Pouvoir et paradoxe féminins à l’écran d’Ousmane Sembène Moolaade et Faat Kiné
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir
- Auteur : Adabra (Kodjo)
- Pages : 361 à 371
- Collection : Rencontres, n° 539
- Série : Francophonies, n° 2
Pouvoir et paradoxe féminins
à l’écran d’Ousmane Sembène
Moolaade et Faat Kiné
Il y a un peu moins d’un siècle Georges Duhamel décrivait le cinéma en termes de « divertissement d’ilotes, un passe-temps d’illettrés, de créatures misérables ahuries par leur besogne… une machine d’abêtissement et de dissolution » (Duhamel, 1930, p. 58). Cependant, la plupart des cinéastes africains ont abordé le cinéma en termes d’éducation et de formation. Pour Ousmane Sembène, écrivain d’abord puis cinéaste, considéré comme le pionnier du cinéma africain, le réalisateur africain a une grande responsabilité vis-à-vis du public d’autant plus que l’Afrique a été longtemps victime des sociologues et des ethnologues occidentaux. Selon lui, la combinaison d’images réelles accompagnées de commentaires erronés ont conduit à une fausse idée de l’Afrique et des Africains, faisant de la mesure de la dualité entre l’image et la parole un outil indispensable pour le cinéaste africain qui veut faire du bon cinéma. Notons, en passant, qu’avant les indépendances en Afrique francophone subsaharienne, la majorité desquelles furent octroyées en 1960, la production cinématographique par les Africains sur les Africains et pour les Africains était interdite par le pouvoir colonial. Le tout premier film de Sembène était en fait un court métrage du nom de Borom Sarret, réalisé en 1963 ; ce court métrage est considéré comme le premier film africain réalisé par un Africain de l’Afrique subsaharienne. Les thèmes abordés dans les films de Sembène furent souvent qualifiés d’osés pour son époque et son contexte socio-politique ; en effet, dans La Noire de… (1966), son premier long métrage, l’intrigue porte sur les questions de racisme et de l’identité postcoloniale en Afrique et en Europe, dans Xala (1975), la corruption des gouvernements africains est mise en exergue, avec Ceddo (1977) est abordée la question des religions importées au Sénégal, notamment l’islam et le christianisme, Le Camp de 362Thiaroye (1988) critique ouvertement l’exploitation par la France de ses anciennes colonies. Dans le documentaire titré Sembène ! (Gadjigo, 2015), le cinéaste affirme qu’il est facile de faire des films de distraction, où les gens tirent les uns sur les autres. Il précise toutefois qu’il a beaucoup d’admiration pour les cinéastes d’Hollywood, mais qu’il préfère faire des films à thème. Cette réflexion, Sembène l’associe à plusieurs reprises à la place de la femme africaine dans sa société et il fait émerger ce sujet social, particulièrement de la femme sénégalaise, dans plusieurs de ses films. Si certains critiques voient en Sembène le père du féminisme africain, nous comptons démontrer le paradoxe inhérent à la représentation du pouvoir féminin dans Faat Kiné (2001) et Moolaade (2004), car malgré sa critique de l’oppression de la femme africaine, Sembène n’a su éliminer l’influence patriarcale, encore omniprésente à l’écran.
