La figure féminine entre l’écrit et l’image, chez Fatou Diome et Sembène Ousmane
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir
- Auteur : Kane (Coudy)
- Pages : 347 à 359
- Collection : Rencontres, n° 539
- Série : Francophonies, n° 2
La figure féminine entre l’écrit
et l’image, chez Fatou Diome
et Sembène Ousmane
De son idéalisation comme figure matricielle de l’origine – origine de l’univers, de la vie, du désir et même de l’acte poétique – par certains auteurs, à la démythification de son image chez d’autres, la femme est une thématique majeure de la littérature et du cinéma africains francophones. Celle-ci, traditionnellement investie de la fonction symbolique d’éducatrice et de gardienne des valeurs cardinales de la société, doit incarner la féminité parfaite, c’est-à-dire la modestie, la fidélité et le dévouement à son foyer. De telles vertus informent sur les normes discursives, destinées à façonner l’ensemble de la société en imposant cette sujétion féminine. À rebours de cette conception, une représentation réaliste au cinéma lui restaure sa quotidienneté souvent passée sous silence dans le temps même que l’éloge de sa perfection est décrié surtout par les écrivaines. Ces dernières y voient une expression ultime du pouvoir de l’homme et une opposition à la dure réalité à laquelle elles sont confrontées. Se perçoit, dès lors, dans le cinéma et la littérature, l’importance de dépasser la simple dénonciation d’une oppression et d’agir spécifiquement pour un au-delà grâce à la représentation de la femme elle-même. En exposant la condition féminine, le cinéaste et l’écrivaine centrent leurs œuvres sur l’alternative que représente l’affirmation d’une pensée et de valeurs plus en harmonie avec la modernité. Nous considérons qu’ils participent à la redéfinition des normes autorisant la femme à défendre sa liberté. L’objectif de leur création est ainsi de susciter chez la femme une conscience nouvelle afin de l’inciter à s’engager dans un projet de conquête de son indépendance, et c’est dans cette perspective dénonciatrice et émancipatrice que s’inscrivent l’écrivaine sénégalaise de la diaspora Fatou Diome et le cinéaste sénégalais Sembène Ousmane. Notre réflexion établit un parallèle entre la représentation de la figure 348féminine dans le cinéma et la littérature à partir d’une analyse croisée du roman Celles qui attendent1 de Fatou Diome et du film Faat Kiné2 de Sembène Ousmane. Dans son roman, Fatou Diome, résolument engagée pour la réhabilitation de la femme, décrit des personnages féminins qui partent à la conquête de leur liberté d’action et d’opinion au risque de bouleverser l’ordre socialement établi. De même, le film de Sembène Ousmane, par sa représentation de la femme, met en scène son « héroïsme au quotidien » selon la formule de Pierrette Herzberger-Fofana (2009).
Les modalités de la représentation de la figure féminine, à travers les évènements vécus, mises en place dans le roman de Fatou Diome et dans le film de Sembène Ousmane font l’objet de cet article. À partir des deux œuvres choisies, nous analyserons d’abord la scénographie romanesque et cinématographique de la condition féminine ; ensuite, nous aborderons la dimension symbolique des images et du texte.
La scénographie romanesque
et cinématographique
de la condition féminine
Faat Kiné3 est le premier volet d’un triptyque sur l’héroïsme au quotidien de milliers de femmes en Afrique. Ce film met en scène une société sénégalaise en pleine mutation, à travers les portraits croisés de femmes de trois générations différentes : la protagoniste Faat Kiné ou Kiné, sa mère Mami et sa fille Aby. Kiné vit seule avec ses deux enfants Aby et Djip ; elle est gérante d’une station-service, un métier qui lui permet de réussir financièrement dans un domaine régi par les hommes. Femme battante de quarante ans, l’héroïne de Sembène, après avoir enduré le sort cruel que vivent les filles-mères dans la société sénégalaise – Kiné a eu son premier enfant quand elle était élève – refuse de céder à la stigmatisation affectant généralement les mères célibataires. 349Reniée par son père qui a répudié par la même occasion sa mère après l’avoir suppliciée avec un tison ardent alors qu’elle tentait de s’interposer (celle-ci reste d’ailleurs handicapée à cause de la cicatrice de la brûlure qu’elle a dans le dos), Kiné a vu ses rêves brisés et ne doit sa réussite professionnelle qu’à sa force de caractère et à sa détermination à assurer à ses enfants une bonne éducation et un meilleur avenir.
