Otages. Des femmes dans l’histoire À partir de Sembène Ousmane
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir
- Auteur : Turquety (Benoît)
- Pages : 333 à 346
- Collection : Rencontres, n° 539
- Série : Francophonies, n° 2
Otages.
des femmes dans l’histoire
À partir de Sembène Ousmane
Un diptyque : otages
Emitaï (1971) et Ceddo (1976) constituent une sorte de diptyque dans l’œuvre de Sembène Ousmane1. Tous deux partent en effet de situations similaires : un village se trouve confronté à un tournant historique majeur. D’une certaine façon, il s’agit de choisir entre la résistance et la résignation, mais le formuler ainsi trahit déjà une partie de la complexité des œuvres, laissant supposer que Sembène serait, de manière univoque, du côté de la défense des traditions ancestrales contre la violence des colonisateurs (la France dans Emitaï, les religions monothéistes dans Ceddo). Or la condamnation sans appel de la brutalité des envahisseurs se déploie sur le fond d’une critique presque aussi profonde des systèmes traditionnels qui auront permis à cette violence de s’ancrer, et poussé finalement ces systèmes à participer à leur propre ruine et, peut-être, à la mériter.
Contrairement à d’autres œuvres de Sembène, ces deux films n’ont pas les conditions imposées aux femmes pour préoccupation centrale, sauf à le reformuler ainsi : Sembène y interroge les conditions imposées aux femmes dans le mouvement de l’histoire, la place qu’on leur a laissée, mais aussi le rôle qu’elles ont joué. Et Sembène par deux fois reprend le même modèle : que ce soit dans le système colonial établi ou au moment de ses prémices, la seule fonction historique que l’on accorda aux femmes fut celle d’otage.
334Emitaï et Ceddo explorent alors cette figure, le diptyque se constituant en miroir où se matérialisent deux configurations symétriques2. Dans Emitaï, ce sont toutes les femmes du village qui sont prises en otage par l’armée des colonisateurs. Dans Ceddo, une seule femme est enlevée par un guerrier ceddo refusant l’asservissement et la conversion forcée à l’islam – mais c’est une princesse. Par ailleurs, les autres femmes sont obstinément absentes du film : laissées en arrière-plan, elles n’ont voix à aucun chapitre, ne participent à aucun conseil, transparentes à ce qui se joue.
L’otage est donc, dans l’histoire, la position féminine. C’est le rôle que l’on veut bien voir les femmes jouer : réduites au silence, leur corps mis en joue, menacées, finalement sauvées bien sûr. Sembène nuance cette dichotomie, puisque Emitaï s’ouvre sur des enlèvements de jeunes hommes, et sur la prise en otage d’un ancien. On enrôle ainsi de force les hommes du village : les tirailleurs, cachés en embuscade comme des brigands, emmènent contre leur volonté les garçons qui allaient tranquillement leur chemin. L’un d’eux manquant, le sergent Badji a décidé d’exposer son père, Kabebe, entravé assis au soleil. Il ne sera libéré, dit-il aux personnes qui l’entourent, que si son fils se rend. Le film établit ainsi d’emblée cette économie de l’échange où les personnes peuvent être monnayées comme les choses. Ceddo en explicitera et en radicalisera les enjeux, puisque le film de 1976 porte sur l’émergence non pas de l’esclavage en tant que tel – le film est clair sur ce point : si l’esclavage a pris à ce moment-là, c’est selon Sembène parce qu’il s’est greffé sur une culture de l’assujettissement, du droit de vie et de mort, qu’il n’a qu’exploité –, mais sur celle de l’esclavage comme économie de marché.
