La peinture écrite
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2014 – 1, n° 59. varia - Author: Keatley (Richard E.)
- Pages: 31 to 42
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
La peinture écrite
La mention de la peinture dans les Essais pourrait paraître paradoxale. Alors que Montaigne effectue une œuvre écrite, une représentation à travers l’emploi de mots, il se montre souvent méfiant par rapport au pouvoir qu’a le langage de représenter des idées, d’arriver au fond des choses. Ses déclarations anti-rhétoriques semblent nier la possibilité de toute mimésis, prônant une écriture libre et naturelle, qui raconte et interroge, qui explore la naissance de ses idées informes en ce que Olivier Pot appelle du « diégétique pur », un raccontare qui s’affiche contre l’artifice dans une recherche d’un langage « naturel1 ». Toutefois la représentation impliquée par la mention de la peinture occupe une place importante dans la pensée de Montaigne. Si les Essais réussissent à narrer le passage de ses idées, c’est grâce à l’action de se peindre dont se réclame son œuvre, de sorte que la peinture devienne une solution à sa crise philosophique et communicative2. « Le seul livre au monde de son espece » (II, 8, 385c), les Essais (œuvre de peinture), réussissent à s’écarter du scepticisme, arrivant à une consubstantialité entre l’auteur et son œuvre, communiquant avec l’être et représentant l’essence de Montaigne.
Une question évidente semble se poser : comment se peut-il qu’une œuvre écrite, construite au moyen d’outils linguistiques (grammaire, rhétorique, logique), puisse devenir une peinture, œuvre faite de couleurs, dessins et figures ? Comment peut-on se peindre en utilisant des mots ? On se demande si Montaigne utilise cette métaphore de façon arbitraire
et casuelle (comme synonyme de description) ou si cette différenciation entre son projet et l’écriture traditionnelle souligne de vraies différences techniques, discursives ou philosophiques. La mention d’un autre moyen de communiquer – non pas d’un autre genre, mais d’un tout autre art – semblerait vouloir éviter les défauts de l’écriture, proposant de faire autrement que ce qu’elle fait normalement. Montaigne souligne, ou montre du doigt (deixis), l’abîme qui sépare les mots de l’essence d’un homme (de tous les hommes), en nous demandant de regarder son œuvre non pas en tant qu’œuvre littéraire, mais comme une peinture. Cette ruse linguistique, peut-on se demander, en soulignant les défauts du langage, ne risque-elle pas de démonter le projet même de se peindre de paroles ? Est-il possible d’importer les pouvoirs de la peinture, si jamais ces pouvoirs existent, ou est-ce que l’emploi d’une comparaison bien connue à l’époque de Montaigne se condamne d’emblée à la caducité de la métaphore pure3 ?
À la suite de considérations faites dans cette revue où j’ai examiné le rapport entre les déclarations presque néo-platoniciennes de Montaigne et celles proposées par la théorie picturale de la Renaissance4, j’examinerai ici les emplois des mots peindre et peinture dans les Essais afin de mieux comprendre ce que Montaigne entendait quand il se donnait pour projet de se peindre. Une partie de la difficulté d’interprétation de ces mots semble provenir déjà de leur polysémie qui souligne une valeur métaphorique inhérente au concept même de représentation. Retournant à son étymon d’origine, *peik qui voulait dire graver, écrire ou bien, colorer5, on voit que le verbe latin pingo endossait déjà des sens littéraux (« peindre, représenter par le pinceau, représenter par l’aiguille, broder ») et des emplois métaphoriques qui marquaient la distorsion implicite à toute
représentation verbale ou artistique. Les connotations décoratives du mot (« barbouiller de, couvrir de, embellir6 ») contribuent aux emplois variés du verbe pingere7. De son équivalent français (peindre), Robert Estienne, dans son Dictionnaire François-latin (1539), donne quatre traductions possibles dont plusieurs qui établissent un lien entre la peinture et l’écriture : pingere, ses deux formes préfixées latines depingere, expingere et même scribere8. Peindre une chose, une personne ou une scène donnait l’idée de « représenter » cette chose, mais pouvait aussi se traduire par « écrire, dépeindre, enluminer » ou encore – et Estienne le propose bien sous sa forme réflexive – « se farder9 ». Ces emplois métaphoriques suggèrent donc une gamme assez large de sens qui allait de la peinture en tant que soi à la représentation neutre jusqu’à la distorsion, d’où l’exigence de la redondance dans certaines expressions comme « peindre et descrire quelque chose » (traduit par describere aliquid) ou peindre de paroles, expression qu’Estienne traduit par deformare10.
