Avant-propos
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Voyager d’Égypte vers l’Europe et inversement. Parcours croisés (1830-1950)
- Auteur : Moureau (François)
- Pages : 9 à 11
- Collection : Rencontres, n° 405
- Série : Littérature générale et comparée, n° 31
Avant-propos
C’est presque faire trop d’honneur de demander à un modeste témoin de ce beau colloque du Caire, organisé par notre collègue Randa Sabry et par ses collaboratrices, d’en analyser non le contenu – que la synthèse qui suit développe à loisir avec talent –, mais ce que ces journées représentent pour la recherche internationale contemporaine dans le domaine particulier des études sur la littérature des voyages dans l’Orient méditerranéen. On sait que la thématique « orientaliste » a subi, depuis quelques lustres, de violentes attaques qui en contestaient la légitimité. Attaques parfois justifiées, même si l’excès de critique faisait souvent l’impasse sur une évidente empathie des grandes écoles de savants qui, dès le xvie siècle et la Renaissance, avaient fait de la « matière d’Orient » un autre modèle qui valait et même parfois dépassait celui que l’Europe se flattait de représenter. C’est alors que l’Égypte fut considérée comme la mère des civilisations qui, d’Athènes à Rome ensuite, avait modelé, dans l’espace méditerranéen, une manière d’être et de penser le monde. Les relations commerciales avec l’Empire ottoman et les « échelles du Levant » se combinaient assez harmonieusement avec les enquêtes archéologiques sur le terrain et avec l’apprentissage des langues – école des langues à Istanbul d’où fut issu Antoine Galland, le révélateur des Mille et une Nuits, les chaires au Collège royal à Paris et les travaux de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres avant la Révolution. Cet Orient des savants qui allait jusqu’à l’Inde et à la Chine était certes un univers d’études réservées à une minorité, mais la thématique orientale nourrissait l’art et la littérature – romans, contes de fées et théâtre compris. Cet Orient de merveilles, largement superficiel mais néanmoins fascinant, décorait l’espace des salons parisiens de personnages et de vues à l’exotisme coloré et heureux. Des « pagodes » ornaient les jardins à la française. Cet Orient était un Occident rêvé.
Avec la fin du xviiie siècle, la Méditerranée subit les contrecoups d’une certaine modernité. « Homme malade de l’Europe », l’Empire 10ottoman fut victime de l’Empire des tsars en quête de mers chaudes à atteindre. Bonaparte, qui avait le projet de contrecarrer l’expansion britannique en Inde et, peut-être de poser au nouvel Alexandre, vit dans l’Égypte le théâtre de sa gloire future. Si cela ne réussit pas, il continua du moins, en tant que membre de l’Institut de France nouvellement fondé, renouveau des anciennes académies, de l’investir de projets savants en créant l’Institut d’Égypte, à qui l’on doit la monumentale Description de l’Égypte. Comme nous le notons plus loin1, Dominique Vivant Denon, futur directeur du Musée Napoléon – le Louvre –, en fut le plus célèbre artisan avec son Voyage dans la Basse et la Haute-Égypte. Mais les armes dominaient encore les lettres et les arts, même si la pierre de Rosette, alors retrouvée, annonçait pour ses « inventeurs » l’œuvre de Champollion. Celui-ci réalisa le projet qui avait hanté les savants des siècles précédents, comme Athanase Kircher à Rome et sa Lingua aegyptiaca restituta (1643), pour qui l’interprétation des hiéroglyphes était la tâche première pour comprendre l’Égypte antique et la civilisation première qui avait généré celle de l’Occident. Les collections d’objets égyptiens rassemblés par les amateurs et les musées prenaient enfin un sens. Mais, en même temps, l’Empire ottoman se délitait et les peuples qui le composaient prenaient de plus en plus leur autonomie, voire leur indépendance, sous le regard intéressé des puissances occidentales dominantes.
De Méhémet-Ali à son petit-fils Ismaïl, l’Égypte se livra à une certaine « modernité », la Nahda, dont la signification est souvent ambiguë. Plusieurs contributions de ce volume concernent des voyageurs égyptiens de cette époque se rendant en Europe. Contrairement aux voyageurs européens qui vont vers « l’Orient » pour en savourer le parfum exotique encore présent dans ce qui reste de sa magnificence passée et qui se préoccupent fort peu, sauf pour des ingénieurs ou des entrepreneurs, de la réalité contemporaine, les premiers Égyptiens qui s’embarquent pour l’Europe, souvent à l’occasion des Expositions universelles consacrées aux derniers progrès de la technologie occidentale, sont en quête d’un parfum d’une tout autre qualité. Mais c’est là aussi où ils mesurent combien le discours « occidentaliste » des voyageurs est insuffisant voire néfaste, car il pose comme universelles des valeurs qui nient une bonne part de la tradition culturelle et intellectuelle de leur propre univers 11mental. Une Égypte de fantaisie, largement régressive, dans l’Exposition universelle parisienne de 1889 – centenaire de la Révolution française et aube de l’ère nouvelle d’une modernité démocratique – montre avec cette « rue du Caire » reconstituée sur les bords de la Seine que, comme d’autres fabrications du même type, « l’exotisme » est une machine de mise au pas idéologique.
Ce n’est pas le moindre intérêt du volume qui suit que de révéler à un public de langue française des textes arabes qui n’ont que rarement bénéficié d’une traduction. Cette immersion dans le discours des voyageurs égyptiens, de l’aube du romantisme à l’existentialisme, de la sujétion à la naissance d’un nationalisme arabe marqué par la lutte anticoloniale, est un apport considérable à nos études et contribue, au-delà de la littérature européo-centrée, à la prise de conscience d’une littérature mondiale diversifiée et enfin cohérente.
François Moureau
Sorbonne Université
1 « Un demi-siècle d’études sur la littérature de voyage de langue française (état des lieux) », p. 27-41.
- Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- ISBN : 978-2-406-08208-8
- EAN : 9782406082088
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08208-8.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 20/06/2019
- Langue : Français