Ne pas se tromper d'erreur
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2015 – 2, n° 62. varia - Auteur : Tournon (André)
- Pages : 137 à 147
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
Ne pas se tromper d’erreur
Les ressources de la naïveté ne sont pas négligeables, et pour les illustrer les Essais présentent nombre d’exemples, dont les plus probants font figure de témoignages : par trois fois au moins Montaigne1a gagné le respect d’adversaires prêts à l’assassiner, en raison, selon lui, de la fermeté confiante dont il faisait preuve face à eux. La réaction inverse était également possible, il le savait assez pour s’intéresser aussi aux esquives par mensonge diplomatique ; mais sans trop d’illusions sur leur efficacité. Reste à s’interroger sur les combinaisons auxquelles se prêtent les deux attitudes concurrentes, aux prises entre elles dans les Essais mais aussi ailleurs, plus étroitement qu’on ne pourrait s’y attendre.
Le chapitre « Des menteurs » (I, 9) dès sa première version, expose l’essentiel en deux anecdotes dont la première a toute la clarté d’un apologue. Francesco Taverna, ambassadeur de Francesco Sforza, duc de Milan, chargé de faire admettre, sous prétexte de méconnaissance, le meurtre judiciaire d’un agent du roi de France, est sommé d’expliquer la soudaineté de l’exécution nocturne du prétendu coupable ; il croit pouvoir déguiser cette précipitation en une marque de déférence : « pour le respect de Sa Majesté <le roi de France>, le Duc < Sforza> eût été bien marri que telle exécution se fût faite de jour ». La formule dévoile publiquement le rôle des émissaires français dans l’ensemble de l’affaire. Qui est menteur ? Dans le cadre de l’interrogatoire de Taverna par François Ier, c’est l’Italien, tant qu’il récite la « longue déduction contrefaite » du drame et les « belles apparences » censées le dissimuler. Dans le détail de l’anecdote, c’est le même Taverna qui par mégarde prononce les paroles propres à rétablir les faits : ce qu’il ne fallait pas démontrer, s’il voulait se faire croire. À cette mutation près, capitale, les données du jeu restent en place.
L’autre anecdote pourrait faire penser que décidément le mensonge n’est pas une tactique appropriée aux débats difficiles. Rien n’est plus édifiant au premier abord que sa moralité, à ceci près qu’en conclusion, comme la précédente, elle enregistre la nocivité de l’ingénuité plutôt que celle de la tromperie : l’ambassadeur du pape Jules II, chargé d’inciter le roi d’Angleterre à ouvrir les hostilités contre la France, avoue partager la circonspection de ce dernier, qui préconise la paix. « De cette parole si éloignée de sa proposition, qui était de le pousser incontinent à la guerre », le roi conclut que l’ambassadeur, en dépit de sa mission, « pendait (= penchait) du côté de la France », ce qui lui vaut, à plus long terme, la confiscation de ses biens, sinon la mort. À vrai dire, ce n’est là qu’un premier aspect de la situation, et du choix singulier auquel est réduit le diplomate. Car s’il exprime sa propre conviction, comme on l’a vu, il commet un crime de haute trahison par rapport au rôle officiel dont l’avait chargé « son maître » ; et s’il se fait le strict porte-parole de celui-ci, il doit assumer pleinement le mensonge dont il est porteur. On voit mal comment il pourrait se tirer d’affaire sans dommage pour ses éventuelles dispositions à la sincérité2. Mais quoiqu’il en soit, la situation est clairement définissable : c’est une impasse. S’y opposent deux images possibles, et incompatibles entre elles, de la politique à préconiser, l’une et l’autre calquées sur les projets ou attentes à suggérer au roi d’Angleterre : une guerre contre la France, pour complaire au belliqueux Jules II, ou une stratégie d’apaisement ; avec les menaces d’une défaite au revers des armes du Souverain Pontife (en Chrétienté on ne plaisante pas avec la paix), d’une hostilité sourde au revers de sa diplomatique tiare – risques passés sous silence en raison peut-être de leur issue toujours préjudiciable au prince qui doit faire semblant de décider. L’anecdote ne va pas jusqu’au point critique, et, bornée à son objet immédiat, s’interrompt sur les effets seconds de la situation. Ils vont de soi, une fois comprise la règle sous-jacente du jeu : si bien préparé qu’il soit, le mensonge est réfuté par celui-là même qui le prononce et en même temps le désavoue par lapsus ; comme si aux yeux du diplomate la vérité et la contre-vérité qu’il s’apprête à transmettre se confondaient en une configuration instable de leurres sur lesquels le
roi et l’ambassadeur ne peuvent guère que se tromper d’erreur, avant qu’une esquisse de réflexion critique ne décèle l’illusion qui seule leur est commune, et fait d’eux des menteurs professionnels même si la vérité parfois leur échappe.
