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Classiques Garnier

Repenser les catégories du féminin dans Americanah de Chimamanda Ngozi Adichie

  • Publication type: Article from a collective work
  • Collective work: Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir
  • Author: Chariatte (Isabelle)
  • Abstract: À travers son roman Americanah, Adichie retrace les dangers des images réductrices concernant la perception de la femme noire. Elle illustre la complexité des expériences selon les contextes culturels et sociaux tout en suscitant des échos avec les mouvements féministes américains et nigérians. Le féminisme d’Adichie s’affirme comme un élan libérateur et invite à une réflexion libre et authentique sur la question de l’auto-détermination de chaque femme.
  • Pages: 101 to 116
  • Collection: Encounters, n° 539
  • Series: Francophone communities, n° 2
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406127352
  • ISBN: 978-2-406-12735-2
  • ISSN: 2261-1851
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12735-2.p.0101
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 05-18-2022
  • Language: French
  • Keyword: Black feminism, sisterhood, auto-détermination, Ch. N. Adichie, racialisation
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Repenser les catégories
du féminin dans Americanah
de Chimamanda Ngozi Adichie

Le roman Americanah rend ses lecteurs attentifs au fait que la femme noire est quasi absente des magazines féminins aux États-Unis ou sur les plateformes de rencontres1. Mais elle lest tout autant des recherches sur sa condition en Afrique, qui demeurent un vaste champ à défricher dans les sciences humaines et sociales, comme lécrit Olufemi Taiwo : « [] whereas feminism is suffused with theory, in application to Africa and feminist writings about African women, one finds a profound poverty of theory2 » (Taiwo, 2003, p. 46). Absence de théories, fausses représentations, semi-vérités, conclusions hâtives et généralisées à partir de regards féministes occidentaux inadaptés au contexte africain créent une culture de la distorsion, une « culture of misreprensentation » (ibid., p. 45) sur les représentations de la femme noire que les féministes africaines sefforcent de remodeler.

Si en Europe le féminisme est né dune lutte sociale, cette démarche est inadaptée en Afrique, où certaines cultures (par exemple, Yoruba ou Ibo) partent du présupposé que la construction du genre nest pas systématiquement née du déterminisme biologique. En dautres termes, le corps féminin ne sert pas forcément à la construction de la catégorie sociale de la femme ni même à ses luttes3. Les combats des femmes se situent 102davantage au niveau des valeurs, comme celle de lauto-détermination4. Il en résulte que les théories féministes occidentales, dailleurs souvent considérées comme instruments néocoloniaux, ne peuvent être transposées à la réalité africaine et que le présupposé de luniversalité des besoins et des luttes féminines/féministes est un leurre ignorant la diversité des contextes culturels et sociaux qui réclament un regard nuancé.

Alors quen Afrique, nombre de féministes refusent le point de vue euro-centrique de victimisation de la femme africaine et réclament la nécessité de lui donner la parole pour construire des réflexions théoriques solides, la littérature, par le moyen de la fiction, prend précisément ce rôle en déconstruisant, dans les récits, la complexité de la réalité féminine tout en multipliant les voix de femmes. La fiction est alors « un miroir fragmenté » (Tchak, 2016, [je transcris]) de la réalité dont chaque morceau reflète une image et dont lensemble invite à une réflexion nuancée sur la complexité de la réalité5. Cest dans cette perspective que nous proposons détudier les représentations des femmes dans le roman Americanah de Chimamanda Ngozi Adichie tout en les resituant par rapport aux discours féministes africains, en particulier nigérians, quand les personnages évoluent au Nigéria et par rapport aux discours américains du black feminism quand laction se déroule aux États-Unis. Elle-même féministe et auteure de textes féministes – We Should All Be Feminists (2014) et Dear Ijeawele. A Feminist Manifesto in Fifteen Suggestions (2017) – Adichie invite à réfléchir à travers les personnages dAmericanah à un certain nombre de questions : comment les personnages féminins évoluent-ils en fonction des contextes géographiques, sociaux, culturels ? En quoi le contexte définit-il le regard posé sur les femmes par les autres et par elles-mêmes ? Quelles stratégies dadaptation, dagentivité et dempowerment sont déployées par les personnages féminins ? En nous référant aux mouvements féministes américains et nigérians, nous verrons de quelle façon Adichie tisse des liens entre ces courants et ses personnages dans Americanah et quelle position elle adopte dans le paysage du féminisme6.

