Les amours d’Hercule vaincu Un dialogue avec les Héroïdes ?
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Trajectoires textuelles de l’Hercule médiéval. Mythographie, historiographie et au-delà
- Pages : 331 à 347
- Collection : Recherches littéraires médiévales, n° 42
- Série : Ovidiana, n° 3
Les amours d’Hercule vaincu
Un dialogue avec les Héroïdes ?
Le portrait de l’Hercule-vainqueur que nous avons commenté supra est suivi immédiatement d’un segment qui introduit l’image contraire d’un Hercule vaincu. L’OM nous a transmis un passage de presque cent vers qui détaille les aventures amoureuses du héros avec Iole, y compris, notamment, son assujettissement à cette dernière. Après avoir retenu qu’Hercule fist maint biau fet de noblece (OM IX, 498), le traducteur coupe court à son discours élogieux et nous apprend qu’Amours, qui les fors assault, / Li fist un merveilleuz assault (509-510). Le segment qui suit relate comment Hercule, le héros invaincu, a trové mestre et comment il a été si bestornez par Amours qu’il a oublié tous ses devoirs héroïques. Il se met à filer de la laine aux pieds de sa maîtresse1, qui le pousse à échanger ses vêtements avec elle. Iole A guise de fame l’atorne (561) alors qu’elle A guise d’ome s’aprestoit (569), revêtant la peau de lion qu’Hercule est censé avoir portée. Dans le contexte de l’épisode d’Hercule « filandier », on apprend la tentative grotesque de Faunus (.i. damedieu sauvage et sot / Qui piez de chievre et cornes ot, 577-578) de violer Iole : surprenant les deux amants pendant la nuit, prenant Hercule Vestuz de robe femeline (593) pour sa maîtresse, Faunus est violemment repoussé. Le texte parle ensuite de la jalousie de Déjanire qui, ayant entendu les rumeurs des amours de son mari pour une autre femme, s’adonne à une lamentation sur les circonstances injustes de son mariage (OM IX, 620-645), avant de transmettre à Hercule la tunique empoisonnée de Nessus, provoquant ainsi la mort du héros.
Plusieurs aspects sautent aux yeux quand on considère ces passages à propos des amours d’Hercule, par rapport, d’une part, au modèle ovidien des Métamorphoses,et, de l’autre, par rapport aux mythes antiques en général. D’une part, la matière en question n’est pas relatée dans le passage correspondant des Métamorphoses. Ovide, en effet, ne fait que rapidement allusion aux amours entre Hercule et Iole, au moment où il dit que 332Déjanire apprend de la part de la Renommée (Fama) que Amphitryonaden Ioles ardore teneri (« le fils d’Amphitryon est pris de passion pour Iole », Mét. IX, 140). Dans la suite, il parle de la réaction de Déjanire à cette nouvelle. Par ailleurs, alors que les Métamorphoses offrent bien un discours de la femme d’Hercule au moment correspondant de la trame, la plainte de Déjanire dans l’OM est, comme l’avait observé Marc-René Jung, « assez différente » par rapport au modèle ovidien primaire2. D’autre part, l’épisode dans le texte français témoigne d’une confusion entre deux personnages : selon la tradition mythologique « orthodoxe », Iole a provoqué la jalousie de Déjanire, poussant celle-ci à transmettre la chemise envenimée de Nessus à son mari, mais c’est à une autre femme mythologique, Omphale, qu’Hercule se serait soumis et avec qui il aurait échangé ses vêtements3. Nous voulons dans la suite proposer quelques réflexions sur les éléments novateurs de ce segment, en cherchant d’abord à éclairer les raisons de la confusion Iole-Omphale et, ensuite, celles de l’insertion du passage en question à cet endroit précis du texte.
Comme l’avait déjà suggéré Paule Demats, l’auteur de l’OM semble s’être appuyé, pour ses ajouts sur les amours d’Hercule, sur l’épître ix des Héroïdes (« Déjanire à Hercule ») et sur le livre II des Fastes, qui évoquent tous les deux des éléments de l’histoire de la soumission d’Hercule à Omphale, mais sans donner le nom de cette dernière4. Les Fastes, traitant des jours de fête du calendrier romain, consacrent un chapitre aux Lupercales, fêtes en l’honneur de Faunus, encadrant le récit de la rencontre entre le dieu sylvestre et Hercule déguisé en femme. L’épisode sert chez Ovide à expliquer, à travers l’anecdote sur Faunus dupé, pourquoi ce dernier préfère se tenir nu, en exigeant que ceux qui le célèbrent ne portent pas d’habits non plus. C’est à ce texte que l’auteur de l’OM a vraisemblablement repris une partie des éléments de description à propos de l’échange de vêtements entre Hercule et son amante, selon les extraits suivants5 :
333
Ovide, Fastes |
OM |
Cultibus Alciden instruit illa suis. Dat tenuis tunicas Gaetulo murice tinctas, « [E]lle revêt Alcide de ses propres atours. Elle lui passe ses fines tuniques teintes de pourpre de Gétulie […] » (II, 318-319) |
Puis lui revest la soie robe. 560 A guise de fame l’atorne : Moult le pare bien et aorne De pelices et de mantel, […] (IX, 560-563) |
Ipsa capit clauamque grauem spoliumque leonis Conditaque in pharetra tela minora sua. « Elle-même prend la lourde massue et la dépouille du lion et les armes plus petites enfermées dans leur carquois. » (II, 325-328) |
La pel d’un fort lyon vestoit Qu’Erculés seult avoir vestue ; Si portoit l’arc et la maçue Et le tarquais de fleches plain. (IX, 570-573) |
À part la transposition du code vestimentaire antique vers celui du Moyen Âge (les exquises et exotiques tunicas Gaetulo murice tinctas deviennent un ornement de pelices et de mantel, adapté aux hivers médiévaux rigoureux), les extraits témoignent d’une particularité d’Ovide que nous avons déjà commentée à plusieurs reprises. Le poète latin ne fournit jamais le nom de l’amante d’Hercule. Dans les extraits cités, elle n’est présente que sous forme pronominale ; ailleurs, elle est désignée comme « la Méonienne » (Fastes II, 310, 352). Ce phénomène caractérise également la deuxième source secondaire mentionnée à propos des amours d’Hercule. En effet, le texte de l’Héroïde IX, prêtant la parole à Déjanire qui se plaint de l’absence perpétuelle de son mari et de ses amours extraconjugales, semble particulièrement parlant parce qu’il contient a priori des allusions aux deux femmes faisant l’objet de la confusion, Iole et Omphale, alors que seule Iole est appelée par son nom. Nous consacrerons dans la suite un développement plus détaillé à ce texte ainsi qu’à ses rapports avec le « passage-source primaire » dans le livre IX des Métamorphoses.
