Préambule Il faut parler de Jean-Louis Benoit
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: Transitions et Variations mariales
- Author: Hüe (Denis)
- Pages: 7 to 11
- Collection: Encounters, n° 602
- Series: Medieval civilization, n° 56
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PRÉAMBULE
Il faut parler de Jean-Louis Benoit
Il faut parler de Jean-Louis Benoit, car il ne le fait pas beaucoup lui-même. L’équipe qui a organisé le beau colloque à Turin m’a chargé de parler de lui et de le présenter pour ouvrir ce recueil d’actes ; demande collective à laquelle j’ai répondu sans hésiter, car effectivement il faut parler de Jean-Louis Benoit. Discret, il est noyé dans internet au milieu d’homonymes tous respectables et souvent plus éclatants : un metteur en scène, un spécialiste de Tocqueville occupent les premières places ; rien d’humiliant à cela. Il y a quelques années, lors de la remise des mélanges en son honneur à Giuseppe di Stefano, l’éminent professeur de littérature médiévale à McGill, l’orateur avait souligné qu’internet retournait principalement la figure du grand ténor italien partenaire de la Callas. Mésaventure de l’homonymie, qui convient peut-être trop à la figure du médiéviste que nous honorons ici, qui cherche si peu à se mettre en avant, et qu’il convient de mettre en lumière.
Car le collègue et ami à qui s’adressent ces lignes est bien des choses en même temps, qu’il convient de rappeler ; un littéraire et un enseignant tout d’abord. Je l’ai vu arriver à l’Université de Rennes recommandé par Jean-Claude Lozac’h Meur ; alors qu’il enseignait dans le secondaire, il avait accepté une charge de cours pour les agrégatifs. Agrégé normalien de Saint-Cloud, grammairien scrupuleux, pédagogue attentif, nous avons appris à le connaître, plus par les étudiants qui saluaient sa rigueur et sa disponibilité : l’éloignement comme sa charge de travail limitaient les interactions. Il venait alors d’achever avec Philippe Ménard sa thèse sur Gautier de Coinci ; travail très fin et profond, qui révélait, outre l’excellent connaisseur de la langue, sa sensibilité poétique et sa ferveur mariale. Mais c’est autour de questions de grammaire et d’histoire de la langue qu’il marquait les étudiants, éventuellement en publiant en ligne sur notre site des travaux comme « l’indicatif dans le Merlin de 8Robert de Boron (§ 17-47), à travers trois tiroirs : présent, imparfait, passé simple » : à mes yeux de littéraire, un exemple de dévouement. S’il a peu publié en grammaire, on sera émerveillé de la diversité des intérêts de Jean-Louis Benoit qui, par goût autant que par un itinéraire qui l’a fait passer par le secondaire, a publié sur de nombreux auteurs et de nombreux sujets, de Cendrars à Proust, Flaubert, Apollinaire, Mirbeau… Nous avons tendance à catégoriser les chercheurs et à les ranger dans des niches plus ou moins grandes, du médiéviste au spécialiste de l’œuvre de jeunesse d’Alain-Fournier ; Jean-Louis Benoit, tout modeste et silencieux qu’il est, occupe plusieurs places, et est peut-être et avant tout un littéraire, qui connaît ses auteurs, les pratique, les commente et les partage, toujours de façon accessible, mais sans facilité.
Pédagogue attentif, il a été recruté à l’Université de Bretagne Sud, à Lorient, où il a pu donner sa mesure et marquer les étudiants, organiser des manifestations mémorables – ceux qui y ont participé ont le souvenir de son beau colloque sur Marie en 2013, foisonnant, passionnant et superbement organisé, scandé par un inoubliable récital de cornemuse et bombarde dans le grand amphi de l’Université.