Autour de Kabebe assis de force au soleil et de son bourreau Badji, des hommes, des femmes surtout, et quelques enfants, restent immobiles, observant silencieusement. La longueur des plans sur ces personnes attroupées en cercle autour de l’événement énonce déjà ce qui sera l’un des points centraux du film : la prise d’otages correspond à ce moment historique parce qu’elle engendre une paralysie. Refuser ou céder, c’est toujours malheur et humiliation, celle du père ou celle du fils. La prise 335d’otage crée également un blocage parce qu’elle transgresse les lois du combat digne, parce qu’elle mobilise comme monnaie et comme arme ceux qu’il faudrait protéger. Badji est le premier gradé de l’armée coloniale à apparaître dans le film ; il est tout aussi crucial que ce ne soit pas un Blanc mais au contraire, comme il sera ensuite souligné, qu’il vienne de ce village même. Cela s’observe à plusieurs reprises : seuls, les Blancs ne seraient pas vraiment dangereux, malgré leur brutalité folle, froide, aussi dénuée de compassion que de réelle cruauté. Ils n’en savent pas assez sur les tactiques et les ruses locales. C’est par Badji toujours que le pire arrive, et le commandant blanc le sait : les traîtres comme lui finissent tous empoisonnés, ce sera son cas.
Des spectateurs soudain deux femmes s’éloignent. On les suit pendant un long trajet en barque et à pied jusqu’à un jeune homme caché. Il ne veut pas participer à la guerre des Blancs, dit-il. Mais l’une des femmes lui explique la situation : s’il ne se rend pas, le père ira en prison à sa place. L’autre femme le bouscule et le force à les raccompagner, sans prononcer un mot : la suite le confirmera, cette femme – jouée par Mbissine Thérèse Diop – est muette. Arrivant près du père, le fils défait ses liens, et se rend : le père quitte la place au bras de ses deux filles.
Ce sont donc deux femmes qui prennent la décision permettant de sortir du blocage. Elles ne tergiversent pas, mais ne s’expliquent pas non plus ; elles ont simplement pesé les malheurs respectifs : la prison pour le père est pire que l’enrôlement du fils. Elles prennent leur résolution en silence.
Parole, chant, silence
Le personnage – sans nom, mais aucune des femmes n’a de nom dans Emitaï – joué par Mbissine Thérèse Diop est donc muet. Cela ne change pas grand-chose : les femmes ne parlent presque pas dans le film, et on ne leur adresse d’ailleurs jamais la parole. Le choix de Sembène est donc d’autant plus nodal : il n’a pour fonction que de manifester cette privation de la parole. Il est accentué du fait qu’elle est peut-être la seule femme que certains spectatrices et spectateurs reconnaîtront puisqu’elle 336était l’héroïne du premier film de Sembène La Noire de…, que sa robe rose à carreaux vichy est facilement identifiable, et qu’elle est celle qui intervient le plus au cours de l’action. L’absence de la possibilité de parler n’entrave donc en rien sa capacité à peser sur les événements – au contraire, semble-t-il.
Cette assignation des femmes au silence prend sens par le jeu d’un formidable contraste. Les hommes, en effet, ne cessent de parler. Dès après l’humiliation de l’ancien Kabebe, une grande discussion s’organise avec le chef Djimeko et les autres notables. L’heure est en effet grave, puisque les colons prennent tous leurs fils. Assis sur les énormes racines du baobab où trône une pancarte de la France pétainiste, les hommes écoutent, se passent la pipe, se servent à boire tour à tour, et se demandent ce que, de tout cela, pensent les dieux. Mais autre chose se prépare : l’armée coloniale dépêche au village un légionnaire, chargé, avec le commandant de la division locale des tirailleurs3, de récupérer la totalité des réserves de riz, destinées aux soldats en guerre dans la métropole – nous sommes en 1944. Or la nuit précédant l’arrivée de l’armée, les femmes ont décidé d’aller cacher le riz. Un échange entre deux voix masculines ne laisse aucun doute : ce sont elles qui ont pris cette décision, elles ensemble puisque rien ne permet une quelconque individualisation au sein du groupe, et elles seules. Les hommes ne peuvent qu’approuver : « Elles ont raison. »
Le montage introduit une autre dimension. En trois plans, on voit les femmes s’assembler et s’aligner en colonne, leur panier de riz sur la tête, dans le plus grand silence – les percussions et cris du départ s’étouffant peu à peu pour ne plus laisser entendre que les frottements des étoffes. Elles s’enfoncent dans la nuit en un long cortège, de gauche à droite dans le cadre. Le plan suivant raccorde sur le régiment des tirailleurs défilant en sens opposé, de droite à gauche, sous le soleil, mené par sergent Badji et le lieutenant légionnaire. Le bruit des bottes marchant au pas se double rapidement d’un « Maréchal, nous voilà ! » chanté en chœur4. Les images ne pouvaient l’énoncer plus clairement : face à 337l’armée des exploitants et des traîtres, triomphale, diurne et bruyante, ce sont les femmes qui se sont constituées en une autre armée, silencieuse, nocturne, déterminée.
