Avant-propos
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: Terminologie et domaines spécialisés. Approches plurielles
- Author: Resche (Catherine)
- Pages: 7 to 15
- Collection: Encounters, n° 143
- Series: Linguistics, n° 2
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Avant-propos
Cet ouvrage rassemble, pour partie, certaines des contributions aux journées d’études organisées au sein de ce qui était alors le CELTA1 (Centre de linguistique théorique et appliquée) par l’axe « terminologie et discours spécialisés » les 18 et 19 janvier 2013 à la Maison de la Recherche de Paris IV, rue Serpente, sur le même thème.
Le but de ces journées d’études était de réunir un certain nombre d’enseignants-chercheurs linguistes (germanistes, anglicistes, hispanistes, etc.) s’intéressant à différents domaines de spécialité pour les inciter à réfléchir à la façon de travailler à partir des termes et à voir comment ces termes, au-delà des simples dénominations, peuvent permettre aux chercheurs de pénétrer plus avant dans un domaine spécialisé qui ne leur est pas familier par leur formation initiale.
La terminologie a souvent été réduite à un moyen de répertorier les dénominations de concepts ou objets propres aux domaines spécialisés et leurs définitions, même si, dans les dernières décennies, d’autres approches ont été envisagées et explorées. Pour Wüster2, ingénieur de formation, les termes d’un domaine spécialisé étaient censés être biunivoques, stabilisés et non connotés ; l’axe synchronique et la démarche onomasiologique, plaçant les concepts avant les termes, étaient privilégiés. Les termes étaient considérés in vitro, hors contexte, dans une perspective de normalisation qui devait éviter tout malentendu entre spécialistes d’un domaine, même de nationalités différentes.
Depuis un certain nombre d’années, les travaux sur la terminologie des sciences « douces », mais aussi de domaines comme la chimie, ont mis en évidence l’impossibilité dans les faits de respecter les principes exprimés par Wüster. La rencontre avec des termes connotés, ambigus, ainsi que le constat de termes normalisés ignorés dans la pratique,
laissent à penser que ces principes restent un vœu pieux. Sans toutefois nier l’apport fondamental de celui qui est considéré comme le père de la terminologie moderne, les nouveaux courants qui sont apparus ont essayé de répondre aux questions soulevées par des termes impossibles à analyser en s’en tenant aux fondements de la théorie générale de la terminologie (TGT). Parmi ces courants, nous citerons, à titre d’exemples, la socio-terminologie3, la terminologie cognitive4, la pragmaterminologie5, ou encore la terminologie textuelle6.
Une approche des termes telle que la prônait Wüster, hors de tout contexte textuel ou discursif, ne pouvait être satisfaisante pour des chercheurs linguistes, non spécialistes par formation des domaines spécialisés qu’ils étudient : cela reviendrait à laisser dans l’ombre un certain nombre d’éléments d’informations qui permettent précisément d’approfondir la connaissance, l’analyse et la compréhension des domaines et milieux spécialisés. C’est une tout autre démarche, non pas prescriptive, mais descriptive, qui est requise par le linguiste qui considère les termes comme une porte d’entrée vers un domaine spécialisé, selon une perspective sémasiologique qui s’appuie sur les dénominations pour remonter vers les concepts.
L’organisation des journées d’études de janvier 2013 a été motivée par le constat que de nombreux collègues chercheurs dans les domaines et discours spécialisés ne semblaient pas conscients de l’évolution de la recherche en terminologie et de la mine d’informations que les termes peuvent apporter à qui sait les considérer comme des polyèdres, pour reprendre l’expression de Maria-Teresa Cabré7. En effet, les termes se prêtent à des approches différentes selon les buts poursuivis, les contextes et les besoins et sensibilités des chercheurs ou praticiens. Ils sont à la fois des unités de connaissance (en tant que dénomination de concepts), des unités linguistiques et des unités de communication. Il convient donc de les envisager in situ et in vivo. On s’aperçoit alors aisément que les termes sont moins mono-référentiels que l’on pourrait le penser et qu’ils peuvent subir des « opérations de réglages, à la fois du sens et de
la forme8 ». En tout cas, la théorie des portes de Cabré nous enjoint à prendre en compte les aspects sémantiques et pragmatiques dans notre approche des termes.
