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Classiques Garnier

Femme sujet et femme objet Approche genre et féministe de Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir
  • Auteur : Tchassim (Koutchoukalo)
  • Résumé : Il s’agira de qualifier les représentations des trois héroïnes des récits de Trois femmes puissantes par Marie Ndiaye. L’analyse sociocritique du roman permet de considérer les trois personnages (Norah, Fanta et Khady Demba) comme simultanément présentés en tant qu’objets et sujets. Les figures féminines subissant les dérives autoritaires et mesquines des hommes, mais développent leur propre résistance. Leur négo-féminisme est partie prenant de leur statut de « femmes puissantes ».
  • Pages : 459 à 471
  • Collection : Rencontres, n° 539
  • Série : Francophonies, n° 2
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406127352
  • ISBN : 978-2-406-12735-2
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12735-2.p.0459
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 18/05/2022
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Femmes, Marie Ndiaye, sujet, objet, féminisme, genre
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Femme sujet et femme objet

Approche genre et féministe
de Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye

La femme a souvent été représentée dans les sociétés traditionnelles comme un objet subissant le poids des normes édictées par une société phallocratique, par exemple le roman Sous lorage (1963) de Seydou Badian ou la pièce LOracle (1969) de Guy Menga. Mais dans nombre dautres œuvres littéraires, elle est sujet-pensant, capable de remettre en cause ce qui était préétabli et de simposer. Une si longue lettre (1979) de Mariama Bâ ou Cest le soleil qui ma brûlée (1987) de Calixthe Beyala sont, entre autres, des œuvres qui mettent en scène des personnages féminins rebelles décidés à déconstruire les canons qui les subordonnaient. Cependant, dautres fictions présentent la femme sous une double posture, ambivalente ou contrastante, à la fois dobjet et de sujet, et le roman Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye, Prix Goncourt en 2009, sinscrit dans cette perspective. En effet, lécrivaine française – comme elle laffirme elle-même1 – qualifie de femmes puissantes les trois personnages principaux de son roman – Norah, Fanta et Khady Demba – parce quelles nient la fatalité, refusent de courber léchine devant les attitudes ubuesques aussi bien dhommes que de femmes. Aussi, cette résistance nempêche pas quelles soient objectivées par les agressions et humiliations quelles subissent. Elles se découvrent comme des êtres en lutte, déchirés entre malheur et bonheur, succès et échec, résistance et capitulation. Comment lœuvre de Ndiaye présente-t-elle 460la femme objet et la femme sujet ? Quelles orientations affecter à leur « puissance » face aux tensions qui gangrènent leurs relations avec les personnages masculins ? Notre réflexion, en sappuyant sur la sociocritique, pose les hypothèses selon lesquelles, dans ce roman, les femmes sont perçues à la fois comme sujet agissant et objet subissant ; que les tensions entre les personnages hommes et femmes relèvent du genre et que « la puissance » des femmes – et par là leur opposition aux hommes – détermine le féminisme de lauteure. Doù lorganisation de notre analyse autour de deux axes que sont femme sujet et femme objet, associés à une approche genre et féministe.

Femme sujet

Le sujet est un acteur qui se construit par laction collective et le conflit social. Selon Marie-Madeleine Bertucci qui cite le philosophe Alain Renaut, le terme de sujet valorise « en lhomme une double aptitude : lautoréflexion, aptitude à la conscience de soi et lauto-fondation, capacité à fonder son propre destin » (Bertucci, 2007). Elle sappuie aussi sur les réflexions du sociologue Alain Touraine pour qui « le sujet nest ni le moi, ni un soi social, mais construit une figure qui se dégage des rôles, des normes, des valeurs sociales []. » Le sujet constitue une force critique, une force de contestation. Il peut se définir comme une « force de résistance aux appareils de pouvoir, appuyée sur des traditions en même temps que définie par une affirmation de liberté » (ibid. ; Touraine, 1992, p. 456 et 408). La subjectivisation est « la pénétration du sujet dans lindividu []. Elle est le contraire de la soumission de lindividu à des valeurs transcendantes » (ibid. ; Touraine, 1992, p. 121). Ce propos conforte les approches de plusieurs domaines, quil sagisse de philosophie ou de psychologie, pour reconnaître le sujet comme la personne qui mène laction, comme un être pensant considéré comme siège de la connaissance, opposé à lobjet, « ce qui est pensé ». Nous y arrimons donc notre perception de la femme sujet, un acteur capable de résister aux appareils de pouvoir, apte à lautoréflexion et à lauto-fondation.

