Avant-propos Sous la rature du mot barré : l’histoire
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: André Pézard, autobiographe, italianiste, romaniste et médiéviste (1893-1984). Pour un profil intellectuel
- Author: Boucheron (Patrick)
- Pages: 9 to 15
- Collection: Encounters, n° 286
- Series: Medieval civilization, n° 25
Avant-propos
Sous la rature du mot barré : l’histoire
En proposant à un historien de préfacer l’admirable volume collectif qu’on va lire, Michèle Gally et Elsa Marguin-Hamon ne lui font pas seulement un honneur dont il espère seulement ne pas se montrer trop indigne. Elles le mettent au défi d’aller chercher l’histoire là où d’ordinaire on l’attend moins, c’est-à-dire au cœur même du problème de la langue. C’est bien de cela dont il s’agit avec l’homme qu’on envisagera ici au prisme de ses archives : André Pézard, témoin, poète, savant et traducteur – soit, au sens plein du terme, philologue. Ce choix pour la lectio difficilior consiste donc à aller chercher l’histoire comme mot barré, sous la rature du texte.
Tout pourrait commencer en 1951, avec la leçon inaugurale que Pézard prononça au Collège de France. La loi du genre exigeait qu’il rende hommage à ses devanciers italianistes – ou du moins à ceux qui avaient abordé, au cours de leur enseignement, la question de la civilisation italienne. D’Edgard Quinet à Paul Hazard, la filiation se disait par l’intitulé de la chaire : « Histoire des littératures comparées de l’Europe méridionale ». Mais dans son discours, André Pézard se plaît surtout à évoquer la figure admirée d’Augustin Renaudet, son devancier immédiat, dont la chaire était intitulée « Histoire de la civilisation italienne ». Or voici comment il se définit par rapport à cet héritage : « Moi qui ai rayé de mon programme l’histoire, et qui de la civilisation n’ai gardé que ce qui s’exprime par la littérature et se subordonne à elle1 ». Sa chaire aura donc pour nom : « Littérature et civilisation italiennes ».
Il serait évidemment inconvenant de surcharger cette biffure de commentaires psychologiques sur le « sujet barré » lacanien. On sait avec quelle délicatesse André Pézard glissa subrepticement dans son œuvre 10de glosateur – y compris, comme on le lira ici, au sein de sa Grammaire italienne – quelques fragments de biographie oblique. Et comment ne pas se souvenir que sa vie, commencée « sous une pluie de feu », celle de la guerre mécanisée d’une modernité devenue folle à force d’être éprise d’elle-même, fut également « percée par la douleur » comme l’existence de Dante au seuil de sa Vita Nuova ? Je pense évidemment à la bouleversante incise, je ne trouve pas d’autre mot, qui brise net l’avertissement de son édition des œuvres complètes de Dante dans l’édition de la Pléiade : « Pour quoi, pour qui j’ai entrepris ce labeur, ou disons mieux : cette folie qu’on me proposait, comment à mi-chemin elle tomba et parut brisée le 13 octobre 1959, puis fut relevée, pesamment, petitement, à partir du jour des Trépassés – cela n’intéresse que moi, et deux ou trois personnes qui s’en souviennent de reste2 ».
La biffure donc, davantage que la blessure, et la volonté pour l’historien de se glisser sous la rature – ce qui est, je n’y insiste pas, une définition un peu joueuse mais profondément juste de la littérature. Retenons donc juste ceci : dans l’intitulé de la chaire d’André Pézard, « Littérature et civilisation italiennes », un mot chasse l’autre – la littérature recouvre l’histoire – mais un autre demeure : civilisation. Or ce nom désigne précisément la permanence : la civilisation est ce qui dure, ce qui endure et ce qui donne (selon les trois variantes de l’étymologie imaginaire du nom même de Dante). On pourrait discuter de cette prégnance du thème de la civilisation : l’année précédente, en 1950, Fernand Braudel avait inauguré une chaire intitulée « Histoire de la civilisation moderne » qui reprenait l’intitulé de Lucien Febvre en 1933 et sera repris par celle d’Emmanuel Le Roy Ladurie en 1973. À cette date, depuis trois ans, André Chastel enseignait sur une chaire intitulée « Art et civilisation de la Renaissance en Italie ».