Émancipation et paradoxes
Faat Kiné décrit le quotidien d’une femme citadine sénégalaise appelée Kiné, mais l’intrigue du film est entrecoupée de réminiscences du passé de l’héroïne. Kiné, enceinte d’un de ses professeurs, n’a pu obtenir son baccalauréat car la « honte » découverte, elle est expulsée de son lycée et désavouée par son père. Celui-ci tente d’ailleurs de la brûler vive, mais elle survit grâce à l’intervention de sa mère qui en garde une grave cicatrice dans le dos. Obligée de se débrouiller seule pour survivre, elle travaille dans une station d’essence, où elle tombe enceinte et est abandonnée par son fiancé. Par la suite, grâce à son travail et contre vents et marées, elle connaît le succès et achète une maison où elle loge avec ses deux enfants et sa mère. Le film offre en fait un regard critique sur le Sénégal moderne et la difficulté des destins de femmes. Par contre, dans le film Moolaade, l’accent est mis sur le milieu rural. Par peur de subir des mutilations génitales, un groupe de jeunes filles échappe à la cérémonie traditionnelle de purification – c’est-à-dire d’excision – et se réfugie chez Collé, une femme du village qui avait déjà épargné ce rituel à sa propre fille. Collé jette un sort mystique pour protéger les filles, ce qui provoque la consternation parmi les anciens du 363village. En représailles, l’autorité patriarcale confisque toutes les radios des femmes du village et demande que le sort soit rompu, mais Collé ne cède pas malgré les coups de fouet que doit lui donner son mari, Ciré Bathily, sur la place publique du village. L’acte de Collé conduit à un dénouement qui conforte l’unité des femmes du village contre la pratique en question.
Parmi de nombreux travaux consacrés à l’œuvre de Sembène, ceux de Françoise Pfaff, Sheila Petty et David Murphy ont, de 1984 à 2000, largement porté sur le statut de la femme africaine dans ses premiers films. Notre choix de Faat Kiné et de Moolaade, deux films sortis après l’an 2000, permet donc de prolonger une analyse ciblée sur le Sénégal moderne, social, en marge des propos des films initiaux. Certes, la plupart des critiques s’accordent pour soutenir que Faat Kiné traite de l’émancipation de la femme africaine. Il en est de même pour Moolaade, en contexte rural, bien que le propos ne puisse être réduit à l’opposition entre tradition et modernité. Dans le documentaire Sembène !, il explique qu’il s’agit d’un conflit entre deux traditions aussi vieilles que l’humanité : la première est évidemment l’excision des femmes qui date d’avant les prophètes Jésus-Christ et Mohammed, relevant de l’assujettissement de la femme ; l’autre tradition vient du droit d’apporter sa protection au plus faible. Moolaade, selon Sembène, ne cible pas seulement la problématique de l’excision, mais aussi celle du droit élémentaire de toute personne (ici la femme) à la protection face à un système d’oppression (ici le patriarcat). Le choix de Kiné et de Collé – femmes ordinaires dans leurs milieux respectifs – est un moyen tangible pour le réalisateur de contextualiser son féminisme en connectant son discours, son action et ses héroïnes à l’identité plurielle des millions de femmes africaines « ordinaires1 » du continent. Rappelons que le féminisme se comprend en tant que paradigme de la théorie sociale qui cherche à défendre et à assurer l’émancipation des femmes dans un monde à prédominance patriarcale, et aussi un mouvement qui se mobilise pour ladite émancipation, impliquant l’égalité des sexes. Pour nous, cette définition est historiquement occidentale et ne s’applique que partiellement à la démarche de Sembène, le père du cinéma africain. Nous nuancerons plus 364loin cette réserve en expliquant l’usurpation du pouvoir des héroïnes dans ses films. Pour préciser l’analyse, nous débutons avec ce que nous considérons être une déconstruction du féminisme africain chez Sembène pour mettre en relief un certain nombre de paradoxes dans l’engagement du réalisateur, paradoxes qui remettent en cause une possible autonomie et autorité entière des voix de femmes noires dans les deux œuvres cinématographiques qui nous intéressent. Selon cet axe, Jude Akudinobi peut affirmer à propos des héroïnes Kiné et Collé :