Quelques extraits de l’Héroïde IX nous permettent de relever les parallèles qui ont pu donner lieu à l’amalgame des deux personnages. Entre les quatre passages cités ci-dessous, les deux premiers font référence à l’amour d’Hercule pour Iole et les suivants à sa soumission à Omphale. Nous mettons en gras les éléments qui nous intéressent6.
334Quem numquam Iuno seriesque immensa laborum
Fregerit, huic Iolen imposuisse iugum . (Hér. IX, 5-6)
« Celui que Junon, celui qu’une immense série de travaux n’ont jamais fléchi, Iole lui aurait imposé le joug. »
Plus tibi quam Iuno nocuit Venus ; illa premendo
Sustulit, haec humili sub pede colla tenet. (Hér. IX, 11-12)
« Plus t’a nui Vénus que Junon. L’une, en t’accablant, t’a élevé ; l’autre tient ton cou sous son faible pied. »
Inter Ioniacas calathum tenuisse puellas
Diceris et dominae pertimuisse minas .
Non fugis, Alcide, uictricem mille laborum
Rasilibus calathis supposuisse manum
Crassaque robusto deducis pollice fila
Aequaque formosae pensa rependis erae ! (Hér. IX, 73-78)
« On dit que, parmi les jeunes filles de l’Ionie, tu as tenu la corbeille et tremblé aux menaces d’une maîtresse. Tu ne refuses pas, Alcide, de poser sur de légères corbeilles ta main victorieuse en mille travaux ? Ton pouce robuste détire des fils grossiers et tu rends à ta belle amante un poids égal à celui qu’elle t’avait confié7. »
Haec tu Sidonio potes insignitus amictu
Dicere ? non cultu lingua retenta silet ?
Se quoque nympha tuis ornauit Iardanis armis
Et tulit e capto nota tropaea uiro. (Hér. IX, 101-104)
« Décoré d’un manteau sidonien, peux-tu raconter cela ? Est-ce que ta langue ne se tait pas, bridée par ton accoutrement ? La nymphe fille de Jardanus s’est, elle aussi, ornée de tes armes, et ce trophée célèbre, elle l’a remporté sur le héros asservi. »
On observe qu’Ovide fait appel dans tous les extraits cités à l’image du héros soumis : Iole (nommée explicitement) aurait « imposé son joug » à Hercule, la déesse de l’amour « tient sa tête humiliée sous ses pieds », Hercule « craint les menaces d’une maîtresse » en tissant parmi les filles d’Ionieet devient « prisonnier » de la fille de Jardanus qui s’empare de 335ses armes8. La persistance de l’image du « vainqueur vaincu » dans ces extraits, la présence du nom de Iole combinée au fait qu’Omphale est désignée exclusivement par des périphrases (dominae et nympha Iardanis dans les exemples cités) a pu induire les lecteurs d’Ovide, en particulier ceux qui le lisaient à une époque où les référents en question n’appartenaient plus à un savoir mythologique acquis, à confondre ou à mêler volontairement les deux épisodes et ainsi à substituer Iole à Omphale. Ainsi, dans l’OM, Hercule s’éprend d’Ÿolé sa prisonniere (IX, 523) ; il fremist et tramble tous / Quant el l’esgarde par corrous (541-542) ; et l’on apprend que Bien set Herculés mestroier / La bele, et bien le tient sous piez (548-549), car Bien set faire Amours ses aviaux / Et bien trestorne ses sougiez (531-532).
En effet, la confusion entre les deux amantes d’Hercule s’est largement répandue dans les textes de l’époque médiévale9. On la rencontre déjà dans les commentaires médiévaux d’Ovide, intéressants justement par le fait qu’ils reflètent une strate d’information intermédiaire qui a pu influencer, ici encore, l’auteur de l’OM. En l’occurrence, c’est en considérant les paratextes à propos de l’Héroïde IX ainsi que les gloses en rapport avec le passage « correspondant » au livre IX des Métamorphoses qui a encadré l’insertion sur Hercule « filandier » dans l’OM que l’on peut chercher à mieux comprendre l’interpolation dans son ensemble.
Sans surprise, les Héroïdes ont à leur tour été lues, étudiées, glosées et commentées au cours des xiiie et xive siècles10. Un regard sur quelques gloses à l’Héroïde IX permet dans un premier temps de montrer que, en effet, les commentateurs ont cru voir dans les deux « maîtresses » d’Hercule mentionnées dans les passages cités supra le personnage d’Iole. Citons en guise d’exemple les gloses anonymes aux Héroïdes transmises par le manuscrit latin 7995 de la Bibliothèque nationale de France (xive siècle), qui donne le nom d’Iole en glose à chacun des passages cités ci-dessus11 :
336– à propos de sub pede colla tenet (Hér. IX, 12) : in hoc quod submisit te sub amore Yoles, quia inde diminuta est fama tua et mutata in infamiam per Yolem. (f. 23r, marge inférieure)
– à propos de Inter Ioniacas (Hér. IX, 73) : Yonia quedam terra de qua erant ille que tenebant calatos in quibus erant pensa et lana et huius apud Yolem cum quibus erat Hercules in habitu femineo. (f. 24r, marge droite)
– en glose interlinéaire sur nimpha (Hér. IX, 103) : Yole. ; et en marge, sur Se quoque (également Hér. IX, 103) : et similiter sicut induisti vestes suas sic illa induit vestes tuas et tua arma et tulit trophea spolia de te victo te capto. (f. 24v)
En d’autres termes, l’idée qu’Hercule s’est soumis et a échangé ses habits avec Iole plutôt qu’avec Omphale avait déjà été explicitée dans des paratextes que le translateur a pu avoir sous les yeux quand il composait son poème12. Il semble même que cette version réinterprétée du mythe soit devenue la norme dans le contexte de la tradition ovidienne : c’était la version prédominante qui circulait dans les manuscrits, alors que l’autre, la version « traditionnelle », était marginale13.