Intelligente et belle, Kiné attire les hommes mais n’est pas pressée de se marier car les abus subis à cause des pères biologiques de ses enfants ne l’encouragent pas à se lier ; elle préfère sa liberté. Face aux tentatives de séduction des deux pères, qui veulent renouer avec elle pour profiter de son labeur et du soutien de leurs enfants devenus bacheliers, elle déclare : « Je ne suis plus la fille-mère qu’on engrosse et qu’on dépouille de ses économies. » Le film de Sembène Ousmane affiche l’image authentique d’une femme africaine compétente, consciente de ses responsabilités et de ses devoirs. Kiné accomplit, tous les jours, des actes héroïques en bravant les difficultés quotidiennes. Elle effectue cette mission en dépit des contraintes sociales ou politiques de son époque. Kiné symbolise ainsi la femme africaine du xxie siècle, militante active du devenir de son continent. Dans Faat Kiné, Sembène Ousmane valorise l’obstination de figures féminines contemporaines. Il poursuit ainsi sa lutte constante contre l’image dégradante et caricaturale de celles-ci, déjà amorcée dans son œuvre. Souvent considérée comme soumise et craintive par le pouvoir patriarcal4, la femme telle qu’il la met en scène prend son destin en main et brave tous les interdits.
C’est dans ce contexte de pleine mutation de la condition féminine que paraît le roman de Fatou Diome, Celles qui attendent. Publié en 2010, il présente deux générations de femmes : les belles-mères Arame et Bougna, et les belles-filles Coumba et Daba. Ces quatre personnages principaux féminins sont respectivement les mères et les épouses de deux hommes, Lamine et Issa, candidats à l’immigration clandestine. Fatou Diome met en scène « la position statique d’attente et d’intense solitude de ces femmes, [qui] forcent une reconsidération de leur statut » (Leclerc-Audet, 2013, p. 13). Les possibilités de transformation du statut 350social de ces mères et épouses d’émigrés « passent par une réappropriation de leur être au prix, notamment, d’une défiance des règles socialement instituées » (ibid., p. 14).
Fatou Diome pose ainsi le problème de la relation entre la littérature et la société, qui a déjà été évoqué par certains théoriciens du roman. C’est le cas de Michel Zéraffa qui indique à propos de la fiction romanesque que « L’individu […] regarde la société à laquelle il appartient comme un objet qui lui impose une forme “inacceptable” » (Zéraffa, 1976, p. 25). Fatou Diome semble effectivement confirmer ce constat lorsqu’elle décrit le pouvoir gérontocratique exercé par les aînés dont l’influence pèse fortement sur Aram, Bougna, Daba et Coumba, les héroïnes de son roman. Tandis que les belles-mères organisent le départ de leurs fils pour assurer leurs arrières, les belles-filles montrent leur constant désir de s’émanciper. Toutefois, malgré leur volonté différente, elles subissent ensemble le poids de la société et partagent le combat pour leur émancipation. Confinées aux limites géographiques de la petite île de Niodior5 qui fait primer le pouvoir des anciens sur les désirs individuels, ces quatre femmes aux destins croisés se battent pour une reconnaissance de leur statut en tant que piliers des structures familiale et sociale. Façonnées par les traditions qui régissent leur ordre social, elles amorcent un combat pour leur liberté qui les confronte à leur communauté. Ce type de tension récurrente dans certains romans fait dire à Bersani (2015, p. 65) que « le conflit le plus fréquent est un conflit qui oppose une société et un héros refusant les limites que cette société voudrait imposer à ses devoirs et ses satisfactions ».