Si l’historiographie actuelle considère comme un legs fort embarrassant, parce que profondément ambivalent, cette notion historiographique de civilisation, il serait profondément déloyal (ou banalement anachronique) de ne pas la ramener au contexte de l’après-guerre. Dans l’éditorial du premier numéro de 1946 des Annales, Lucien Febvre se démarquait de la mélancolie spenglerienne : « Le problème n’est même pas de savoir si notre civilisation, que nous continuons d’appeler la 11civilisation, va mourir » écrivait-il, avant d’ajouter : « Il est de savoir quelle civilisation s’établira demain dans ce monde nouveau qui déjà s’élabore au fond du creuset3 ».
Car c’est bien dans cette conscience du malheur que se fonde l’idée, tenace, que seule la défaite est civilisatrice : voici un des chiffres secrets de la conscience européenne – et voici pourquoi la notion de civilisation italienne est le précipité, ou le cristal, de la notion de civilisation européenne. C’est une autre manière, plus ramassée, plus précoce, plus belle peut-être, de dire la même chose. Et ce quelque chose se nomme aussi, paradoxalement, modernité. On songe évidemment ici à ce vers d’Horace que goûtaient amèrement les humanistes italiens de la fin du xve siècle : Graecia capta ferum victorem cepit, « La Grèce conquise conquit son farouche vainqueur » (Épîtres, II, 1, v. 156). Il appartient au pays vaincu, tout auréolé de sa défaite, de civiliser l’Europe entière.
Voici pourquoi, me semble-t-il, il y a une nécessité historique – liée à l’idée même de civilisation, ou de civilisation italienne – à brosser le portrait collectif d’André Pézard comme antimoderne. Son rapport à la langue, aux écarts de langue, exprime de ce point de vue des choix de traduction, mais aussi une certaine philosophie implicite du temps. Les essais rassemblés dans ce volume évoquent donc mezza voce la nostalgie des amitiés de guerre mais aussi l’écriture de l’histoire comme deuil impossible de la littérature. Et de fait, l’écriture de Pézard nous semble aujourd’hui fréquemment tiraillée entre l’entraînement poétique et la retenue philologique. Parce qu’elle consiste en une violence faite à la langue, la tentation littéraire d’André Pézard est sans doute profondément liée à l’expérience des tranchées. Telle est l’hypothèse que suggèrent, je crois, les travaux que compose ce volume.
Il me semble que se noue ici, au moment même où s’effondre cet « aventureux espoir4 » placé dans le nom même de civilisation, cette triangulation impossible entre histoire, langue et littérature. Nous autres à Vauquois : nous les autres, nous comme les autres, les autres en nous – voici ce que donne à entendre, en langue, cette expression faussement banale. C’est donc de l’épreuve du nous dont il est question, de la mise 12à l’épreuve du nous dans les situations extrêmes. Et de l’Inferno, bien entendu, comme grande forge collective de ce nous – nous qui avons vécu l’enfer. Que l’œuvre de l’Alighieri puisse s’entendre comme un contre-chant de l’Enfer moderne, tous les lecteurs de Primo Levi en sont convaincus – et comment ne pas penser ici à ce bouleversant chapitre de Si c’est un homme intitulé « Le chant d’Ulysse » qui exprime de manière poignante la ténacité et la fragilité de la mémoire humaine.