Mais c’est le film dont il a conçu le scénario qui révèle le mieux le travail qu’il a pu faire avec ses étudiants et des lycéens. Leur faire lire et déclamer, parfois avec la prononciation de l’époque, des extraits majeurs de la littérature médiévale (Mort de Roland, extraits du Pathelin et bien d’autres) dans des costumes anciens représente en soi un beau défi, mais le faire dans le décor moderne et parfaitement réel des locaux de l’UBS provoque à la fois le choc des cultures et la synthèse de celles-ci. Le Moyen Âge est inscrit dans notre histoire et notre mémoire, il fait partie de notre vie dès qu’on s’attache à l’actualiser – entendons à l’intégrer dans notre présent – et l’intégrer contribue à enrichir mémoire et sensibilité, et ç’a été sa mission d’enseignant de mettre en œuvre cette évidence ; cela en s’associant avec un professeur de cinéma, en travaillant avec des lycéens : un réel travail de passeur.
Il a été également la cheville ouvrière du colloque sur la Vierge organisé à l’Institut Catholique de Rennes, auquel je n’ai pu assister. C’est que sa familiarité avec la dévotion mariale le pousse à aborder inlassablement les textes qui l’évoquent ; il avait commencé avec Gautier de Coinci, il m’a contacté ensuite pour poursuivre son enquête avec Adgar : j’ai eu le plaisir de l’accompagner dans cette démarche au cours 9de son Habilitation à Diriger des Recherches sur le Gracial. Le texte est original à plus d’un titre, premier recueil de miracles écrits en français (en anglo-normand pour être plus précis), il marque à la fois son insularité et la spécificité de sa dévotion ; mais surtout, il compose le premier une guirlande mariale dont Jean-Louis Benoit montre la richesse et la sensibilité. Nous avons pu partager alors le goût pour cette poésie et la façon dont se développait la poésie mariale, et le cérémonial de sa soutenance a été un beau moment d’échanges et de partage.
Cet intérêt pour la poésie mariale constitue un axe fort de la recherche de Jean-Louis Benoit, et on le voit se poursuivre tout au long de son abondante production ; ses publications sont toujours celles d’un lecteur fin et sensible, à même de recourir à l’érudition si nécessaire ou à une analyse grammaticale serrée, mais toujours plus attentif à ce qu’évoquent les textes. C’est une notation de lumière, parfois qui est mise en évidence, c’est le sentiment, la sensation que les mots suscitent qui est à chaque fois offert au regard : il n’est pas question d’analyser en profondeur, mais de donner à réfléchir et presque à ressentir.
Nous nous trouvons à un moment très précis où s’imbriquent la littérature et la ferveur religieuse ; certes, des poèmes, des hymnes, des traités ont irrigué tout le haut Moyen Âge ; mais en latin, savants, ambitieux, et souvent virtuoses plus que touchants. Adgar est le premier à raconter des histoires, à offrir à un auditoire populaire – entendons par là non latiniste ; mais il touche aussi bien des seigneurs qu’un public de villageois ou de citadins – des récits où la Vierge intervient dans le monde des vivants, sauve et accompagne des simples hommes et femmes qui nous ressemblent. C’est cela qui permet de comprendre le chemin de Jean-Louis Benoit, le mélange de l’art de l’écriture et de la simplicité du conteur, la spiritualité qui s’intègre tout uniment dans le quotidien, comme si c’était une chose naturelle. Explorer Adgar après Gautier de Coinci, c’est remonter aux origines de cet univers où le divin manifeste sa présence tout naturellement, où on peut le raconter aux gens simples, aux laïcs comme aux petits enfants. On ne s’étonnera pas que parallèlement à ses études sur Adgar ou Gautier, Jean-Louis Benoit ait proposé des traductions de certains de ces miracles : il s’agit pour lui de transmettre les récits exactement comme ils ont été écrits au départ, pour divertir et enrichir ; on perpétue le plaisir du conte et on nourrit la foi.
10On le sait, Jean-Louis Benoit avait commencé un premier travail de thèse avec Henri Meschonnic, portant sur les écrits composés en hôpital psychiatrique. Formé à être attentif à la stylistique, à la poétique, aux effets prosodiques – et il montre à l’occasion sa rigueur analytique, il s’en détache consciemment pour adopter une lecture beaucoup plus subtile, s’occuper de l’humain qui court sous le texte, de son message, de sa souffrance ou de sa foi et pour, en tant que critique, simplement le donner à voir. C’est que derrière le fin lecteur, il y a un poète, un poète solaire qui sait que dire moins peut signifier davantage. Pas d’effet de manche dans son approche critique, simplement le souci de donner à voir, de baliser et de guider la lecture sans jamais imposer son regard.