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Lenfance difficile est le dénominateur commun des personnages Norah, Fanta et Kady Demba, une enfance qui a forgé leur force de caractère. La première est rentrée en Afrique après la sollicitation de son père, bien quil ne lui ait pas donné les raisons de sa demande. Son frère Sony est en prison et son père la requiert en tant quavocate pour le défendre. Cette femme sujet, méprisée par son père, a auto-fondé, construit son destin dans la douleur et labnégation. Elle réussit intellectuellement et socialement sans son soutien. Déchu de son statut dhomme riche et pédant, empêtré dans une affaire de meurtre, il espère son salut et celui de son fils à travers les actions de défense judiciaire de Norah devenue leur messie : « – Je tai demandé de venir parce quil faut que tu défendes Sony. Il na pas davocat. Je ne peux pas payer un avocat, moi. [] Je nai pas dargent pour un bon avocat. [] Il faut que tu toccupes de Sony » (Ndiaye, 2011, p. 78-79). Lorgueil du père de Norah demeure malgré sa déchéance sociale. Sa société a fait faillite et il na pas dargent pour financer les services dun bon avocat. Autrement dit, sil avait eu de largent, il se serait passé des services de sa fille. Parallèlement, Norah est caractérisée en tant quactrice du care, cest-à-dire un sujet-altruiste dans son propre foyer, en France, car elle agit généreusement à légard de son compagnon Jacob et la fille de ce dernier : « [] Norah savait quelle naurait jamais la force de les mettre dehors. Où iraient-ils, comment se débrouilleraient-ils ? » (ibid., p. 41).

Fanta, lhéroïne du second récit de Trois femmes puissantes, est une femme sujet qui sest toujours battue, dès son enfance au Sénégal, pour sortir de la pauvreté ; elle est devenue enseignante au lycée grâce à ses ambitions. Le narrateur, à travers les souvenirs de Rudy Descas, le mari de Fanta, évoque les qualités de ce personnage féminin qui, avant la rencontre de son époux, sétait toujours donné seul les moyens dassouvir ses ambitions. Elle est dune énergie et vitalité débordantes, brave, déterminée à sinstruire voire se construire par elle-même, comme lindiquent les propos du narrateur : « [] Il lavait toujours associée à lénergie de Fanta, à sa vitalité supérieure à la sienne, elle qui avait lutté si bravement depuis lenfance pour devenir un être instruit et civilisé, pour sortir de linterminable réalité, si froide, si monotone, de lindigence » (ibid., p. 122-123). Fanta a en horreur le dénuement et sest lancée dans une quête interminable du savoir pour y échapper. Le syntagme « avait lutté si bravement depuis lenfance » sous-tend cette quête permanente 462de son épanouissement avec lusage du plus-que-parfait « avait lutté » exprimant la continuité de la lutte acharnée et sans relâche que souligne ladverbe « bravement » renforcé par ladverbe dintensité « si ». Fanta est décrite comme :

[] une jeune femme aux pas ailés, aux aspirations ferventes, précises et dont lintelligente volonté lavait déjà menée du petit étal de cacahouètes en sachets quelle dressait chaque jour, fillette, dans une rue de Colobane, aux salles de classes du lycée Mermoz où elle enseignait la littérature et préparait au bac des enfants de diplomates et des enfants dentrepreneurs []. (ibid., p. 129-130)

Ambitieuse, Fanta « aux chevilles ailées » vole « au-dessus de la boue rougeâtre de Colobane » (ibid., p. 126) en raison de son métier de professeur de littérature exercé dans le même lycée que Rudy Descas, ce qui lui a permis dêtre différente dans un quartier dune extrême pauvreté. Cest dire que Fanta est une femme épanouie qui jouit des avantages que lui procurent les retombées de son métier, quoique « discrète, vive et pleine dune joie » (ibid., p. 232). En tant que sujet, elle fonde son destin sans attendre un soutien quelconque qui, dailleurs, nexiste nulle part. Quant à la force de caractère du personnage de Khady Demba, elle tient à sa situation denfant abandonnée par ses parents et élevée dans des conditions précaires. Fière dêtre unique en son genre, satisfaite dêtre elle-même, « il ny avait eu interstice dubitatif entre elle et limplacable réalité du personnage de Khady Demba » (ibid., p. 266) ; elle ne peut être quelle-même, cest-à-dire imperturbable psychologiquement et moralement, malgré le lot de malheurs et dagressions qui ont émaillé sa vie. Khady Demba perd son époux et subit la torture morale et psychologique de sa belle-famille qui la rejette. Malgré cette situation ubuesque, elle reste forte et inébranlable. Cest avec elle que le titre de lœuvre prend son sens véritable, la puissance morale, car la puissance physique nest pas au rendez-vous. Elle est une femme psychologiquement forte, ne réagissant pas aux piques de ses belles-sœurs qui ne lui « causaient pas de réelle douleur » (ibid., p. 267). Au contraire, elle est le sujet qui leur inflige des mortifications intérieures :