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Variations sur la femme noire

Dès les premières pages du roman Americanah, lauteure défie une uniformité réductrice quant à la représentation de la femme noire et propose une pluralité de portraits féminins mettant en relief la complexité de la réalité. Dans un va-et-vient entre le moment où la protagoniste Ifemelu sapprête à rentrer au Nigéria après plusieurs années passées aux États-Unis et les évocations de sa jeunesse avant de quitter le pays, les lecteurs et lectrices rencontrent une galerie de portraits : au Nigéria, la mère dIfemelu, fervente croyante qui sacrifie son bon sens et son intelligence à la religion ; tante Uju, femme apparemment libre et émancipée par lattention quelle porte à son apparence, mais qui tout au long de sa vie se rend dépendante dhommes ; ou encore Kosi, lépouse dévouée qui fait tout pour plaire à son mari, convaincue quainsi il ne succombera pas aux femmes glamour de Lagos. Aux États-Unis sont évoqués des personnages féminins noirs aussi différents que Mariama et Aïcha, coiffeuses venues du Sénégal et du Mali, construisant leur vision du monde sur des stéréotypes : par exemple sur la façon de faire les tresses, les étudiantes aux origines diverses imitant ou plutôt singeant un soi-disant comportement américain7, ou encore Shan, artiste excentrique et égocentrique dont les choix de vie ne lui donnent pas satisfaction. Parmi ces portraits de vies féminines noires, celui dIfemelu est marqué par sa constante lutte pour un épanouissement personnel.

Cette diversité des portraits féminins signale la nécessité denvisager une vision plurielle et nuancée de la réalité vécue par les femmes, qui varie en fonction des personnalités et des contextes socio-économiques et socio-culturels. En plaçant laccent précisément sur la diversité de représentations féminines, Adichie séloigne des positions féministes de la sisterhood, qui prônent avant tout une relation exclusive entre femmes, les rattachant toutes à leur même condition dont la signification serait universelle. Par des liens de solidarité entre les femmes de tous les milieux sociaux et culturels ou encore par des initiatives dactivisme 104politique, les combats menés par la sisterhood rappellent ceux pour les droits civils de la communauté afro-américaine, ce qui est dailleurs illustré par le choix du terme sister, emprunté à lexpérience de lesclavage où les membres de la communauté afro-américaine recréaient des liens solidaires dans la souffrance en sappelant brother et sister (Oyewumi, 2003, p. 9). Les personnages dans Americanah ne sinscrivent donc pas dans cette vision du féminisme. Ifemelu na aucun intérêt à entrer en communication dans le salon de coiffure avec Mariama et Fatima, trop différentes de son monde socio-économique et culturel. Ni leur condition de femmes, ni même celle dAfricaines aux États-Unis névoquent en Ifemelu le désir de se sentir solidaire delles et de les soutenir dans des choix fondés uniquement sur des présupposés culturels, comme par exemple celui qui dit quun homme ibo népousera quune femme ibo, présupposé quIfemelu juge faux.

Lattitude de la protagoniste remet ainsi en question le concept de sisterhood qui réclame une solidarité entre toutes les femmes considérées a priori comme unies dans leur statut de victimes de lordre patriarcal. Lidée de créer une communauté de femmes à partir de rapports égaux entre sœurs est une façon de méconnaître, comme le démontre lexpérience dIfemelu, que les structures socio-culturelles complexes peuvent créer des barrières entre femmes ne se sentant pas du tout solidaires. Le dénominateur commun consistant à être femme ne rapproche pas Ifemelu dAïcha et Mariama. Au contraire, à travers les réactions agacées dIfemelu, Adichie met en lumière la nécessité de reconnaître la singularité de chaque femme et montre ainsi les limites de la sisterhood comme communauté solidaire risquant de réduire la femme à son sexe uniquement. Cette sororité nest donc pas adaptée pour expliquer les rapports entre les personnages féminins dans Americanah8.

