Écriture de soi et expérience fictionnelle chez Fatou Diome Entre auto-thérapie et contestation du pouvoir
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir
- Auteur : Sagna (Moussa)
- Pages : 447 à 458
- Collection : Rencontres, n° 539
- Série : Francophonies, n° 2
Écriture de soi et expérience fictionnelle chez Fatou Diome
Entre auto-thérapie et contestation du pouvoir
La critique littéraire a souvent analysé l’œuvre de Fatou Diome en faisant de la question de l’émigration l’essence même de son discours. Cette lecture, quoiqu’intéressante, ne souligne pas assez la défense des droits de la femme dans une société niodioroise conservatrice. À partir de cette œuvre, notre propos veut mettre en évidence comment la scénarisation de parcours de femmes constitue en même temps une dénonciation de l’autorité, du pouvoir mâle qui régente la communauté seereer du terroir islamisé des îles du Saloum. Nous partons du postulat que l’auteure dévoile son trauma pour transgresser et dénoncer les tares d’une société aux habitus conservateurs.
Dire le trauma
Dans son étude de l’œuvre d’Imre Kertész, Chiantaretto souligne que « l’expérience de soi est une épreuve, parce qu’elle interroge le lien entre réalité extérieure et réalité intérieure, présence du passé et présence du futur, identité et identification, réalité psychique des autres en soi et réalité psychique des différentes figures de soi chez les autres » (Chiantaretto, 2008, p. 18). L’épreuve que constitue cette expérience rend désormais caduque une narration de soi sur un mode rousseauiste, et l’on sait aussi depuis Fils (1977) de Doubrovsky que la psychanalyse a bouleversé les rapports de soi à soi et de soi à autrui. L’histoire de l’auteur s’esquisse dès lors en réaction aux soubresauts d’une mémoire éreintée par les épreuves. Avec Fatou Diome, le rapport à soi et à autrui s’énonce à travers la scénarisation des assujettissements et des rejets dont 448les personnages, souvent féminins, sont victimes. Que ce soit dans Le Ventre de l’Atlantique (2003), dans Kétala (2006), dans Impossible de grandir (2013) ou dans Les Veilleurs de Sangomar (20191), le dessein de mettre en scène les « états de femme » (Heinich, 2014, p. 94) à Niodior laisse deviner que « sur ce coin de la Terre, sur chaque bouche de femme est posée une main d’homme » (VA, p. 131). La prise de plume – immersion dans une écriture de soi ou une fiction romanesque – se révèle dès lors l’espace nécessaire pour contrer l’oppressante présence de l’homme et l’auteure expose ce mal-être dans des lieux où, au nom de l’islam dont les textes sont parfois peu maîtrisés, la femme est souvent rétrogradée au rang de faire-valoir. Dans la prose de Fatou Diome il y a, d’une part, une insistance sur la brutalité et l’absence de discernement de l’homme, et, de l’autre, une mise en scène du cauchemar de ces femmes qui vivent sur une île où « il était plus utile d’apprendre à connaître Dieu et d’étudier les voies du salut que de s’embarrasser à décoder le langage des Blancs » (VA, p. 80).
Avec l’avènement de l’islam, le recours au monde arabe comme référence crée une confusion entre culte islamique et culture arabe qui rogne l’espace dévolu à la femme. Dès lors que la culture arabe a supplanté la tradition subsaharienne, un changement de paradigme s’est opéré dans le quotidien des femmes. Fatou Diome, consciente des transformations impliquant une évolution négative de la condition des femmes à Niodior, rappelle que dans la société seereer préislamique celles-ci avaient leur mot à dire dans le choix du conjoint (IDG, p. 265-266). En effet, la naissance d’une mentalité nouvelle, consécutive de l’islamisation, a entraîné dans le terroir des îles seereer sous influence mandingue (dont l’islamisation remonte à l’empire du Mali au xiie siècle), une conception nouvelle des rapports hommes-femmes. Les valeurs introduites par l’islam ont entravé la liberté de la femme en la plaçant sous le joug des hommes. À partir de ce moment, toute l’histoire de Niodior – village d’ailleurs fondé par une femme (IDG, p. 266) – a été revisitée. Par conséquent, les parcours de femmes construits par Fatou Diome mettent « en jeu tous les fils, les mots et les maux d’une vie » (Vercier, Lecarme et Bersani, 1982, p. 154). Dans Les Veilleurs de Sangomar, « ces maux d’une vie » 449s’observent dans le quotidien de Coumba, la veuve dont le recueillement et le besoin de solitude sont perturbés par les récriminations de proches ne pouvant distinguer la tradition arabique des connaissances islamiques. Dans le roman, Fatou Diome tourne en dérision l’attitude des « Métamorphosés », ces nouveaux convertis qui se distinguent par leur bigoterie maladroite et leur méconnaissance de l’islam, ce qui génère de nombreuses confusions :
– Coumba […], si tu me permets, veille à mieux te couvrir, commençait l’un des Métamorphosés […]. Tu sais Coumba, une femme pieuse ne doit pas rester tête nue, surtout dans ta situation.