[] agacées et émoustillées par la rigidité de sa chair insensible, la froideur renfrognée de son expression, sachant ou devinant quelle oblitérait toute faculté dentendement dès lors quon la tourmentait, sachant ou devinant que les piques les plus acerbes se transformaient dans son esprit en voiles qui 463venaient partiellement mais fugacement embrouiller les autres, ses rêveries blêmes, bienfaitrices – le sachant, le devinant et sen irritant sourdement. (ibid., p. 267)

Elle est également un sujet qui sassume lors de sa fuite, puisquelle accepte la continuité du voyage de son compagnon dexode qui tire bénéfice de largent de sa prostitution ; elle supporte parce quelle veut gagner ce qui devrait être lEldorado. Khady peut sembler la femme la plus fragilisée et la plus violentée du roman, celle à laquelle son auteure voue une tendresse toute particulière en raison de son parcours et sa fin tragique. Elle est la plus puissante des trois, car elle garde, fichée en elle, envers et contre tout, la ferme assurance de ce quelle est : « [] un sursaut de joie sauvage faisait trembler son corps rompu comme elle se rappelait soudain, feignant de lavoir oublié, quelle était Khady Demba : Khady Demba » (ibid., p. 323). Son nom concentre sa force de caractère, désormais source de sa puissance : « elle néprouverait jamais de vaine honte, elle noublierait jamais la valeur de lêtre humain quelle était, Khady Demba, honnête et vaillante » (ibid., p. 312), principes de sa résilience. Lhéroïne de Ndiaye, au parcours tragique, sest probablement rendu compte de la malhonnêteté et du manque de bravoure des hommes qui lont entourée, au premier plan ses géniteurs et sa grand-mère, ensuite chez le père de Norah où elle était domestique, mais aussi ses beaux-parents et enfin Lamine, son compagnon. Léthos perceptible met en exergue lestime de soi déployée par Khady Demba pour rester vivante, tel un « orgueil » de survie. La puissance que sous-tend le qualificatif du titre du roman équivaut à la résilience de ces trois femmes devenues des femmes battantes. Il apparaît quelles ont une puissance de caractère que le titre du roman stipule, une puissance qui surplombe laspect réifié de leur expérience de vie.

Femme objet

Notre démarche pour étudier la notion d« objet » se fonde sur une des propositions du psychiatre Maurice Bouvet qui, dans La Relation dobjet (2006) théorise la question des relations dobjet en fonction des 464organisations de personnalité. Parmi les trois caractéristiques proposées2, nous utilisons linteractivité sujet-objet impliquant lévolution des relations. Aussi la femme objet, en tant qu« être objet de », dans lœuvre de Ndiaye, est-elle appelée à subir laction du sujet ; il sagit dune interrelation entre le sujet-homme et lobjet-femme et la situation de cette dernière ne préoccupe guère ni son époux, ni son père, ni ses beaux-parents. Elle ne bénéficie daucun soin particulier, daucune attention, daucune protection. Bref, elle est laissée à elle-même. Dans le cas de Norah, la narratrice et sa sœur étaient le dernier des soucis de leur père qui nassumait ses devoirs et ses responsabilités quenvers leur frère, Sony. Même son épouse, après ses maternités, na plus eu aucune importance. La procréation, inexistante pour Khady Demba, lui vaut le mépris de sa belle-famille considérant que plus rien ne justifie sa présence dans la maison familiale après le décès de son mari. En tant que femmes objets, elles ont toutes, Norah, Fanta et Demba, subi les actions pernicieuses des hommes.