Ces échecs de spécialistes de la ruse sont une sorte de mise en garde : dès lors que toute déclaration, même officielle, peut ou même doit d’entrée de jeu être tenue pour suspecte, comme celle(s) qui lui réplique(nt), on voit mal ce qui pourrait cautionner les engagements verbaux. Cette gêne paraît se traduire en un évitement marqué comme tel dans le chapitre des Essais dont le titre, « Du démentir » (II, 18), semblerait annoncer une ultime réflexion sur le mensonge, s’il n’était infléchi dès les premières paroles en un sens imprévu : il ne s’agira pas de la fraude, mais des démentis péremptoires que l’on croit pouvoir lui opposer. Et encore… Les trois premières pages traitent surtout de la légitimité de « se servir de soi pour sujet à écrire » (V. p. 665, I.N. p. 330) ; la suivante et avant-dernière page aborde le « démentir » par une transition si brusque – « Mais à qui croirons-nous parlant de soi3 … » – qu’elle paraît l’écarter : à quoi bon présupposer la loyauté, vertu périmée ?enfin, après un semblant de retour au sujet attendu (p. 666, p. 335, vite dévié vers les usages antiques), est posée la question des codes du « démentir »et du duel qui s’ensuit, en voie d’instauration au cours du xvie siècle : une question, et rien d’autre. La dérobade, ainsi exposée, équivaudrait au dédain d’un enfantillage meurtrier, bon à faire rire un Lysandre, expert en stratagèmes plus ou moins louches : il faudra s’en rapporter au chapitre « Couardise mère de la cruauté » (II, 27), qui reprend le thème en termes plus sérieux, sans toutefois l’éclairer tout à fait. Entre temps, on aura pu méditer sur la cruauté, et sur la répugnante vérité qui s’y dessine, la « couardise » déguisée en souci de l’honneur. Là encore, le texte procède par détours allusifs, tant qu’une longue addition de 1588 (p. 693-699, 572-580) ne l’a pas ramené à la question centrale, avant qu’une nouvelle échappée (p. 699-700, 581-582) n’invite plutôt à l’admiration devant le suicide héroïque de Théoxena et de ses enfants.
Faut-il deviner dans l’agencement déconcertant de ces textes des signes d’embarras, qui en troubleraient le cours sans aller jusqu’à conclure
par l’indécision (interdite par des verdicts directs de réprobation) ? Pour tenter de répondre, je propose d’examiner des analyses de leurres, archaïques d’allure et de date mais fréquemment alléguées, et surtout officiellement requises pour résoudre des difficultés juridiques étudiées et commentées de multiples façons, entre le premier siècle AC et le xixe de notre ère. Il s’agira ici de la Lex Barbarius (sic – le barbarisme du suffixe -i- est significatif, on le verra) telle que l’a formulée Ulpien, dans les termes suivants :
Barbarius Philippus cum servus fugitivusesset, Romae praeturampetiit et praetor designatus est. sed nihil ei servitutem obstetisse ait Pomponius, quasi praetor non fuerit : at quin verum est praeturaeum functum. et tamen videamus : si servus quam diulatuit, dignitate praetoria functussit, quid dicemus ?quaeedixit, quaedecrevit, nullius fore momenti ? an fore propter utilitatem eorum, qui apud eum egerunt vellege vel <quo alio jure> ? et vero puto nihil eorum reprobari : hoc enim humanium (sic) est : cum etiam potuit populus Romanus servo decernere hanc potestatem, sed et si scisset servum esse, liberum effecisset. quod jus multum magis in imperatore observandum est.