Le même commentaire contenu dans le manuscrit latin 7995 nous livre des éléments de réponse à la question de savoir pourquoi, de manière plus générale, l’auteur médiéval de l’OM a été amené à insérer à cet endroit précis de sa composition sa parenthèse à propos de l’épisode d’Hercule « filandier », mêlant la matière du livre IX des Métamorphoses avec celle de l’Héroïde IX. Dans une longue note placée en tête de l’Héroïde IX, le commentateur du manuscrit latin 7995 « complète » de manière semblable la matière de son épître14 :
Dejanira Herculi. Dejanira fuit filia Oenei, regis Calidonie. Que cum vellet desponsari, multi proci ad eam convenerunt ut eam peterent in uxorem, inter quos fuit Hercules et Achelous rex. Autem Oeneus eam fortiori concessit ut eam duceret in uxorem. Achilous autem noluit cedere Herculi, sed propter Dejaniram luctatus est cum Hercule, et devictus est Achelous, et Dejaniram habuit Hercules in uxorem. 337 Postea vero, cum Achilles [ = Achelous ] reprimaret [ sic ] , venit ad Ebanum fluvium qui pluviarum et rivorum resolutiore multum augmentabatur. Cum autem Hercules sollicitaretur quomodo uxorem suam posset trans fluvium mittere, venit ad ipsum Nessus, quidam gigas, qui promissit Herculi quod eam transfretaret et eam transtulit. Qui Nessus voluit ei vim inferre. Illa autem exclamavit. Quod audivit Hercules et decepto arcu cum sagitta venenata Nessum percussit et interfecit. Qui cum moreretur Dejanire dedit camisiam intoxicatam veneno, dicens quod quotienscumque maritus suis ipsam offenderet per camisiam illam cum eo posset reconciliari. Post vero multum temporis contigit quod in Oethaliam, scilicet quandam partem Phrigie, ivit Hercules ut ubi Erithoum regem invenit qui filiam suam Yolem Herculi promiserat. Quam postea consilio Glauci, filii sui, negavit. Eidem timebat enim ne ipsam relinqueret sicut iam Dejaniram relinquerat. Unde Hercules ira commotus est et totam Oethaliam destruxit et Euritheum regem et Glaucum filium suum et alios omnes interfecit preter Yolem quam rapuit. Sed Yole noluit ei nubere nisi Hercules indueret vestem muliebrem ; quod ideo facere sustinuit. Quod cum audiret Dejanira, filia regis Oenei, soror Meleagri et Tydei, camisiam intoxicatam ei misit. [ … ]
« Déjanire à Hercule. Déjanire fut la fille d’Œnée, roi de Calydon. Comme celui-ci voulait la fiancer, de nombreux prétendants se rassemblèrent auprès d’elle afin de la demander en mariage, entre lesquels furent Hercule et le roi Achéloüs. Œnée pour sa part la concéda au plus fort d’entre eux pour qu’il la prenne pour femme. Quant à Achéloüs, il ne voulut pas céder à Hercule, mais il se battit contre lui pour Déjanire, et Achéloüs fut vaincu, et Hercule reçut Déjanire pour femme. Plus tard, quand Achéloüs se fut calmé, Hercule vint au fleuve Événos, qui s’était gonflé démesurément par les pluies et ruisseaux. Alors qu’Hercule se demandait comment faire traverser la rivière à sa femme, Nessus, un certain géant, vint à lui, qui promit à Hercule qu’il la ferait traverser, et il la fit traverser. Là Nessus voulut la violer, mais elle se mit à crier. Hercule l’entendit, et ayant saisi son arc, transperça Nessus d’une flèche empoisonnée, le tuant du même coup. Comme ce dernier mourait, il donna à Déjanire une chemise empoisonnée de venin, lui disant qu’à chaque fois que son mari en voudrait à elle, elle pourrait se réconcilier avec lui grâce à cette chemise. Après beaucoup de temps, il arriva qu’Hercule alla en Œchalie, à savoir en une partie de la Phrygie, où il trouva le roi Eurytus qui lui promit sa fille Iole. Plus tard, suivant le conseil de son fils Glaucus, il la lui refusa, car il craignait qu’Hercule la quitte comme il avait quitté Déjanire. C’est pourquoi Hercule, enragé, détruisit toute l’Œchalie et tua le roi Eurytus, son fils Glaucus et tous les autres, sauf Iole, qu’il ravit. Mais Iole ne voulut pas l’épouser sauf s’il revêtit ses habits de femme ; ce qu’il daigna faire. Quand Déjanire, fille du roi Œnée, sœur de Méléagre et Tydée, entendit cela, elle lui transmit la chemise envenimée. […] »
Cette note comporte en effet un résumé de la « préhistoire », par laquelle Ovide commence le livre IX des Métamorphoses et qui n’est pas développée dans le détail dans l’Héroïde IX. Elle nous relate sous forme condensée la victoire d’Hercule sur Achéloüs afin de gagner la main de Déjanire, puis la mort de Nessus, qui, avant d’expirer, donne sa chemise 338empoisonnée à Déjanire. La suite aussi s’aligne visiblement sur le texte des Métamorphoses, avec la tournure circonstancielle Post vero multum temporis rappelant les mots d’Ovide Longa fuit medii mora temporis (Mét. IX, 134), avant de fournir des informations d’arrière-plan sur Iole. Dans ce même contexte, le commentaire précise que cette dernière a poussé Hercule à échanger ses habits contre les siens (voir les éléments en gras). Cela suggère que le commentateur médiéval connaissait bien les deux textes ovidiens, qu’il était conscient de leurs contenus parallèles et qu’il rapprochait volontairement l’un de l’autre, comme l’a fait à son tour le translateur français15.