Les chercheurs qui s’intéressent précisément aux anomalies et écarts par rapport aux normes wüsteriennes ont donc le choix entre de nombreuses pistes pour étudier un domaine de spécialité et sa culture par le biais de la terminologie. Les études portant sur l’axe diachronique permettent de prendre le pouls de l’évolution des dénominations et des connaissances dans un domaine donné. L’analyse des néonymes ou des termes métaphoriques qui peuvent fournir des indications sur les métaphores constitutives de la théorie scientifique dans un domaine particulier de la connaissance ne doit bien évidemment pas être négligée. Les emprunts à d’autres disciplines, signalés par des termes d’interface entre deux domaines, fournissent des indices précieux quant à la fertilisation croisée des disciplines. Les termes constituent alors une voie d’accès privilégiée à l’histoire de la pensée dans un domaine donné et peuvent, le cas échéant, être annonciateurs ou révélateurs d’un changement de paradigme. Les termes flous, ambigus, euphémiques, analysés dans leur environnement textuel, social et historique, sont riches d’enseignements quant aux normes et contraintes des communautés spécialisées et de leur discours.
Les douze chercheurs linguistes qui ont contribué à ce volume ont travaillé sur cinq langues différentes (français, anglais, espagnol, hongrois et italien) et emprunté des chemins divers pour répondre à leurs questionnements en matière de terminologie à propos de cinq domaines disciplinaires ou professionnels (économie, droit, chimie, nanotechnologies, alpinisme) ; les uns se sont intéressés aux anomalies de la terminologie de certains domaines de la connaissance ou à des dénominations particulières ; les autres se sont penchés sur les questions de traduction et sur la difficulté de transposer des concepts propres à un pays dans une autre langue. Les nombreux aspects abordés, tels que la néologie, les métaphores constitutives des théories, les glissements et réglages de sens, la tautologie ou l’indétermination, soulignent l’aspect dynamique des termes. Tous les articles ont pour dénominateur commun l’idée que les termes ne peuvent être extraits de leur contexte culturel, discursif,
historique, institutionnel, disciplinaire, professionnel et social, et qu’ils véhiculent bien autre chose que les liens qu’ils peuvent entretenir avec d’autres termes du même domaine ou sous-domaine dans des arborescences conceptuelles.
Les trois premières contributions ont en commun de s’intéresser au domaine économique sous des angles divers. Dans leur étude de « l’analogie médicale dans le discours économique », Philippe Monneret, Ludovic Desmedt et Lucy Michel, croisant leurs regards de linguistes et d’économiste, posent la question du statut des nombreux emprunts au discours médical dans le discours économique. Ils se demandent dans quelle mesure des emprunts terminologisés, comme c’est le cas pour inflation, conservent un potentiel métaphorique. Pour d’autres cas (paralysie des marchés, fébrilité) les auteurs cherchent à déterminer si l’origine médicale des expressions peut constituer une entrave à leur terminologisation. À leurs yeux, la question de la reterminologisation par analogie du champ médical au champ économique doit tenir compte du fait que l’efficience du discours économique requiert une part de figuralité. En dépit du risque de déformer la réalité des faits économiques, cet aspect semble inévitable pour que les discours tenus aient un impact sur les marchés ou sur le comportement des agents. Le discours économique, irréductible à une combinatoire transparente de termes techniques, semble donc échapper à la monosémie, via l’analogie, dès le niveau de sa terminologie.
C’est une perspective diachronique que nous propose Jacqueline Percebois dans son article « Enabling environment : analyse terminologique en économie du développement », en s’intéressant à l’émergence et à la diffusion du terme qui, selon elle, témoignent de l’évolution de la pensée et du discours économique et institutionnel. Partant des concepts préexistants, l’article présente dans un premier temps le cadre conceptuel dans lequel s’insère le terme enabling environment. Il aborde ensuite l’ambiguïté et la valeur métaphorique du terme dans le discours économique et institutionnel relatifs au développement. L’analyse de ses occurrences, à différents degrés de spécialisation, révèle la complexité du concept sous l’apparente simplicité de sa dénomination tandis qu’une étude comparée de documents anglais l’incluant et de leurs versions françaises ou de documents français analogues s’intéresse à ses diverses équivalences en français.
