Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Tempêtes en mer. Permanence et évolution d’un topos littéraire (xvie-xviiie siècle)
- Auteur : Ménager (Daniel)
- Pages : 9 à 11
- Collection : Géographies du monde, n° 19
Préface
L’habitude nous rend myopes. Nous avons tellement lu de récits de tempêtes, depuis Homère jusqu’à Conrad que nous n’y faisons plus très attention. La tempête fait partie des risques inhérents à ceux qui voyagent, elle a toujours existé et elle existera toujours. Elle fait aussi partie des romans d’aventure. Pourquoi donc lui prêter attention ? Parce qu’il y a toujours de l’inconnu dans le connu, et que les vagues venues d’Homère sont fort différentes de celles, frangées d’écume, que Diderot ou Joseph Vernet font rouler sous nos yeux. Sans doute, dira-t-on, mais combien d’auteurs ont décrit des tempêtes qu’ils n’ont jamais vues ? Il est doux de les décrire dans le confort d’un cabinet de travail, entouré de bonnes encyclopédies et des éditions des grands classiques : Homère, Virgile, Ovide. La tempête : un topos de plus que Curtius a omis de mentionner dans son grand livre sur La Littérature européenne et le Moyen Âge latin.
Les choses ne sont pas si simples, comme Éva Riveline nous l’explique dans ce livre remarquable. D’abord parce que, au cours du temps, les romanciers et les poètes épiques sont de plus en plus tenus de respecter la vérité des faits. Sinon, les véritables voyageurs, dont on lit avec avidité les récits, feront des gorges chaudes de leurs descriptions inventées à loisir. Les bateaux ivres, ils les ont vus, ils savent qu’ils sont capables de parcourir une gamme effrayante, des notes les plus basses, les plus infernales, jusqu’aux notes dangereusement sublimes. Pour autant, vont-ils décourager les romanciers de leur temps ? Pas le moins du monde. Simplement, un dialogue s’instaure entre le roman et le récit de voyage, dialogue fécond et parfaitement connu de l’auteur de ce livre. Éva Riveline a eu raison de retenir la période qui va de la Renaissance à celle des Lumières. Ce faisant, elle invite à repenser le rapport entre texte et contexte. Le progrès des sciences de la nature aurait pu condamner le récit de tempête, relique d’un monde où l’on croyait que les vents obéissaient à Éole, que le feu saint-Elme apparaissait en haut des mâts
pour annoncer la fin de l’épreuve et où l’on jetait à la mer sans autre forme de procès l’individu d’où venait tout le mal. Eh bien, il n’en est rien. Parce que la tempête lance au poète un défi de tous les temps : comment créer de la beauté à partir de ce qui est affreux ? On sait ce qu’en pensait Boileau avec son « monstre odieux » capable de plaire aux yeux. Les moyens de cette alchimie n’ont pas fini de susciter les débats. Mais la poétique intervient aussi. Un récit oral, comme l’a montré Harald Weinrich, suppose toujours, chez l’auditeur, une certaine tranquillité d’esprit. Les épopées antiques le savaient bien, qui mettent la tempête à distance : nous écoutons le récit qu’en fait Enée chez Didon, nous ne la vivons pas « en direct ». Leçon qui ne sera pas oubliée par les auteurs classiques. Ajoutons que le récit de tempête ne désarme pas en raison de la rivalité qui oppose la littérature à la peinture. Pour celle-ci, c’est presque un jeu d’enfant de représenter une tempête en mer. Il n’en va pas de même pour le romancier ou le poète, obligés de faire appel à toutes les ressources de l’hypotypose pour mettre ce spectacle sous les yeux du lecteur. Sa ruse pourra consister à décrire, comme chez Diderot, un tableau qui la représente, tout en montrant que, en fin de compte, le texte l’emporte sur l’image car il est seul en mesure de susciter la réflexion du lecteur, et même de mobiliser ses émotions. La tempête de l’âge classique, c’est aussi un défi à la « ligne claire » imposée par l’esthétique. Si les voyageurs, ivres de peur, tiennent des propos incohérents, il lui est interdit de bredouiller. Les audaces rabelaisiennes ne sont plus de saison.
Il fallait donc commencer, comme le fait ce livre, par la poétique. S’en tenir à celle-ci eût été restrictif. Éva Riveline a jugé nécessaire de s’intéresser également aux hommes dans la tempête et à la « philosophie » de celle-ci (pour ne pas dire à la théologie). Ce sont des pages qui frappent par la qualité de leur information mais aussi par leur caractère profondément médité. Jean Delumeau aurai pu faire de la tempête un des sujets de réflexion de son grand livre sur La Peur en Occident. Peur et même panique, car elle conduit le voyageur épouvanté à de terribles régressions morales. Les plus connues sont les actes de cannibalisme. A contrario, la tempête met en valeur deux types de personnages : celui du capitaine, tenant fermement la barre, dont la mythologie est si forte qu’elle inspire bien des épisodes de romans modernes. Voilà une figure qui ne peut laisser insensible un lectorat féru de courage, d’héroïsme et
de stoïcisme. L’autre est celle du croyant, qui place sa confiance en Dieu et en sa sainte Providence. On ne peut résumer en quelques lignes les analyses si riches d’Éva Riveline. On ajoutera simplement que, envisagée sous cet angle, la tempête est un drame moral, un parfait révélateur de la valeur profonde des individus. Les masques tombent : on voit l’homme pour ce qu’il est.
La tempête, subie ou racontée, suscite également une réflexion religieuse. Les dieux d’Homère se mettent facilement en colère, mais le Dieu biblique ? Depuis le livre de Jonas, la question hante les exégètes. Si des coupables se cachent dans un navire, pourquoi des innocents sont-ils promis à la mort ? Timidement, apparaît une réflexion d’un tout autre ordre. On étudie « scientifiquement » les forces de la nature, celle des courants et des vents : des textes bien étudiés eux aussi. Pour autant, la façon dont ils se déchaînent n’échappe pas à l’ordre divin. Dieu s’éloigne, mais sa Providence continue à régir, mystérieusement, le monde. Du moins pour le commun des mortels, car Voltaire est d’un autre avis : la tempête de Candide est dans tous les esprits. Avant lui, Cyrano avait osé parler de celle-ci comme un « assassinat ». « Dieu n’est pas dans la tempête de Cyrano, écrit excellemment Éva Riveline, et pour cause : Il ne se soucie pas des hommes et regarde leur supplice avec indifférence. S’Il existe, son silence est aussi effrayant et lâche que celui de Pilate » (p. 435). Qui gouverne le monde ? Belle et bonne question. Qu’on le veuille ou non, la tempête nous oblige à faire de la philosophie.
Ce livre est issu d’une thèse soutenue en 2002. Depuis, plusieurs ouvrages ou colloques ont été consacrés aux bouleversements climatiques, aux grandes peurs de l’Occident, aux récits de voyage. D’une certaine façon, Éva Riveline leur a ouvert la voie. Elle a toujours su, dans ce livre, maintenir un équilibre précieux entre l’analyse littéraire et la réflexion philosophique. Ce que lui suggérait l’un de ses auteurs préférés, Hugo lui-même, qui ne figure pas dans le corpus mais qui, je le sais, l’a accompagnée tout au long de ce travail, aussi clair que la tempête est obscure, aussi maîtrisé qu’elle est informe.
Daniel Ménager
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-3559-1
- EAN : 9782812435591
- ISSN : 1775-3503
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3559-1.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/09/2015
- Langue : Français