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Le corps de la femme noire

« I did not use to think of myself as Black at all. I have known I am African all my life, I did not know I was black until I started living in the United States9. » (Busia, 2003, p. 260-261) En arrivant aux États-Unis, Ifemelu prend conscience des identités « racialisées » (Americanah, p. 126-127 ; p. 191) dans une société qui veut paradoxalement les gommer sans néanmoins y parvenir. Faire semblant de ne pas voir la couleur de peau de lautre reste un effort illusoire et hypocrite qui ferait croire que le racisme est éradiqué de la société américaine, alors quIfemelu en fera lexpérience dès ses premières démarches pour trouver un emploi. Le corps de la femme noire semble constituer, encore davantage que celui de lhomme noir, un terrain fertile pour un discours de discrimination raciale et sociale : « [] the perfect metaphor for race in America [] Hair. » (ibid., p. 297 ; p. 437) En particulier, la façon de porter ses cheveux (défrisés, afro, tresses) ou la couleur foncée de la peau sont interprétés comme des indicateurs du degré dassimilation ou de socialisation de la femme noire. LorsquIfemelu décide, par exemple, de se couper les cheveux, quelle avait défrisés, on lui demande si cest un acte politique ou si elle est lesbienne : « Does it mean anything ? Like something political ? [] Why did you cut your hair, hon ? Are you a lesbian ? » (ibid., p. 211 ; p. 318) Ou lorsquelle les porte en afro, un homme noir lui reproche davoir le style « jungle » : « looking all jungle like that » (ibid., p. 212 ; p. 32010). Le corps de la femme noire est ainsi perçu comme signalant la capacité à sassimiler ou non dans une société occidentale, dont même la communauté noire adopte les normes et attentes sociales. La question se pose de savoir si ces attentes sont des réminiscences dune vision du corps de la femme noire comme sauvage et fascinant (Busia, 2005, p. 245), telle que lévoque, par exemple, Joseph Conrad dans Heart of Darkness (1971, p. 62). Dans cette logique-là, ce corps est à civiliser pour quil puisse sintégrer dans la société et signaler son degré dassimilation au 106sein dune culture fondée sur le modèle occidental comme seul garant dune ascension sociale.

Tout naturellement, le refus de se conformer aux normes et attentes sociales est perçu comme une subversion de lordre hégémonique blanc. En réalité, le corps de la femme noire doit répondre aussi aux attentes de sa communauté et de ses valeurs. Cest ainsi quun chauffeur de taxi éthiopien se permet de reprocher à Ifemelu – femme éduquée et socialement supérieure à lui – de porter son chemisier de façon trop serrée. Il la met en garde contre la « corruption des mœurs » aux États-Unis : « You have to be careful or America will corrupt you. » (Americanah, p. 206 ; p. 310) Le corps de la femme noire devient un sujet porteur dattentes sociales et morales et demande à être « civilisé » dans lune ou lautre direction. On le contraint à adopter une norme tout en le dénaturalisant, tout en lui interdisant de se mettre en valeur. Pourtant, la prise de conscience de la beauté de son corps et sa volonté de lexprimer comme elle le souhaite fait dire à Ifemelu : « There is nothing more beautiul than what God gave me. » (ibid., p. 213 ; p. 320)

Dans la même perspective, la couleur de peau de la femme noire est considérée comme un obstacle à la progression sociale des hommes noirs de sorte quils tendent plutôt à fréquenter des femmes blanches ou, si elles sont dorigine africaine, à choisir celles qui sont claires de peau. Le corps de la femme noire est ainsi chargé de symboles sociaux et politiques créant des attentes communautaires et des comportements contraignants pour les femmes. Il sinscrit dans une logique bien précise qui réclame lassimilation et suscite des conclusions rapides, trop rapides, sur la position sociale, la croyance et la place de la femme noire dans la société. Le corps devient un texte à décrypter selon un code dont les règles sont fixées par les normes sociales de la communauté blanche11 : « the body is always in view and on view12. » (Oyewumi, 2005, p. 4)