Toute cette gamme est bien présente dans les Essais. Montaigne emploie le verbe peindre dans le sens neutre d’une description, d’un récit ou d’une explication, lorsque, par exemple, il insiste sur son incapacité à « peindre seulement les premiers lineamens » des « sciences » et des « arts » (I, 26, 146c). On peint une personne, comme chez les historiens qui peignent Pyrrhus comme « stupide et immobile » (II, 12, 505a), Tacite qui peint les anciens Gaulois « armez pour se maintenir seulement » (II, 9, 404b) et ce même historien et les « autres » qui peignent Sénèque « tres-excellent et tres-vertueux » (II, 32, 722a). Un examen de ces emplois montre que ce genre de description semble exiger l’emploi d’un détail saillant, de manière à ce que le caractère essentiel de la chose
soit représenté (connaissance plutôt que savoir). Les capacités morales du peintre s’engagent dans l’invention de détails exemplaires :
Ceux qui les [les indigènes du Nouveau Monde] peignent mourans, et qui representent cette action quand on les assomme, ils peignent le prisonnier crachant au visage de ceux qui le tuent et leur faisant la moue (I, 31, 212a).
Ce célèbre exemple à propos des Cannibales illustre la noblesse des sauvages, incorporant le mépris de la mort dans une action succincte et emblématique. Plus que de gestes réels et vus, il s’agit de signes raccourcis qui symbolisent le courage des Amérindiens. L’action dépasse la description physique et transforme en image la force morale de l’individu représenté.
Si la peinture représente, il s’ensuit encore que le peintre peut aussi fausser le sens des choses, en en recouvrant l’identité dans un but discursif ou rhétorique. Chez Montaigne, ce genre d’accusation, exprimée à la troisième personne du pluriel dans « l’Apologie de Raymond Sebond », souligne la précarité du jugement humain et la difficulté d’arriver aux valeurs fondamentales telles que la vérité, la philosophie ou la justice :
Que nous dira donc en cette necessité la philosophie ? Que nous suyvons les loix de nostre pays ? C’est à dire cette mer flottante des opinions d’un peuple ou d’un Prince, qui me peindront la justice d’autant de couleurs et la reformeront en autant de visages qu’il y aura en eux de changemens de passion ? (II, 12 : 579a)
Montaigne, qui ailleurs soutient exactement ce qu’il semble critiquer ici, marque le basculement du jugement humain dans la création des lois. L’opinion qui peint se rapporte aussi au masque :
On a grand tort de la [la philosophie] peindre inaccessible aux enfans, et d’un visage renfroigné, sourcilleux et terrible. Qui me l’a masquée de ce faux visage, pasle et hideux ? (I, 27, 160a)
Si ces sens multiplies sont tous confirmés par les lexicographes du seizième siècle pour le verbe peindre, ce n’est pas le cas pour le substantif peinture qui se traduit de plusieurs façons, toutes ayant un rapport avec les arts graphiques. Ces sens, d’ailleurs, soulignent les aspects techniques de la peinture qui servent à représenter au vif et à illuminer le sujet11.