By appropriating elements from African traditions, he creates counter-narratives about the ostensibly hapless African womanhood. […] The heroines exhibit a self-referential feminism, that is, a mode of agency and subjectivity deriving from culturally specific life experiences, social institutions, personal challenges, and collective tribulations rather than reductive categories. (Akudinobi, 2006, p. 181)
« En s’appropriant des éléments des traditions africaines, il crée des contre-récits sur l’apparent statut de femmes africaines soumises. […] Les héroïnes présentent un féminisme autoréférentiel, c’est-à-dire un mode d’action et de subjectivité dérivant d’expériences de vie culturellement spécifiques, d’institutions sociales, de défis personnels, et de tribulations collectives plutôt que de catégories réductrices. » [Traduction libre]
L’apport d’Akudinobi est particulièrement crucial car il restitue aux femmes ordinaires africaines la mesure tangible de leur force féminine, en phase avec la société africaine qui pourtant trop souvent en néglige la portée. La femme africaine n’est donc faible qu’au regard de lieux communs, elle a indubitablement la force de l’âme, exhibée ou dissimulée. Dans une interview avec Nicole Aas-Rouxparis du 25 janvier 2000, Ousmane Sembène, parlant de la réalisation de Faat Kiné, affirme :
Ce sont les femmes en ville et dans les milieux suburbains qui tiennent l’économie, une économie qui n’est plus celle de Wall Street, c’est une économie informelle vécue au quotidien. Et c’est un héroïsme exemplaire que vivent ces femmes. Oui, dans Faat Kiné, il s’agit de l’ascension difficile d’une femme abandonnée par les pères de ses deux enfants. La mère de Faat Kiné représente l’image d’une tradition qui s’estompe, tandis que sa fille offre la silhouette de l’Afrique de demain. (Aas-Rouxparis, 2002, p. 578)
La silhouette de l’Afrique de demain n’est autre que la femme qui extériorise sa force spirituelle, la femme africaine de la trempe de Kiné. Dans cette perspective, Kiné représente l’émancipation et l’indépendance 365féminine, un produit fini auquel peut s’identifier la femme africaine contemporaine. L’ascension dont parle Sembène à propos de Kiné s’observe également chez Collé qui passe du statut de femme complaisante dans son foyer polygame à celui de femme activement engagée qui défie les aînés de son village, les garants de la pratique de l’excision contre laquelle elle s’insurge. En usant de sa force de caractère, Collé parvient à rallier les femmes contre ce rituel imposé.
Féminisme ou négo-féminisme…
De telles scènes et intrigues ont renforcé la réputation de Sembène en tant que féministe, intégrant comme une constante les motifs de la résistance et de l’émancipation de la femme africaine, dès ses premiers pas en tant que cinéaste : « l’Afrique ne se développera pas sans la participation concrète de la femme » (Gadjigo, 1993, p. 99). Un certain nombre de ses critiques, tel Michael Janis (2008), vont plus loin et qualifient Sembène de père du féminisme africain. Dans les travaux de la Sud-Africaine Naomi Nkealah, parlant des différentes formes de féminisme ouest-africain et de leurs obstacles, elle encourage un féminisme inspiré par les expériences de la femme africaine ; dans cette perspective, elle est convaincue que la forme la plus adaptée est celle qu’Obioma Nnaemeka nomme le négo-féminisme. Celui-ci maintient l’inclusion des hommes dans les discussions et dans le plaidoyer pour le féminisme, en postulant que cette présence est nécessaire à la liberté des femmes (Nkealah, 2016, p. 63). Le terme, par sa composition, désigne un féminisme de négociation (Nnaemeka, 2004, p. 360).