Considérer en historien la figure d’André Pézard, c’est donc aussi le restituer dans un portrait de groupe. Le traducteur de Dante fait partie des quarante-deux intellectuels combattants que Nicolas Mariot a sélectionnés pour décrire la manière dont des intellectuels rencontraient le peuple dans les tranchées, mettant ainsi en doute cette vérité d’évidence de la génération du feu, communauté combattante célébrée par l’union sacrée5. Car ce groupe est aussi, et peut-être surtout, celui des hommes de savoir au travail de leur œuvre. Se faire les commentateurs du commentateur, gloser ses gloses, se pencher vers les annotations, les ratures et les remords, considérer une histoire matérielle du travail intellectuel à partir de ses vestiges, c’est-à-dire des traces matérielles qu’il laisse (ou qu’il dépose, pour reprendre une expression archivistique) : telle est la tâche qui nous incombe désormais, si nous ne souhaitons plus nous contenter d’une historiographie hors-sol, désincarnée, dédaigneuse de la réalité des pratiques collectives. Loin du fétichisme de l’autographe ou de la piété accordée à la parole du témoin, ce « tournant archivistique » vise moins à brosser la chronique des scrupules d’un auteur qu’à tenter d’approcher la fabrique de l’œuvre elle-même, qui s’exprime dans la matérialité même des archives6.
Sans doute convient-il ici de préciser un point : l’expression « Fonds X » est toujours illusoire en ceci qu’elle suggère une totalité documentaire qui n’est pas encore – et ne sera probablement jamais – accessible au chercheur. Voici pourquoi il est heureux qu’une telle entreprise s’achève par un catalogue raisonné et dynamique des archives Pézard – ou plus précisément de Pézard en ses archives. Aussi la première tâche de l’historien est-il de faire le plus minutieusement possible l’histoire de la constitution même de cette ressource archivistique. Car l’on sait bien que celle-ci documente 13d’abord (mais pas uniquement) l’intention de ceux qui l’ont placée là. Et en premier lieu dans le cas présent André Pézard, archiviste de lui-même et historien de sa propre renommée, le premier d’une série d’acteurs à décider de ce qui devait être conservé et de ce qui pouvait être consulté, se constituant de la sorte un tombeau de papier dont la forme peut être vue, en elle-même, comme une manière d’autoportrait de l’érudit au travail, ainsi que le montre fort bien Elsa Marguin-Hamon à la fin de ce volume.
De ce point de vue, il me semble qu’un de ses apports remarquables est d’approcher au plus près le bon usage de la philologie, de jouer avec probité de la mise en tension entre l’unité de l’œuvre et la certitude que le texte est un moteur à engendrer des variantes. André Pézard, nous dit-on, usait de l’argument contextuel dans le raisonnement philologique, ne renonçant jamais à chercher une base historique sous le symbole. Ce qui a le plus vieilli, sans doute, dans la philosophie implicite d’André Pézard – et c’est bien d’elle dont il s’agit ici, dès lors que la principale leçon des archives intellectuelles est de rendre visible ce que Pézard fait réellement quand il fait ce qu’il fait – réside dans la certitude de la beauté équilibrée de l’œuvre d’art et dans l’idée que cet équilibre est toujours à défendre par le travail de l’interprétation. C’est le suspens de la thèse sur le quinzième chant de l’Inferno : il faut sauver l’œuvre. Or cette unité – qui est, on le comprendra en lisant les textes ici réunis, au cœur de la certitude implicite de Pézard – ne se conçoit qu’en forme de langage.
Voici pourquoi on peut, en dernière analyse, défendre l’idée un peu paradoxale que le vrai mot raturé dans son intitulé de chaire est le mot de « langue » – que l’on trouve dans la longue tradition des chaires intitulées « Langues et littératures ». Qu’est-ce donc que la langue italienne ? André Pézard répondait dès les premiers mots de sa leçon inaugurale au Collège de France : « la plus spirituelle manifestation d’un mode de vie très humain et très savant, qui est la civilisation italienne7 ». Voici pourquoi De l’éloquence en vulgaire est un traité politique : Dante y propose une unité linguistique d’un genre nouveau, qui n’est ni le retour à l’idiome premier (l’hébreu), ni l’usage d’une langue savante construite par consensus entre les docteurs de plusieurs peuples, mais une unité dynamique qui se fabrique à partir des pratiques poétiques8.
14Car Dante fut le grand poète – et le grand philosophe laïc – de la dignité de la construction politique du nous. Et c’est sur ce point que l’on retrouve André Pézard et son premier essai sur le Convivio, qui montre comment Dante ne se contente pas d’appeler à une vulgarisation de la philosophie, mais en renverse l’ordre hiérarchique, plaçant la raison pratique au sommet de la connaissance, qui est la tâche collective de l’humanité. Car, et voici l’intuition éblouissante du poète, il n’y a pas d’unité de l’espèce humaine hors de cette activité de pensée, commune à tous et nécessairement politique9.