Le sujet de la peinture devient, dans un sens, une icône, « une peinture morte et muette », une transformation de son sujet en puissance iconographique. L’évolution de l’usage du substantif que l’on voit chez Montaigne souligne d’ailleurs la réification progressive de son moy qui sous-tend l’idée de se peindre. Dans l’édition de 1580 cette pensée est peu nuancée. Une « peinture » est une œuvre d’art, une peinture en tant qu’objet physique12. Montaigne cite la peinture comme écriture (quatre fois) uniquement quand il parle de la poésie, topos où la théorie mimétique exige la supposée équivalence horatienne entre les deux arts (« ut pictura poesis »)13. La peinture (pictura) dans ces cas est synonyme de poësie, et peut-être encore de la poiesis ou de l’acte descriptif pratiqué par le poète. Plus qu’une simple description, elle représente l’œuvre artistique et littéraire dans sa plus haute forme : « Virgil… en sa peinture » (1, 37, 232a), la « poësie et peinture » de Nicolas Denisot (I, 46, 279a). Dans la traduction que Montaigne donne (ou invente ?) dans « Des Cannibales » d’un poème aztèque, la mimésis est entrelacée avec le désir amoureux inspiré par la beauté du serpent que l’artiste voudrait (faire) imiter en forme « d’un riche cordon » à donner en cadeau à son amoureuse14. Montaigne écrit en critique littéraire, mais plus encore, s’interroge sur le sens de la représentation mimétique, sur ses implications sensuelles, sexuelles et essentielles. Le mot peinture semble être déclenché par la présence de ce contexte poétique, mais les implications morales de la représentation, de la décision de se peindre sont déjà présentes. Enfin, si la poésie est un genre écrit, la peinture penche vers la technique pratiquée à l’intérieur de l’acte poétique : « Toutes les peintures dequoy la
poësie a embelly l’age doré » (I, 31, 206a) montrent jusqu’à quel point la peinture s’associait à la poiesis, dont les fictions (fingo) servent à illustrer le fond des choses.
Après son retour du voyage en Italie (1580-1581), Montaigne semble sortir de ces restrictions sémantiques, la peinture acquérant un sens progressivement plus métaphorique. Entre ses ruminations sur le style, l’écriture et la représentation enveloppées comme elles le sont dans des considérations sur la mortalité et l’amour dans « Sur des vers de Virgile », Montaigne théorise le besoin de la connaissance pour arriver au beau style. Le lecteur attentif oublie presque que Montaigne ne parle pas ouvertement de sa peinture, mais de l’écriture en général :
Quand je voy ces braves formes de s’expliquer, si vifves, si profondes, je ne dicts pas que c’est bien dire, je dicts que c’est bien penser. C’est la gaillardise de l’imagination qui esleve et enfle les parolles. (C) « Pectus est quod disertum facit » Nos gens appellent jugement, langage ; et beaux mots, les plaines conceptions. Cette peinture est conduitte non tant par dexterité de la main comme pour avoir l’object plus vifvement empreint en l’ame (III, 5, 873b).
Comme pour Alberti et ses disciples, la peinture se lie à la connaissance plutôt qu’à la technique ; moins qu’une invention poétique, elle représente une interrogation sur la vérité et une pratique d’observation. La peinture des Essais de 1588 et de l’édition de Bordeaux reconnaît donc les implications philosophiques et morales de la représentation qui peut arriver, disons, à « l’ame » ou bien, utilisée à mauvaises fins, peut bien déguiser le sens des choses, comme dans la « periphrase et peinture » qu’on utilise pour parler de l’acte sexuel ou pour décourager les jeunes des études philosophiques. Montaigne paraît donc inventer un néologisme, ou pour le moins échappe-t-il aux confins des lexicographes de son temps, en se servant du mot peinture comme synonyme de représentation15.
Si l’on considère la richesse sémantique de ces divers emplois, la décision, assez tardive, d’appeler l’écriture des Essais une peinture devient encore plus significative. La première citation de la peinture (en suivant la chronologie de Villey) se trouve, de fait, dans l’essai important De l’amitié, un chapitre dont le style et la matière le distinguent des autres essais du premier livre dont certains « puent un peu à l’estranger ». Dans
cet essai devenue célèbre au-delà du seul cercle des spécialistes, on observe chez Montaigne un changement de ton, inspiré par une connaissance intime et un fort rappel d’amour, qui produit une veine poétique qui ne se trouve pas partout dans ces premiers essais. Au moment même où Montaigne trouve cette capacité descriptive, l’idée lui vient de suspendre, au beau milieu de la confusion de ses propres « crotesques et peintures fantasques », un « tableau riche, poly et formé selon l’art ».