Lorsque les tirailleurs arrivent au village, ils le trouvent vide ; mais Badji le sait : les femmes sont là. Le lieutenant décide alors de les tenir en otage, assises au soleil – précise-t-il – au centre du village, jusqu’à ce que les hommes donnent le riz. Eux pendant ce temps se sont enfermés dans un lieu clos pour discuter : il faut décider si l’on doit s’opposer à l’armée au risque de la mort ou céder ; il faut demander aux dieux ce que l’on doit faire. Le dispositif central d’Emitaï est alors en place : d’un côté, les femmes sont prises en otages, toutes ensemble, sous le regard de Badji et des officiers, surveillées par des fusils, silencieuses et immobiles. De l’autre, dans un lieu séparé, protégé par des palissades, six hommes parlent. Ils discutent, invoquent les dieux, font des sacrifices, se demandent s’il faut agir et comment le faire, et attendent les signes. Leur parole est grave, on pèse les mots et on leur donne, par les gestes, par la ponctuation et l’adresse, tout le poids nécessaire. Chaque nouvel événement – la mort du chef Djimeko, qui a décidé seul d’affronter l’armée avec ses hommes sans attendre la réponse des dieux – engendre de nouvelles questions, de nouveaux doutes. La parole ne cesse jamais, se développant indéfiniment comme pour elle-même, à la fois somptueuse et mortifère dans son incapacité à atteindre son dépassement, sa fin.
Les femmes, elles, ne disent pas un mot. Il semble que de leur côté il n’y ait pas de discussion parce que les décisions sont toujours déjà prises. Elles ont caché le riz, et cet acte capital de résistance collective n’apparaît pas comme résultant d’un processus, plutôt comme une évidence. C’est ce qu’il fallait faire, « elles ont raison ». Tout se passe comme si privées de parole, elles se trouvaient allégées de toute forme d’hésitation, sûres de ce qu’impose la situation historique autant que les hommes se montrent hésitants, impuissants à prendre à bras le corps le « moment décisif » – comme l’écrivit fameusement le cardinal de Retz après la Fronde5. À chacune des étapes du drame, cet écart genré dans le rapport à la parole et à l’action se confirme. Après la mort de Djimeko, 338le commandant empêche la tenue des funérailles ; ayant posé à Kabebe les termes de la négociation pour la tenue possible de la cérémonie, il sait que les hommes ne décideront pas sur le champ mais devront passer par la parole : « Maintenant ils peuvent aller palabrer ! »
Par contraste, lorsque les deux adolescents, qui sont un peu les dissidents de cette complexe machinerie de pouvoir, apportent une ombrelle aux femmes forcées à rester au soleil, Badji vient brutalement la leur ôter. Alors, les femmes se mettent toutes instantanément à chanter, et le personnage de Mbissine Diop se lève d’un bond, arrache l’ombrelle des mains du sergent pour la rendre à une mère protégeant son enfant. Là encore, malgré l’évident danger, aucune hésitation n’est sensible, et aucune parole échangée. Le chant par contre fait entendre leur voix. Une fois l’ombrelle rendue, elles continuent obstinément à chanter. Plus tard, lors de la deuxième intervention des adolescents, venus cette fois apporter un peu d’eau, Badji s’interposera à nouveau, et à nouveau les chants immédiatement s’élèveront. Badji aura beau leur hurler de se taire, elles continueront obstinément.