Digeste. I, 14, 3 (ponctuation originale)
« Philippe Barbarius, esclave en fuite, venu à Rome demanda la préture, et fut désigné préteur. mais son servage ne fut nullement objecté contre lui, selon Pomponius, comme s’il n’avait pas été préteur ; or il est bien vrai qu’il a été chargé de la préture. Voyons cependant : si, tant que son servage était inaperçu, il a agi conformément à sa dignité de préteur, que dirons-nous ? que ses édits, que ses décrets n’auront aucun poids ? ou qu’ils en auront à l’avantage de ceux qui auront eu recours à lui pour leurs causes légales <ou autres> ? en vérité je pense qu’il n’y a là rien à réprouver : c’est humain : puisque en plus le peuple Romain a pu attribuer par décret ce pouvoir à un esclave, et même, s’il l’eût su tel, le rendre libre, en vertu du droit bien plus décisif de l’empereur. »
(traduction anonyme)
On ne sait ni qui était le personnage allégué, ni en quelles circonstances il a pu se retrouver, comme préteur, au premier rang des instances judiciaires de Rome. Mais l’essentiel n’est pas de savoir ce qui s’est effectivement passé ; il s’agit plutôt de comprendre comment à l’époque trouble du premier triumvirat, et dans les siècles qui ont suivi, les juristes tentaient de concevoir la bizarrerie que devait illustrer la Lex Barbarius, – contrefaite jusqu’au nom du personnage censé l’incarner, en un latin discrètement rendu « barbare » par altération de sa dernière syllabe, ius, comme de juste, au lieu de -us.
La question n’est pas simple, mais elle a été exposée et éclairée avec une précision exemplaire par David Deroussin, dans sa thèse sur Le juste sujet de croire dans l’ancien droit français (De Boccard, 2001, collection « Romanité et modernité du droit », X + 540 p.). Déclarons d’emblée que le présent article, pour la partie juridique, est entièrement tributaire de ces travaux dont ne sont exploitées ici, très partiellement, que les grandes lignes relatives au cas de ce « Barbarius Philippus » et de son étrange identité para-patronymique.
Qu’elle soit historique ou légendaire, la situation de celui-ci (nommé désormais sans recours aux guillemets) pose assez nettement le problème. Esclave en fuite, il ne peut bénéficier d’aucun droit, titre ni protection, ni pouvoir. Réputé on ne sait comment citoyen Romain, il a pu présenter sa candidature aux fonctions de préteur, avec succès, personne ne s’y étant opposé (ce que reconnaît implicitement Pomponius). À titre de préteur, il a veillé, selon sa charge, sur les institutions judiciaires de Rome, et s’est acquitté de cette fonction sans susciter d’opposition. Le bilan est évidemment contrasté au maximum. Comme esclave fugitif, il a usurpé et profané tous les titres dont il s’est prévalu, et il aurait dû être précipité de la Roche Tarpéienne, comme un prédécesseur mentionné par Dion Cassius4. Pourvu de l’immunité (irrégulièrement, mais de droit, du moment que sa citoyenneté et ses privilèges ont été tenus pour acquis par assentiment tacite des comices) il garde son rôle officiel. Les débats sur son statut ne s’interrompent pas pour autant : étant entendu qu’il fait bien fonction de préteur, reste à savoir si son titre se réduit aux apparences de pouvoirs qu’il comporte, ou lui assure, sous ce déguisement officialisé, l’autorité qui va de pair avec ses fonctions effectives. Est-ce une subtilité de vocabulaire, comme la métaphore picturale de « titre coloré » (qui inclut une réserve sur la réalité de ce titrere produit comme par une peinture) ? On est tenté de l’admettre puisque les juristes anciens qui ont examiné la question ont pu présenter des commentaires très différents(approbateurs ou, moins fréquemment, réticents) de la situation de Barbarius5, et néanmoins se
retrouver d’accord pour soutenir des appréciations globalement favorables sur les effets du scandale qu’il incarnait. Partons de ce double constat, embarrassant mais de ce fait même assorti aux débats. Il ménage quelques surprises, propres à en faire entrevoir les ressources telles que les décrit D. Deroussin, de manière à expliquer…