Des thèmes qui deviendront importants pour la représentation de soi sont déjà implicites dans le rapport entre Montaigne et son ami. Le réseau d’associations qu’il monte (et démonte dans les versions successives de son œuvre) présente l’ouvrage « poly selon l’art » sous l’égide d’une hybris hésitante, présentée à travers des comparaisons et des contrastes entre ses écrivailleries et l’éloquence de son ami, entre l’espace et le vide, l’éloquence et l’ineptie, la suffisance et son contraire. L’incapacité affichée par Montaigne complique les questions de représentation en en soulignant le caractère monstrueux :
Considérant la conduite de la besongne d’un peintre que j’ay, il m’a pris envie de l’ensuivre. Il choisit le plus bel endroit et milieu de chaque paroy, pour y loger un tableau élabouré de toute sa suffisance ; et, le vuide tout au tour, il le remplit de crotesques, qui sont peintures fantasques, n’ayant grace qu’en la varieté et estrangeté. Que sont-ce icy aussi, à la vérité, que crotesques et corps monstrueux, rappiecez de divers membres, sans certaine figure, n’ayants ordre, suite ny proportion que fortuité ?
Desinit in piscem mulier Formosa superne.
Je vay bien jusques à ce second point avec mon peintre, mais je demeure court en l’autre et meilleure partie : car ma suffisance ne va pas si avant que d’oser entreprendre un tableau riche, poly et formé selon l’art. Je me suis advisé d’en emprunter un d’Estienne de la Boétie, qui honorera tout le reste de cette besongne. C’est un discours […] (183a)
Le glissement sémantique du mot peinture permet à Montaigne de présenter l’idée de sa dispositio comme une décision fortuite et involontaire. Son langage informel (« un peintre que j’ay », présentation dans une phrase participiale) feint la nonchalance dans ce moment toutefois critique à la présentation de son œuvre. Si l’œuvre s’était produite toute seule, c’est un Montaigne blasé qui lui donne un ordre et un point focalisateur. C’est alors qu’il choisit l’œuvre de son ami qui sert de contraste à ses crotesques, contraste qui sert à souligner la monstruosité ridicule, le manque d’art et de suffisance qui marque ses écritures de « vieil esprit ».
Mais si ce qu’on a appelé le « cadre maniériste » marque la monstruosité de l’exécution de Montaigne, cette disposition indique aussi la possibilité d’une supériorité dans l’invention16. Plus qu’à un modèle réel, l’essai I, 28 se rapporte à une idée de La Boétie comme manifestation textuelle du désir de Montaigne pour l’expression poétique. Le texte que Montaigne nous donne (qui n’est pas celui auquel il se réfère dans sa présentation) rapporte : « C’est tout ce que j’ay peu recouvrer de ses reliques ». Ainsi le texte de La Boétie devient symbole, peinture morte de son ami expiré, tout comme c’était ce texte qui a « acheminé » les deux amis à leur rencontre fatale. Toutefois, ce texte-symbole (comparant des Essais) sera remplacé par des sonnets (d’amour) du même auteur et, enfin, par le vide barré de rayures qui lacèrent le texte et dirigent son lecteur « ailleurs17 ». L’indication du potentiel inachevé de La Boétie semble donc anticiper l’accomplissement de la peinture des Essais qui se construit autour de cette lacération. Si seulement La Boétie avait pu écrire des essais, revendique Montaigne (184a), on aurait vu alors ses merveilles rivaliser avec celles du monde ancien ! Mais son ami qui l’aurait dépassé n’est plus et, de plus, il n’a pas écrit des paroles peintes.
Les questions d’écriture et de forme mises en valeur par la citation de l’image monstrueuse horatienne servent encore à souligner l’unicité du projet de Montaigne et son approche singulière de la description, le contexte du passage emprunté à l’Art poétique identifiant les Essais comme écriture de la maladie, comme poésie risible qui enregistre les phantasies de l’essayiste :
Si un peintre voulait ajuster sous une tête humaine le cou d’un cheval et appliquer des plumes de diverses couleurs sur des membres pris de tous côtés, dont l’assemblage terminerait en hideux poisson noir ce qui était par en haut une belle femme, pourriez-vous, introduits pour contempler l’œuvre, vous empêcher de rire, mes amis ? Croyez-moi, Pisons, ce tableau vous offrirait le portrait fidèle d’un livre où, pareilles aux songes d’un malade, ne seront
retracées que des images inconsistantes, faisant un corps dont les pieds et la tête ne répondront pas à un type unique18.