On est naturellement curieux de savoir si les commentateurs des Métamorphoses ont fait des rapprochements comparables, renforçant à leur tour les rapports entre les deux œuvres ovidiennes. Le Commentaire Vulgate est révélateur à cet égard. De manière générale, ce dernier commentaire contient de nombreux renvois à d’autres œuvres qui étaient lues à l’époque16, y compris aux Héroïdes. Or les rapports avec ces dernières sont particulièrement intéressants car, comme l’a souligné la classiciste Amanda Gerber, le commentateur souligne les différences structurelles entre les Métamorphoses et les Héroïdes et les éléments qui les relient, créant parfois l’impression d’une « intertextual continuity » entre les deux œuvres du poète latin17. Il n’est pas surprenant, de ce fait, que ces liens soient particulièrement forts entre le livre IX de l’épopée mythologique, mettant en scène la mort du héros par la tunique empoisonnée de Nessus, et le livre IX des épîtres, où Déjanire se lamente des amours extraconjugales de son mari, s’apprêtant à lui envoyer le vêtement fatal, espérant ainsi gagner à nouveau son affection.
On peut considérer à cet égard quelques-unes des gloses que le Commentaire Vulgate fournit sur le passage des Métamorphoses, qui parle des événements menant à la mort du héros. Comme souvent, Ovide 339reste allusif lorsqu’il introduit le segment : Victor ab Oechalia Cenaeo sacra parabat / uota Ioui, cum Fama loquax praecessit ad aures, / Deianira, tuas[…] (« Revenu vainqueur d’Œchalie, il se préparait à accomplir des vœux à Jupiter de Cénéum ; mais la bavarde Renommée le précéda et parvint à tes oreilles Déjanire […] », Mét. IX, 136-13818). Il est donc tout d’abord nécessaire que le commentateur rappelle les événements qui ont mené à cette situation, ce qui est fait de manière très visible dans le manuscrit Vat. lat. 1598, dans la marge supérieure du feuillet où commence le segment en question19 :
Hic notandum est quod Eurichus, rex Oetalie, Yolem filiam suam Herculi promissam primo denegavit, unde Hercules iratus primo civitatem eius subvertit et, eversa civitate, Euritum interfecit et Yolem adduxit. Quod Deianira Fama mediante accipiens vehementer perdoluit et vestem, scilicet camisiam, centauri cruore imbutam, quam Nessus in ulcionem sue mortis in eo cupidinis irritamen esse asserens ei tribuerat, Herculi amico suo per Licam famulum suum, ut amori suo reconciliaret delegavit. Qua induta, Hercules penitus expiravit et hoc est quod dicit victor etc.
« Ici il faut noter qu’Eurytus, roi d’Œchalie, refusa à Hercule sa fille Iole qu’il lui avait premièrement promise. Ainsi Hercule, enragé, rasa d’abord sa cité et, quand il l’avait détruite, tua Eurytus et emmena Iole. Apprenant cela par la Renommée, Déjanire souffrit grièvement, et elle fit envoyer l’habit, à savoir la chemise, induite du sang du centaure – que Nessus lui avait donnée pour venger sa mort, tout en l’assurant qu’il y eut dedans un stimulant au désir – à son ami Hercule par Lichas, son serviteur, afin qu’Hercule se réconcilie en son amour. L’ayant revêtu, Hercule expira son dernier souffle, et c’est ainsi qu’Ovide dit “vainqueur” etc. (Mét. IX, 136) »
De manière tout à fait semblable à un éditeur moderne qui rédige une note critique, le commentateur Vulgate fournit d’abord des éléments permettant au lecteur de contextualiser le passage d’Ovide. Cette glose en elle-même ne comporte pas de renvoi aux Héroïdes, mais elle rappelle les événements qui sont pertinents dans les deux textes et qui motivent la réaction de Déjanire, sujet principal de l’Héroïde IX, comme nous l’avons déjà vu.
À l’aide de gloses plus courtes qui apparaissent dans les marges à côté des vers d’Ovide anticipant la mort d’Hercule dans les Métamorphoses, le 340commentateur insère ensuite, afin d’enrichir les données de son propre paratexte, des renvois à l’Héroïde IX. Lorsqu’Ovide évoque Velud irritamen amoris (« comme un charme d’amour », Mét. IX, 133) à propos du vêtement fatal, le commentateur ajoute, dans la marge de gauche20 :
Quod asserit ipsa Deianira in libro Heroidum, dicens : « Nessus, ut est avidum percussus arundine pectus, / “Hic”, dixit, “vires sanguis amoris habet”. » (Hér. IX, 161-162)
« Déjanire confirme elle-même cela dans le livre des Héroïdes quand elle dit : “Nessus, lorsqu’une de tes flèches frappa son cœur avide, s’écria : ‘Ce sang a la vertu de ranimer l’amour.’” »
Il ajoute une deuxième note dans la marge de droite, qui sert en quelque sorte à « gloser » les paroles de Nessus21 :
dixit enim illi : da marito tuo hanc camisiam quando volet tibi superducere aliam, et camisia induta odiet illam et amabit te.
« car il [= Nessus] lui dit : donne à ton mari cette chemise quand il choisira une autre femme à ta place, et quand il aura revêtu la chemise, il haïra l’autre et il t’aimera, toi. »
Finalement, le commentateur fait un renvoi à l’Héroïde IX vers la fin du passage dans les Métamorphoses, au moment où Déjanire, après avoir délibéré, se décide à envoyer le vêtement à son mari. En glose au terme inbutam (« imprégnée »), qui apparaît dans ce passage pour décrire le vêtement imbibé de sang, le commentateur ajoute22 :
unde in libro Heroidum : « Illita Nesseo misi tibi texta veneno. » (Hér. IX, 163)
« d’où dans le livre des Héroïdes : “Je t’envoyai le tissu enduit du poison de Nessus.” »
C’est en effet le dernier constat fait par Déjanire dans son épître, avant que, décidée à se suicider, elle ne fasse ses adieux à sa famille. C’est également la phrase qui scelle le sort tragique d’Hercule. Le vers de l’Héroïde cité par le commentateur Vulgate fait ainsi écho au passage sur lequel porte la glose en question des Métamorphoses,qui prépare le lecteur à la fin inévitable du héros : praetulit inbutam Nesseo sanguine 341uestem / mittere (« elle préférait lui envoyer la tunique trempée dans le sang de Nessus »). La glose amène donc à une sorte de clôture double entre les deux passages.