À lâge de huit ans, Norah a été abandonnée comme sa petite sœur et leur mère par leur père « inattentif », « implacable » et « terrible » (ibid., p. 50 et 52), et séparée de son petit frère. Dès lors, en France, leur mère sest enfoncée dans « les problèmes dargent, les dettes, les interminables tractations avec les organismes de crédit » (ibid., p. 51) et celle-ci devint travailleuse de sexe pour survivre, se forgeant « un visage dur et résolu, lissé au fond de teint, une bouche au pli sarcastique » (ibid., p. 56). Cette misère crée un contraste dévastateur quand leur père les invite « au pays » pour les vacances :

[Elles] apportaient ainsi avec elles de cette tristesse austère, convenable, réprimée, dans laquelle elles vivaient et qui transparaissant dans leur courte chevelure sans apprêt, leur robe en jean achetée trop grande afin de servir longtemps, leurs rudes sandales de missionnaires, [ce qui] provoqua chez leur père une irrémédiable répugnance. (ibid., p. 52)

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Telles des parias, elles réalisent que leur frère, élevé par leur père, a droit à tous les luxes. Être femme est donc un crime de lèse-majesté et les criminelles purgent leur damnation. Un tel contexte est renforcé par lapathie du père de Norah face à la demande dappui financier de sa fille : « Qui na pas de problèmes dargent, mes pauvres petites ! » (ibid., 54). Cette fausse interrogation empreinte dironie reflète une fois de plus la mauvaise intention de celui-ci, insouciant de sa progéniture féminine, considérée sans avenir et appelée à faire souche ailleurs.

Durant son séjour, lincontinence urinaire subie à deux reprises par Norah est analogue à son objectivation du moment où tout son corps est dans un état dinhibition fonctionnelle provoqué par des drames familiaux. Lemprisonnement de Sony est un échec voire une disqualification de leur père. Aussi, la condition déplorable dans laquelle elle trouve son frère incarcéré la rend-t-elle impassible envers lui, bien que son corps – à elle – manifeste sa détresse :

Elle sentit alors avec consternation quelle était en train duriner sans se rendre compte, cest-à-dire que la sensation lui parvenait dun liquide tiède le long de ses cuisses, de ses mollets, jusque dans ses sandales, mais il lui était impossible de le contrôler et la perception de la miction même lui échappait.

Horrifiée, elle sécarta de la flaque []. Une onde de rage contre son père la traversa si violemment quelle en claqua des dents. (ibid., p. 68)

Ce fluide corporel révèle sa liquéfaction dans un contexte qui nie sa personnalité et la réduit à une fonction – défendre son frère – alors quelle se sait utilisée.

Fanta, de son côté, devient une femme objet, séduite, impressionnée, manipulée par son époux, « cet homme allègre et charmant et beau parleur » (ibid., p. 137) quelle avait fini par conduire chez elle et qui, grâce à un discours pompeux, avait réussi à lentraîner avec lui en France « au risque de sa chute à elle, de leffondrement de ses plus légitimes ambitions » (ibid., p. 232). Convaincue quelle trouverait mieux en France, elle abandonne son poste de professeur de lycée et le suit. Or, le narrateur, prenant en charge les pensées de Rudy, rend très vite palpables les flatteries et tromperies du mari égoïste : « Il lui avait assuré quil ny avait davenir pour eux quen France et quelle avait la chance de pouvoir, grâce à son mariage, aller vivre là-bas. Quant à ce quelle y ferait, aucun problème : il soccuperait de lui trouver un poste au collège ou au lycée. Il savait que 466rien nétait moins sûr [] » (ibid., 234). Le voyage accompli, la situation de Fanta se dégrade très rapidement et elle retombe dans la misère, celle contre laquelle elle sétait battue et quelle avait vaincue :

[Rudy la] replongée dans ce quelle avait réussi, seule et brave, à quitter, alors quil aurait dû la sauver de tout cela mieux encore et laider à parachever sa victoire sur le malheur dêtre née dans le quartier de Colobane, alors quil aurait dû, non pas lenterrer vivante et belle et jeune encore, si seule et si brave, au fin fond de… (ibid., p. 123)