– C’est vrai, ma nièce, prête attention à la décence de ta tenue, renchérissait aussitôt l’éminence grisonnante du groupe de Métamorphosés […].
– […] Coumba, ne porte plus ton chapelet autour du cou, ce n’est pas un collier, un ornement, c’est un objet sacré… (VS, p. 162-163)
Faisant fi de la tristesse de Coumba, les hommes vont, « d’interdit en recommandations » (VS, p. 163), obstruer l’avenir de la veuve car, « depuis que leurs nouvelles croyances les aveuglent, les mutants soumettent les femmes, les reléguant au rang de pleureuses » (VS, p. 208). Avec un verbe proche de celui de Ken Bugul2, Fatou Diome narre les travers d’une société niodioroise devenue ouvertement phallocratique. De fait, ses récits mettent en évidence les iniquités subies comme une purge. Dans Kétala, par exemple, le rappel des propos du père de Mémoria par Cassette permet de relever l’utilité de la femme dans une société qui a fait de l’homme le sexe fort :
Je m’adresse à celle qui est ma fille, par la volonté de Dieu et qui, à ce titre, me doit respect et obéissance, dit le père. Voilà quelques mois que tu n’envoies plus aucun mandat. Pourtant, même au bout du monde, tu as appris les ravages de la dévaluation. […] Aujourd’hui, il ne nous reste plus que toi et la grâce d’Allah. Qu’attends-tu donc pour nous aider à faire vivre la famille ? (K, p. 208)
Pourtant, ce même père est le premier à rejeter sa fille et à donner l’ordre qu’elle s’éloigne des autres membres de la famille lorsqu’il comprend de quelle maladie elle souffre :
450Au bout d’un long moment de silence, son père lui cracha ce que tous pensaient sans oser l’affirmer : « Cette maladie n’infecte que les dégénérés qui mènent une vie dissolue. Tu ne l’aurais jamais attrapée si tu t’étais bien comportée là-bas. […]. Dorénavant, je t’interdis tout contact avec ma famille […] » (K, p. 266)
Pressée par la société parce qu’elle doit satisfaire les attentes placées en elle, la femme est rejetée et abandonnée à son triste sort quand un représentant du patriarcat juge qu’elle a commis un écart de conduite. Cet abandon peut être mis en parallèle avec la désespérance du jeune Moussa qui, dans Le Ventre de l’Atlantique, de retour sur l’île, incarne l’échec en Europe : la micro-société niodoroise peine à comprendre et à s’accommoder des réalités du monde contemporain. Moussa, victime pourtant, se suicide (VA, p. 1143). Cette comparaison, quoique plausible, laisse de côté le mal subi par les filles appelées à « faire maman » (VA, p. 186), tel un métier, afin de « gagner le paradis » (VA, p. 187).