De telles données fournissent matière à réflexion. On a l’impression que le commentateur invite ses lecteurs – des élèves qu’il cherche à familiariser avec les classiques latins – à une lecture parallèle des deux textes d’Ovide. Le commentateur connaissait non seulement les Héroïdes, mais il les connaissait si bien qu’il était capable d’en citer des vers et de souligner des moments-clés de manière à faire ressortir la structure de l’autre texte. On peut donc s’imaginer que les clercs qui consultaient son commentaire étaient eux aussi amenés à mettre en rapport, voire à analyser eux-mêmes (le terme semble bien approprié dans le contexte) la structure et les contenus de ce passage des Métamorphoses à côté de ceux de l’Héroïde IX. Et c’est en effet ce qui semble s’être produit chez l’auteur de l’OM.
Voilà la raison pour laquelle le monologue final de Déjanire (s’apprêtant à transmettre le vêtement envenimé à Hercule) est, selon Jung, « assez différent » de celui d’Ovide : c’est parce qu’il s’inspire des contenus de l’Héroïde IX. Citons quelques extraits de ce discours dans l’OM, à côté des vers de l’Héroïde auxquels ils font écho23.
Hér. IX |
OM |
Siqua uoles apte nubere, nube pari. (Hér. IX, 32) |
Qui vaudra d’amours avoir joie Prengne mari de son endroit. (OM IX, 624-625) |
Non honor est sed onus, species laesura ferentis ; (Hér. IX, 31) |
N’est pas honor, ains est damage De soi joindre a si haut parage. (OM IX, 635-636) |
vir mihi semper abest, et coniuge notior hospes (Hér. IX, 33) |
Onc ne deigna estre a sejour O moi la quarte part d’un jour. (OM IX, 633-634) |
tam premitur magno coniuge nupta minor. (Hér. IX, 30) |
Com fame est fole et com mesprent Qui a trop haute amour se prent ! (OM IX, 621-622) |
Plutôt que de reprendre la série des délibérations exprimées par Déjanire pour faire face à sa rivale selon les Métamorphoses, l’auteur de l’OM développe l’idée des conséquences négatives d’un mariage inégal, s’inspirant de l’épitre de Déjanire à Hercule. Concrètement, l’auteur médiéval s’appuie sur un court passage de l’Héroïde IX (aux vers 27-37), dont il reprend des éléments de vers dans un ordre non consécutif, afin d’illustrer le propos général du mariage malheureux du point de vue de Déjanire. Le passage correspondant dans les Métamorphoses, en revanche, ne comporte aucune allusion au malheur provoqué par le « statut social » d’Hercule.
Le dialogue sous-jacent avec les Héroïdes n’est qu’un des aspects qui mérite d’être étudié pour comprendre les interpolations à propos des amours d’Hercule dans l’OM. Avant de clôturer cette étude de cas, il peut être utile d’évoquer quelques aspects complémentaires permettant de considérer cette matière en rapport avec l’intertexte médiéval dans un sens plus large. Souvenons-nous des listes « augmentées » d’exploits herculéens qui circulaient dans les manuscrits des Métamorphoses, mais aussi détachées du poème ovidien, par exemple dans des manuels mythographiques (d’où ils sont passés, entre autres, vers l’historiographie). De manière tout à fait semblable, la mention de l’échange des vêtements entre Hercule et Iole se retrouve intégré dans d’autres textes relevant de la mythographie ovidienne, sans être des paratextes aux Métamorphoses au sens strict. Dans la mesure où certains de ces textes sont antérieurs à l’OM, l’auteur français aurait également pu s’en inspirer (accessoirement). Parmi les textes en rapport avec l’étude d’Ovide au Moyen Âge qui figurent dans l’Incipitarium Ovidianum de Frank Coulson et Bruno Roy, on en relève certains dont le statut fluctue – il nous semble – entre celui du commentaire ou résumé d’Ovide et celui du traité de mythographie ou de généalogie des dieux antiques.
On se limitera ici à citer et à commenter deux exemples, qui serviront aussi à souligner les frontières poreuses entre commentaires et traités mythographiques. Dans un texte acéphale que Coulson et Roy retiennent en annexe (car difficilement classable) comme commentaire détaché des Métamorphoses, transmis par le manuscrit parisien latin 8320 (du xive siècle)24, on trouve le passage suivant25 :
343Postea tempore longo Hercules cepit Etholiam, ubi regnabat Euritus, pater Yoles. Quam ipse Euritus promisit 26 Herculi, sed postea dare noluit. Hercules iterum destruxit Ethaliam, Yolem rapuit. Quam in tantum dilexit quod etiam amore eius vestes muliebres induit et nere didicit .
« Longtemps après, Hercule a pris l’Œchalie, où régnait Eurytus, père d’Iole. Eurytus avait promis cette dernière à Hercule, mais après il ne voulut pas la lui donner. Hercule détruisit à son tour l’Œchalie et ravit Iole. Il aima tant celle-ci que, pour l’amour d’elle, il revêtit des vêtements de femme et il apprit à tisser. »
L’extrait se retrouve dans ce qui correspond dans les grandes lignes à un résumé des contenus du livre IX des Métamorphoses. Il complète pourtant la matière de ce livre par des ajouts – dont cette précision à propos de l’échange de vêtements entre Hercule et Iole – comme le fait l’OM.
Des phénomènes similaires se rencontrent dans d’autres textes semblables, dont tous ne sont pas a priori des commentaires d’Ovide. Considérons par exemple le traité De natura deorum du Mythographe de Digby, généalogie des dieux antiques dont la macrostructure s’appuie par endroits visiblement sur celle des Métamorphoses, c’est pourquoi il est également retenu dans l’Incipitarium Ovidianum27. Ce traité comporte, entre autres, une série de chapitres qui reproduit la structure des récits mythologiques du livre IX des Métamorphoses, avec De Acheloo et Hercule, De Nesso et Deianira, puis De Hercule28. Or dans le chapitre De Nesso et Deianira – cadre narratif qui accueillera l’interpolation sur Hercule « filandier » dans l’OM, on lit la précision suivante29 :
Tandem Eurytus rex Oechalis Herculi filiam suam Iolem promisit. Sed cum promissam nollet reddere, Hercules eo impugnato Iolem rapuit ; raptam abduxit. Quam cum adduceret, adeo amavit quod eam Herculea veste, se vere vestibus Ioles induit . 4. Quo audito Deianira vestem a Nesso sibi datam Herculi misit per Licham. Qua indutus statim veneno exarsit .