Fanta, « une femme perdue » (ibid., p. 142) à cause de son époux, vit dans la déception et la désillusion ; cet état dâme ne disparaît pas avec son adultère, puisque comme laffirme le narrateur « Rudy était sûr dune chose, cest que si Fanta avait cessé de lattendre, lui, son mari, elle nattendait pas davantage ce Ménille qui, pour certaines raisons que Rudy ignorait, lavait déçue » (ibid., p. 171). Quant à Khady Demba, son objectivation sopère dans quatre espaces différents : celui de sa famille, de la famille de Norah, de sa belle-famille et lespace migratoire. Abandonnée par ses parents, elle a été recueillie par sa grand-mère qui, à vrai dire, ne voulait pas delle non plus : « [] nul être sur terre navait besoin ni envie quelle fût là » (ibid., p. 266). Le rejet de Khady par sa belle-famille ne paraît quune suite logique de son destin : lamour de son mari sest effacé avec son départ et na été remplacé que par le mépris des siens. Khady Demba nest qu« une pauvre chose » (ibid., p. 264), un objet :

Parce que leur fils unique lavait épousée en dépit de leurs objections, parce quelle navait pas enfanté et quelle ne jouissait daucune protection, ils lavaient tacitement, naturellement, sans haine ni arrière-pensée, écartée de la communauté humaine, et leurs yeux durs, rétrécis, leurs yeux de vieilles gens qui se posaient sur elle ne distinguaient pas entre cette forme nommée Khady et celles, innombrables, des bêtes et des choses qui se trouvent aussi habiter le monde. (ibid., p. 269)

Devenue chose, Khady est traitée comme une charge que les occurrences référentielles « aucun appui, aucune dot, navoir jamais conçu » (ibid., p. 264) mettent à nu. Pourtant, cest ce déni didentité qui va lui donner lénergie de se penser ailleurs, et ainsi trouver la motivation au départ. Dans lœuvre de Ndiaye, la puissance des femmes prédomine les actions machiavéliques des hommes, et cela relève de lapproche féministe de la romancière qui supplante celle de lobjectivation.

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Approches genre et féministe

Notre analyse de lœuvre de Ndiaye sous les approches genre et féministe sappuie aussi bien sur le paratexte que sur le texte lui-même. Le concept gender3 réfère à la construction sociale de la distinction entre les sexes ; il déconstruit le référent biologique, sexuel, en postulant que les identités sont bâties en fonction du cadre social et de ses normes. Cest bien ce que le propos de Beauvoir, en 1949, « On ne naît pas femme, on le devient », affirmait déjà. Ainsi, « lapproche genre part du constat que les inégalités entre les femmes et les hommes sont construites par les sociétés. Ces inégalités résultent des rôles masculins et féminins assignés sur la base de différences biologiques » (Adéquations, 2017). Nous abordons lapproche genre à la fois comme concept et méthodologie, impliquant les rapports entre les personnages, hommes et femmes, selon les données sociologiques et biologiques, mais aussi afin de mesurer un processus dacquisition de pouvoir individuel et la capacité dagir de façon autonome, la capacité à faire des choix et à prendre des décisions pour sa vie, ce qui est une définition de lempowerment4.

Le père de Norah a eu deux filles et un garçon, mais navait daffection que pour son fils. Très souvent en Afrique, les hommes admettent difficilement la naissance dune fille qui, pour eux, est appelée à faire sa vie dans une autre famille. Son départ de la maison familiale symbolise la fin dune vie, la mort de la famille ; elle nassure pas de ce fait la pérennisation de la descendance familiale comme le garçon qui demeure le garant de la survie du nom de la famille et par ricochet la survie de la famille à travers sa progéniture. Selon cette logique, le père de Norah a méprisé les filles, comme le signale régulièrement le narrateur 468(Ndiaye, 2011, p. 76 et 79). Fanta, dans le second récit, a été abusée par un époux mesquin et égoïste dont les ruses ont consisté à lui faire croire à un ailleurs profitable, alors que lui-même était en perdition. Quant à Khady Demba, elle est une indésirable que son statut de fille puis de femme résume. Abandonnée, recueillie par obligation, elle ne trouve jamais loccasion dêtre en confiance, ni respectée. Malgré ces tensions entre les personnages hommes et femmes, Ndiaye investit ses figures féminines dune puissance morale et psychologique face aux personnages masculins affaiblis et détrônés. Une pareille stratégie de mise en scène romanesque fait de lœuvre de Ndiaye une œuvre féministe.