L’enregistrement que faisait Montaigne de ses « rhapsodies » ignorait la première loi de la poétique horatienne, celle d’une unité d’argument : « Bref, l’œuvre sera ce qu’on voudra, il faut tout au moins qu’elle soit simple et une19 » (453). Bien que le projet de Montaigne de « se peindre » ne paraisse ici que sous forme embryonnaire, l’idée de la peinture comme solution aux apories de la représentation paraît toutefois évidente20. Comme il le fera plus tard quand il prendra la plume de son secrétaire dans le Journal de voyage, Montaigne se trouve obligé de s’occuper d’une œuvre qui s’était produite : un Jackson Pollock qui avait émergé de son imagination inquiète et qu’il monte sur sa paroi pour se faire honte. Cette phantasie coupée, remontée, sans grâce, monstrueuse (sous-terraine ? excrémentielle ?) nie la forme classique et dépend, de plus, d’une suffisance extra-référentielle et réprimée qui lui donne sens à sa lecture.
Ou, plutôt, serait-ce le contraire ? Est-ce que le renversement de la poétique horatienne condamne le projet de Montaigne, ou offre-t-il la possibilité de dépasser son modèle ? Les aspirations littéraires de Montaigne se présentent d’abord sous l’égide de l’auto-condamnation, insuffisance du sujet qui souligne la dignité du projet : une contextualisation picturale de l’importance de la représentation (et donc de la connaissance) de sa propre insuffisance. Si la citation d’Horace suggère un rapport entre la poésie et l’écriture de Montaigne, elle nous oblige aussi à reconsidérer ses affirmations répétées d’incapacité poétique. Il nous paraît d’une ironie toute montaignienne que de citer l’Ars poetica pour souligner son inaptitude en poésie. Monstrueux, aussi, dans leur disproportion croissante par rapport à l’œuvre de La Boétie, les Essais grandissent à l’ombre d’un modèle qui se rétrécit.
La première expression de l’impulsion à se peindre, suivant la chronologie de Villey, daterait de 1579, quand Montaigne s’approchait de la fin de la première version imprimée de son œuvre. C’est dans « De la praesumption » (II, 17) que Montaigne défend la possibilité de se peindre à l’instar du roi-peintre René de Sicile :
Je vis un jour, à Barleduc, qu’on presentoit au Roy François second, pour la recommendation de la memoire de René, Roy de Sicile, un pourtraict qu’il avoit luy-mesmes fait de soy. Pourquoy n’est il loisible de mesme à un chacun de se peindre de la plume, comme il se peignoit d’un creon ? (653 A)
Comme dans sa présentation « d’un peintre que j’ay », Montaigne nous raconte la conception de son idée, débattant de son projet dans un questionnement rhétorique. Son annonce approfondit le rapport entre l’écriture des Essais et la peinture proposée dans son premier volume. Ainsi, au milieu du premier livre, Montaigne nous présente la métaphore de la peinture et, au milieu du deuxième, la possibilité de se peindre avec la plume.
À part ces deux références assez indirectes au rapport possible entre les Essais et la peinture, les deux autres références au projet de se peindre apparaissent, l’une, au début, et l’autre, à la fin de cette première version de son œuvre : deux exemples ajoutés en position para-textuelle. Dans le premier exemple, Montaigne essaie de convaincre son lecteur de sa bonne foy, dans le dernier, Montaigne se réfère à « cette peinture morte et muette » dans sa lettre à Madame de Duras :
C’est icy un livre de bonne foy, lecteur. Il t’advertit dès l’entrée, que je ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n’y ay eu nulle considération de ton service, ny de ma gloire. Mes forces ne sont pas capables d’un tel dessein. […] Je veus qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice : car c’est moy que je peins. Mes defauts s’y liront au vif, et ma forme naïfve, autant que la reverence publique me l’a permis. Que si j’eusse esté entre ces nations qu’on dict vivre encore sous la douce liberté des premieres loix de nature, je t’asseure que je m’y fusse tres-volontiers peint tout entier et tout nud. Ainsi, lecteur, je suis moy-mesmes la matiere de mon livre : ce n’est pas raison que tu employes ton loisir en un subject si frivole et si vain. A Dieu donq, de Montaigne, ce premier de Mars, mille cinq cens quatre vingts. « Au lecteur ».