Ce chant ne devient pas une parole ou un substitut de parole. Sa fonction est en fait, dans Emitaï, strictement opposée : alors que les palabres dissolvent et bloquent le mouvement de l’histoire, le chant constitue un renforcement du collectif, une affirmation d’énergie, un geste qui fait cristalliser la force du groupe. À la fin du film encore, la révolte des femmes passera par le chant, et c’est en entendant résonner de loin le chant féminin que les hommes poseront l’acte ultime d’insoumission qui, décidé trop tard, n’affirme plus que la dignité et la mort.
Dans Ceddo, la situation est profondément autre puisque l’otage n’est plus la communauté des femmes, envisagée comme un tout par l’armée et construite comme un bloc par Sembène, mais une femme singulière, la princesse Dior Yacine. Elle aussi, gardée prisonnière, restera silencieuse pendant l’intégralité du film, jusqu’à la toute fin où, comme dans un rêve, son geste de rébellion aura la force de changer le cours de l’histoire – à moins qu’il n’arrive, lui aussi, trop tard. En ce sens, David Uru Iyam a raison d’écrire que « la princesse Dior, l’instrument de la résolution dans Ceddo, se laisse d’abord peu remarquer à cause de son silence. Son enlèvement par le Ceddo, bien qu’important dans le développement de 339l’action, apparaît initialement comme accessoire par rapport au conflit central entre pouvoirs politiques et religieux. » (1986, p. 81) Toutefois, Dior Yacine n’est pas muette. Avant de se taire, elle est en fait celle qui prononcera les premiers mots du film – après un long début silencieux sur la vie du village, brutalement interrompu par un groupe de femmes hurlant, mains sur la tête, « On a enlevé la princesse Dior Yacine ! »
À son arrivée au lieu où elle sera prisonnière, le guerrier se prépare à l’attacher. Elle intervient alors par la parole, rappelant avec autorité leurs statuts respectifs : elle ne se laissera pas lier. Le guerrier justifie l’enlèvement : il refuse l’assujettissement et la conversion forcée de son peuple à l’islam. Or de manière intéressante, la princesse répond à côté. Elle déplace l’argument, lui rappelant que « son acte est faisable par tous les hommes. Qu’il sache que si tous les hommes sont différents, les femmes le sont aussi. » Elle explicite ainsi ce que le guerrier n’avait pas formulé : peut-être se bat-il pour son peuple ; mais s’il le fait ainsi, en la prenant en otage, c’est parce qu’elle est une femme.
Une fois cela énoncé, sans peur ni hésitation, elle peut se taire. Et comme dans Emitaï, son silence – qui est aussi celui du Ceddo – contraste radicalement avec le déploiement extraordinaire de la parole (masculine) qui se joue par ailleurs. Dans les deux œuvres, l’enlèvement a non pas engendré, mais révélé la situation de blocage historique dans laquelle se trouve la communauté. Le film entier consiste alors en la recherche d’une sortie possible, et là aussi, la parole semble se déployer infiniment pour retarder le geste, pour étendre le « moment décisif » jusqu’à dissolution. La structure et le propos de Ceddo diffèrent pourtant, notamment par l’adoption d’une forme plus strictement tragique. Le film laisse voir la manière dont Sembène, en 1976, construit un profond dialogue avec les cinéastes de sa génération dont il partage certains des questionnements – Glauber Rocha au premier chef, dont Antonio das Mortes (1969), qui pose aussi centralement la question d’un cinéma radicalement anticolonial, engendre ici de nombreux échos –, mais il semble aussi défier la culture occidentale classique. L’intrigue de Ceddo évoque fréquemment Corneille : filiations et rivalités familiales et politiques se mêlent, la cour s’isole du peuple, des révoltes se fomentent, et les désirs ou promesses de mariage viennent encore compliquer les choses. On est ainsi par moments très proche de la mise en film de l’Othon du poète rouennais par Danièle Huillet et Jean-Marie Straub en 1969.