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Discrimination de la femme noire

La discrimination, quIfemelu subit en arrivant aux États-Unis, sinscrit également dans une lignée historique et fait écho aux luttes des femmes afro-américaines de lesclavage à nos jours : chômage, exploitation sexuelle, nounou dans les familles blanches sont autant dexpériences qui traduisent linfériorisation systémique de la femme noire dans la société américaine dominée par les Blancs. Par ailleurs, le faible niveau de scolarisation ainsi que les images stéréotypées (la bonne mère, la prostituée, la femme souriante13) comme expressions du racisme structurel et réminiscences de lesclavage dévalorisent la femme noire. Les réseaux économiques, sociaux et politiques la réduisent trop souvent à une position subordonnée, ce qui peut lexposer à toutes sortes dexploitations, même de violences sexuelles de la part dhommes blancs dans les familles où les femmes noires travaillent, sans quelles puissent réclamer de protection juridique14. Leur statut ne peut que difficilement évoluer dans un monde marqué par une vision dichotomique (blanc/noir ; homme/femme ; dominant/ dominé). Cette dichotomie sert la classe dominante et transforme lêtre humain en chose.

Cette objectivation de la femme noire, encore très marquée après la période de lesclavage, perdure en sourdine dans les expériences faites par lhéroïne dAdichie à lépoque actuelle. Ifemelu est exploitée sexuellement, ce qui provoque en elle un traumatisme, car elle fait lexpérience dune précarité qui la réduit à nêtre quun objet entre les mains dun homme blanc (Americanah, p. 153-154 ; p. 237-238). Même dans son travail de nounou au sein de la famille de la bienveillante Kimberly, elle évite la proximité ou le face-à-face isolé avec son mari dont elle ressent la convoitise dans le regard. Les traces de la condition de la femme noire exploitée telles que décrites et dénoncées par le black feminism se prolongent ainsi dans les expériences dIfemelu : « We need to negociate our way, not 108around, but through the long shadows of our histories. » (Busia, 2003, p. 263) Malgré son origine africaine et son passé différent des Afro-Américaines, sa couleur de peau la ramène à cet héritage douloureux. Adichie crée ainsi des échos avec le passé historique des États-Unis qui résonnent encore dans le monde moderne. Le parcours dIfemelu témoigne de la difficulté de sen libérer et suggère à quel point cet héritage la prive de tout épanouissement personnel.

Stratégies dassimilation

Après avoir touché le fond de la misère humaine et économique avec son expérience traumatique dexploitation sexuelle, Ifemelu trouve, grâce à laide de son amie nigériane Ginika, un emploi de nounou dans la famille blanche de Kimberly. Elle entre donc dans la logique du travail domestique au service de la classe dominante, bien que Kimberly fasse partie de ces personnes qui sinvestissent pour soutenir des projets humanitaires en Afrique. Dans ce cas, la « domination blanche » ne se manifeste plus par une logique colonialiste dexploitation, mais par une démarche inversée. Néanmoins, lengagement de Kimberly correspond davantage à un geste paternaliste de lOccident quà un réel intérêt pour lAfrique et sa diversité. Il dénote une vision occidentale qui réduit le continent africain à la misère, aux maladies ravageuses et aux guerres « ethniques ». Ces images négatives et dévalorisantes ne correspondent pas du tout au monde dIfemelu qui est issue de la classe moyenne au Nigéria et dont la vie se déroulait sur un campus universitaire. Son attitude face à la philanthropie de Kimberly se situe donc entre admiration et incompréhension, le tout teinté dun ton ironique subtil mais certain.