… que la fiction soit le mode technique privilégié de la manifestation des effets de l’apparence. La doctrine l’invoque, dans le cadre de la lex Barbarius, ce qui lui permet de concilier la validité de l’acte et l’absence de la véritable qualité d’officier : elle considère Barbarius comme s’il avait été préteur (…) de même qu’elle répute majeur le mineur reçu à une charge pour les actes la concernant (…). On pourrait multiplier les exemples d’utilisation explicite de la fiction. L’essentiel est de remarquer que l’affirmation des effets de l’apparence passe par cet instrument de la pragmatique juridique qu’est la fiction. Il s’agit en effet de manipuler une vérité juridique première en vue d’en élaborer une seconde, en posant comme acquis un fait et la qualification qui en découle, alors qu’ils ne sont pas(graphie en italique ajoutée). Il semble bien que le recours à la fiction s’explique ainsi : puisqu’un acte nul ne peut produire d’effet, il est nécessaire de tenir pour vérifiées toutes les conditions de validité de cet acte, c’est-à-dire de le considérer comme valable, même si cela doit passer par un mensonge. Pieux mensonge d’ailleurs, puisque l’utilité publique l’exige.
La consécration de l’état putatif passe donc, sur le plan de la logique juridique, par la négation consciente de l’état juridique véritable. Négation consciente : car c’est au moment du procès relatif à l’acte passé sur la foi d’une qualité prétendue que l’apparence est mise au jour, que le caractère seulement putatif de cette qualité est attesté et que néanmoins le juge décide, lorsque les conditions en sont réunies – absence de faute du bénéficiaire, responsabilité du véritable titulaire du droit –, de nier délibérément la réalité du droit au profit de son apparence, parce qu’elle a été vécue et pensée jusque-là comme vraie6
On pouvait s’attendre à voir déferler des arguments censés embrouiller à souhait les discours de la Basoche, et à sourire devant les acrobaties qui en masqueraient les pièges. Il n’y a rien de tel dans le texte choisi pour illustrer les ressources ouvertes par la lex Barbarius : elles sont caractérisées par des postulats d’authenticité sous-jacents, adaptés au texte originel et finalement validés par le juge dont la sentence
dûment prononcée les réincorpore dans le système judiciaire. Sans voiler l’irrégularité du « titre coloré », la décision qui en autorise l’octroi à Barbarius est justifiée d’abord par le motif irréprochable de la protection légale des intéressés (I, 1, p. 33 : « pour protéger ceux qui auront à traiter devant lui (= Barbarius, détenteur de la compétence apparente de préteur) elle (= cette compétence apparente) doit produire les mêmes effets qu’une compétence juridiquement parfaite »). L’affirmation théorique est soutenue, et comme raccordée au réel par surenchère sur les phases de la désignation, détaillant les instances qui les établissent – le vote présumé des comices, et, supposée explicite, la désignation par le Prince (p. 37) – puis, en complément de précision, les débats des juristes sur les « vices » qui peuvent affecter la compétence de celui qui en est investi (p. 38-44). Les « effets du titre coloré » (p. 44-50) confirment l’efficacité de ces accréditations imparfaites. Accurse déclare valables les actes du préteur à titre coloré, et tient celui-ci pour investi du titre adéquat ; Bartole précise et soutient sa position : à l’argument discutable dérivé de l’adage Communis error facit jus il adjoint en première place, avec insistance (« nota quod… »), le motif plus concret et intelligible de l’« utilité publique » des documents accrédités par Barbarius (nota quod propter utilitatem publicam et superiorum authoritatem (…) Barbarius fuit praetor, p. 45). Cujas7, au xvie siècle, suit son avis. À la même époque, le débat se complique