L’Italien de Dante n’était pas sa langue maternelle – d’ailleurs, il ne dit pas qu’elle est maternelle mais coniutiva, elle est la langue dans laquelle se sont parlé ses parents, qui les a conjoints. Lui naît de ce nous, mais doit creuser dans cette langue un lieu où elle devient étrangère à elle-même. Nous autres. Voyez comme se conjoignent désormais toutes les questions que l’on vient d’évoquer – intimes, politiques, historiques, linguistiques et littéraires. Voici en quoi Dante est enchanteur, envoûteur, magicien. Stéphane Mallarmé écrivait dans Magie, 1893 : « je dis qu’existe entre les vieux procédés et le sortilège, que restera la poésie, une parité secrète » et cette parité, commentera Sartre, fait du poème « une chambre obscure où les mots se cognent en rondes, fous10 », tout à leur tentative incantatoire de faire surgir l’être dans la disparition du langage. André Pézard était à Vauquois en 1916, où les bords nets de ce qui cernait civilisation, histoire, langue et littérature avaient volé en éclats. A-t-il voulu poétiser ce brouillard épais en cette « brume heureuse qui donne la sensation du lointain11 » ? Si c’était le cas, il ne susciterait plus chez nous qu’une révérence polie. Mais il y a autre chose, que la leçon des archives permet d’entrevoir et qui noué à l’archaïsme, porte le beau nom qu’André Pézard mettait au seuil de son commentaire de la Vita Nuova : celui de commencement.
Patrick Boucheron
15Ce travail n’aurait pas été possible sans le concours actif de Sylvie Pézard, Daniel Roche et Olivier Roche. Outre le don des archives Pézard qu’ils ont choisi de rendre par là-même largement accessibles, leur témoignage a permis d’éclairer d’importants aspects du fonds, de comprendre des allusions, de restituer l’identité de personnages ou de correspondants énigmatiques. C’est à la gentillesse, à la disponibilité et à l’intelligence sensible et avisée de ces trois donateurs que ce volume est dédié.
1 André Pézard, « Leçon inaugurale », dans Pierre Toubert et Michel Zink dir., Moyen Âge et Renaissance au Collège de France, Paris Fayard, 2009, p. 431-449 : p. 446.
2 André Pézard, « Avertissement », dans Dante, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. xlv.
3 Lucien Febvre, « Face au vent. Manifeste des Annales nouvelles », Annales, économies, sociétés, civilisations, 1946, 1, p. 1-8 : p. 3.
4 André Pézard, La rotta gonna. Gloses et corrections aux textes mineurs de Dante. T. I. Vita nova, Rime, Convivio, Florence, Paris, Sansoni, Marcel Didier, 1967, p. 5.
5 Nicolas Mariot, Tous unis dans la tranchée ? 1914-1918 : les intellectuels rencontrent le peuple, Paris, Le Seuil (« L’univers historique »), 2013.
6 En ceci l’entreprise s’apparente à celle tentée dans Patrick Boucheron et Jacques Dalarun dir., Georges Duby, portrait de l’historien en ses archives, Paris, Gallimard, 2015.
7 André Pézard, « Leçon inaugurale », op. cit., p. 431.
8 Dante, L’éloquence en vulgaire, éd. et trad. Anne Grondeux, Ruedi Imbach et Irène Rosier-Catach, Paris, Fayard, 2011.
9 Je me permets de renvoyer sur ce point à Patrick Boucheron, Au banquet des savoirs. Éloge dantesque de la transmission, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2015.
10 Jean-Paul Sartre, « Orphée noir » [1948], repris dans Situations III, Paris, Gallimard, 1949.
11 André Pézard, « Avertissement », op. cit., p. xiii.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-06275-2
- EAN: 9782406062752
- ISSN: 2261-1851
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06275-2.p.0009
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-06-2017
- Language: French