Selon nous, Ousmane Sembène se retrouve dans ce schéma de négo-féminisme par sa démarche engagée dans Moolaade et Faat Kiné. Dans Moolaade par exemple, tout en mettant au premier plan le vaillance de Collé et des autres femmes de son village contre la pratique de l’excision, le réalisateur inclut trois personnages masculins, certes secondaires, mais fortement symboliques face à cette avancée de la cause des femmes : il s’agit de Ciré Bathily le mari de Collé, de Mercenaire le marchand du village, et d’Ibrahima l’héritier du trône. 366Une scène assez douloureuse du film expose cette inter-connectivité ambivalente que Sembène tisse entre son féminisme et sa masculinité. Il s’agit de la scène dans laquelle Ciré, le mari, fouette Collé en public tout en lui intimant l’ordre, à plusieurs reprises, de dénouer le sort qu’elle a jeté pour protéger les jeunes filles enfuies du rituel d’excision. La scène, violente par le double effet d’abus physique et de manifestation du privilège patriarcal, échappe à l’approche féministe du discours dominant, étant donné que le mari, le tortionnaire, en pleurs lui-même pendant son acte odieux, contredit le comportement typique du mari traditionnellement patriarcal en affichant publiquement sa propre douleur après chaque coup de fouet. Peut-on parler d’expression d’amour chez Ciré Bathily pendant son acte barbare mais paradoxalement teinté d’une émotion affective déroutante ? Dans notre conception du féminisme africain chez Sembène, il nous semble que celui-ci, dans son authenticité et son réalisme, présente le personnage de Ciré Bathily comme un homme victime, comme sa femme, des traditions de son village. De ce fait, le changement de comportement de Ciré juste après cette scène de violence – quand il a le courage de se retourner contre les aînés, garants des traditions, pour soutenir la bravoure et la position de sa femme contre l’excision – se rattache à la manifestation d’une vision négo-féministe chez le réalisateur. Il veut que ses concitoyens africains reconnaissent valeur, respect et pouvoir à la femme noire à travers une dynamique d’équité, la même qui doit affranchir les hommes coincés dans les traditions malgré eux. Dans sa critique de Moolaade et de Faat Kiné, Karen Lindo évoque également ce double effort de Sembène :
Combining the reception of “Sembène, the African feminist” with a detailed inquiry into the interpretation of everyday heroism in contemporary West Africa shows that the filmmaker exposes women’s concerns to mobilize change in contemporary society as it configures new visions and ideals not only of women, but also of men. (Lindo, 2010, p. 112)
« La réception de “Sembène, le féministe africain” combinée avec une meilleure appréhension de la question de l’héroïsme quotidien en Afrique de l’Ouest contemporaine montre que le cinéaste expose les préoccupations des femmes pour mobiliser le changement dans la société contemporaine en configurant de nouvelles visions et idéaux non seulement des femmes, mais aussi des hommes. » [Traduction libre]
367Le besoin chez Sembène de ne pas négliger le rôle des hommes dans sa défense des femmes rejoint ce que beaucoup de critiques qualifient de féminisme adapté aux réalités africaines. Ciré, le mari qui fouette pour ne pas perdre la face en tant que membre privilégié de l’ordre patriarcal, avant de se retourner contre le même groupe, devient le messager idéal que le réalisateur utilise pour servir son objectif de sensibilisation de ces hommes qui privent les femmes de leurs droits à l’égalité. Pour nous, la manifestation de la force d’âme qui alimente le pouvoir féminin chez Collé et Kiné est cependant présentée par Sembène sous un angle qui fragilise le contrôle absolu de ce pouvoir par la femme elle-même. Celui-ci, dans ces deux films, s’appuie fondamentalement sur la place de l’homme dans l’intrigue, ce qui crée un paradoxe inhérent au négo-féminisme. En effet, le contrôle de la totalité de la force féminine de Collé est usurpé, car le contre-discours de Ciré implique une certaine fragilité de la capacité de la femme africaine à pleinement s’émanciper sans un coup de pouce masculin. Ciré n’est pas le seul homme du film qui reflète l’approche négo-féministe