et s’éclaire d’une distinction entre le statut juridique du préteur fondé sur son titre coloré (inchangé) et la validité de ses actes (garantie par le titre de ses fonctions et surtout par le fait de leur exécution sous contrôle) – Hotman, allégué en ce sens p. 47-48, oriente le débat vers sa cause réelle, le souci du législateur potentiel devant les effets prévisibles d’une décision par défaut de responsables, qui entérinerait ou annulerait à l’aveuglette les mesures façonnées des années durant pour assurer la continuité du régime légal des Romains. Exagération du péril ? Non : D. Deroussin, lorsqu’il aborde l’étude des « effets du titre coloré » (p. 44 et suivantes) mesure d’un mot l’étendue d’une partie seulement de leurs champs d’application : il s’agit, écrit-il, d’une « question d’autant plus importante que la doctrine française, après la glose, étend la lex Barbarius à tous les cas, ou presque, d’officiers exerçant irrégulièrement une charge » (p. 45, ligne 1). Même si l’on juge expéditives la glose et la « doctrine française » qui s’y conforme, on
hésite à penser que la voie qu’elles traçaient pouvait être ignorée. Aux adeptes d’une lecture plus stricte de la lex Barbarius il était toutefois possible d’adopter une appréciation qui ne réclamait pas un surcroît de fiction. Hotman, à la suite de Cujas, allègue le cas de Perpenna8, qui, étranger de naissance, avait été pourvu du consulat : le titre et les honneurs qui lui avaient été accordés étaient manifestement « colorés » (ne pouvait être consul qu’un citoyen romain), mais les actes qu’il avait accomplis avaient leur réalité propre, événementielle, de services rendus à la Cité, et il pouvait s’en prévaloir sans les assimiler aux titres officiels, conçus et décernés selon un code qui aurait dû lui rester étranger. Pareillement Barbarius avait pu exercer des activités de préteur sans pour autant avoir songé à la dignité prétorienne. C’est sur cette base que D. Deroussin explique et justifie sa position à Rome : « si Barbarius n’a pas été préteur selon le droit, la charge a pourtant bien été gérée : Barbarius a revêtu en fait la dignité de préteur. Le fait se distingue du droit comme l’exercice d’une charge doit être distingué du statut qu’elle confère (…). Les avis précités d’Accurse et de Bartole semblent donc excessifs et leurs opposants ont raison de distinguer la question de la validité des actes de celle du statut. » (p. 48) ; cela donne à l’auteur une raison supplémentaire de rappeler que « fondée sur l’utilité publique, l’apparence a seulement pour finalité de protéger les tiers » (ibid.), ce qui tout à la fois justifie et théoriquement limite l’intervention du préteur à titre coloré.
Une fois ce problème résolu, reste toutefois un risque de suspicion, empreint dans le texte initial, d’Ulpien, et fixé à la place d’honneur, inamovible, que lui assigne l’intitulé : lex Barbarius. Supposons qu’il soit licite, sinon obligatoire, de prendre en compte cet intitulé pour parler du document qu’il désigne selon sa fonction grammaticale d’incipit, hors syntaxe, et du personnage nommé dans le document, qu’il identifie. Restera une gêne : le barbarisme que ce nom définit par l’exemple et par un semblant d’homonymie, sitôt qu’il résonne aux oreilles d’un citoyen romain qui latine loquitur cum Barbaro et Barbara, numquam cum Barbariovel Barbaria, a toutes chances d’être tenu pour factice. Et l’on trouve un peu plus loin le cas de l’adjectif humanum, auquel est accroché aussi le yod de *humanium, peut-être pour respecter la graphie originale
du document que le transcripteur a pu falsifier par malveillance ou maladresse. Jeu un peu lourdaud de la Basoche ? imitation railleuse d’un provincialisme ? Peu importe : disons que c’est en un mauvais latin que le locuteur fictif s’excuse d’avoir joué le rôle que lui attribuait la fiction ; ce qui revient à nous inscrire encore plus étroitement dans le domaine des faux-semblants.
