhon la rapproche de l’obstination, le récit de la détermination des veuves face à la mort situe leur vertu entre l’admirable et l’insensé, le courage invincible des guerriers est fondé sur l’imagination et sur des croyances contestables. Ces vertus sont comme les vêtements qui ne sont pas à la taille du modèle, et qui auront toujours quelque chose d’inadéquat. Finalement donc, derrière le projet de “surpasser” l’homme, se trouve encore l’homme (orgueil, imagination, croyances) – et, selon l’essayiste, un homme qui se méconnait.
De plus, il faut toujours se demander à quoi sert de lutter contre les faiblesses. Si la modération concourt à notre bonheur, elle se justifie, sinon, ne sera que pure méconnaissance et orgueil. En réfléchissant à propos de la modération recommandée dans le mariage, il écrit :
Mais, à parler en bon escient, est-ce pas un misérable animal que l’homme ? À peine est-il en son pouvoir, par sa condition naturelle, de gouter un seul plaisir entier et pur, encore se met-il en peine de le retrancher par discours : il n’est pas assez chétif, si par art et par étude, il n’augmente sa misère (I, 30, 389/200).
Si les fautes de faiblesse, qui sont nécessaires et humaines, peuvent prendre un peu de place dans l’âme, elles ne laisseront pas de place aux grandes.
Il faut ménager sa vie comme on ménage sa bourse : « Qui a la garde de ma bourse en voyage, il l’a pure et sans contrerôle » – car Montaigne se fie à la bonté de l’autre. Mais il faut quand même « laisser un peu de place à la déloyauté, ou imprudence de votre valet » – non seulement parce qu’on ne doit pas espérer que la bonté des hommes soit constante, mais pour des raisons encore plus importantes. Le texte continue : « S’il nous en reste en gros, de quoi faire nostre effect, cet excès de la libéralité de la fortune, laissons-le un peu plus courre à sa merci : la portion du glaneur » (III, 9, 245-953). Dans cette figure biblique du glaneur on rencontre le larron qui ramasse dans les champs de ceux qui ont plus
que le nécessaire. Il faut le laisser ramasser, comme il faut se laisser « faillir ». Peut-être parce que les nobles ne méritent pas, en toute justice, ce qu’ils ont – Montaigne reconnaît dans sa situation financière « cet excès de la libéralité de la fortune » – ; peut-être parce que le larron qui « glane » et ramasse dans les champs, de même que le valet qui prend « quelques coins », ne méritent pas leur misère. Peut-être aussi que la fortune elle-même peut apporter quelques remèdes aux injustices. Mais surtout parce qu’il ne faut pas donner lieu aux grands vices, comme à la haine dans l’âme des valets, si le maître les surveille de trop près.
Montaigne laisse à soi et aux autres ces espaces pour des fautes dont la négation ferait tomber dans des fautes encore plus grandes.
Telma de Souza Birchal
UFMG (Brésil)
1 Je remercie Maria Célia Veiga França et Théo Castaings pour la révision du français.
2 Dans ce qui suit nous utilisons le terme « faute » pour désigner une erreur dans le domaine moral.
3 Montaigne, Essais I, II, III (édition d’Emmanuel Naya, Delphine Reguig et Alexandre Tarrête. Paris, Gallimard, 2009-2010). Les citations des Essais sont faites à partir de cette édition dont les références sont notées entre parenthèses dans le texte ci-dessus et suivies des numéros des pages dans l’édition Pierre Villey (Paris, PUF, 1988).
4 « Je serais honteux [et] envieux que la misère et défortune de ma décrépitude eût à se préférer à mes bonnes années saines, éveillés, vigoureuses ». (III, 2, 51/816).
5 « Mais, quant à la couardise, il est certain que la plus commune façon est de la châtier par honte et ignominie » (I, 16, 206/71).
6 B. Sève, Montaigne. Des Règles pour l’Esprit. Paris, PUF, 2007. chapitre xii.
7 P. Mathias, Montaigne ou l’usage du monde. Paris, Vrin, 2006, p. 53.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-05748-2
- EAN : 9782406057482
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05748-2.p.0149
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 04/04/2016
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français