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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Voyager d’Égypte vers l’Europe et inversement. Parcours croisés (1830-1950)
  • Auteur : Moureau (François)
  • Pages : 9 à 11
  • Collection : Rencontres, n° 405
  • Série : Littérature générale et comparée, n° 31
  • Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
  • EAN : 9782406082088
  • ISBN : 978-2-406-08208-8
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08208-8.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 20/06/2019
  • Langue : Français
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Avant-propos

Cest presque faire trop dhonneur de demander à un modeste témoin de ce beau colloque du Caire, organisé par notre collègue Randa Sabry et par ses collaboratrices, den analyser non le contenu – que la synthèse qui suit développe à loisir avec talent –, mais ce que ces journées représentent pour la recherche internationale contemporaine dans le domaine particulier des études sur la littérature des voyages dans lOrient méditerranéen. On sait que la thématique « orientaliste » a subi, depuis quelques lustres, de violentes attaques qui en contestaient la légitimité. Attaques parfois justifiées, même si lexcès de critique faisait souvent limpasse sur une évidente empathie des grandes écoles de savants qui, dès le xvie siècle et la Renaissance, avaient fait de la « matière dOrient » un autre modèle qui valait et même parfois dépassait celui que lEurope se flattait de représenter. Cest alors que lÉgypte fut considérée comme la mère des civilisations qui, dAthènes à Rome ensuite, avait modelé, dans lespace méditerranéen, une manière dêtre et de penser le monde. Les relations commerciales avec lEmpire ottoman et les « échelles du Levant » se combinaient assez harmonieusement avec les enquêtes archéologiques sur le terrain et avec lapprentissage des langues – école des langues à Istanbul doù fut issu Antoine Galland, le révélateur des Mille et une Nuits, les chaires au Collège royal à Paris et les travaux de lAcadémie des Inscriptions et Belles-Lettres avant la Révolution. Cet Orient des savants qui allait jusquà lInde et à la Chine était certes un univers détudes réservées à une minorité, mais la thématique orientale nourrissait lart et la littérature – romans, contes de fées et théâtre compris. Cet Orient de merveilles, largement superficiel mais néanmoins fascinant, décorait lespace des salons parisiens de personnages et de vues à lexotisme coloré et heureux. Des « pagodes » ornaient les jardins à la française. Cet Orient était un Occident rêvé.

Avec la fin du xviiie siècle, la Méditerranée subit les contrecoups dune certaine modernité. « Homme malade de lEurope », lEmpire 10ottoman fut victime de lEmpire des tsars en quête de mers chaudes à atteindre. Bonaparte, qui avait le projet de contrecarrer lexpansion britannique en Inde et, peut-être de poser au nouvel Alexandre, vit dans lÉgypte le théâtre de sa gloire future. Si cela ne réussit pas, il continua du moins, en tant que membre de lInstitut de France nouvellement fondé, renouveau des anciennes académies, de linvestir de projets savants en créant lInstitut dÉgypte, à qui lon doit la monumentale Description de lÉgypte. Comme nous le notons plus loin1, Dominique Vivant Denon, futur directeur du Musée Napoléon – le Louvre –, en fut le plus célèbre artisan avec son Voyage dans la Basse et la Haute-Égypte. Mais les armes dominaient encore les lettres et les arts, même si la pierre de Rosette, alors retrouvée, annonçait pour ses « inventeurs » lœuvre de Champollion. Celui-ci réalisa le projet qui avait hanté les savants des siècles précédents, comme Athanase Kircher à Rome et sa Lingua aegyptiaca restituta (1643), pour qui linterprétation des hiéroglyphes était la tâche première pour comprendre lÉgypte antique et la civilisation première qui avait généré celle de lOccident. Les collections dobjets égyptiens rassemblés par les amateurs et les musées prenaient enfin un sens. Mais, en même temps, lEmpire ottoman se délitait et les peuples qui le composaient prenaient de plus en plus leur autonomie, voire leur indépendance, sous le regard intéressé des puissances occidentales dominantes.

De Méhémet-Ali à son petit-fils Ismaïl, lÉgypte se livra à une certaine « modernité », la Nahda, dont la signification est souvent ambiguë. Plusieurs contributions de ce volume concernent des voyageurs égyptiens de cette époque se rendant en Europe. Contrairement aux voyageurs européens qui vont vers « lOrient » pour en savourer le parfum exotique encore présent dans ce qui reste de sa magnificence passée et qui se préoccupent fort peu, sauf pour des ingénieurs ou des entrepreneurs, de la réalité contemporaine, les premiers Égyptiens qui sembarquent pour lEurope, souvent à loccasion des Expositions universelles consacrées aux derniers progrès de la technologie occidentale, sont en quête dun parfum dune tout autre qualité. Mais cest là aussi où ils mesurent combien le discours « occidentaliste » des voyageurs est insuffisant voire néfaste, car il pose comme universelles des valeurs qui nient une bonne part de la tradition culturelle et intellectuelle de leur propre univers 11mental. Une Égypte de fantaisie, largement régressive, dans lExposition universelle parisienne de 1889 – centenaire de la Révolution française et aube de lère nouvelle dune modernité démocratique – montre avec cette « rue du Caire » reconstituée sur les bords de la Seine que, comme dautres fabrications du même type, « lexotisme » est une machine de mise au pas idéologique.

Ce nest pas le moindre intérêt du volume qui suit que de révéler à un public de langue française des textes arabes qui nont que rarement bénéficié dune traduction. Cette immersion dans le discours des voyageurs égyptiens, de laube du romantisme à lexistentialisme, de la sujétion à la naissance dun nationalisme arabe marqué par la lutte anticoloniale, est un apport considérable à nos études et contribue, au-delà de la littérature européo-centrée, à la prise de conscience dune littérature mondiale diversifiée et enfin cohérente.

François Moureau

Sorbonne Université

1 « Un demi-siècle détudes sur la littérature de voyage de langue française (état des lieux) », p. 27-41.