Dans la famille de Kimberly, son travail de nounou permet à Ifemelu de changer de perspective sur la société américaine. Alors que le racisme lavait reléguée à la classe sociale inférieure et poussée dans la précarité économique, Ifemelu entre en contact avec un milieu social privilégié grâce à son nouveau statut. Son emploi lui procure ce que Patricia Hill Collins appelle la « outsider-within perspective » (1991, p. 11), cest-à-dire une vision de lintérieur tout en étant soi-même marginale dans la classe 109dominante. Cette perspective démystifie, comme ce fut déjà le cas tout au long de lhistoire des femmes noires au service de la classe dominante, les illusions de bonheur et de bien-être créées par le mode de vie des Blancs. Ifemelu rencontre des gens souvent malheureux (Americanah, p. 164 ; p. 248), contraints sans cesse de relever des défis, quil sagisse de leur vie de couple ou de léducation des enfants15. Ainsi, son rôle de nounou lui permet à la fois de sortir de la précarité économique et sociale et de forger un regard critique sur la classe dominante.

Sa rencontre puis sa relation amoureuse avec Curt, le frère de Kimberly, lui permettent de quitter son emploi de domestique et la propulsent à un niveau social supérieur. Grâce à cet homme blanc puissant, Ifemelu trouve un bon emploi, obtient la green card et accède aux avantages sociaux. Un nouvel univers souvre à elle. Néanmoins, son travail la met sous pression pour conformer son corps aux normes attendues : « My only advice ? Lose the braids and straighten your hair. Nobody says this kind of stuff but it matters. » (ibid., p. 202 ; p. 304) Se défriser les cheveux témoigne ainsi de son choix dadaptation et dassimilation, comme lavait déjà fait sa tante Uju (ibid., p. 119 ; p. 181), malgré les douleurs causées par les produits chimiques.

Stratégies dauto-définition

Pour Ifemelu, le processus dassimilation aux normes blanches, et imposées au corps féminin noir, sétait mis en place, lorsque, peu de temps après son arrivée aux États-Unis, elle avait commencé à adopter laccent américain (ibid., p. 134 ; p. 202). Mais un jour, elle décide dy renoncer et de reprendre son accent nigérian (ibid., p. 173 ; p. 261). Ce choix est symboliquement très riche, car il démontre une acceptation, voire une valorisation, de son identité nigériane face au monde occidental américain. Sa vision du monde qui plaçait lOccident, en particulier les 110États-Unis, au centre de toute réussite personnelle et professionnelle se modifie et souvre à son identité africaine. Laccent américain nest plus considéré comme la norme à imiter, mais comme une simple variation de langlais, tout comme lest laccent nigérian. Cest un acte symboliquement et politiquement très puissant, car la démystification de la société américaine mène à un décentrement du monde. Ifemelu veut se faire reconnaître comme nigériane par la société américaine grâce à son accent. Ce geste est dédoublé au moment où Ifemelu décide de ne plus se défriser les cheveux. La connaissance des faiblesses et du dysfonctionnement de la société américaine éveille – comme lillustre lhistoire du black feminism – une forme de résistance qui incite Ifemelu à affirmer son identité.

Ces gestes symboliques annoncent le besoin de changer les images de la femme noire imposées par la société américaine et de la définir à travers une prise de parole authentique. La création du blog dIfemelu (ibid., p. 296 ; p. 437) sur des questions raciales exprime idéalement le combat des femmes noires en quête dautodéfinition et dauto-détermination : « Oppressed people resist by identifying themselves as subjects, by defining their reality, shaping their new identity, naming their history, telling their stories » (hooks, 1989, p. 4316). Le blog dIfemelu17 comme création dune voix authentique noire dans un espace public rejoint la démarche du black feminism qui considère la prise de parole comme « self-conscious struggle that empowers women and men to actualize a humanist vision of community » (Hill Collins, 1991, p. 3918). Ifemelu se transforme, passant de la femme-objet associée à des images dévalorisantes et historiquement chargées au statut de la femme-sujet qui sautodéfinit et sautodétermine à travers le récit dexpériences personnelles et de réflexions sur le racisme et la condition de la femme noire aux États-Unis.

