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Classiques Garnier

« Vicieusement et lâchement » Faute morale et condition humaine

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2015 – 2, n° 62
    . varia
  • Auteur : De Souza Birchal (Telma)
  • Résumé : Dans le domaine de la connaissance les erreurs sont signes de faiblesse et de misère de la condition humaine – et pourtant, dans l’évaluation de Montaigne, elles ne sont pas toujours mauvaises ou nuisibles. Au contraire, il parle des bénéfices venants des erreurs de l’imagination, de la fantaisie et de la diversion qui, en nous éloignant de la vérité, nous détournent aussi de la souffrance.
  • Pages : 149 à 158
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406057482
  • ISBN : 978-2-406-05748-2
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05748-2.p.0149
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 04/04/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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« Vicieusement et lâchement »

Faute morale et condition humaine1

Il est vrai que dans le domaine de la connaissance les erreurs sont signes de faiblesse et de misère de la condition humaine – et pourtant, dans lévaluation de Montaigne, elles ne sont pas toujours mauvaises ou nuisibles. Au contraire, il parle des bénéfices venants des erreurs de limagination et de la fantaisie, et de la « diversion » qui, en nous éloignant de la vérité, nous détourne aussi de la souffrance.

Il arrive pareillement que les fautes morales, ce genre derreur qui nous éloigne du bien et de la vertu, aient parfois des aspects positifs. Les Essais présentent une évaluation très complexe de cette catégorie derreur dont nous essayerons, dans ce travail, de dégager quelques aspects2. Dans ce qui se suit nous utilisons le terme « faute » pour désigner une erreur dans le domaine moral.

Un éloge des vices ?

Commençons par un exemple frappant : lhistoire du larron dArmaignac, dans « Du Repentir ». Montaigne raconte à propos de cet homme « Quétant né mendiant, et trouvant que à gagner son pain au travail de ses mains il narriverait jamais à se fortifier assez contre lindigence, il savisa de se faire larron ». En moissonnant les terres dautrui, petit à petit et suivant un plan soigneusement établi, « dégaler, et disperser le dommage quil faisait », il est arrivé à avoir une vie confortable. Une fois devenu riche, le larron commença à rembourser les

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successeurs de ceux quil avait volé. En réfléchissant sur cette histoire, Montaigne écrit que cet homme « regarde le larcin, comme action déshonnête, et le hait, mais moins que lindigence », mais il ne sen repent pas, « en tant quelle était ainsi contrebalancée et compensée » (III, 2, 44-45/811-812)3.

Cet exemple est encore plus frappant parce quil suit immédiatement la description que Montaigne fait de ses erreurs, qui vont faire écho à celles du larron :

À dautres (duquel régiment je suis) le vice pèse, mais ils le contrebalancent avec le plaisir ou autre occasion : Et le souffrent et sy prêtent à certain prix. Vicieusement pourtant et lâchement (III, 2, 44/811).

Il identifie ensuite « laccointance des femmes », parce que « violente et parfois invincible » comme le plaisir qui, entre tous, excuserait le péché avec plus de justice. Cest ce péché que quelques fois dans les Essais il avoue avoir commis. De même que le larron, il affirme à propos de ses actions : « Et en ferais autant dici à mille ans en pareilles occasions » (III, 2, 48/813).

Montaigne et son double, le larron : des hommes qui avouent leurs erreurs et leurs faiblesses, mais qui les acceptent à partir de ce quon peut nommer un calcul dutilité. Pour fuir la souffrance et la douleur, le larron a fait du mal, mais pas beaucoup : il la soigneusement distribué aux différentes victimes, et ainsi diminué ses mauvaises conséquences. Quant à Montaigne et à ce quil raconte à propos de ses rapports aux femmes, si sa conduite na pas été toujours honnête, elle a été très utile, et pour les deux parties concernées. Nous sommes face à deux situations où, selon lui, le plaisir excuserait le péché avec justice.

Serions-nous ici devant ladmission du fait que, plus quexcusables, ces erreurs morales auraient une place et une fonction dans lhumaine condition ? Et donc que nous ne devons pas toujours essayer de fuir les erreurs ? Faut-il donner de la place aux fautes ? Cest vraisemblable.