Dans Celles qui attendent, Fatou Diome dénonce la polygamie, le poids des traditions et les effets des politiques d’immigration menées en Europe. Christine Rousseau constate à propos de ce roman :
Depuis Le Ventre de l’Atlantique (Anne Carrière, 2003), Fatou Diome ne cesse d’interroger, sans complaisance, les relations entre l’Afrique et l’Europe. Celles qui attendent, son quatrième roman, marque son « retour » sur son île natale, Niodior, sise au large du Sénégal. Dans ce lieu touché par la misère, elle donne à entendre les voix de Bougna, Arame, Coumba et Daba. À travers ces quatre femmes puissantes, mères et épouses de clandestins, Fatou Diome évoque l’envers de l’émigration. Soit un quotidien fait d’attente, de 351« rêves gelés » d’espoirs flétris par « l’angoisse permanente d’un deuil hypothétique », de stratégies de survie… (Rousseau, 2010)
Malgré ces thématiques sombres, Celles qui attendent se présente comme une fresque portée par une écriture ondoyante, mais jamais larmoyante, toujours selon Rousseau : « Ample, tempétueuse, rageuse, cette fresque intimiste et politique se lit aussi comme un très bel hommage à ces femmes qui, “parce qu’elles savent tout de l’attente, connaissent le prix de l’amour.” » (ibid.) La romancière, par les discours de ses personnages, fustige les pratiques sociales orchestrées par les aînés, à l’origine de la révolte des héroïnes. Les quatre protagonistes, secouées par les revers de l’existence, réagissent aux pressions de la société qui exige le courage de la survie tout en imposant le mutisme face à l’oppression. Elles semblent avoir compris que la meilleure stratégie pour leur ascension – qui implique un pouvoir financier pour les deux belles-mères – passe par la conquête d’une plus grande liberté d’action et d’opinion.
Chez le cinéaste Sembène Ousmane comme chez la romancière Fatou Diome, les aspects de la condition féminine et sa quotidienneté se manifestent à travers tout un jeu de résonances dans l’espace textuel et dans « l’espace cinématographique » (Gaudin, 2016), en tant qu’élément fondamental de l’organisation narrative et de la composition de l’image filmique. Dans ce sens, on constate qu’en Afrique, « les obstacles à la construction et à l’épanouissement de la femme se révèlent dans une société où misogynie et phallocratie sont prégnantes » (Alihonou, 2016, p. 293) et comme le souligne Momar Désiré Kane :
On chante sa beauté, son courage, sa patience, sa présence indispensable mais elle est surtout la grande silencieuse. Sa marginalité repose sur la difficulté d’accéder à la parole autonome et à l’expression de soi. Elle débouche sur une errance physique et morale. (Kane, 2004, p. 115)
L’adulation de la femme n’est dans ce sens possible que dans le cadre où l’expression individuelle est tenue pour une déviance.
Fatou Diome montre dans son roman que la femme représente la perpétuation de l’émulation qui fait la valeur du village traditionnel en proie aux mutations et Sembène, dans son film, rend également volontiers hommage à la femme africaine en montrant son endurance et son courage au travail. Parfois, son film se fait « documentaire » (Barlet, 2008, p. 56) pour s’attarder sur les gestes qui font son labeur quotidien. Chez Sembène 352et Fatou Diome, la dénonciation ne se résume pas à celle de l’oppression mais, comme nous l’annoncions, il s’agit aussi de prendre pour sujet la femme elle-même, ce qui n’est possible que par la représentation au sens proprement cinématographique ou fictionnel du terme. Cela implique, dans leurs œuvres, de réenvisager la configuration des genres. Fatou Diome dédramatise les expériences malheureuses de ses personnages par l’humour, le rire et la dérision, même si derrière leur parcours transparaît un mal être social plus global. Bougna, Arame, Coumba et Daba gardent l’espoir malgré leur résignation à attendre le fils et l’époux partis à l’aventure. Quant à Sembène, romancier et cinéaste, il campe dans Faat Kiné un personnage plein d’humour maniant également l’ironie. Vouant une affection indéfectible et une admiration profonde à la femme, dans son œuvre globale, son film est un véritable hymne aux femmes et aux mères d’Afrique.