Si le partage de conseils pratiques – soins pour cheveux afro, par exemple (Americanah, p. 296-297 ; p. 436-437) – et son aventure de femme noire sur les plateformes de rencontres (ibid., p. 306 ; p. 451) la 111rapprochent, entre beaucoup dautres, des expériences communes aux femmes noires de toute condition, les entrées plus théoriques de son blog sur le racisme – telles « Understanding America for the Non-American Black : A Few Explanations of What Things Really Mean » (ibid., p. 350-351 ; p. 513-514) ou « To My Fellow Non-American Blacks : In America, You Are Black, Baby » (ibid., p. 220-221 ; p. 330-331) – lui valent dêtre reconnue en tant quintellectuelle invitée à donner des ateliers de réflexions ou à participer à des congrès. Sa parole, comme celle du black feminism, fondée sur des récits dexpériences tout comme sur des réflexions théoriques, a un réel impact sur la société quelle vise, en créant des discussions et en favorisant une prise de conscience des formes de racisme encore présent dans la société américaine.

Alors que le succès de son blog atteint des sommets, Ifemelu narrive plus à sy reconnaître : elle le ferme et rentre au Nigéria. Même si le cheminement dIfemelu incarnait jusquici les combats de la femme afro-américaine tout comme le rêve américain, son choix signale quelle ne souhaite plus se fondre dans la vision afro-américaine. Son expérience de combat de femme noire dans la société américaine lui a, certes, donné lexpérience et la confiance de son agentivité, cest-à-dire de se sortir dune perception dévalorisante et davoir un réel impact sur la société. Si son identité de féministe active aux États-Unis ne la satisfait plus entièrement, elle fait pourtant désormais partie delle et de son rapport au monde, même dans le contexte culturel différent du Nigéria.

Les défis de lauto-détermination

[] I got off the plane in Lagos and I stopped being black.

Ibid., p. 476 ; p. 68319.

De retour au Nigéria, Ifemelu est libérée de son identité réductrice de femme noire des États-Unis et choisit de continuer à construire activement son identité. Mais en retrouvant ses amies de jeunesse, Ifemelu 112est surprise de découvrir leur préoccupation majeure : le mariage. Dans ses écrits théoriques – We Should All Be Feminists (2014) et Dear Ijeawele. A Feminist Manifesto in Fifteen Suggestions (2017) – Adichie dénonce cette unique obsession des femmes au Nigéria tout comme la pression sociale exercée sur elles pour quelles se marient, cest-à-dire pour quelles deviennent des épouses dociles qui plaisent à leur mari en étant à leur service. Toute léducation des filles tend vers cet unique but. Ne privilégiant pas forcément une logique sentimentale, le mariage au Nigéria semble très souvent être dicté par des enjeux économiques et familiaux. Le mari idéal est riche et le montre en accumulant des voitures ou des accessoires luxueux : « And you shoud have seen his watch ! Hes into oil. » (Americanah, p. 387 ; p. 558). Les relations entre hommes et femmes en général sont marquées par ce besoin dargent et de luxe comme signe davancée sociale : « There are many young women in Lagos with unknown sources of wealth. They live lives they cant afford. » (ibid., p. 422 ; p. 607)

Ranyinudo, tout comme cétait le cas de tante Uju, se fait entretenir par un riche homme marié qui lui finance un train de vie bien au-dessus de ses moyens : « [] dating a married chief executive who bought her business-class tickets to London » (ibid., p. 389 ; p. 562). Dans son nouveau blog au Nigéria, intitulé The Small Redemptions of Lagos, Ifemelu dénonce fortement ce comportement des femmes qui utilisent leur sexualité pour manipuler un homme. Cette attitude, nommée au Nigéria « bottom-power20 », ne leur donne pas de pouvoir dagentivité, mais, au contraire, les rend entièrement dépendantes des hommes. Dans le cas de tante Uju, ce comportement a nui sérieusement à sa vie et la détruite psychologiquement. Les femmes ne peuvent donc logiquement atteindre ni épanouissement personnel ni bonheur dans une relation ou un mariage intéressés. Au contraire, Adichie dépeint ces femmes comme des personnes désincarnées, superficielles et au fond, très malheureuses : « So many women lose themselves in relationships like that. [] That relationship destroyed her. [] she lost herself. » (ibid., p. 422 ; p. 608) Contrairement aux États-Unis, les luttes des femmes au Nigéria semblent moins se situer dans lespace sociétal que dans lespace interrelationnel entre hommes et femmes fortement dominé par des comportements hiérarchiques définis par largent et laspiration à un statut social élevé.