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Fautes de faiblesse et fautes de malice

Mais il y a quand même de la différence entre les genres derreurs ; il y a lacceptable et linterdit ; la faiblesse et la malice. Dans « Du Repentir », Montaigne distingue les différentes sortes de vices et oppose, par exemple, les « vices de lapparence » à « ceux de lessence » (III, 2, 43/811) – et dit quon ne peut extirper que les premiers. On ne va pas suivre largumentation très fine de ce chapitre, parce quelle entraîne beaucoup dautres implications ; il nous suffira, pour éclaircir nos questions, de reprendre ce que Montaigne a énoncé dune façon plus simple au début du chapitre « De la punition de la couardise » :

À la vérité cest raison quon fasse grande différence entre les fautes qui viennent de notre faiblesse, et celles qui viennent de notre malice. Car en celles ici nous nous sommes bandés à notre escient contre les règles de la raison, que nature a empreintes en nous : Et en celles là, il semble que nous puissions appeler à garant cette même nature, pour nous avoir laissé en telle imperfection et deffaillance (…) (I, 16, 205/70).

Deux genres de fautes donc, avec de différentes implications morales. Concernant la faiblesse, elle est, par définition, un manque de virtú, de force. Elle est au cœur de la condition humaine telle que Montaigne la conçoit : essentiellement inachevée et vide, une « condition fautière » (II, 12, 340/564). Nous sommes des êtres de nécessité, nous avons des besoins les plus divers. Nous recherchons naturellement le plaisir et fuyons aussi naturellement la douleur. Notre nature est celle du manque, et la vaincre exige du courage et de la force. Le larron dArmaignac a été faible puisquil na pas résisté à la pauvreté, à la faim, à la douleur et puisquil na pas eu la maîtrise de soi que possèdent les hommes exemplaires. On a vu que Montaigne admet que cette conduite est tout de même justifiable : on pourrait donc la classifier comme une simple « faute de faiblesse », obéissante à notre nature et condition.

Dans le récit du chapitre « Du Repentir », la question morale de fond semble être : au nom de quoi, exactement, devrions-nous essayer de vaincre les nécessités naturelles ? « La philosophie » (le stoicisme) dirait : au nom de la maîtrise de soi, de la vertu. Le scepticisme répondrait de

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son côté : au nom des lois et des coutumes de chaque pays. Contre les premiers Montaigne montre quon peut toujours soupçonner la maîtrise de soi et en faire différentes lectures, comme il le dit à propos de Posidonius qui, étant en souffrance, se trompe soi-même en criant que la douleur ne le vaincra pas (I, 14, 184/55). En essayant dêtre au dessus de lhumaine condition, Posidonius est dans une erreur théorique (la méconnaissance de la condition humaine elle-même) tout autant que morale (la fierté sans aucun motif). En comparant les deux, on se rend compte que Montaigne a une meilleure opinion du larron que du philosophe. Vis-à-vis du précepte sceptique qui fait appel à lobéissance aux lois et aux coutumes, il faut souligner que même si Montaigne lutilise à plusieurs reprises, cela ne lempêche pas de dénoncer certaines injustices. Par exemple il critique les lois des Français qui font tomber dans la misère la majorité de leur société – tout en mettant son discours dans la bouche des Cannibales (I, 31, 410/214). Cest bien la question de la propriété qui est ici la cible de la critique montaignienne. De ce point de vue éloigné que Montaigne a lhabitude dadopter, il arrive que la société et ses lois se trouvent plus en faute que le larron qui les transgresse. Aussi les règles du comportement sexuel sont parfois si irrationnelles et maléfiques quon peut bien comprendre que des personnes leurs désobéissent – comme on le lit dans « Sur des vers de Virgile ».

Le voleur a donc raison de fuir la misère – et Montaigne a également raison lorsquil cède aux plaisirs –, car nous ne pouvons pas accuser un être humain qui est en quête de ce qui lui manque et, en fin de compte, qui suit simplement la nature. Pour cette raison Montaigne ne renie pas, dans « Du repentir », ses vices de jeunesse qui sont paradoxalement lexpression dune nature saine, éveillée et vigoureuse4.

En portugais, lerreur morale et le manque de quelque chose peuvent sexprimer par le même mot : « falta ». Or en français nous disons aussi « il me faut » pour signifier un manque et « cest une faute » pour signifier une erreur morale. Encore que proches entre eux, le deux signifiés de « faute » ne doivent pas être confondus et cest ce que Montaigne propose lorsquil distingue entre « les fautes qui viennent de notre faiblesse, et celles qui viennent de notre malice » – cest-à-dire entre ce qui nous manque et ce qui est vraiment mauvais.