Lorsqu’on aborde l’approche des genres chez Fatou Diome et Sembène Ousmane, on constate que le roman est envisagé comme un type de récit ayant des particularités et des traits communs avec le film voire la pièce de théâtre. Si l’on considère les deux démarches, on se rend compte également que « les techniques de l’écriture ou de la réalisation rapprochent roman et cinéma : chapitres et paragraphes d’un côté ; séquences et plans de l’autre. Les figures de style littéraires se traduisent en gros plans ou “travellings”, etc. Le symbolisme des images se substitue à celui des mots » (Rennes, 2020). Le cinéma emprunte aussi au roman ses éléments narratifs essentiels, c’est-à-dire l’intrigue, le personnage, le temps, l’espace. Même s’ils sont considérés comme deux réalités esthétiques, deux arts à part entière, en tant que récits le roman influence le cinéma, et vice versa. Cette interaction des genres met en exergue la dimension symbolique très particulière des images et du texte.
La dimension symbolique
des images et du texte
Le cinéma et le roman sont les genres respectifs par lesquels Sembène Ousmane et Fatou Diome révèlent la condition de la femme africaine en général, de la femme sénégalaise en particulier. Son vécu est représenté 353dans Celles qui attendent comme un lourd fardeau et le supporter nécessite un silence parfois assourdissant. Fatou Diome débute le prologue de son roman par ces images :
Arame, Bougna, Coumba, Daba, mères et épouses de clandestins, portaient jusqu’au fond des pupilles des rêves gelés, des fleurs d’espoir flétries et l’angoisse permanente d’un deuil hypothétique ; mais quand le rossignol chante, nul ne se doute du poids de son cœur. Longtemps, leur dignité rendit leur fardeau invisible. Tous les suppliciés ne hurlent pas. (Diome, 2010, p. 9)
Dans la société d’origine de l’auteure, cadre de sa fiction, le silence est un facteur déterminant. Aussi renchérit-elle :
Silence ! En pays guelwaar, on sait se taire avec l’obstination d’un chasseur à l’affût, et si la mutité n’est pas gage de courage, elle en donne au moins l’apparence. L’orgueil est parfois une tenue d’apparat, l’on ne fera jamais les traînes assez longues, tant les égratignures à couvrir sont nombreuses. Dentelle ! Qu’on nous jette de la dentelle là où la peau ne compte que des trous, l’illusion sera parfaite. Il y a tant de couchers de soleil qu’on apprécie, moins pour leur beauté que parce qu’ils nous sauvent de l’acuité du regard inquisiteur. Rideaux ! Que les rideaux soient opaques n’est jamais un fait du hasard. Les furoncles s’accommodent mieux de l’ombre. (ibid.)
À travers ces expressions, Fatou Diome aborde la question du silence érigé en norme surtout chez la femme dans une société attachée à ses coutumes et devant affronter un monde en pleine mutation. Les images employées par l’auteure pour décrire le contexte social de son œuvre fonctionnent comme un « théâtre panoramique » (ibid.). En effet, plusieurs expressions renvoient au décor du théâtre et à ses composantes. Le « prologue », élément paratextuel, qui ouvre son roman est initialement un discours d’introduction à une pièce de théâtre, telle une exposition qui agit comme l’ouverture des rideaux ; il fournit donc les indications sur l’atmosphère générale de la représentation. Ces « rideaux », éléments de délimitation au théâtre, ouvrent et ferment la représentation. La romancière fait surgir cette expression dans son texte en l’associant au mutisme que ses héroïnes doivent adopter pour masquer leurs angoisses. S’agissant toujours des traits communs du roman de Fatou Diome avec le théâtre, on peut évoquer le « silence » qui caractérise aussi l’expression théâtrale. Dans une analyse de la parole, du silence et du cri au théâtre, Maurice Abiteboul constate :