Dans Le Ventre de l’Atlantique et dans Impossible de grandir, la femme qui enfreint les codes introduits par l’islam est traitée avec plus de mépris que l’émigré qui a échoué. S’il est vrai que l’émigré est vilipendé, la femme, elle, est mise au ban de la société au point de s’enfermer dans le mutisme ou de disparaître4. Les intrigues mettent en scène ces cas de figures, par exemple avec la mère de Salie, l’alter ego de Fatou Diome, incapable de se guérir de sa mélancolie ; mais encore avec la jeune Sankèle – dont le nom signifie en seereer la sacrifiée – et à sa mère dont les vies sont détruites à cause de l’infanticide commis par le père ne supportant pas la honte d’une naissance illégitime :
Sankèle reprenait son souffle, essayant malgré sa fatigue de reconnaître, dans le visage de son fils couché auprès d’elle, les traits de son aimé. Sa mère saisit une bassine et alla puiser de l’eau dans la grande jarre, au coin de la cour. Alors qu’elle revenait vers la chambre, un cri strident déchira la terre tiède sous ses pieds. Figée, elle vit Sankèle passer devant elle en courant, la tête entre les mains. Elle essaya de la rattraper, en vain. Elle rebroussa chemin 451pour aller s’occuper du nourrisson. Le spectacle qu’elle découvrit la priva de parole à tout jamais : son mari avait mis l’enfant dans le sac plastique et le ficelait comme un rôti de porc. Devant le regard ahuri de son épouse, il annonça froidement :
– Un enfant illégitime ne peut grandir sous mon toit. (VA, p. 133-134)
Le désir de Fatou Diome de revenir aux moments de l’enfance (Le Ventre de l’Atlantique, Impossible de grandir) ou de recourir à la fiction (Kétala, Les Veilleurs de Sangomar) pour conter le sort peu enviable des femmes de Niodior se comprend en écho de sa propre enfance traumatique et d’une sororité avec les femmes de son île natale, participant ainsi « à la revendication d’une écriture de soi libre, [afin] non pas de recomposer le passé, mais de lui trouver des mots dans l’indépendance maximale – voire la rébellion ouverte ! » (Chiantaretto, 2014, p. 48). Le double choix de la fiction et du récit de soi obéit, pour ainsi dire, à une volonté de Fatou Diome de dépasser les conflits avec les femmes Niodior afin qu’ensemble elles puissent faire face à la domination des hommes.
Transgresser pour dénoncer
Considérée comme « la fille du diable » (VA, p. 75) par les insulaires de Niodior, Fatou Diome s’est attelée, dès Le Ventre de l’Atlantique, à revenir sur les péripéties de son enfance et à mettre en scène le mauvais traitement dont elle a été victime. Pourtant, très vite, le besoin de subvertir l’autoritarisme des insulaires et de réhabiliter l’honneur bafoué de sa mère s’est greffé au dessein de représenter son parcours. Aussi recourt-elle à l’écriture qui lui octroie une certaine liberté lui permettant de « dire et faire tout ce que [sa] mère n’a pas osé dire et faire », comme l’affirme Salie (VA, p. 227).
Le retour à l’enfance, « foyer résiduel de traumatismes et de séquelles qui se révèlent dans les écrits des romancières » (Chérif-Kréchiem, 2012, p. 176), inscrit déjà la transgression au cœur du projet mémoriel et fictionnel de Fatou Diome puisqu’on « ne se souvient pas pour aller mieux, mais pour comprendre » (IDG, p. 54). La tentative de capter l’inexplicable crée une distorsion dans la mesure où, en mettant en 452exergue l’histoire de sa vie ou celle des femmes d’une contrée refusant le « soi », les narratrices de Fatou Diome s’écartent des normes établies par la communauté5. D’ailleurs, la survie de Fatou Diome est en elle-même une transgression dans la mesure où, note-t-elle :
[…] trahie par ma grand-mère, la tradition, qui aurait voulu m’étouffer et déclarer un enfant mort-né à la communauté, maria ma mère à un cousin qui la convoitait de longue date. À défaut de se débarrasser de moi, les garants de la morale voulurent me faire porter le nom de l’homme imposé à ma mère. Ma grand-mère s’y opposa fermement […]. (VA, p. 74)