340Un autre aspect de Ceddo est aussi central dans ce cadre qu’il est peu souligné, maintenu en arrière-plan des discours explicites des personnages. Si les femmes autres que la princesse restent absentes du film, les questions de genre y jouent un rôle crucial. La structure dramatique met en jeu trois hommes : Biram, le fils du roi Demba War ; Madior Fall, son neveu ; et le grand guerrier Saxewar, qui dirige l’un des villages voisins, et à qui Demba War a promis sa fille Dior Yacine. Or l’arrivée de l’islam ne pose pas seulement la question de la conversion ; elle implique aussi un bousculement des structures politiques, sur lequel porte l’essentiel de la discussion. En tant que fils de la sœur aînée du roi, Madior Fall est en effet l’héritier présomptif. Dior, estime-t-il, est son épouse légitime, et il accèdera ensuite au trône. Mais Biram intervient : l’islam a interdit le matriarcat, donc l’héritage du trône ne peut passer par la mère de Fall. Biram ne peut épouser Dior, mais c’est bien lui qui devra hériter du trône, comme le garantit l’imam. Deux systèmes de lois ainsi s’opposent.
Plus tard dans le film, les discussions entre notables le confirment : cette situation aboutit à un blocage. En effet, Biram et Saxewar meurent tous deux en tentant de libérer la princesse. Plus personne donc pour épouser Dior ni reprendre le trône, puisque Fall a été répudié ; seul l’imam pourra reprendre cette double place. La problématique de la conversion – libre ou forcée – se trouve donc agencée avec celle du passage d’un système traditionnel intégrant les filiations matrilinéaires au système musulman rigoureusement patriarcal. La tragédie se joue exactement ici.
Scènes
S’il y a tragédie, c’est aussi qu’il y a scène. Ceddo le met en place d’emblée de façon manifeste : suite à l’enlèvement, le roi convoque toute la population sur la place du village, les Ceddo devant porter un fagot sur la tête. Or le porte-parole ceddo6 plante le Samp au cœur de la place : ce grand bâton trônant vaut revendication de parole. Tout le monde s’installe : le roi et ses proches, l’imam et ses disciples, les deux 341Blancs – le missionnaire catholique et le marchand qui troque armes et diverses autres choses contre des esclaves –, les Ceddo formant public en cercle autour de la place, et au milieu, le maître de cérémonies, Jaraaf. C’est ainsi exactement une scène qui se trouve construite, scène dans laquelle va se déployer un extraordinaire et immense dispositif de parole politique. D’abord, le roi veut savoir « ce que contient le Samp » : le porte-parole ceddo va donc devoir expliquer quel est le problème. Mais de plus, aucun interlocuteur ne peut s’adresser directement à un autre : tous doivent parler à Jaraaf, et lui demander de transmettre au destinataire ce qu’ils ont à lui dire. Or le destinataire entend bien sûr directement ; mais pour répondre, il devra aussi passer par Jaraaf. Ce système d’adresse était déjà en place entre la princesse et le guerrier : tout proches l’une de l’autre, ils durent appeler Fara, l’aide du guerrier, pour servir d’intermédiaire (« Fara ! Dis-lui que… »). Ce principe du tiers, pratique habituelle de la parole traditionnelle pour des intervenants respectés et importants, permet d’instaurer une parole ritualisée que la gestuelle formidablement stylisée – de Jaraaf surtout – achève de rendre inouïe dans l’histoire du cinéma, mais à qui elle donne aussi toute sa puissance de parole politique et tragique.