354Mais aussi, […] que de paroles délibérément étouffées parce que, comme nous le souffle Wittgenstein, « ce dont on ne peut pas parler, il faut le taire » ! Il s’agit alors, plus que de « faire silence », de s’efforcer de donner sens, dans l’espace théâtral (au sens où Maurice Blanchot considère « l’espace littéraire »), à cette substance indéfinissable, cette arrière-pensée (ou plutôt arrière-parole) devenue, comme par miracle, un langage « traduit du silence » (pour reprendre l’admirable formule de Joë Bousquet). Il s’agit de s’efforcer de rendre audibles, fût-ce au prix du sacrifice de la lumineuse beauté du langage, les ténébreuses « voix du silence ». À ce compte-là, le silence au théâtre est toujours gagnant… (Abiteboul, 2001, p. 5-6)
À l’image du silence au théâtre, Fatou Diome crée toute une sémantique du silence – dont le registre lexical est marqué par l’idée de taire ou cacher, ou encore la discrétion, etc. – laquelle est très éloquente dans l’intrigue. Toutefois, dans le lieu insulaire où se déroule la fiction, les rumeurs sont inévitables car « sur une île, qui souffle dans une oreille ventile toutes les autres » (Diome, 2010, p. 14). Malgré leur discrétion, leur histoire alimentait toutes les discussions et passionnait « les adeptes de la chronique sociale » (ibid.). Ainsi, le « spectacle » donné dans le roman – tel l’ensemble d’une représentation théâtrale – est celui d’un combat de la femme « où il n’y avait rien d’autre à gagner que le simple fait de rester debout » (ibid.). Arame et Bougna, comme leurs mères et leurs grand-mères avant elles, alimentent la flamme de la vie, portées par la douceur de l’amour et la persévérance qu’exige le devoir. À cause du mutisme exigé par la société, elles travaillent sans relâche et veillent sur leurs familles comme si de rien n’était. Aux diverses parties de cette dramaturgie peut être ajoutée la « pause », entracte ou intermède, comprise dans le roman comme le moment propice aux confidences des deux amies Bougna et Arame qui se retrouvent et murmurent en aparté « pour échafauder des plans susceptibles d’améliorer leurs modestes finances » (ibid., p. 65).
Ce roman dénote ainsi que celles qui attendent savent aussi prendre leur destin en main : dans le secret des palétuviers, Arame et Bougna pleines de rêves et d’espoir ont projeté de financer la traversée de leurs fils vers l’Europe. Fatou Diome met donc en scène des femmes battantes, qui en plus de leur condition locale défavorable subissent aussi les vicissitudes de l’émigration. Dans son récit le discours social et le discours littéraire se recoupent et ont même tendance à se fondre, ce que constate d’ailleurs Khady Fall Diagne, lorsqu’elle affirme :
355Ainsi, par mimétisme, le texte littéraire épouse les formes les plus variées dont la forge commune est l’oralité et restitue, par des structures linguistiques identifiables, un langage social reconstitué en discours romanesque. Cette voix camoufle celle, intimiste, de l’auteur. Celle-ci, subversive, illégitime, transfigure la parole collective, lui insuffle de l’intérieur la substance pernicieuse et létale de la vérité mise à nu, libérant ainsi l’individu enfermé dans ce corps social qu’est la parole collective. Mais au-delà de l’espace d’énonciation, c’est une nouvelle direction que l’auteur assigne à sa création, par la mise en œuvre savante de déviations des normes esthétiques et littéraires. (Diagne, 2012, p. 19)
Chez le cinéaste sénégalais Sembène Ousmane, le film Faat Kiné révèle sa vision originale de la société en mettant au premier plan et au cœur même de l’action le vécu de la femme en tant que jeune fille, mère, ou grand-mère. Bien des images affluent de ces trois générations de personnages féminins. Ces figures féminines « hautes en couleur » (Dulucq, 1997) de tous âges et de toutes conditions dominent la scénographie. Quand Kiné a contracté une grossesse hors mariage, elle a « trahi ainsi une origine » (Barlet, 2008, p. 56) et quitte le cercle des règles traditionnelles. À l’image de Soma, personnage du film Yeelen6, qui affirme que « pour réussir, il faut savoir trahir », Kiné admet que cette « infidélité est source de vie » (ibid.) et, dès lors, elle suit d’autres valeurs, celles qu’elle ressent en elle-même. Elle assume une infidélité à une identité figée par des règles conservatrices qui la neutralisent et valorise une énergie de vie, sa nouvelle identité, capable de la faire aimer et de donner la vie.