Les germes de la dénonciation de la domination du mâle – symbolisée par le refus d’une filiation de convenance par la grand-mère – proviennent de cette Afrique profonde, considérée peu connectée aux réalités du monde contemporain. Le non-respect des codes par la grand-mère expose l’enfant à la vindicte populaire, augurant déjà une vie de confrontations avec la communauté. Et l’image de la grand-mère qui s’oppose aux « dogmes » traditionnels imposés par l’islam est symbolique à bien des égards. Par essence garante de la tradition, elle s’est muée en annonciatrice d’un bouleversement social à Niodior que Fatou Diome va parachever. En effet, rejetée, la jeune fille se réfugie bientôt dans les études et l’écriture (dont les pouvoirs thérapeutiques nourrissent tant le récit de soi que la voie romanesque) ; celle-ci lui permet de décrire une société traditionnelle que l’islamisation à outrance a abrutie. À preuve, dans le récit autobiographique Impossible de grandir, elle montre comment dans ces contrées l’islamisation participe à biaiser le jugement des valeurs de la femme :
Quand je préparais le bac, dans une minuscule chambre que je louais, n’ayant pas toujours le prix d’une bougie, j’allais parfois faire les devoirs ou réviser mes leçons, la nuit sous l’électricité du lycée Demba Diop. Compréhensif, le proviseur de l’époque me laissait une classe à disposition, quand je le lui demandais. À l’aube, lorsque je croisais et saluais les porteurs de chapelets, qui se rendaient ou revenaient de la mosquée, ils me maudissaient, crachaient par terre, me prenant pour une prostituée au sortir d’une nuit de péchés. (IDG, p. 269)
Dans le roman Les Veilleurs de Sangomar, en revanche, l’importance accordée par la veuve à l’écriture, au détriment de la dévotion due à son 453statut de femme éplorée, constitue un sacrilège pour certains membres de sa famille. À travers le recours à l’écriture, où Coumba noie son chagrin, s’énonce une satire des croyances islamiques déphasées des réalités du monde actuel :
Écrire […] c’est se présenter au Seigneur tel qu’il vous a fait, à lui d’assumer sa pauvre créature. En méditation perpétuelle et quotidiennement confessé par le pire des juges qu’est la conscience, l’écrivain n’a besoin d’aucune autre dévotion ; si l’ascèse imposée par son art ne mène pas au Paradis, personne n’y accédera. (VS, p. 47)
Les intercesseurs Abraham, Jésus, Mohamed (VS, p. 79) qu’interpellent les hommes perdent leurs pouvoirs. L’écriture est désormais le véritable intermédiaire dans une société dont la tradition est pourtant intrinsèquement liée à l’oralité. Une étape est donc franchie dans la remise en question du pouvoir des hommes, puisqu’avec la pratique de l’écriture, la femme transgresse et affiche son autonomie. En effet, de la fin des années 1990 au début des années 2000, une importante production romanesque d’auteures sénégalaises est venue bousculer certains codes sociaux. Qu’il s’agisse de Riwan ou le chemin de sable (1999) par Ken Bugul ou La nuit est tombée sur Dakar (2004) d’Aminata Zaaria, les auteures représentent sans tabou le corps de la femme, exposent sa sexualité et vilipendent certaines coutumes ancestrales. Exploitant cette voie, Fatou Diome recourt à diverses stratégies narratives qu’elle amplifie dans Kétala où se met en place la scénographie d’une prosopopée : la parole est déléguée à des objets qui dévoilent à tour de rôle des pans de l’existence bafouée de Mémoria, la défunte dont la communauté veut ignorer la vie. Dès le début de leur « kétala » – il précède celui des humains appelés à se partager les biens de la défunte – la satire contre les hommes est immédiate. Masque, par exemple, dit à Mouchoir que « dans la vie des hommes, tout est injuste » (K, p. 62). Le discours des objets dénonce l’injustice faite aux femmes en général, et de Mémoria en particulier, ainsi que l’hypocrisie de la société, par exemple quand Montre rapporte les reproches de Makhou, l’ex-époux de Mémoria, à ses parents :
Vous avez toujours su que je suis homosexuel. Tamara, son appartement, son école de danse, vous avez tout financé, en échange de ma discrétion. N’ayant rien pu contre mon amour pour Tamara, vous avez fermé les yeux. Pourtant, 454l’existence de ce lien affectif ne vous a pas empêché d’organiser mon mariage avec Mémoria, en sachant très bien que vous fabriquiez un faux couple. (K, p. 265-266)
Le propos de Makhou permet de relever les dysfonctionnements d’une société où « l’arbre à palabres est un parlement, et l’arbre généalogique, une carte d’identité » (VA, p. 79). S’affirme une caricature de la société traditionnelle, pour dénoncer la domination du mâle qui cherche même à contrôler le subconscient de la femme.