Le domaine économique sert également de cadre à l’article de Catherine Resche (Étude de diverses appellations pour le concept d’utilité en économie : les termes comme témoins de l’évolution de la théorie). Partant du constat que le concept d’utilité est central en économie, elle s’est intéressée dans une perspective diachronique aux diverses appellations qui ont été données à ce concept, principalement en anglais, offrant au lecteur un voyage dans le temps qui nous montre comment divers économistes ont décliné le concept. C’est l’occasion d’observer le phénomène de néologie en marche : les termes sont replacés dans leur contexte et les nombreuses nuances apportées sont prises en compte. Cette étude montre combien les termes, et les hésitations autour des choix de dénominations possibles, sont, pour le linguiste, un moyen d’accès non seulement aux concepts clés d’un domaine spécialisé, mais aussi des témoins privilégiés de l’évolution des idées qui ont forgé ce domaine.
La contribution suivante sert de transition entre les trois premiers articles et les suivants ; en effet, comme ses collègues, Isabelle Richard, à travers son étude sur « Les tautologies en anglais juridique » s’intéresse à un phénomène particulier en matière de terminologie, phénomène que l’on pourrait considérer comme une anomalie. En abordant le domaine du droit, elle annonce les articles suivants qui, pour beaucoup, traitent du même domaine, mais sous l’angle de la traduction. Comme les auteurs des articles précédents, elle travaille sur l’axe diachronique et s’interroge sur la raison de la survie de ces expressions tautologiques dans un contexte de Plain English Movement, dont le but était de simplifier tout ce qui peut l’être dans le langage juridique. Pour l’auteur, ces expressions font écho à des aspects de l’histoire du droit anglais. Elles sont également typiques d’une manière de dire spécifique à l’anglais du droit et font partie d’une stylistique juridique qui reflète l’histoire même du Common Law.
En travaillant à partir d’une combinaison différente de langues, Manuel Torellas Castillo, s’intéresse aux « Spécificités terminologiques et traductionnelles du corpus de l’acquis communautaire ». Partant du constat que les textes de l’acquis font apparaître un certain nombre de termes qui échappent à la conception traditionnelle avancée par la théorie générale de la terminologie de Wüster, il remarque que les différentes stratégies rédactionnelles et traductionnelles privilégient parfois, pour des raisons d’ordre pragmatique, les termes hyperonymiques tels qu’ordonnance
souvent traduit en espagnol par resolución (hyperonymique également) lorsque subsiste un doute en que ce qui concerne le type spécifique d’ordonnance (sentencia, auto, providencia). Le découpage différent des champs sémantiques entre la langue de départ et la langue d’arrivée peut entraîner des conséquences juridiques considérables lorsque des termes apparemment transparents comme admissibilité et admisibilidad font référence à des phases de procédure bien distinctes.
Les néologismes sont au centre de l’étude de Tímea Drinóczi et Barnábas Novák qui nous proposent une réflexion sur « Les nouveaux termes dans la nouvelle Loi Fondamentale de la Hongrie », en adoptant une approche contrastive entre hongrois juridique et italien. Ils ont recensé un certain nombre de termes flous qui posent problème car ils laissent une appréciation trop large à la loi pour en définir le contenu, ce qui pourrait donner lieu à controverse. L’objet de ce travail était de mesurer la convergence et la divergence éventuelle de sens entre les emprunts et les mots d’origine et d’étudier la question de l’élaboration des définitions. L’étude de divers types d’équivalence souligne l’utilité de l’harmonisation terminologique, mais aussi sa complexité, surtout quand il s’agit de prendre en compte les différences culturelles.
Si l’on peut aisément concevoir les difficultés à transcrire des concepts juridiques ou des principes directeurs dans différentes langues, on pourrait penser que les sciences dites « dures » sont plus normées et présentent moins de difficultés d’ordre terminologique. À travers son article (La théorie générale de la terminologie à l’épreuve de la chimie organique : regard sur les relations associatives dans la représentation des connaissances), Sandrine Peraldi montre qu’il n’en est rien et que, même en chimie organique, les principes de Wüster sont remis en question. Elle s’intéresse particulièrement à deux phénomènes linguistiques relativement méconnus : l’indétermination terminologique et la multi-dimensionnalité dans les sciences exactes. Malgré la présence d’une nomenclature régissant la langue de la chimie et de constantes activités normalisatrices, une exploration textuelle de son corpus lui a permis d’établir clairement que bon nombre de termes étaient non seulement imprécis, mais qu’ils ne se prêtaient pas à une approche conceptuelle et logique des unités linguistiques. Comme alternative à la théorie générale de la terminologie (TGT), notre collègue propose l’exploitation des relations associatives dans la représentation des connaissances.