du réalisateur : Mercenaire, un étranger devenu le marchand du village, intervient pendant la bastonnade pour saisir le poignet de Ciré et ainsi le contraindre à lâcher son fouet ; il paiera son geste par sa vie – assassiné sur ordre des aînés – pour avoir osé interrompre le cours normal de la punition. Quant à Ibrahima, fils du roi du village, l’héritier du trône récemment revenu au village après un séjour en France, il s’oppose à la volonté de son père en décidant d’épouser Amasatou, la fille de Collé, bilkora2 au caractère bien trempé, considérée comme impure et indigne du mariage selon les mœurs du village. Jude Akudinobi, tout en faisant les mêmes considérations, insiste sur la mise en scène d’une résistance, même passive, ce qui est le cas de l’épisode de bastonnade qui va aussi pousser les autres femmes à agir :
African feminist interests in forging strategic alliances with men are, also, acknowledged when Ciré, later, openly rebukes Amath, daring him to lay a finger on Collé. (2006, p. 191)
« Une certaine tendance au féminisme africain qui tend à forger des alliances stratégiques avec les hommes s’affiche également avec Ciré lorsque, plus tard, ce dernier réprimande ouvertement Amath3, le défiant de porter son doigt sur Collé. » [Traduction libre]
368Akudinobi rejoint ainsi l’argument selon lequel le féminisme de Sembène, qualifié de féminisme africain, ne réussit pas complètement sans un degré de participation ou de validation des hommes. Ce degré de validation, nous l’observons également dans Faat Kiné où le réalisateur Sembène lui-même intervient dans le film pour sceller l’alliance stratégique déterminant la validation du pouvoir de Kiné. Celle-ci, une fois qu’elle a atteint sa propre autonomie financière et professionnelle sans l’aide des pères de ses deux enfants, assume également son autorité par sa sexualité, qu’elle vit au gré de ses désirs, habituellement un privilège sociétal masculin. Kiné paraît donc la femme africaine qui réussit et qui s’impose, et dont la force d’âme la soustrait aux normes patriarcales d’une société habituée aux femmes soumises, ainsi qu’au stéréotype de mère célibataire dépendante, ce que les travaux de Valerie Orlando (2006) et de Kenneth Harrow (2007) ont mis en exergue. Samba Gadjigo (2001, p. 124) considère d’ailleurs que Faat Kiné « could be regarded as a defining text of what feminism could mean in the context of a twenty-first-century African society.4 »
… Et caution masculine
Dans le film, cependant, une scène furtive mais déterminante intrigue l’observateur avisé. Kiné et deux de ses amies, toutes trois mères célibataires, femmes d’affaires nanties et donc financièrement indépendantes, déjeunent dans un restaurant chic de Dakar. L’une des deux amies annonce son remariage à un riche polygame, choix fait sous l’influence de ses parents. Kiné, déçue, lui fait des reproches. Ces trois femmes fortes, à la fin de leur déjeuner, sortent du restaurant et se tiennent majestueusement devant ledit établissement où elles s’échangent amicalement quelques mots d’au revoir en se quittant. Soudain, deux hommes avancent du fond de la rue, s’arrêtent juste à côté des trois femmes et, silencieusement, les regardent se séparer. Ces deux hommes, d’un certain âge, semblent appartenir à un 369second plan du film du fait que les trois femmes ne s’aperçoivent pas de leur présence. Il s’agit donc d’une démarche symbolique du réalisateur qui se met en scène avec un autre aîné de la société africaine. Après un moment de regards figés d’admiration sur les trois femmes qui s’éloignent, les deux hommes se regardent, éclatent d’un rire spontané d’approbation et de fierté, et s’éloignent à leur tour, toujours majestueusement, en s’appuyant chacun sur un bâton en bois qui rime avec l’âge de la sagesse. Cette scène, certes furtive, est en tout point significative. L’apparition momentanée de Sembène et de son compagnon d’âge, en cet instant précis dans le film, est un acte de validation du choix de vie de Kiné, un choix qui la libère des contraintes et des inégalités dans sa société patriarcale, et partant de là, des rapports de force déséquilibrés qui empiètent sur l’émancipation et le pouvoir de la femme africaine.