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Le blog dIfemelu au Nigéria dénonce la situation économique et les attentes sociales qui favorisent les relations toxiques entre hommes et femmes contraires à lépanouissement individuel. Les entrées du blog relèvent aussi les dysfonctionnements du pays, comme le trafic de médicaments ou le pouvoir manipulateur des églises évangélistes21. Ifemelu continue donc son expérience américaine de blogueuse et la transpose à la société nigériane moderne marquée par dautres inégalités et défis. Son objectif est celui de décrire – et ainsi de dénoncer – les méfaits et les dysfonctionnements sociaux et sociétaux par une analyse subtile et une prise de parole dans lespace public médiatique. Cette démarche analysant la société par le biais de récits répond exactement à celle réclamée par les chercheuses féministes nigérianes désirant éclairer la société de lintérieur sans adopter des concepts occidentaux inadaptés22.

Conclusion

À travers le parcours dIfemelu « Americanah », cest-à-dire dune femme de retour des États-Unis23, Adichie fait évoluer son personnage dans différents contextes géographiques, culturels et sociaux qui ont principalement un impact réducteur sur la perception et la définition de la femme. Ce roman invite ainsi à repenser, assouplir et élargir les catégories du féminin tout en dénonçant les déterminismes rencontrés par Ifemelu : le racisme et son infléchissement par le sexisme aux États-Unis, le sexisme infléchi par le désir dascension sociale au Nigéria. Si son expérience américaine évoque en sourdine le passé esclavagiste du continent et les luttes de la femme noire sur un fond de black feminism, le parcours individuel dIfemelu symbolise la libération par rapport 114à ce passé et les combats au niveau individuel que la protagoniste mène pour comprendre de quoi sont faites les catégories racistes et sexistes, les dénoncer comme réductrices et les dépasser afin datteindre un épanouissement personnel. Cest dans ce sens quAdichie propose une conception du féminisme comme élan libérateur de toutes sortes de catégorisations et de déterminismes de la femme, que ce soit aux États-Unis ou au Nigéria, tout en mettant en valeur sa singularité et son individualité. Par ses écrits théoriques tout comme par son roman Americanah, Adichie décline les images, les épisodes et les discours sur les femmes noires en démontrant la complexité de la réalité et le danger de les réduire à une seule histoire24. Elle répond aussi dune certaine façon à lappel de chercheuses féministes nigérianes qui mettent en avant limportance danalyser les sociétés africaines à partir dune perspective intérieure et non pas extérieure fondée sur des idées occidentales importées et faussement transposées. Si nous navons pas mentionné les féministes occidentales dans cette contribution, cest précisément pour éviter lamalgame de théories et la confusion du regard générée à partir dun cadre théorique décalé. Le black feminism ainsi que le regard de quelques féministes nigérianes ont permis, par contre, de replacer la voix de Chimamanda Ngozi Adichie dans le monde contemporain et globalisé avec des prises de paroles multiples et authentiques qui disent la complexité des femmes noires et des combats quelles mènent pour leur émancipation.

Isabelle Chariatte

Université de Bâle

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1 À ce propos, voir : 2013, p. 295 ; p. 435-436 et ibid., p. 306 ; p. 450-451. Jindiquerai toujours sous cette forme, entre parenthèses dans le texte, le numéro des pages de citation dans Americanah, suivi, après le point-virgule, par les pages du même extrait dans la traduction française.

2 Notre traduction : « Là où le féminisme est imprégné de théorie, concernant lAfrique et les écrits féministes sur les femmes africaines, on trouve une profonde pauvreté de la théorie. »

3 Sur la catégorie de la femme comme construction occidentale, voir Oyeronke Oyewumi, The Invention of Women. Making an African Sense of Western Gender Discourses, London, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1997.