Quil sagisse darticles scientifiques ou darticles de presse, les commentateurs abondent à reconnaître le tempérament féministe du roman, puisque sy déploie la résilience de femmes malmenées qui arrivent cependant à faire des choix et à les assumer, malgré les risques encourus. Marie Ndiaye est dailleurs citée parmi la « nouvelle génération de militantes » féministes en France et Trois femmes puissantes est évoqué parmi nombre dœuvres considérées comme féministes, ce que suggère le site de la collection Folio5. Nina Wabbes, dans son étude consacrée au texte les Bonnes femmes de Montaigne et Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye, interroge sans utiliser le concept du féminisme le « rapport entre la “femme puissante” et l“homme faible” » (2013, p. 41). Et en citant Caya Makhélé, elle souligne encore que :

Ndiaye « promène son regard sur les faiblesses des hommes [] afin de donner aux femmes une force [] de vie qui résiste à toutes les vilenies » [] Ces trois femmes parviennent [] à transformer un passé horrible en une nouvelle et heureuse vie. Lenfance de Norah encourage cette femme à devenir une bonne mère pour sa petite fille. Fanta déteste sa nouvelle vie en France, elle senferme dans la solitude, mais elle ne renonce pas à ses responsabilités en tant que mère et épouse. Lhistoire de Khady est une grande tragédie pleine de misère et de tristesse, mais aussi cette « femme puissante » réussit-elle à sadapter à chaque situation défavorable quelle rencontre. (Wabbes, 2013, p. 41)

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Texte et paratexte

Comme le souligne Christine Genin, le titre « a été choisi pour “forcer linterprétation” : ces femmes qui nont aucun pouvoir objectif sont puissantes par leur capacité à nêtre pas dupes, à lutter, chacune selon ses moyens, contre lignorance où lon voudrait les cantonner. La vraie puissance réside dans la confiance irréductible en soi et en la vie » (2010). Ainsi, la page de couverture proposée par lédition de poche Folio présente des éléments paratextuels – le titre et limage dune femme au visage fermé – révélant le féminisme à lœuvre. Le titre et le contenu du roman concordent et suggèrent une mise en scène de trois femmes au parcours spécifique. La dureté du visage de la femme – que condense le portrait6 – semble dégager la puissance, la force et la détermination sous-tendue par ladjectif épithète « puissantes », ce quavait aussi relevé Okri Pascal Tossou :

Le roman de Marie Ndiaye postule une prise de position féministe. Et cela, non seulement par la numérologie symbolique du chiffre 3 (symbole dinsistance, mais aussi dunité dans lénumération ou dans la variation) qui détermine nettement « femmes », mais surtout par laxiologique évaluatif « puissantes », qui, on le sait, renvoie à la bravoure, la solidité, lénergie, la détermination, lopiniâtreté… Dailleurs, la première de couverture de lédition de 2009 chez Gallimard, qui affiche la photo dune grande femme majestueusement drapée, témoigne sémiotiquement dun engagement au côté de la gent féminine []. (2016, p. 6-7)

Dans le texte, toujours selon Virginie Brinker, « ce sont des liens symboliques plus forts qui unissent les trajectoires des trois personnages : après avoir subi chacune à sa manière la perversité et les assauts des hommes (le père-tyran de Norah, le mari déchu de Fanta, lamant traître de Khady Demba), elles deviennent de véritables héroïnes, pleinement actrices de leurs destins » (2007) : Norah triomphe de son père, Fanta de son époux, Khady de son destin, même si son corps de chair sarrache aux barbelés de lEurope. Même si les héroïnes de Ndiaye sont 470conquérantes, il est toutefois évident que limmigration, quelle soit légale ou clandestine, ne leur procure que misère. Dans les trois récits, il sagit des femmes abandonnées : Norah par son père, puis par sa mère, Fanta déçue et sans soutien auprès de Rudy Descas, Khady Demba trahie et abandonnée par son amant, lors de sa fuite. Et ces femmes ont, dans les trois récits, la prostitution comme palliatif à leurs misères : le narrateur déclare que la mère de Norah et Khady Demba se sont prostituées ; seule Fanta ne porte pas ce qualificatif ; elle prend un amant, bien quil ne change rien à sa vie.