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En un mot, ce quon appelle les « vices de faiblesse » tels le sexe et la peur de la mort ou de la douleur, renferment un caractère naturel, qui les rend donc justifiables. Mais que dire du deuxième genre de faute, les « fautes de malice » ?

En revenant au texte de « De la Punition de la Couardise », on lit que les fautes de malice sont faites premièrement « à notre escient » et deuxièmement « contre les règles de la raison, que nature a empreintes en nous ». À propos du premier point, il faut noter que la malice est plutôt réfléchie et active : la torture est soigneusement projetée, comme le montrent les exemples de la fin de ce même chapitre. Les fautes de faiblesse, au contraire, sont plutôt irréfléchies et passives, comme lorsque nous fuyons face au danger sans en prendre conscience. Il faut encore se demander, à propos du deuxième point, ce que veut dire cette « dénaturation » qui caractérise la malice. On essaiera dy répondre dans ce qui suit.

En réfléchissant à la punition quon devrait accorder à la couardise, Montaigne commence par suggérer quelle appartient à la catégorie des « faute de faiblesse ». Justifiée par linstinct de protection de la vie elle devrait, de ce fait même, recevoir des châtiments légers. Montaigne semble approuver les grands généraux qui choisirent dhumilier et de déshonorer leurs soldats froussards, plutôt que les condamner à la mort5. La couardise qui nous mène à fuir devant lennemi ou à être peu disposé à lhéroïsme est bien souvent ridicule, plutôt que détestable.

Mais même sil faut distinguer la faiblesse et la malice, la différence nest pas radicale. À la fin du chapitre un changement de route se fait sentir :

Toutefois, quand il y auroit une si grossière et apparente ou ignorance ou couardise, quelle surpassât toutes les ordinaires, ce seroit raison de la prendre pour suffisante preuve de méchanceté et de malice, et de la châtier pour telle. (I, 16, 207/70).

Ce chapitre sarrête sur ce point, sans le développer. Mais on trouve dans « Couardise, mère de la cruauté » (II, 27) une réflexion sur le passage dun genre de faute à lautre, soit, sur la genèse de la « dénaturation ». Montaigne y décrit lattitude de ceux qui soumettent lennemi vaincu à

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toutes sortes de cruautés et de tortures. Faire souffrir celui qui noppose plus de résistance, cest agir « comme les chiens couards, qui déchirent en la maison et mordent les peaux des bêtes sauvages, quils nont osé attaquer aux champs » (II, 27, 524/694). Ce sont justement les plus lâches, ceux qui nosent pas faire face à la lutte, qui avancent sur les dépouilles des vaincus – comme sils étaient les héros. La couardise ridicule se transforme en couardise méchante quand elle ment à soi-même, en essayant de sattribuer la force quelle na pas. Il ny a pas vraiment de rupture dans la condition humaine, il ny a pas de « monstres » ; il sagit uniquement dune différence de degré, mais qui est tout de même importante : entre la faiblesse du larron et la faiblesse du bourreau il y a la tromperie envers soi-même.

La couardise devient cruauté quand elle mime le courage, alors que tout ce quelle arrive à combattre, cest un ennemi épuisé. La cruauté, une faute de malice, est donc aussi une faiblesse : ny a-t-il pas de figure plus faible que celle du bourreau qui na rien à craindre de sa victime ? Donc, paradoxalement, les vices de malice sont aussi vices de faiblesse – dune faiblesse qui se nie, qui se cache, qui ment à soi même. Elle nie sa propre nature et lhumaine condition. Et si le plus important travail de la raison est, selon Montaigne, la connaissance de soi, se mentir à soi même est aller « contre les règles de raison, que nature a empreint en nous ».

En revenant à « Du Repentir » on y trouve le même phénomène, la tromperie, avec la « vertu lâche, et catarrheuse » (III, 2, 50/815) de ceux qui se vantent de vaincre les passions alors que cest le corps qui na plus de volupté. Ces faux vertueux ne nous présentent pas seulement une caricature ridicule de la tempérance, mais aussi une porte ouverte à la malice.

À propos de lémergence de la malice donc, nous pourrions dire quelle naît dun refus : lorsque les hommes cachent ou refusent leurs « vices de faiblesse » et lorsquils nient leur « condition fautive », ils donnent lieu aux grands et vrais vices. Voyons rapidement quelques exemples.