Sembène donne la parole à Kiné pour qu’elle puisse « se dire dans sa condition, au sens proprement historique du terme » (ibid., p. 57). Ainsi va-t-elle « puiser dans le grenier du souvenir pour révéler et partager son expérience » (ibid.). Celle-ci est montrée à travers plusieurs scènes qui la placent dans des situations significatives. Ainsi, lorsqu’elle discute très librement avec ses deux amies, autant de l’indépendance que de la sexualité, elle formule un bilan sans concession que l’on peut facilement associer à la dénonciation voulue par Sembène lui-même :
– Femmes seules, travailleuses, chargées de famille, nous avons tous les inconvénients des hommes et aucun de leurs avantages.
– Ne soit pas conne ! Si seulement le travail libérait la femme, nos paysannes seraient libérées ! (Faat Kiné, 2000)
356Le cinéaste sénégalais dénonce la situation avilissante dont est victime son personnage et montre que la femme possède des fonctions autres que celles de reproductrice ou d’éducatrice.
Chez Fatou Diome et chez Sembène, à travers deux médias différents, les personnages féminins proposent des figures qui modifient l’idée du féminin, telle que l’opinion peut le concevoir. Leur combat affronte désormais directement des traditions archaïques et l’influence du monde occidental. Sembène Ousmane et Fatou Diome représentent cette lutte résolue des femmes à se libérer des « enclos » où la tradition les a enfermées. En fonction de la mise en scène de la femme elle-même, assumant son propre discours et ses actes, la romancière et le cinéaste préconisent, chacun à sa manière, l’extension des droits et du rôle de celle-ci dans la société subsaharienne, par la mise au point d’un système signifiant dont tous les éléments font sens.
Conclusion
Notre propos a permis d’établir une comparaison des modalités de la représentation de la figure féminine dans le cinéma et le roman, à partir de Faat Kiné de Sembène Ousmane et de Celles qui attendent de Fatou Diome. Ce parallèle permet d’apporter un certain éclairage sur la transmédialité de l’activité créatrice du cinéaste et de la romancière. Cette orientation autorise une approche des œuvres dans une perspective dialogique et interactionnelle, car celles-ci créent une véritable scénographie romanesque et cinématographique de la condition de la femme africaine. Fatou Diome dénonce le silence et la marginalisation et propose un véritable réquisitoire qui se traduit par une théâtralisation du récit, profondément marqué par l’oralité. La filmographie de Sembène fait généralement la part belle aux femmes et sa création participe à l’éveil des masses ; il cherche à être ce qu’il appelle « l’ingénieur des âmes ou le forgeron des caractères » (Herzberger-Fofana, 2007). Sembène est une figure de créateur prolifique, très engagé dans la réhabilitation du patrimoine culturel endogène et dont l’œuvre accorde une grande place au peuple et à 357ses représentations7. Il a su valoriser la lutte pour la survie jour après jour de milliers de femmes à travers son film Faat Kiné.
Coudy Kane
Université Cheikh Anta Diop, Dakar
358Bibliographie
Abiteboul, Maurice, « La parole, le silence et le cri au théâtre », Théâtres du monde, no 11, Université d’Avignon, ARIAS, 2001 : « http://www.theatresdumonde.com/ (consulté le 21/11/2020) ».
Alihonou, Gwladys Koumba, Énonciation romanesque et signifiance. Les Romans de Daniel Biyaoula, Fatou Diome et Léonora Miano, Brest, Université de Bretagne Occidentale, 2016 : « https://www.theses.fr/2016BRES0079 (consulté le 22/11/2020) ».
Barlet, Olivier, « La représentation de la femme dans les cinémas d’Afrique noire », Africultures, no 74-75, 2008, p. 56-67.
Bersani, Léo, « Le réalisme et la peur du désir », Littérature et Réalité, Paris, Seuil, 2015, p. 47-80.
Cissé, Souleymane, Yeelen, film, 1987.
Côté, Denyse, « Transformations contemporaines de la paternité : la fin du patriarcat ? », Reflets, vol. 15, no 1, 2009, p. 60-78.
Diagne, Khady Fall, « Postures de déviance et de marginalité comme fondement
d’une esthétique de la bâtardise dans les romans de Fatou Diome », Revue critique de fixxion française contemporaine, 2012 : « http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/article/view/fx16.14 (consulté le 22/11/2020) ».