4 Voir : Oyewumi, 2003, p. 1.

5 Concernant les « pouvoirs de la littérature » à représenter la réalité de façon plus complète et nuancée que les sciences sociales, voir les positions dElisio Macamo (2010).

6 Certaines de ces questions sont envisagées dans larticle de Constance Vottero, « Réseaux de genres : relationnalité et intersectionnalité dans Americanah de Ch. N. Adichie et Blues pour Elise de L. Miano », ELA, no 47, 2019, p. 101-115.

7 Sur ce motif, voir dans Americanah p. 12 ; p. 27 & p. 123 ; p. 186. J. Montlouis-Gabriel discute de ces « Hairitages » chez L. Miano et R. Diallo dans son article de 2019.

8 La mère dObinze qui donne des conseils de contraception à Ifemelu représente précisément un autre type de rapport entre les générations, à rapprocher du concept de motherhood (Amediume, 2005).

9 Notre traduction : « Je ne me considérais pas du tout comme une “Noire”. Jai toujours su que jétais africaine, mais je ne savais pas que jétais noire avant de commencer à vivre aux États-Unis. »

10 « [] coiffée en pétard. » : la traduction française – certes correcte pour décrire lallure des cheveux afro – ne reflète pas la connotation raciste du mot « jungle ».

11 Voir : Elisabeth Grosz, « Bodies and Knowledges : Feminism and the Crisis of Reason », Feminist Epistemologies, éd. Linda Alcoff and Elizabeth Potter, New York, Routledge, 1994, p. 198.

12 Notre traduction : « le corps est toujours en vue et à portée de vue. »

13 Voir à ce sujet : Collins (1991) et la lecture poignante de Maya Angelou : « https://youtu.be/amokikraCLY (consulté le 30/12/2020) ».

14 Voir à ce sujet les études sur lintersectionnalité : Kimberle Crenshaw, « Mapping the Margins : Intersectionality, Identity Politics, and Violence Against Women of Color », Stanford Law Review, vol. 43, no 6, 1991, p. 1241-1299 ; Patricia Hill Collins, Sirma Bilge, Intersectionality, Cambridge, Polity Press, 2016.

15 Cette perspective intérieure qui permet de dénoncer les travers de la classe qui se croit supérieure est une démarche également utilisée par lécrivaine Fatou Diome dans ses nouvelles La Préférence nationale (2001), quand elle parle du masque noir quelle porte pour mieux démasquer les dérives et le racisme latent dans la société française.

16 Notre traduction : « Les personnes opprimées résistent en sidentifiant comme sujets, en définissant leur réalité, en façonnant leur nouvelle identité, en nommant leur histoire, en racontant leurs histoires. »

17 Sur la question de la prise de parole dans lespace public comme signe démancipation de la femme, voir aussi Badmus, 2020, p. 4.

18 Notre traduction : « une lutte consciente de soi qui permet aux femmes et aux hommes de concrétiser une vision humaniste de la communauté ».

19 « [] En descendant de lavion à Lagos jai eu limpression de cesser dêtre noire. »

20 Adichie dénonce le « bottom power » dans We Should All Be Feminists, p. 44-45 (p. 47 dans la version française).

21 Sur ce sujet, voir par exemple le roman dIn Koli Jean Bofane, Congo Inc. Le Testament de Bismarck.

22 Voir : Oyewumi, 1997, p. 21.

23 À travers le personnage de Doris, Adichie se moque des Nigérians et Nigérianes qui se croient « supérieurs », parce quils ont vécu aux États-Unis. Bien quIfemelu soit elle aussi une « Americanah », elle se distancie des comportements arrogants des Nigérians rentrés au pays. Au lieu de se plaindre de ce qui lui manque des États-Unis, elle transpose son expérience américaine de blogueuse à la société nigériane dans le but dy avoir un impact.

24 Voir à ce sujet le « TED Talk » de Chimamanda Ngozi Adichie, donné en 2009 : « https://www.ted.com/talks/chimamanda_ngozi_adichie_the_danger_of_a_single_story (consulté le 09/01/2021) ».