« Finalement, Eurytus, roi d’Œchalie, promit à Hercule sa fille Iole. Mais comme il [= le roi] ne voulut pas lui rendre celle qu’il lui avait promise, Hercule, après avoir combattu contre lui, ravit Iole, et l’emmena avec lui. Comme il l’emmenait, il se prit tant d’amour pour elle qu’il la revêtit de ses vêtements, et lui-même revêtit ceux d’Iole. Ayant entendu ceci, Déjanire fit transmettre à Hercule par Lichas le vêtement qui lui avait été donné par Nessus. Ayant revêtu ce dernier, il fut immédiatement brûlé par le poison. »
344Cet extrait témoigne non seulement d’un ajout analogue, mais livre un indice supplémentaire pour comprendre l’intérêt d’insérer l’épisode d’Hercule « filandier » dans le cadre donné. Hercule échange ses vêtements avec Iole, manifestant son amour pour elle ; en contrepartie, Déjanire lui envoie le vêtement de Nessus, espérant ainsi récupérer son affection, mais provoquant en réalité la mort de son mari. Les parallèles entre les deux épisodes sont soulignés par la répétition des termes vestis et induere. Il s’agit là d’un parallèle qui ne fonctionne que sur la base de la version « revisitée » du mythe qui élimine le personnage d’Omphale au profit d’Iole, créant ainsi un nouvel équilibre entre les épisodes en jeu. Dans cette constellation, le premier échange de vêtements (avec Iole) prépare le second (avec Déjanire), qui mène à la mort du héros. L’insertion qui nous intéresse devient nécessaire afin de saisir la nouvelle structuration narrative. Cela justifie peut-être aussi pourquoi plusieurs écrivains postérieurs ont incorporé une mention de l’épisode dans des œuvres qui s’appuient en premier lieu sur la structure narrative des Métamorphoses – dont l’Ovidius Moralizatus de Pierre Bersuire (milieu du xive siècle, France) et l’Archana deorum de Thomas of Walsingham (xve siècle, Angleterre)30. L’auteur de l’OM a pu lui aussi rejoindre cette tendance et s’inspirer, à côté du texte de l’Héroïde IX et des paratextes à son propos, d’autres textes mythographiques qui eux aussi interpolaient la trame d’Ovide.
Ajoutons deux dernières pistes au sujet d’Hercule amoureux :
–L’épisode d’Hercule soumis à son amante dans l’OM rappelle également certains textes en langue vernaculaire traitant de l’art d’aimer, s’inspirant de l’Ars amatoria d’Ovide. Le passage suivant (avec glose) provient de l’Ars d’Amours, la première adaptation en prose de l’Ars amatoria, datant du début du xiiie siècle, décrivant la même scène et recourant au même lexique du tissage que l’auteur de l’OM31 :
345
Art d ’ Amours |
OM |
Il est bien chose sceüe que Hercules, qui de tant de perilz eschappa ou il estoit entrés par l’amonnestement de sa marrastre, maintesfoiz tenoit entre les pucelles le corbeillonnet et charpissoit la laine ; et puis fu il si puissant. Comme tuit scevent, il faisoit les commandemens sa dame. (Livre II, 2617-21, texte) Et icelui Hercules fist elle [= Junon] seoir entre les pucelles et desvuider les fusees et descharpir la laine, (Livre II, 2597-2663, glose) |
La bele n’a autre sergent 528 A desvuidier ses escheviaux. (IX, 528-529) Souvent s’abessa com sougiez Cil pour son fuisel redrecier. Ja est si duis dou sien mestier 552 Qu’il set ja bien lacier la soie. Au tissu faire se rassoie. Saciez qu’il ne li desplaist mie De charpir la laine o s’amie. (IX, 550-556) |
–Les descriptions de la soumission d’Hercule à Amour comme entité personnifiée évoquent, quant à elles, des allégories ainsi que certaines tournures concrètes de l’œuvre médiévale qui « renferme l’art d’amour » courtois par excellence, le Roman de la Rose32 :
Guillaume de Lorris, |
OM |
C’est cil [= le dex d’Amors] qui les amanz justise Et qui abat l ’ orgueil de gent, Et si fet dou seignor sergent Et les dames refet baesses Quant il les trove trop engresses (863-869) |
Moult a Amours grant seignorie Et moult est sa poissance grans, Quant il fet des seignors sergans Et les orgueilleus humbles estre. (IX, 514-517) |
Avez vos guerre en lui emprise Por ce qu’il vos redoute et prise Et que il est vostre sougiez ? S’Amors le tient pris en ses giez Et le fet a vos obeïr L’en devez vos por ce haïr ? (3257-62) |
Bien set faire Amours ses aviaux Et bien trestorne ses sougiez. Bien est Herculés pris aux giez. Tant est bestornez par Amours Qu’il ne li membre de ses mours, De sa fierté, de sa proesce, Ne de sa tres grant hardiesce. (IX, 530-536) |
Les rapports entre l’OM et le Roman de la Rose ne relèvent vraisemblablement pas de l’intertextualité au sens propre, mais d’une forme d’interdiscursivité. À l’instar de l’Hercule vainqueur, l’homme vaincu des extraits cités ci-dessus peut également être assimilé à une image abstraite : Hercule, esclave de sa passion pour Iole, est un avatar du topos de l’amant courtois enfermé dans la prison d’Amour.