Diome, Fatou, Celles qui attendent, Paris, Flammarion, 2010.
Dulucq, Sophie, « “Visages de femmes” au miroir du cinéma d’Afrique noire (des années 1960 aux années 1990) », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés : Femmes d’Afrique, no 6, 1997 : « http://journals.openedition.org/clio/380 (consulté le 22/11/2020) ».
Gaudin, Antoine, « L’Espace cinématographique – Esthétique et dramaturgie » (entretien), Culturopoing, 2016 : « https://www.culturopoing.com/livres/entretiens-livres/antoine-gaudin-lespace-cinematographique-esthetique-et-dramaturgie-entretien/20160301 (consulté le 21/11/2020) ».
Herzberger-Fofana, Pierrette, « Faat Kiné : L’héroïsme au quotidien de Sembène Ousmane (1923-2007) », Pressafrik, 2009 : « https://www.pressafrik.com/Faat-Kine-L-heroisme-au-quotidien-de-Sembene-Ousmane-1923-2007_a6450.html (consulté le 22/11/2020) ».
Herzberger-Fofana, Pierrette, « Sembène Ousmane (1923-2007), l’ingénieur des âmes », Grioo.com, 2007 : « https://www.grioo.com/mobile/article.php?id=10826 (consulté, le 22/11/2020) ».
Kane, Momar Désiré, Marginalité et errance dans la littérature et le cinéma francophone contemporains, Paris, L’Harmattan, 2004.
359Leclerc-audet, Stéphanie, L’État et les possibilités de promotion de la figure féminine dans le roman Celles qui attendent de Fatou Diome, mémoire de maîtrise, Université de Laval, Québec, 2013 : « https://corpus.ulaval.ca/jspui/bitstream/20.500.11794/24210/1/30075.pdf (consulté le 20/11/2020) ».
Rennes, Jacques, « Roman et Cinéma », Libre savoir, 2020 : « http://libresavoir.org/index.php?title=Roman_et_cinéma (consulté le 22/11/2020) ».
Rousseau, Christine, « Celles qui attendent de Fatou Diome », Le Monde, 2010 : « https://www.lemonde.fr/livres/article/2010/11/11/celles-qui-attendent-de-fatou-diome_1438447_3260.html (consulté le 20/11/2020) ».
Sembène, Ousmane, Faat Kiné, film réalisé en 2000.
Taoua, Phyllis (dir.), « Ousmane Sembène », Études littéraires africaines, APELA, no 30, 2010 : « https://www.erudit.org/fr/revues/ela/2010-n30-ela01593/ (consulté le 22/11/2020) ».
Zéraffa, Michel, Roman et Société, Paris, PUF, 1976 [1971].
1 Fatou Diome, Celles qui attendent, Paris, Flammarion, 2010.
2 Sembène Ousmane, Faat Kiné, film réalisé en 2000.
3 Il convient de noter que, comme la plupart de ses films, Faat Kiné a été réalisé à la suite de la publication du roman dont il est l’adaptation à l’écran.
4 Le pouvoir patriarcal ou patriarcat est une forme d’organisation sociale où l’autorité est exclusivement détenue par les hommes. Il s’agit d’un système de structures et de relations sociales d’oppression des femmes par les hommes, qui est très contesté par certaines féministes (Voir : Denyse Côté, 2009).
5 Il s’agit aussi du village d’origine de la romancière.
6 Yeelen (La Lumière) est un film réalisé par le Malien Souleymane Cissé, en 1987.
7 Ce sujet est abordé dans le dossier consacré à Sembène Ousmane par la revue Études littéraires africaines : Phyllis Taoua (dir.), « Ousmane Sembène », no 30, 2010 : « https://www.erudit.org/fr/revues/ela/2010-n30-ela01593/ (consulté le 22/11/2020) ».
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12735-2
- EAN : 9782406127352
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12735-2.p.0347
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/05/2022
- Langue : Français
- Mots-clés : Femme, quotidienneté, autonomie, Fatou Diome, Sembène Ousmane