Rep(a)nser la condition de la femme
C’est dire qu’à l’inverse des hommes au pouvoir, la femme africaine « n’est ni un avatar néo-colonial, ni une résurgence traditionaliste, mais plutôt une sorte de troisième voie, intimiste certes, mais forte d’une universalité qui étend peu à peu la sensibilité et la découverte du moi à l’ensemble d’un champ social souvent sclérosé » (d’Almeida et Hamou, 1991, p. 43). Chez Fatou Diome, la scénarisation des histoires de femmes permet de révéler « le mal d’être, le mal de vivre, [le] besoin de résistance [dans la mesure où] le tempérament exalté des personnages [féminins] donne aux récits ou aux fictions une vitalité dans un climat littéraire dominé par la question de l’émancipation » (Dramé, 2005, p. 128). Par contraste est proposée une valorisation de la femme au moyen de la scénarisation des faiblesses que l’homme tente de masquer :
Djilali essayait de rasséréner Linda comme il pouvait, pendant que ses yeux avouaient tout ce que la bouche ne s’autorise jamais à formuler, quand les hommes font l’homme : « Moi aussi, je suis inquiet. Moi aussi, j’ai peur. Moi aussi, j’ai mal. » (VS, p. 131)
De fait, un nouveau regard est posé sur la femme et son statut repensé dans un milieu où « les lutteurs descendent dans l’arène pour mériter les félicitations de leur brave-tendre mère » (VS, p. 57). On comprend, dès lors, pourquoi dans Le Ventre de l’Atlantique, Salie s’offusque de la scène qu’offraient « des starlettes issues d’un casting commercial […] qui ignorent tout des combats menés pour la dignité des femmes » (VA, p. 37). À travers 455la voix de son personnage, Fatou Diome combat les idées reçues et « la réduction au silence non-questionnée des femmes » (Narasimhan, 2019, p. 103). L’auteure-narratrice du Ventre de l’Atlantique se moque de « la vieille sottise qui consiste à faire accroire aux petits garçons qu’“un homme ne doit pas pleurer” » (VS, p. 131), tout en étant consciente que cette prétendue domination ne s’estompera que si les femmes se soutiennent ; or cette solidarité féminine fait défaut. Dans Kétala, par exemple, les malheurs de Mémoria ont débuté dès l’instant où la mère de Makhou a cherché à masquer l’homosexualité de son fils. Dans Les Veilleurs de Sangomar, la dénonciation de cette absence d’entraide s’effectue au moyen d’un questionnement de Coumba : « On ne cesse de parler de solidarité féminine ; comment se fait-il qu’il existe plus de belles-mères insupportables que d’adorables ? » (VS, p. 121)
La signification du prénom de la belle-mère de Coumba est, d’ailleurs, révélatrice de cet antagonisme, car en seereer Wassiâm signifie « laisse-moi en paix ». Les rapports conflictuels entre belle-mère et bru sont, pour ainsi dire, un prétexte pour Fatou Diome d’appeler à une synergie des forces féminines pour contrer la domination des hommes. C’est dans ce sens qu’elle appelle à réarticuler le paradigme du mariage avec un retour à la tradition seereer où les filles choisissaient leur époux. Aussi, dans la narration des aventures de l’homme de Barbès, par exemple, Salie insère-t-elle l’histoire de Sankèle montrant, par la même occasion, comment les choix du conjoint doivent être redéfinis :
En dépit d’une éducation traditionnelle, qui tâchait de la modeler comme du beurre de karité, Sankèle avait grandi avec des ailes de pélican assoiffé d’azur. Malgré son sourire timide et son regard fuyant, elle avait du cœur et de l’audace. […] L’amour, elle le concevait d’une manière bien à elle. Qu’attendre d’un homme au bout du monde, sinon des nuits de veuve et des rides par dizaines à chacun de ses retours ? Guidée par sa propre loi, la belle Sankèle avait fauté […]. (VA, p. 31)