Mon Dieu ! Madame, que je haïrois une telle recommandation d’estre habile homme par escrit, et estre de neant et un sot ailleurs. J’ayme mieux encore estre un sot, et icy et là, que d’avoir si mal choisi où employer ma valeur. Aussi il s’en faut tant que j’attende à me faire quelque nouvel honneur par ces sotises, que je feray beaucoup si je n’y pers point ce peu que j’en avois acquis. Car outre que cette peinture morte et muete desrobera à mon estre naturel, elle ne se raporte pas à mon meilleur estat, mais beaucoup descheu de ma premiere vigueur et allegresse, tirant sur le flestry et le rance (784 A).
L’idée venue à Montaigne vers 1579 paraît donc importante comme point focalisateur des Essais de 1580, mais non pas comme thème dominant dans leur composition. On dirait que cette idée lui vient de par sa force unificatrice, occupant le rôle de colle qui lie sa marqueterie maljointe. Sa position extra-corporelle donne à la peinture un rôle d’appendice ou de prothèse, qui marque le lieu d’une blessure ou d’un manque encore à combler.
C’est après 1580 que la métaphore de la peinture se lie de façon explicite et articulée à la poétique de la représentation de soi. Après cette date, tant le verbe que son substantif deviennent des synonymes de l’écriture et de la description. De plus, comme la référence à sa peinture morte et muette le suggère, ces expressions assument des connotations positives et négatives à la fois. Toutefois, si l’objet de sa peinture (soi-même) se montre instable et amorphe, Montaigne commence à souligner l’uniformité de son projet. Son œuvre sans forme et monstrueuse devient simple et uniforme. N’est-ce pas la reconnaissance de soi qui permet au peintre de remplacer les défauts de la représentation par l’apprentissage de la parole peinte ?
Les autres forment l’homme, je le recite et en represente un particulier bien mal formé, et lequel, si j’avoy à façonner de nouveau, je ferois vrayement bien autre qu’il n’est. Meshuy c’est fait. Or les traits de ma peinture ne fourvoyent point, quoy qu’ils se changent et diversifient. Le monde n’est qu’une branloire perenne. Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Aegypte, et du branle public et du leur (III, 2, 805B).
La citation « a tastons » de la peinture, qui semble présenter une solution au dilemme philosophique et rhétorique de Montaigne, souligne la nature complexe de la représentation qui dépend à la fois de conventions et de la violation de ces conventions pour son accomplissement. Bien que Montaigne puisse (peut-être) pratiquer la franchise dans l’exécution de son œuvre, celle-ci n’échappe pas aux implications déformatrices du discours rhétorique, ou du déguisement impliqué par l’art de la peinture. Cet autre art paraît offrir une solution toutefois dans le sens où il souligne, par son apparition dans les Essais, les défauts du langage et de tout effort de représentation. Il n’est pas surprenant donc que l’emploi du terme peinture comme synonyme de description prenne de plus en
plus des connotations de falsification et de déguisement. Le scepticisme de Montaigne à propos de la représentation demeure, semble-t-il, tout en se concrétisant et se contextualisant dans l’expérimentation avec l’art de la peinture.
Richard E. Keatley
Georgia State University
1 Olivier Pot, L’Inquiétante étrangeté, Paris, Champion, 1993, p. 5. Si Pot nie la mimésis comme modèle générique des Essais, il fait toutefois remarquer, à partir d’une remarque de Laurent Jenny (« Poétique et représentation », in Poétique, 58, fév. 1984, p. 171-195), la ressemblance entre « la mimêsis perçue comme mouvement naturel de connaissance » et le projet de Montaigne.
2 Voir Claude Queffelec, « Les abus du pouvoir du langage d’après l’Apologie de Raimond Sebond », in Mélanges Jean Larmat : regards sur le Moyen Âge et la Renaissance, Paris, Les Belles Lettres, 1982, p. 408-413 et Philippe Desan, « Montaigne et la peinture du passage », in Essays in French Literature, 20, nov. 1983, p. 1-11.
3 Jacques Derrida, dans La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, souligne la nature paradoxale de la citation inter-générique. Je me suis inspiré également de l’analyse de ce problème par Rosemary Hawker, à propos des « peintures photographiques » de Gerhard Richter : « The idiom in Photography as the Truth in Painting » in The South Atlantic Quarterly, 101 : 3, été 2002, p. 541-554.
4 Pour une description des grandes lignes de cette théorie, voir notre article, « Montaigne et la théorie picturale », Nouveau Bulletin de la Société des amis de Montaigne, 50, 5, second semestre 2009. L’étude de base du topos horatien reste celle de Rensselaer Wright Lee, Ut pictura poesis : humanisme et théorie de la peinture xve-xviiie siècles, traduction de Maurice Brock, Paris, Macula, 1991.