Lœuvre de Ndiaye fait émerger, à travers ces trois destinées, des femmes modernes qui affrontent les difficultés de la vie ; de façon significative, la médiocrité des hommes qui les entoure révèle leur force. Une négociation constante met en jeu leur statut dobjet et celui de sujet, pour faire éclore leur détermination, telles des femmes que les difficultés minant leur quotidien poussent à ne jamais baisser les bras. Les situations transposées dans Trois femmes puissantes traitent de tensions sociales, en loccurrence des conflits familiaux qui altèrent la cohésion de chaque groupe. Appréhendés avec lapproche genre, ces conflits mettent aux prises des hommes avec des femmes aux parcours atypiques. Les adaptations constantes de chacune font sans doute la force de ce négo-féminisme qui crée des chemins aux trames instables, avec des personnages dépassant un statut dobjet pour affirmer une volonté de sujet. De fait, en refusant dêtre réifiées, elles sont déjà puissantes.

Koutchoukalo Tchassim

Université de Lomé

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Bibliographie

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Brinker, Virginie, « Trois femmes puissantes ou linaltérable humanité », La Plume francophone, décembre 2007 : « https://la-plume-francophone.com/2007/12/18/marie-ndiaye-trois-femmes-puissantes/ (consulté le 17/03/2021) ».

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Tossou, Okri Pascal, « Lenchâssement sémiotique dans Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye : Quand Khady Demba se prête à lesthétique féministe », Revue ivoirienne des Lettres, Arts et Sciences Humaines, no 32, décembre 2016, t. 1, p. 5-13.

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Wabbes, Nina, La Vie de trois femmes représentée par deux auteurs différents : les Bonnes femmes de Montaigne vs. les Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye, mémoire de Master, Université de Gand, 2013 : « https://libstore.ugent.be/fulltxt/RUG01/002/060/454/RUG01-002060454_2013_0001_AC.pdf(consulté le 28/03/2021) ».

Zaher, Hafida, « Femmes et développement : approche genre », Université Laval, Québec, 2001 : « https://www.researchgate.net/publication/342819305_femmes_et_developpement_approche_genre/link/5f0757eb4585155050986270/download (consulté le 28/03/2021) ».

1 « Je me permets dattirer votre attention sur un point qui me semble important : nayant jamais vécu en Afrique et pratiquement pas connu mon père (je suis métisse), je ne puis être considérée comme une romancière francophone, cest-à-dire une étrangère de langue française, aucune culture africaine ne ma été transmise. Je la connais, un peu, comme peuvent la connaître des personnes intéressées par toutes les formes de culture. Il me semblait important de le préciser, ne sachant si vous étudiez des romancières aussi superficiellement africaines que je suis », Lettre adressée à Jean-Marie Volet (1994), citée par Andreea-Madalina Neamtu-Voicu, 2016, p. 10.

2 M. Bouvet est décédé en 1960 ; « La relation dobjet » a paru initialement dans La Théorie psychanalytique, Paris, PUF, 1969. Les trois strates de caractéristiques sont : 1) linteractivité sujet-objet implique la description dune interrelation ; 2) la distance veut reconnaître le point théorique qui distingue lobjet pulsionnel de lobjet réel ; 3) la plasticité désigne des relations qui évoluent au fil du temps. À ce propos : Daniel Widlöcher, « Lobjet : entre le lieu et la figure », Annuel de lAPF, 2008, p. 45-63 : « https://www.cairn.info/revue-annuel-de-l-apf-2008-1-page-45.htm (consulté le 28/03/2021) ».

3 Nous utilisons les recherches de Hafida Zaher (2001) et les synthèses proposées par lassociation Adéquations. Dans son ouvrage Femmes et développement : approche genre, Zaher établit une revue de la littérature sur le genre et convoque les travaux de Young et als. (1988), Scott (1988), Mathieu (1989), Mignot-Lefebvre (1982), Mackitosh (1988) et Pelchat (1992). Sur le site de lassociation Adéquations, se référer aux Documents dorientation stratégique genre et développement du Ministère français des Affaires étrangères. Le premier document a été adopté le 9 novembre 2007 et le second le 23 août 2013 pour la période 2013-2017.

4 À ce propos, consulter : « https://www.ritimo.org/Empowerment-6731 (consulté le 28/03/2021) ».

5 Voir : « http://www.folio-lesite.fr/Idees-de-lecture/Tous-feministes/(cat)/173340 (consulté le 28/03/2021) ».

6 Limage concentre plusieurs destinées, ce que lon peut associer à la structure du volume où les parties se succèdent sans titres ni numérotation. Il y a une continuité structurelle qui préexiste aux voix et destins différents proposés dans chaque partie.