Sankèle, devenue « une ombre diffuse dans un territoire imaginaire » (VA, p. 136), est une belle illustration de la contestation du pouvoir des hommes de Niodior6. L’importance accordée à la grand-mère, au détriment du grand-père dans la restitution de l’histoire de ses origines, 456se comprend dès lors mieux. La validation de la saga familiale par la grand-mère confère un statut nouveau à la femme, à travers un retour à la tradition africaine où celle-ci n’était pas encore une subalterne. Ayant recouvré son identité en assimilant et validant son histoire personnelle, Fatou Diome peut désormais participer à la lutte plus générale de l’émancipation de la femme, car, soutient-elle, « j’écris pour dire et faire tout ce que ma mère n’a pas osé dire et faire ! J’écris, afin que dans sa lignée de femmes, elle soit la dernière sacrifiée, car ma liberté est un non tonitruant, que je ne cesserai de transmettre, jusqu’à mon dernier souffle, à toutes mes sœurs d’Afrique et d’ailleurs » (IDG, p. 312). La clausule de cet énoncé témoigne du rôle nouveau que la femme doit jouer dans sa communauté. Il faudrait donc, par conséquent, nuancer le propos qui voudrait qu’entre « le patriarcat et l’impérialisme, […] la figure de la femme disparaît non dans un néant virginal mais dans un violent va-et-vient qui correspond à la figuration déplacée de la “femme du Tiers-Monde”, prise entre tradition et modernisation » (Narasimhan, 2019, p. 105). De fait, la femme africaine n’est nullement à la marge dans la réécriture de l’histoire commune et il n’est plus possible de faire référence à un ancrage dans un passé révolu ou dans une foi en une modernité qui peine à s’installer pour expliquer l’exclusion de la femme de « la redistribution de la puissance et de la prospérité » (Guillebaud, 2008, p. 452). Au contraire elle participe, à sa façon, à formater son rapport à l’autorité. Chez Fatou Diome, ce remodelage s’énonce lorsqu’elle refuse « d’être réduite au statut, si longtemps bafoué, de femmes. » (IDG, p. 310)
Conclusion
C’est dire que les tragédies vécues par les personnages féminins sont les sacrifices nécessaires pour l’émancipation de la femme. Il est donc attendu des romancières africaines une scénarisation des relations nouvelles entre l’homme et la femme africaine, détachées de toute forme de domination. L’œuvre de Fatou Diome, marquée au sceau de l’écriture 457de soi, remet constamment en question l’autorité du patriarcat, surtout celui de son île natale de Niodior. Ce nœud de tensions s’inspire d’un trauma familial qui signifiait déjà la transgression des règles établies. De ce fait, Fatou Diome affirme le pouvoir de « passer outre », d’aller au-delà des normes, des codes et des catégories, afin que les femmes de Niodior – et sans doute bien d’autres – participent à l’invention d’un monde nouveau, loin des brimades et des humiliations.
Moussa Sagna
Université Cheikh Anta Diop, Dakar
458Bibliographie
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1 Dans le cadre de cet article, nous retenons ces quatre romans ; Le Ventre de l’Atlantique est le second publié par Diome et Les Veilleurs de Sangomar le plus récent, paru en 2019. Les sigles VA pour Le Ventre de l’Atlantique, K pour Kétala, IDG pour Impossible de grandir et VS pour Les Veilleurs de Sangomar seront désormais utilisés.
2 À propos de cette auteure, voir : Amadou Falilou Ndiaye et Moussa Sagna, « Le Baobab fou, Riwan ou le Chemin de sable et De l’autre côté du regard : les autobiographies féministes de Ken Bugul », Nouvelles Études Francophones. Revue du Conseil International d’Études Francophones, University of Nebraska Press, 2017, p. 57-69.
3 Rappelons cependant que le suicide « est perçu par le seereer non pas comme un anéantissement mais comme la manifestation du suprême honneur : “Le suicide, dans l’éthique seereer […], lave l’affront. Le clan devient sauf. Et la mort, dans son acception seereer, permet l’accession à une autre vie qui donne la possibilité d’un retour réel après le dépouillement de toutes les souillures contractées durant son existence” » (Ndong, 2004, p. 30-31).
4 Par exemple, dans Le Ventre de l’Atlantique, p. 56 et p. 134.
5 Sur ce point, voir : Mansour Dramé, « L’émergence d’une écriture féministe au Sénégal et au Québec », Éthiopiques, no 74, 2005, p. 120.
6 Soulignons, cependant que, parce qu’elle a osé défier un système figé, Sankèle a été astreinte au silence en s’effaçant de la mémoire des insulaires à la faveur de son exode en ville. Ce départ traduit aussi la résilience des hommes de Niodior capables de briser les velléités révolutionnaires des femmes de l’île.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12735-2
- EAN : 9782406127352
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12735-2.p.0447
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/05/2022
- Langue : Français
- Mots-clés : Fatou Diome, écriture de soi, contestation, féminisme, traumatisme