5 The Tower of Babel (ehl.santafe.edu), s.v. peik. http://ehl.santafe.edu/cgi-bin/response.cgi?root=config&morpho=0&basename=/data/ie/piet&first=2101.
6 F. Gaffiot, Dictionnaire Latin-Français, Paris, Hachette, 1934, s.v. pingo.
7 Charlton T. Lewis et Charles Short donnent encore ces exemples : Cicero in De finibus, (2, 21, 69) « locus, quem ego varie meis orationibus soleo pingere », Epistolae ad Atticum (1, 14, 3) « modo mihi date Britanniam, quam pingam coloribus tuis penicillo meo » and Epist. ad Quintum Fratrem (2, 15) « hunc (virum) omnibus a me pictum et politum artis coloribus subito deformatum vidi » in A Latin Dictionary, Oxford, Clarendon Press, 1879, s.v. pingo.
8 Dictionnaire Francoislatin, contenant les motz et manieres de parler Francois, tournez en Latin, Paris, 1539, s.v. peindre.
9 Gaffiot, s.v. expingo. Estienne inclut descrire et description sous une seule rubrique, donnant les deux sens restreints suivant : « descrire par vers, versibus exprimere » et « La description du monde : Cosmographia », s.v. descrire.
10 « Lequel ie vous ay peind de parolles par cy devant, Quem supra deformaui », p. 362.
11 Estienne (1539) énumère les usages suivants, tous répétés mot à mot dans sa deuxième édition (1549) et par ses successeurs Jean Thierry (1564) et Jean Nicot (1584) : « Peincture, Pictura, Graphice, graphices./Peincture faicte sur le vif, Icon, iconis./Peincture ou il y a beaucoup de jour, Collustrata pictura/Une peincture ou il ya beaucoup de jour, Collustrata pictura/Une maniere de peincture faicte a feu, Encaustice encausticis/La premiere ordonnance et premiers traicts qu’on faict en peincture avec charbon, Adumbratio/Proiect de peincture, Graphice », op. cit., p. 362.
12 « Il est de mesmes en la peinture, qu’il eschappe par fois des traits de la main du peintre, surpassans sa conception et sa science, qui les tirent luy mesmes en admiration, et qui l’estonnent. » (I, 24, 127a) ; « …il les remplit de crotesques, qui sont peintures fantasques, n’ayant grace qu’en la varieté et estrangeté. » (I, 27, 183a, que je discuterai ici-bas) ; en parlant du peintre Protogènes (I, 34 221a) ; « Une peinture semble eslevée à la veue, au maniement elle semble plate… » (II, 12, 599a).
13 Voir Lee, op. cit. et Federica Pich, I poeti davanti al ritratto da Petrarca a Marino, Lucca, Fazzi, 2010.
14 « Couleuvre, couleuvre, arreste toy, couleuvre, afin que ma soeur tire sur le patron de ta peinture la façon et l’ouvrage d’un riche cordon que je puisse donner à m’amie » (I, 31, 213a).
15 Ces emplois se confirment dans la copie de Bordeaux (édition C) où les sept récurrences du mot se réfèrent à une « description » sans restriction sémantique.
16 Voir l’analyse de Mary McKinley, « Horace : a Dialogue about Monsters », chap. 2, in Words in a Corner : Studies in Montaigne’s Latin Quotations, Lexington KY, French Forum, 1981, p. 37-61.
17 Essais, Paris, Abel L’Angelier 1588, copie de Bordeaux avec annotations par Montaigne, p. 75-81v. On peut les voir sur Themontaigneproject, http://www.lib.uchicago.edu/efts/ARTFL/projects/montaigne/
18 Ars Poetica, in Épîtres, traduction de François Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 2002 (1934), p. 202.
19 « Denique sit quod vis, simplex dum taxat et unum », vers 23, p. 203-204.
20 Villey date la composition du « De l’Amitié » vers 1576, Essais, p. 183.
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- ISBN: 978-2-8124-3677-2
- EAN: 9782812436772
- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-3677-2.p.0031
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 03-02-2015
- Periodicity: Biannual
- Language: French