Des faux-semblants. Car nous en sommes maintenant à réfléchir sur ce qu’il peut y avoir de fallacieux, au moins pour un regard profane, dans les notions mêmes de titre coloré, fondé sur une apparence, de consentement tacite tenu pour efficace « d’autant que celui qui se trompe a lui-même été trompé » (p. 44), d’exceptions propres à maintenir en vigueur « des actes passés devant un magistrat dont la compétence n’est qu’apparente » tant qu’elle n’est pas présentée de telle sorte que « la possibilité existe de régulariser l’état de celui qui a été désigné ou l’acte par lequel il a été désigné » (p. 40). N’exagérons pas ces difficultés techniques : un spécialiste, ou mieux plusieurs, trouveraient sans peine des arguments qui permettraient de les contourner. Mais la question serait plutôt d’imaginer les réactions d’un Romain de l’Antiquité devant les problèmes que pose l’application de la lex Barbarius, ou plutôt de les deviner d’après les conventions selon lesquelles les titres apparents et les documents colorés qui en procèdent peuvent être pris en compte dans un dossier judiciaire. Le plus simple est de consulter l’aboutissement de la procédure, tel qu’il est dessiné par les précautions requises par la cause. On les distinguera dans les pages qui font état des questions traitées par D. Deroussin au sujet des notions que nous trouvions déconcertantes, et elles condensent les réponses essentielles. Sur l’apparence, la conclusion est catégorique : L’« utilité publique conduit à reconnaître les effets de l’apparence, lorsque les conditions de la croyance légitime sont réunies, et à l’assimiler à la réalité juridique. Cette notion d’équivalence, qui conduit à assimiler la capacité, le droit ou le pouvoir apparent à la capacité, au droit et au pouvoir juridiquement parfaits, repose techniquement sur la fiction (…) Qu’elle se fonde sur l’équité (…) ou qu’elle se fonde sur l’utilité sociale, la technique de l’apparence, notamment dans le cadre de la lex Barbarius, conduit à envisager que ceux qui ont agi devant un officier irrégulièrement désigné doivent cependant être placés dans la même situation que ceux qui traitent avec un véritable officier. Or, dans des situations identiques, il faut appliquer les mêmes
droits (…) La référence à l’équité, définie par le principe in causis paribus <paria jura>, suppose même cette assimilation, dont le mécanisme le plus évident est celui de la fiction9 ».
Je n’irai pas plus loin. Car il ne s’agit pas ici de mesurer les difficultés d’un fragment du Digeste, encore moins de prétendre les résoudre, ou en ratifier d’éventuelles solutions, mais simplement d’imaginer l’aspect que pouvaient prendre ces difficultés pour un lettré du xvie siècle assez curieux pour tenter de s’y repérer à l’aide des notions et procédés d’analyse auxquels il pouvait recourir pour peu qu’il eût à regarder de près, à l’occasion, des textes juridiques. Je pense à Montaigne, évidemment, mais il n’était pas seul à la Chambre des Enquêtes de Bordeaux, et avait certainement des raisons de discuter sur des cas difficiles avec des collègues aussi bien ou mieux informés que lui (abstraction faite de la légende de son incompétence, trop vétuste pour mériter une réfutation). Comme ceux-ci, il se trouvait face à des textes qui légalement faisaient autorité, et obligé de les comprendre et de les appliquer en dépit de leurs zones d’obscurité. Il devait savoir en outre que les plus complexes de ces textes avaient déjà fait l’objet d’études prestigieuses, dont les prolongements pouvaient dépasser les limites du savoir, ou plutôt des savoirs composites, entre codes et traditions locales à respecter et à concilier entre eux, si possible. Nous avons eu la témérité de