Plusieurs indices, au-delà de l’interpolation d’Hercule « filandier » proprement dite, suggèrent par ailleurs que l’image d’Hercule dompté et travesti a préoccupé non seulement l’auteur, mais aussi les destinataires et les « intermédiaires » (remanieurs, glossateurs et enlumineurs) de son texte. On peut rappeler, comme l’avait noté Jung, que les témoins de l’OM qui consacrent une miniature initiale à chacun des quinze livres de l’œuvre, font commencer le livre IX par une représentation, bien marquée, d’Hercule en habits féminins33. Dans deux de ces manuscrits, Paris, BnF, fr. 373 (G1) et Copenhague, KB, Thott 399 (G3), ainsi que dans le témoin nouvellement identifié à Florence, BML, Acquisti e Doni 442 (F), une série de gloses marginales accompagnant le passage présente cet Hercule soumis par amour sous un jour peu flatteur. Ainsi, l’épisode des amours du héros se réduit, selon les glossateurs des manuscrits F et G1, à Comment Hercules se demaine sotement pour l’amour (ajout s’amie G1) Yolent34. La prévalence de la figure d’Hercule courtois qui suit les commandemanz sa dame, du héros dominé par les femmes en général, ne réduit pas son ambivalence : Hercule semble fluctuer entre le parangon de l’amant courtois et l’exemplum moral servant d’avertissement contre les faiblesses de l’homme devant les tentations mondaines. À mi-chemin de ces portraits exemplaires, Hercule peut aussi prendre les traits incongrus d’un chevalier efféminé, battu par toutes les femmes qu’il rencontre au cours de sa vie35. Toutefois, comme nous le verrons 347dans la prochaine et dernière étude de cas sur les sources de l’OM, la soumission du héros pourra regagner toutes ses valeurs positives, ainsi qu’une raison d’être supplémentaire, dans l’allégorie finale – qui mettra Hercule en analogie avec le Fils de Dieu.
1 Souvent s ’ abessa com sougiez / Cil pour son fuisel redrecier. / Ja est si duis dou sien mestier / Qu ’ il set ja bien lacier la soie ; / Au tissu faire se rassoie. / Saciez qu ’ il ne li desplaist mie / De charpir la laine o s ’ amie (OM IX, 550-553).
2 « Hercule dans les textes du Moyen Âge », art. cité, p. 52.
3 Plus précisément, il s’est mis sous sa sujétion afin de se laver définitivement du meurtre de son ami Iphitus (cf. supra, p. 44-45).
4 Demats, Fabula, op. cit., p. 103. Comme c’est le cas de nombreux épisodes de la vie d’Hercule, cette matière n’a été transmise au Moyen Âge que de manière très fragmentaire. Mises à part les Fables d’Hygin, probablement très peu connues voire inconnues à l’époque qui nous intéresse, des références à Hercule et ses rapports variés avec Iole et Omphale se rencontrent sporadiquement chez certains commentateurs et mythographes, comme Servius auctus et les Mythographes I et II du Vatican (cf. supra p. 68-70, 92-93). Parmi les auteurs de la latinité classique, c’est notamment chez Ovide que nous trouvons des traces des deux épisodes à la fois.
5 Les Fastes sont citées d’après l’éd. Schilling, op. cit.
6 Les extraits sont cités d’après l’éd. Bornecque, trad. Prévost, op. cit. Nous avons repris les traductions à la même édition, en les adaptant légèrement par endroits.
7 À relever, par ailleurs, le rapport entre cet extrait et un passage de l’Ars Amatoria qui parle du même épisode, intégrant un vers presque identique : ille, fatigata praebendo monstra nouerca, / qui meruit caelum quod prior ipse tulit, / inter Ioniadas calathum tenuisse puellas / creditur et lanas excoluisse rudes. / paruit imperio dominae Tirynthius heros : / i nunc et dubita ferre quod ille tulit (P. Ovidi Nasonis : Amores ; Medicamina Faciei Femineae ; Ars Amatoria ; Remedia Amoris, éd. E. Kenney, Oxford, Oxford University Press, 1994, livre II, v. 217-222).
8 Cette soumission est opposée explicitement aux travaux imposés par Junon que le héros a su accomplir : Iuno seriesque immensa laborum (Hér. IX, 5) ; uictricem mille laborum (Hér. IX, 75).
9 Comme l’observe, par exemple, D. Brumble, Classical Myths and Legends in the Middle Ages and Renaissance, Westport, Greenwood Press, 1998, p. 161-162 et 180.
10 Les commentaires aux Héroïdes sont abordés, entre autres, par R. Hexter, Ovid and Medieval Schooling : Studies in Medieval School Commentaries on Ovid’s Ars amatoria, Epistulae ex Ponto, and Epistulae Heroidum, Munich, Arbeo-Gesellschaft, 1986. Voir également Coulson et Roy, Incipitarium Ovidianum, op. cit., p. 165-167 (Index des commentaires en rapport avec les Héroïdes).
11 Le commentaire du manuscrit Paris, BnF, lat. 7995 est retenu par Coulson et Roy dans l’Incipitarium Ovidianum, op. cit., entrée no 175.
12 Notons accessoirement qu’on retrouve le nom d’Iole également dans des gloses aux passages des Fastes dont nous avons parlé (p. 332-333 supra). Dans une série de gloses aux Fastes attribuées à Arnoul d’Orléans, on rencontre ainsi la glose Iole au lemme ovidien Meonis à Fastes II, 310 et 352 (d’après Arnulfi Aurelianensis Glosule Ovidii Fastorum. Kritische Erstedition und Untersuchung, éd. J. R. Rieker, Florence, Galluzzo, 2005).
13 On veillera à ne pas généraliser cette observation à tous les textes de l’époque, en nous souvenant de l’anecdote d’Hercule et Omphale chez Fulgence, reprise dans le traité du Mythographe III du Vatican (voir supra, p. 104-105). À partir de l’œuvre de ce dernier, la version « orthodoxe » de l’épisode passera à son tour dans l’historiographie latine et, à travers le Speculum historiale de Vincent de Beauvais, dans les histoires vernaculaires (supra, p. 229).