Dans le chapitre « Sur des vers de Virgile », si dun coté Montaigne se rapporte à la pratique de la sexualité en tant que vice, dun autre coté il avertit le lecteur de « linique estimation des vices » venant de ceux qui considèrent la volupté comme la plus grande des corruptions. Il y a cependant des vices bien plus nuisibles et inverser cette hiérarchie

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équivaut à peser « les vices non selon nature, mais selon notre intérêt », ce qui cache des « corruptions plus dommageables et dénaturées » (III, 5, 115/861). Si lamour érotique ne conduit personne à la vertu, le renier ouvre le chemin aux vrais vices : « Quel monstrueux animal qui se fait horreur à soi-même, à qui ses plaisirs pèsent » (III, 5, 141/879).

Dans l« Apologie », le zèle religieux est décrit comme un très puissant instrument dauto-aveuglement : « Notre religion est faite pour extirper les vices : elle les couvre, les nourrit, les incite » (II, 12, 167/444).

Et un peu plus loin, dans le chapitre « De la présomption » : « Cest une humeur couarde et servile de saller déguiser et cacher sous un masque, et de noser se faire voir tel quon est. Par là nos hommes se dressent à la perfidie (…) Un cœur généreux ne doit démentir ses pensées ; il se veut faire voir jusques au dedansOu tout y est bon, ou au-moins tout y est humain » (II, 17, 460/647).

Sil nest pas à notre porté dêtre bon, dextirper les vices, il nous est obligatoire, au moins, dêtre humain et donc de ne pas les nier ou cacher. La générosité, vertu capitale, comme remarque B. Sève6, est la vertu de se laisser voir à soi-même et aux autres. Si Montaigne ne croit pas que les gens du commun puissent être parfaits, il montre néanmoins le chemin pour échapper à la malice. Il faut encore ajouter quon ne trouve pas dans les Essais lidée dune corruption fondamentale de lhumanité – car il y a dans notre monde dexcellents hommes et des femmes vertueuses, les Indiens, Socrate et aussi le peuple caractérisé par sa simplicité. Montaigne admire « la hauteur inimitable daucunes âmes héroïques » (I, 37, 430/229). Par contre, le livre est plein dexemples de ce quil nomme la « malice » ou la « méchanceté » : la méchanceté des intérêts dans les guerres de religion, celle des menteurs, et finalement celle que nous retrouvons dans la cruauté, qui est lextrême de tous les vices. De la même façon que la vertu parfaite, la malice – ou le « mal » dans son expression la plus radicale – est occasionnelle dans le monde des hommes.

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Conclusion

Il nous faut quelques fautes
ou « La portion du glaneur »

Paul Mathias développe une belle analyse de lexpression « notre condition fautive » (II, 12, 340/564) : « dire de notre condition quelle est fautive ce nest donc pas stigmatiser une faute ou un péché, cest simplement remarquer un état de fait7 », qui équivaut surtout à lignorance et au fait de ne pas réussir dans nos projets. Mais si on peut accorder à P. Mathias quil ny a pas de marque métaphysique ou morale dans cette définition de la condition humaine, il faut aussi remarquer que le problème moral se posera dans un deuxième temps, lorsque les hommes établissent une relation avec leur propre « condition fautive ». Accepter ou nier le manque, là est la différence. Nier le manque serait tomber dans la vraie faute morale : celle de vouloir surpasser lhumaine condition et, en conséquence, se dénaturer.

Tout cela nous amène à conclure que léthique de Montaigne nest pas relativiste – si on comprend « relativisme » dans le sens de tout remettre aux coutumes – mais situationnelle, dans le sens quelle prend toujours en considération le contexte. Soit le vol : le cas du larron est moralement très différent du cas des catholiques qui sapproprient les biens des protestants lors de la guerre civile religieuse. On attribue souvent à Montaigne la pratique dun doute général à propos du bien et du mal, du juste et de linjuste, pratique qui serait « suspendue » face à quelques exceptions comme la cruauté ou la trahison. Cest tout le contraire : on trouve dans les Essais une conception éthique élargie et des idées très claires, comme celle dune hiérarchie des fautes et celle de la nature de la malice – cest en cela aussi que son relativisme doit être situé dans le cadre majeur de sa conception de « lhumaine condition ».