Cet espace scénique n’existe comme tel que parallèlement à un autre. Ceddo comme Emitaï sont fondés sur la mise en regard de deux scènes, réparties en deux espaces soigneusement distincts, au sein desquels les règles s’opposent. À la scène de parole du village, entièrement masculine et radicalement hiérarchisée, s’oppose la scène de silence du petit abri, doté d’une gourde et d’un hamac, où est gardée, seule, la princesse. Cet espace, comme le dialogue initial l’a montré déjà, apparaît en partie comme un lieu neuf, échappant aux hiérarchies traditionnelles, où un guerrier ceddo et une princesse peuvent affirmer à égalité leur volonté, où plus personne n’est l’esclave de l’autre. Par ailleurs, il s’agit aussi d’un espace de violence réelle, le guerrier menaçant de mort la princesse comme elle le menace de mort en retour. De ce fait, cet endroit à part pourrait être interprété comme n’étant justement plus une scène, comme échappant au théâtre de la parole et de la politique. Mais ce serait sans doute un contresens. Il y a ici aussi du théâtre, du jeu.
La séquence sans doute la plus frappante à cet égard marque un basculement dans le régime narratif du film. C’est le dernier matin : la révolte nocturne des Ceddo a été un désastre, le village est dévasté 342par les flammes. De l’autre côté, sur l’autre scène, la princesse, poitrine nue et vêtue d’un simple pagne, se dirige vers la plage qui, découvre-t-on, jouxte sa prison. Elle se baigne sous le regard de son gardien, puis retourne à son hamac. Ensuite, toujours dénudée, elle se dirige vers le guerrier et s’agenouille à ses pieds pour lui proposer l’eau de sa gourde. L’homme boit ; mais il a laissé tomber sa flèche au sol. Elle tente de s’en emparer – il l’en empêche. Elle rejoint alors le hamac.
Toute silencieuse, cette scène complexe et aussi claire qu’énigmatique mêlant érotisme et mort, renaissance et séduction, résistance politique et désir, se présente comme un fragment mythique, qui ouvre le film vers la montée en puissance finale de la princesse. Au moment de la mort du guerrier, les larmes retenues de Dior engendreront en une séquence dont on ne sait si elle est souvenir d’amour naissant entre elle et le guerrier où déjà elle lui offrait de l’eau – ce qui reconfigurerait rétrospectivement tout le film puisque l’enlèvement serait alors d’abord l’affirmation d’un désir –, ou figuration de l’accueil par Dior Yacine du guerrier valeureux au royaume des morts. Il aura donc fallu un baptême et un deuil, et la double confrontation au désir érotique et au désir de mort, pour que la princesse devienne celle qui pourra finalement réaliser l’extraordinaire geste final, celui d’une révolution arrivant toujours trop tard : la mise à mort de l’imam.
Or, cette fin clarifie que les larmes de la princesse ne relèvent pas d’un syndrome de Stockholm – la victime tombée amoureuse du bourreau – mais expriment au contraire la compréhension lucide de la situation historique. Le guerrier ceddo ne l’a pas prise en otage puisque son geste n’a fait qu’exhiber la vérité de sa situation : otage, elle l’était depuis le début, et une fois le guerrier mort, elle est vouée à le rester. Elle sera l’épouse du vainqueur, et sa légitimation pour le trône. Jamais au sein des nombreuses négociations qui font le cœur du film, jamais face au blocage instauré par le bouleversement des institutions dans les lignées complexes d’héritage, jamais personne n’a envisagé qu’elle pût, elle, devenir reine.
En ce sens, l’imam a pris Dior Yacine en otage et le film le confirme : si deux des plus grands guerriers ont échoué à libérer la princesse, il suffit que l’imam ordonne qu’on la ramène pour que ses deux envoyés tuent sans difficulté apparente le farouche gardien, et ramènent Dior avec eux. Il contrôle manifestement la situation et cela justifie en retour 343que la princesse l’assassine, ce geste apparaissant effectivement comme le seul acte de libération possible.