Nous restons dans le domaine des sciences avec Marie-Hélène Fries dont l’étude porte sur les nanotechnologies (Termes métaphoriques et intégration conceptuelle dans le domaine des nanotechnologies). L’auteur propose une typologie des termes métaphoriques : catachrèses utilisées pour remplir un vide terminologique et nommer les nouveaux objets des sciences et techniques (par exemple smart dust), explication d’un phénomène ou d’un processus par le développement d’une analogie entre deux domaines différents (par exemple molecular motor), et enfin intégration conceptuelle entre deux domaines pour aboutir à la création d’un nouveau champ du savoir (par exemple dna computer). En croisant les données obtenues à partir du glossaire sur les nanotechnologies publié par l’Office québécois de la langue française, et l’analyse d’un corpus de 109 articles de recherche portant sur les nanotechnologies, l’auteur a pu établir, à travers une analyse des termes métaphoriques, que la métaphore de la construction est fondamentale dans les sciences de la matière, et que l’ADN comme code joue un rôle essentiel pour les sciences du vivant. L’étude montre qu’il est important de relever et d’observer des métaphores de ce type qui débouchent sur des intégrations conceptuelles ouvrant la voie à de nouveaux paradigmes : les termes métaphoriques peuvent aider à comprendre le mécanisme qui préside à l’émergence de nouveaux champs disciplinaires. La convergence observée entre nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et neurosciences montre que les nanotechnologies constituent un large domaine multidisciplinaire et interdisciplinaire.
La dernière étude nous rappelle que les domaines spécialisés ne sont pas uniquement des domaines disciplinaires et qu’il ne nous faut pas négliger l’importance de la terminologie dans les domaines professionnels. Pour illustrer ce point, Séverine Wozniak, qui a étudié la communauté spécialisée des alpinistes américains et sa langue-culture, propose ici une analyse de la façon dont la culture des différents alpinistes a pu influencer la constitution d’une terminologie en anglais de l’alpinisme. Elle s’intéresse, en effet, aux emprunts à diverses langues et, dans une perspective diachronique, à la formation des néologismes. Son étude renforce l’idée que les termes peuvent être considérés comme des fenêtres ouvrant sur la culture d’un milieu professionnel.
Nous espérons vivement que les diverses démarches adoptées et décrites dans cet ouvrage suggèreront des perspectives intéressantes pour les chercheurs linguistes travaillant sur les domaines spécialisés, leurs discours et leur culture.
Catherine Resche
Université Panthéon-Assas – Paris 2
Centre de linguistique en Sorbonne
(CeLiSo)
Université Paris-Sorbonne
Bibliographie
Cabré, Maria Teresa, “Elements for a Theory of Terminology. Towards an Alternative Paradigm”, Terminology. International Journal of Theoretical and Applied Issues in Specialised Communication, vol. 6/1, 2000, p. 35-57.
Gaudin, François, Socioterminologie : une approche sociolinguistique de la terminologie, Manuels champs linguistiques, Bruxelles, De Boeck & Larcier et Duculot, 2003.
Humbley, John, « La néologie en terminologie », L’innovation lexicale, textes réunis par Jean-François Sablayrolles, Honoré Champion, Paris, 2003, p. 261-278.
Slodzian, Monique, 2000. « L’émergence d’une terminologie textuelle et le retour du sens », Le sens en terminologie, H. Béjoint et Ph. Thoiron, (éd.), Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2000, p. 61-85.
Temmerman, Rita, Towards New Ways of Terminology Description. The sociocognitive approach, Amsterdam/Philadelphie, John Benjamins, 2000.
Vecchi (de), 2009. « Pragmaterminologie : une terminologie de l’entreprise en évolution », A one-day symposium at Università Cattolica, Milan, Juin 9th, 2009. <http://realiter.net/spip.php?article1763>.
Wüster, Eugen. 1981. « L’étude scientifique générale de la terminologie, zone frontalière entre la linguistique, la logique, l’ontologie, l’informatique et les sciences des choses », Textes choisis de terminologie. Fondements théoriques de la terminologie, Rondeau, Guy/Felber, Helmut (éd.), Québec : GIRSTERM, 1981, p. 55-114.
- CLIL theme: 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
- ISBN: 978-2-8124-3811-0
- EAN: 9782812438110
- ISSN: 2261-1851
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-3811-0.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 01-08-2016
- Language: French