14 Ms. Paris, BnF, lat. 7995, f. 23r ; les gras sont de nous.
15 Les premières lignes de l’Héroïde IX et le passage en question du livre IX des Métamorphoses présentent plusieurs parallèles : ils mettent tous les deux les actes héroïques d’Hercule en contraste avec sa soumission à Amour, évoquent la victoire du héros sur Œchalie et la fama qui répand les nouvelles des amours d’Hercule pour Iole. Ces éléments sont commentés par exemple par D. Curley, Tragedy in Ovid : Theater, Metatheater, and the Transformation of a Genre, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, cf. le chapitre « Deianira(s) and Hercules : expanding the intratext », ici p. 211.
16 Cf. F. T. Coulson, « Literary Criticism in the Vulgate Commentary », Medieval Textual Cultures : Agents of Transmission, Translation and Transformation, éd. F. Wallis et R. Wisnovsky, Berlin, De Gruyter, 2016, p. 123 sqq.
17 A. Gerber, Medieval Ovid : Frame Narrative and Political Allegory, New York, Palgrave, 2015, p. 63-64.
18 Pour contextualiser, ce sont les vers qui suivent immédiatement les hexamètres, précisant : Longa fuit medii mora temporis, actaque magni / Herculis inplerant terras[…] (Mét. IX, 134-135). La suite de la phrase fournit la précision qu’Amphitryonaden Ioles ardore teneri (Mét. IX, 140). C’est donc, en d’autres termes, exactement le passage qui semble avoir occasionné l’interpolation à propos des amours et de l’échange de vêtements entre Hercule et Iole dans l’OM : Un jour estoit en Oechalie / Dont il aquist la seignorie / Quant Amours, qui les fors assault / Li fist un merveilleuz assault. (OM IX, 507-510).
19 Ms. Vatican, BAV, Vat. lat. 1598, f. 91r.
20 Ibid.
21 Ibid.
22 Ibid., en marge de gauche. Voici le passage des Métamorphoses où apparaît le terme en question : In cursus animus uarios abit ; omnibus illis / praetulit inbutamNesseo sanguine uestem / mittere[…], « Son esprit vogue en divers sens ; parmi tous ces projets, elle préféra celui d’envoyer à Hercule la tunique de Nessus, imprégnée de sang » (Mét. IX, 152-154).
23 Voici la traduction des vers de l’Héroïde IX dans leur ordre consécutif : « […] autant une épouse inférieure à son époux est écrasée par sa gloire. Ce n’est pas un honneur, mais un fardeau, l’apparence endommagée de celui qui le supporte. Si tu veux te marier proprement, épouse quelqu’un de ton rang. Mon époux est toujours loin de moi. Il m’est plus connu comme hôte que comme époux » (éd. Bornecque, trad. Prévost, op. cit., avec quelques modifications).
24 Coulson et Roy, Incipitarium Ovidinaum, op. cit., p. 149. Ce commentaire est inédit et n’a pas encore fait l’objet d’une étude à part.
25 Ms. Paris, BnF, latin 8320, f. 61va.
26 Le manuscrit donne permisit, que nous avons corrigé en promisit.
27 Cf. Coulson et Roy, Incipitarium Ovidinaum, op. cit., entrée no 268.
28 Voir l’édition de V. Brown, « An Edition of an Anonymous Twelfth-Century Liber de natura deorum », art. cité, chap. 130-132.
29 D’après ibid., chap. 31 ; les gras sont de nous.
30 Voir Archana deorum, éd. Van Kluyve, op. cit., livre IX, chap. 2, l. 16-19 ; Petrus Berchorius, Ovidius moralizatus. Textedition, Übersetzung, Kommentar, éd. C. Meier, collab. A. Stenmans, Petrus Berchorius und der antike Mythos im 14. Jahrhundert, éd. D. Blume et C. Meier, Berlin/Boston, Walter de Gruyter, 2021, vol. 2, p. 356, l. 4-7 (Liber nonus, Fabula secunda).
31 L ’ Art d ’ Amours. Traduction et commentaire de l’« Ars amatoria » d’Ovide, éd. B. Roy, Leiden, Brill, 1974. Les extraits de l’Art d’amour adaptent le passage latin de l’Ars Amatoria II, 217-221. Le passage de l’OM semble, à son tour, avoir servi de source d’inspiration pour Christine de Pizan, qui parle d’Hercule dans son Dit de la Pastoure :[…] Mais Amours si le lia / Et si fort humilia / Qu’il ne lui desplaisoit mie / Charpir laine avec s’amie (Œuvres poétiques de Christine de Pisan, éd. M. Roy, Paris, Firmin Didot, t. 2, 1891, v. 1466-1469).
32 Les citations suivantes proviennent de la première partie du Roman de la Rose – oul’art d’amors est tot enclose (v. 38) – composée par Guillaume de Lorris vers 1230 (éd. F. Lecoy, Paris, Champion, 1965-1970, vol. 1) ; les gras sont de nous.
33 On trouve des représentations d’Hercule en habits de femme dans les manuscrits Genève, Bibliothèque publique et universitaire, 176 (E1), Vatican, BAV, Reg. lat. 1480 (E2), Paris, BnF, fr. 373 (G1) et Copenhague, KB, Thott 399 (G3). Selon toute vraisemblance, on en aurait trouvé une également dans le manuscrit Florence, BML, Acq. e doni 442 (F), aujourd’hui mutilé. Voir aussi infra, p. 282-283, à propos du même sujet.
34 Les gloses portent sur OM IX, 533-534.
35 Cet aspect a déjà été relevé dans les Héroïdes d’Ovide par S. Casali, « Tragic Irony in Ovid, Heroides 9 and 11 », The Classical Quarterly, 45:2, 1995, p. 505-509. Le portrait d’Hercule dans l’OM souligne ce que Jeff Shulman a décrit, en parlant des interprétations pré-renaissantes d’Hercule, comme « the separation of the Ovidian synthesis of attitudes into two distinct hermeneutic camps – a critique of “effeminate idleness” and a celebration of “true manliness”. » (J. Shulman, « At the Crossroads of Myth : The Hermeneutics of Hercules from Ovid to Shakespeare », English Literary History, 50:1, 1983, p. 95).
- Thème CLIL : 3438 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moyen Age
- ISBN : 978-2-406-15464-8
- EAN : 9782406154648
- ISSN : 2261-0367
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15464-8.p.0331
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 24/01/2024
- Langue : Français