La désignation du lieu de la prison comme scène s’opère de plusieurs manières. La première est la séparation. C’est là une stratégie commune de Ceddo et d’Emitaï : la mise en scène est fondée sur une scission de l’espace commun en scènes distinctes, rigoureusement séparées. Dans Emitaï, il y a d’un côté la place centrale du village où sont prisonnières les femmes, et de l’autre l’espace masculin des palabres, enclos de hautes palissades. Entre les deux mondes, éloignés par une distance inconnue, aucune jonction ne semble exister. Les militaires ne paraissent pas savoir où se trouve cette scène masculine et ne se posent d’ailleurs pas la question. Rien ne circule donc entre les deux scènes, ni la parole, ni même aucune préoccupation apparente : les hommes ne s’inquiètent jamais du sort des femmes, et la question qu’ils ne cessent de se poser – faut-il céder et donner le riz – semble avoir déjà été réglée par les femmes elles-mêmes. Pourtant, lorsqu’elles chantent, les hommes les entendent. Seul le chant fait communiquer les espaces – et c’est finalement en entendant au loin ce chant que les hommes se révolteront enfin.
Dans Ceddo, la séparation fondamentale est située bien sûr entre les deux espaces du village d’un côté, et de la « prison » de la princesse de l’autre. Encore une fois, il est impossible de les situer l’un par rapport à l’autre ; pourtant lorsque les envoyés veulent s’y rendre ils savent le trouver. Mais de plus, une fois passé le grand spectacle tragique initial rassemblant tout le peuple, le village lui-même semble ensuite scindé en une constellation d’espaces clos, avec chacun ses propres règles de distribution de la parole. Le conseil du village, où se joue la rivalité hiérarchisée entre le roi, l’imam et Madior Fall ; l’espace de discussion des Ceddo, où les participants sont représentés chacun par une paille plantée dans le bol central ; la pseudo-mosquée à peine dessinée au sol où prient l’imam et ses disciples ; l’arrière-cour du magasin du Blanc, où sont enchaînés les esclaves ; etc.
Mais le lieu où est gardé Dior Yacine est lui-même comme dédoublé par une mise en fiction scénique, que la présence de la plage à côté, révélée en fin de film, rend décidément rêveuse7, ou mythique. Lorsqu’au début Dior refuse d’être attachée, promettant de ne pas chercher à s’enfuir autrement qu’en le tuant, le guerrier étend au sol une courte ficelle : 344« Tu vois cette corde, dit-il. Si tu la franchis, je te tue. » Au sein de cet espace ouvert de tous côtés, la simple présence de cette corde au sol pour former à elle seule la prison meurtrière confère à la fois à l’objet et à l’homme qui lui a donné ce pouvoir une force tout à coup magique. Mais il émerge aussi une dimension de jeu, presque enfantine, dans cet emprisonnement.
Sous la même apparence d’une menace de mort immédiate et pressante, Emitaï laisse en fait apparaître une complexité similaire. Les femmes sont prisonnières sur la place du village, sous le regard attentif de Badji et parmi des soldats armés de fusils. Elles ne peuvent évidemment pas bouger. Les seuls à oser franchir la frontière immatérielle entre le groupe des femmes et le monde extérieur sont les deux adolescents. Mais lorsqu’un coup de feu est tiré, tuant l’un des deux garçons, alors toutes les femmes, d’un seul mouvement, se lèvent et quittent la place en hurlant, pour rejoindre ensemble le corps du jeune homme. Personne n’aura pu les en empêcher. Après un temps de silence, elles l’emmènent en procession et procèdent à la cérémonie des doubles funérailles de l’adolescent et de Djimeko, en faisant fuir les dernières sentinelles. Finalement donc, tout se passe comme si les femmes n’étaient otages que tant qu’elles en acceptaient le jeu. S’il n’est question que de menaces et de palabres, quand bien même ce seraient des menaces de mort et des violences réelles, elles veulent bien assumer la fonction qu’on leur a assignée, ou faire semblant de le faire. Mais si les bourreaux dépassent les bornes, transgressent les limites qu’elles auront fixées, alors le jeu cesse. Otages, c’est ce qu’on voulait qu’elles soient, mais ce n’était que du théâtre. Ou presque.