Cette éthique qui considère toujours « lhumaine condition », aussi souple que soit ce concept, mène Montaigne à ce surprenant éloge des fautes qui nous sont nécessaires et constitutives. En considérant les vertus, il écrit : « Sauf lordre, la modération et la constance, jestime que toutes

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choses sont faisables par un homme bien manque et défaillant en gros ». La constance et la résolution sont des attributs divins et les hommes ne peuvent les atteindre que « par secousse » (II, 29, 539-540/705).

Si nous sommes en-deçà de lordre, de la modération et da la constance, il faut se méfier des projets qui visent à la sainteté ou à limpassibilité. Dans ce chapitre, la description de limpassibilité de Pyrrhon la rapproche de lobstination, le récit de la détermination des veuves face à la mort situe leur vertu entre ladmirable et linsensé, le courage invincible des guerriers est fondé sur limagination et sur des croyances contestables. Ces vertus sont comme les vêtements qui ne sont pas à la taille du modèle, et qui auront toujours quelque chose dinadéquat. Finalement donc, derrière le projet de “surpasser” lhomme, se trouve encore lhomme (orgueil, imagination, croyances) – et, selon lessayiste, un homme qui se méconnait.

De plus, il faut toujours se demander à quoi sert de lutter contre les faiblesses. Si la modération concourt à notre bonheur, elle se justifie, sinon, ne sera que pure méconnaissance et orgueil. En réfléchissant à propos de la modération recommandée dans le mariage, il écrit :

Mais, à parler en bon escient, est-ce pas un misérable animal que lhomme ? À peine est-il en son pouvoir, par sa condition naturelle, de gouter un seul plaisir entier et pur, encore se met-il en peine de le retrancher par discours : il nest pas assez chétif, si par art et par étude, il naugmente sa misère (I, 30, 389/200).

Si les fautes de faiblesse, qui sont nécessaires et humaines, peuvent prendre un peu de place dans lâme, elles ne laisseront pas de place aux grandes.

Il faut ménager sa vie comme on ménage sa bourse : « Qui a la garde de ma bourse en voyage, il la pure et sans contrerôle » – car Montaigne se fie à la bonté de lautre. Mais il faut quand même « laisser un peu de place à la déloyauté, ou imprudence de votre valet » – non seulement parce quon ne doit pas espérer que la bonté des hommes soit constante, mais pour des raisons encore plus importantes. Le texte continue : « Sil nous en reste en gros, de quoi faire nostre effect, cet excès de la libéralité de la fortune, laissons-le un peu plus courre à sa merci : la portion du glaneur » (III, 9, 245-953). Dans cette figure biblique du glaneur on rencontre le larron qui ramasse dans les champs de ceux qui ont plus

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que le nécessaire. Il faut le laisser ramasser, comme il faut se laisser « faillir ». Peut-être parce que les nobles ne méritent pas, en toute justice, ce quils ont – Montaigne reconnaît dans sa situation financière « cet excès de la libéralité de la fortune » – ; peut-être parce que le larron qui « glane » et ramasse dans les champs, de même que le valet qui prend « quelques coins », ne méritent pas leur misère. Peut-être aussi que la fortune elle-même peut apporter quelques remèdes aux injustices. Mais surtout parce quil ne faut pas donner lieu aux grands vices, comme à la haine dans lâme des valets, si le maître les surveille de trop près.

Montaigne laisse à soi et aux autres ces espaces pour des fautes dont la négation ferait tomber dans des fautes encore plus grandes.

Telma de Souza Birchal

UFMG (Brésil)

1 Je remercie Maria Célia Veiga França et Théo Castaings pour la révision du français.

2 Dans ce qui suit nous utilisons le terme « faute » pour désigner une erreur dans le domaine moral.

3 Montaigne, Essais I, II, III (édition dEmmanuel Naya, Delphine Reguig et Alexandre Tarrête. Paris, Gallimard, 2009-2010). Les citations des Essais sont faites à partir de cette édition dont les références sont notées entre parenthèses dans le texte ci-dessus et suivies des numéros des pages dans lédition Pierre Villey (Paris, PUF, 1988).

4 « Je serais honteux [et] envieux que la misère et défortune de ma décrépitude eût à se préférer à mes bonnes années saines, éveillés, vigoureuses ». (III, 2, 51/816).

5 « Mais, quant à la couardise, il est certain que la plus commune façon est de la châtier par honte et ignominie » (I, 16, 206/71).

6 B. Sève, Montaigne. Des Règles pour lEsprit. Paris, PUF, 2007. chapitre xii.

7 P. Mathias, Montaigne ou lusage du monde. Paris, Vrin, 2006, p. 53.