C’est la pratique personnelle de la poésie qui explique, entre autres, l’attitude de Jean-Louis Benoit ; il a publié ses textes, une petite plaquette qui d’une certaine façon éclaire son rapport au monde, et son rapport au texte :
Nous descendions les chemins d’éboulis
Taillés dans le calcaire blanc,
Les sandales pleines de mauvaises herbes.
La mer s’ouvrait au loin,
Miraculeuse.
Ceux qui ont comme lui – comme moi – passé leur enfance dans la région de Marseille connaissent les rochers éclatants, le crissement odorant des herbes sèches et les spigailles dans les chaussures ; cela induit un rapport à la nature intemporel, où la tragédie grecque est aussi actuelle que Beckett – ou Pagnol, plus profond que pittoresque. Où le divin est une évidence lumineuse. Comme il le dit lui-même : « C’est dans le silence et le blanc que peut se cueillir le fruit du poème ».
Cette blancheur minérale qui longe la Méditerranée, du Rove à Cassis, c’est celle qui donne son nom au héros – figure transparente de l’auteur – du Petit chemin de Saint-Cloud et des romans qui suivent : Albin Rocher. Mais au clair calcaire, il faut superposer peut-être celle du personnage d’Un de Baumugnes, qui joue de l’harmonica ; et sa probité candide si naturellement associée au lin blanc.
Il faut lire ces romans. Ils rappellent pour les lecteurs de cette génération – ils font découvrir pour les autres – ce qu’ont été les enthousiasmes et les incertitudes de leurs vingt ans, entre foi et marxisme, 11structuralisme et Chomsky, alors même que se tresse tout le réseau des interactions sociales qui accompagne au long d’une vie – les amis et plus encore les amies. Nous étions passionnés, un peu poseurs, sincères et naïfs, et dans les échanges des jeunes adultes de ces romans, exaltés par leur découverte du monde et de la pensée, je retrouve beaucoup de ce qui nous animait à l’Université d’Aix-en-Provence, avec aussi l’acuité un peu guindée des dialogues rohmériens : c’est ainsi que parlaient alors les jeunes intellectuels, au naturel. Jean-Louis Benoit a vécu ce temps et nous le restitue, dans le mélange habituel du roman où le biographique affleure, mais où apparaissent aussi des types reconnaissables, et surtout une douce ironie.
Si la lecture est pour lui centrale, elle l’est d’autant plus qu’elle doit être partagée : les enfants ont une belle place dans son cœur, autant dans les parties de foot endiablées – une constante depuis longtemps – que dans la création de contes, fables simples, illustrées avec délicatesse ; plaisirs simples et partagés.
Jean-Louis Benoit est un fin observateur non seulement de la littérature mais aussi de l’âme humaine ; attentif aux choses, aux gens, aux élèves et aux étudiants, soucieux de plus que leurs résultats, il analyse sans juger ; sa ferveur religieuse est pétrie de son regard sur le monde, comme son regard est pétri de sa spiritualité. Il est, également, où on ne l’attend pas. Il n’est pas indifférent que sa participation au colloque qui est présenté ici ne porte pas sur le Moyen Âge, dont il est pourtant le spécialiste estampillé ; pas même sur la littérature, qui est son domaine essentiel ; mais sur les manifestations de la Vierge au cours du xixe et du xxe siècle, dont il souligne certes la dimension spirituelle, mais également le bouleversement humain qu’elles suscitent.
C’est cela sans doute qu’il convient d’honorer en lui consacrant ces pages : non seulement un chercheur accompli spécialiste de la piété et de la littérature mariale ; mais surtout un homme qui s’efforce de regarder au-delà des choses.
Denis Hüe
Université Rennes 2
CETM-CELLAM
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-15210-1
- EAN: 9782406152101
- ISSN: 2261-1851
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15210-1.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 11-22-2023
- Language: French
- Keyword: Littérature mariale, Moyen Âge, littérature française, pédagogie, poésie