nous intéresser spécialement à des données énigmatiques par nature, où se combinaient des pseudo-informations fournies par un faussaire en position de législateur, s’il faut en croire Ulpien, et des efforts méritoires d’exégètes acharnés à leur trouver une signification plausible, et assez habiles pour y réussir s’il faut en croire les préjugés qui les ont accréditées pendant quelque dix-huit siècles. Convient-il de considérer l’ensemble comme un montage de miroirs déformants ? Le verdict serait un peu rapide ; et peut-être fermerait-il des voies intéressantes pour des parcours anciens ou modernes encore inexplorés. Pourquoi laisser de côté les possibilités de dédoublement du réel sous garantie officielle ? pourquoi ne pas au moins les interroger, comme on interroge des croyances et légendes exotiques, ou des hypothèses délaissées dans l’histoire des sciences, sinon périmées ? Allons même plus loin sur les sentiers de perdition : ils se révèleront peut-être inoffensifs si l’on pousse l’exploration jusqu’au seuil du ludique ; ce qui nous ramène une dernière fois dans les parages de
notre démon familier, Barbarius, pour nous tromper à son sujet une fois de plus, ou une fois de trop. Une fois de plus, parce que sa raison d’être, indiquée par le barbarisme dont il est affublé, est justement de ne pas pouvoir être désigné, si ce n’est à l’aide de la forme correcte, Barbarus, qui n’est pas la sienne : on s’est trompé de nom. Une fois de trop, parce que l’éventail de fictions que paraissait ouvrir l’appel au préteur imaginaire se referme sur lui-même, et sur la fiction originelle qui n’est même pas créditée d’un péché faute de s’appeler Adam ou Eve comme tout le monde – ou comme l’inimaginable Personne, Outis de l’Odyssée (IX, 408) dont Polyphème n’a pas décrypté l’appellation, faute de savoir inventer et propager un nom.
André Tournon
1 I, 24, Villey-Saulnier, p. 131, I. N. p. 233 ; III, 12, p. 1060-1062, p. 419-423.
2 Dans son Apologie pour Hérodote (XV, 1, p. 289), Henri Estienne condamne indistinctement comme coupable la trahison de l’ambassadeur, mais il ne dit rien du mensonge exprès auquel l’aurait contraint l’autre terme de l’alternative.
3 P. 666, p. 334, avec en 1580, 1582 et 1588 la variante (ici en italiques) « Mais à dire vrai, à qui croirions-nous parlant de soi », où sera biffée l’incise qui réintroduisait, au conditionnel interrogatif, un risque de vérité.
4 Voir Dion Cassius, XLVIII, cité par D. Deroussin, Juste sujet de croire, I, 1, § 1, p. 33-34, note 10, qui mentionne ensemble les cas de Barbarius, sauvé par son immunité de quasi-préteur, et son prédécesseur malheureux, identifié comme esclave et mis à mort. Le nom du personnage semble reparaître, avec une surcharge supplémentaire, en filigrane de celui de Barbartius Pollio, questeur de Marc-Antoine en 41 A.C.
5 Ces divergences ont été décelées et analysées par D. Deroussin, op. cit., I, 1, section 1, § 1, B, p. 37-39, puis, pour préciser les problèmes et confronter les solutions proposées, section II, examinant les positions de rigueur auxquelles se tiennent Jason et Charondas (p. 40-41), et les réfutant à l’aide d’arguments plus tardifs (Cl. de Ferrières, p. 41 ; le débat s’est poursuivi jusqu’au xixe siècle – voir p. 41, note 40).
6 D. Deroussin, op. cit., IIa p., tit. II, ch. 2, s. 1, § II, B, p. 481-482.
7 Ibid., et note 59.
8 Cujas, Observationes, XVIII, 33 (voir n. 64).
9 D. Deroussin, op. cit., p. 477-478.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-05748-2
- EAN : 9782406057482
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05748-2.p.0137
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 04/04/2016
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français