Néanmoins, l’acte de Sembène et de son compagnon, deux hommes âgés respectés, est un couteau à double tranchant : l’acte les glorifie dans leur féminisme mais les confronte à leur paternalisme. Par leur intervention, telle une validation masculine, Kiné, tout comme Collé dans notre analyse précédente, est privée du contrôle de la totalité de sa force féminine. La problématique naît du fait qu’en intervenant symboliquement dans le film pour rendre hommage au pouvoir de la femme africaine, à son émancipation, le réalisateur, volontairement ou involontairement, affiche sa masculinité, donc son privilège sociétal. Le schéma négo-féministe se confirme : les deux pôles sont interdépendants et la représentation rend compte des interactions perçues comme nécessaires ou inévitables.
Sembène serait-il donc fondamentalement négo-féministe ou juste un défenseur sans étiquette de la cause de la femme africaine ? Lors d’une interview, il explique « que le message principal qu’il convient de retenir de son film Faat Kiné est la dénonciation de l’irresponsabilité des hommes et l’émergence d’une nouvelle ère où les femmes sont épanouies et libres de tout asservissement aux hommes. » (Zadi, 2009, p. 582) Ce propos de Sembène met en évidence l’importance de l’amélioration de la situation de la femme africaine, dépendante d’une transformation masculine. Dans les deux films, la femme exhibe pleinement son pouvoir mais celui-ci reste à notre avis problématique quant à son processus de validation. Sembène choisit d’aller au-delà du schéma binaire qui présenterait l’homme comme le vilain, face à la femme victime. Chez lui, l’homme intervient dans la lutte de la femme contre l’ordre patriarcal. Ce 370faisant, nous voyons chez Sembène un partisan du négo-féminisme qui consiste à inclure l’homme dans le processus de libération de la femme africaine, en considérant qu’elle ne peut accéder seule à cette autonomie.
Conclusion
Force est cependant de reconnaître la vastitude de l’engagement de Sembène qui, de son premier long métrage La Noire de… en 1966 à son dernier, Moolaade, en 2004, s’est investi autant que faire se peut, à l’écran de plusieurs de ses films, dans la dénonciation du patriarcat parmi d’autres maux, et dans la défense du droit de la femme africaine pour un traitement équitable. En somme, Sembène aura réussi à faire passer son message aux hommes du continent noir : celui de la nécessité de corriger les imperfections intrinsèques au patriarcat, sans pour autant vouloir sa disparition.
Mais l’expression du pouvoir féminin, sans paradoxe, en Afrique noire, voire dans le monde, reste un espoir concret car Moolaade et Faat Kiné continuent de susciter des réactions encourageantes de la part de femmes africaines, et non-africaines, inspirées par ces deux œuvres. Ce féminisme de Sembène, en Afrique au xxie siècle, maintient l’homme comme partenaire, souvent comme caution d’une action : si l’autonomie n’est pas totale, la femme africaine dans ce cinéma est, cependant, en phase avec sa société et peut donner des idées à celles qui viendront sans doute contester bientôt le principe de négociation… Collé, l’actrice principale dans Moolaade, de son vrai nom Fatoumata Coulibaly, suite au décès d’Ousmane Sembène en 2007, précise dans le documentaire Sembène ! : « L’important pour moi, ce que je sens à travers ses films, c’est qu’il revendique quelque chose envers les femmes, il veut qu’elles aillent de l’avant ; en revalorisant la femme, Sembène semble prôner le progrès du monde ».
Kodjo Adabra
State University of New York, Geneseo
371Bibliographie
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1 Pour nous, la femme ordinaire est celle qui grandit dans son milieu africain et qui, au quotidien, doit constamment arbitrer entre les rites et traditions de sa société, par opposition aux influences de la civilisation occidentale.
2 Signifie « non-excisée ».
3 Amath Bathily, frère aîné de Ciré Bathily, le mari de Collé.
4 Traduction libre : « pourrait être considéré comme un texte déterminant de ce que le féminisme pourrait signifier dans le contexte d’une société africaine du vingt-et-unième siècle. »
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12735-2
- EAN : 9782406127352
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12735-2.p.0361
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/05/2022
- Langue : Français
- Mots-clés : Négo-féminisme, émancipation, patriarcat, cinéma africain, Sembène