C’est ici que se joue donc à la fois la complexité de la position de Sembène, et sa radicalité. Le mouvement de l’histoire se présente comme une affaire d’hommes. Les femmes n’en sont pourtant pas absentes : elles ont un rôle à jouer, celui d’otages. Captives, silencieuses, immobiles, monnayables : voilà, montre Sembène, ce qu’on en attend. L’histoire est masculine car elle est un art de la négociation et de la diplomatie. Mais cette posture de parole implique un contretemps, un ajournement qui peut s’avérer fatal au moment où se présente le « moment décisif » du basculement politique possible. À ce moment-là, la position des femmes permet le déblocage effectif, et c’est leur exclusion même du système politique masculin qui leur donne la marge de manœuvre 345nécessaire. Si les hommes sont pris dans le tourbillon jouissif de la parole qui n’en finit jamais, les femmes savent d’abord qu’il s’agit d’un théâtre, un espace où il faut mimer le rôle attendu, jusqu’à ce que le drame en déborde, de lui-même. En montrant les femmes toujours un peu hors-jeu par rapport aux arguties du pouvoir masculin, Sembène leur rend aussi leur rôle réel. Elles sont en fait en charge de la violence. Échappant au décalage qu’implique la discussion interminable, elles ont accès au temps juste de l’histoire, et doivent trancher par l’action, en silence. Dior Yacine le montre en tuant l’imam sans être inquiétée, geste qui se situe bien au-delà d’une simple résistance passive. Mais ce sont aussi les chants d’Emitaï, expression d’une communauté idéale, indissociée mais non apaisée. Lors de la séquence finale du film, les femmes célèbrent les funérailles de Djimeko et de l’adolescent. On les voit chanter et danser ; rien là, a priori, de dangereux. Elles ont pourtant toutes une arme à la main.
Benoît Turquety
Université de Lausanne
346Bibliographie
Kindem, Gorham H. et Steele, Martha, « Emitai and Ceddo : Women in Sembène’s Films », Jump Cut, no 36, mai 1991, p. 52-60.
Retz, Jean-François Paul de Gondi, cardinal de, Mémoires, éd. Marie-Thérèse Hipp et Michel Pernot, Paris, Gallimard, coll. « Folio classiques », 2003.
Uru Iyam, David, « The Silent Revolutionaries : Ousmane Sembene’s Emitai, Xala and Ceddo », African Studies Review, vol. 29, no 4, décembre 1986, p. 79-87.
1 Sembène a toujours fait précéder son nom de famille à son prénom dans les génériques de ses films. Je reconduis ici son choix.
2 Les deux films ont déjà été rapprochés par Kindem et Steele (1991) à propos de la représentation des femmes chez Sembène ; mais ils ne mentionnent pas cette question de l’otage.
3 Joué par Robert Fontaine, qui interprétait Monsieur dans La Noire de….
4 L’armée française et son organisation font l’objet d’un traitement satirique qui la rend ridicule plutôt que réellement menaçante, et rapproche ces séquences des films contemporains de Sembène (Mandabi, Xala…). La rivalité entre la légion et l’armée coloniale, la bêtise funeste du lieutenant légionnaire à la grande écharpe blanche flottant au vent, sont typiques de cette dimension – à laquelle s’ajoute la transition entre Pétain et de Gaulle, totalement dénuée d’impact sur la situation du village, et soulignée dans son absurdité notamment par l’intervention d’un tirailleur impertinent joué par Sembène Ousmane lui-même.
5 « Il n’y a rien dans le monde qui n’ait son moment décisif, et le chef-d’œuvre de la bonne conduite est de connaître et de prendre ce moment. Si l’on le manque dans la révolution des États, l’on court fortune ou de ne le pas retrouver, ou de ne le pas apercevoir. » (Retz, 2003, p. 180).
6 Interprété par Ousmane Camara, qui jouait déjà Kabebe dans Emitaï.
7 Ou psychédélique, dimension renforcée par la musique hallucinée de Manu Dibango.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12735-2
- EAN : 9782406127352
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12735-2.p.0333
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/05/2022
- Langue : Français
- Mots-clés : Sembène Ousmane, Emitaï, Ceddo, cinéma, féminisme, colonialisme