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Classiques Garnier

Préface

  • Publication type: Book chapter
  • Book: Tempêtes en mer. Permanence et évolution d’un topos littéraire (xvie-xviiie siècle)
  • Author: Ménager (Daniel)
  • Pages: 9 to 11
  • Collection: World Geographies, n° 19
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782812435591
  • ISBN: 978-2-8124-3559-1
  • ISSN: 1775-3503
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-3559-1.p.0009
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 09-18-2015
  • Language: French
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Préface

Lhabitude nous rend myopes. Nous avons tellement lu de récits de tempêtes, depuis Homère jusquà Conrad que nous ny faisons plus très attention. La tempête fait partie des risques inhérents à ceux qui voyagent, elle a toujours existé et elle existera toujours. Elle fait aussi partie des romans daventure. Pourquoi donc lui prêter attention ? Parce quil y a toujours de linconnu dans le connu, et que les vagues venues dHomère sont fort différentes de celles, frangées décume, que Diderot ou Joseph Vernet font rouler sous nos yeux. Sans doute, dira-t-on, mais combien dauteurs ont décrit des tempêtes quils nont jamais vues ? Il est doux de les décrire dans le confort dun cabinet de travail, entouré de bonnes encyclopédies et des éditions des grands classiques : Homère, Virgile, Ovide. La tempête : un topos de plus que Curtius a omis de mentionner dans son grand livre sur La Littérature européenne et le Moyen Âge latin.

Les choses ne sont pas si simples, comme Éva Riveline nous lexplique dans ce livre remarquable. Dabord parce que, au cours du temps, les romanciers et les poètes épiques sont de plus en plus tenus de respecter la vérité des faits. Sinon, les véritables voyageurs, dont on lit avec avidité les récits, feront des gorges chaudes de leurs descriptions inventées à loisir. Les bateaux ivres, ils les ont vus, ils savent quils sont capables de parcourir une gamme effrayante, des notes les plus basses, les plus infernales, jusquaux notes dangereusement sublimes. Pour autant, vont-ils décourager les romanciers de leur temps ? Pas le moins du monde. Simplement, un dialogue sinstaure entre le roman et le récit de voyage, dialogue fécond et parfaitement connu de lauteur de ce livre. Éva Riveline a eu raison de retenir la période qui va de la Renaissance à celle des Lumières. Ce faisant, elle invite à repenser le rapport entre texte et contexte. Le progrès des sciences de la nature aurait pu condamner le récit de tempête, relique dun monde où lon croyait que les vents obéissaient à Éole, que le feu saint-Elme apparaissait en haut des mâts

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pour annoncer la fin de lépreuve et où lon jetait à la mer sans autre forme de procès lindividu doù venait tout le mal. Eh bien, il nen est rien. Parce que la tempête lance au poète un défi de tous les temps : comment créer de la beauté à partir de ce qui est affreux ? On sait ce quen pensait Boileau avec son « monstre odieux » capable de plaire aux yeux. Les moyens de cette alchimie nont pas fini de susciter les débats. Mais la poétique intervient aussi. Un récit oral, comme la montré Harald Weinrich, suppose toujours, chez lauditeur, une certaine tranquillité desprit. Les épopées antiques le savaient bien, qui mettent la tempête à distance : nous écoutons le récit quen fait Enée chez Didon, nous ne la vivons pas « en direct ». Leçon qui ne sera pas oubliée par les auteurs classiques. Ajoutons que le récit de tempête ne désarme pas en raison de la rivalité qui oppose la littérature à la peinture. Pour celle-ci, cest presque un jeu denfant de représenter une tempête en mer. Il nen va pas de même pour le romancier ou le poète, obligés de faire appel à toutes les ressources de lhypotypose pour mettre ce spectacle sous les yeux du lecteur. Sa ruse pourra consister à décrire, comme chez Diderot, un tableau qui la représente, tout en montrant que, en fin de compte, le texte lemporte sur limage car il est seul en mesure de susciter la réflexion du lecteur, et même de mobiliser ses émotions. La tempête de lâge classique, cest aussi un défi à la « ligne claire » imposée par lesthétique. Si les voyageurs, ivres de peur, tiennent des propos incohérents, il lui est interdit de bredouiller. Les audaces rabelaisiennes ne sont plus de saison.

Il fallait donc commencer, comme le fait ce livre, par la poétique. Sen tenir à celle-ci eût été restrictif. Éva Riveline a jugé nécessaire de sintéresser également aux hommes dans la tempête et à la « philosophie » de celle-ci (pour ne pas dire à la théologie). Ce sont des pages qui frappent par la qualité de leur information mais aussi par leur caractère profondément médité. Jean Delumeau aurai pu faire de la tempête un des sujets de réflexion de son grand livre sur La Peur en Occident. Peur et même panique, car elle conduit le voyageur épouvanté à de terribles régressions morales. Les plus connues sont les actes de cannibalisme. A contrario, la tempête met en valeur deux types de personnages : celui du capitaine, tenant fermement la barre, dont la mythologie est si forte quelle inspire bien des épisodes de romans modernes. Voilà une figure qui ne peut laisser insensible un lectorat féru de courage, dhéroïsme et

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de stoïcisme. Lautre est celle du croyant, qui place sa confiance en Dieu et en sa sainte Providence. On ne peut résumer en quelques lignes les analyses si riches dÉva Riveline. On ajoutera simplement que, envisagée sous cet angle, la tempête est un drame moral, un parfait révélateur de la valeur profonde des individus. Les masques tombent : on voit lhomme pour ce quil est.

La tempête, subie ou racontée, suscite également une réflexion religieuse. Les dieux dHomère se mettent facilement en colère, mais le Dieu biblique ? Depuis le livre de Jonas, la question hante les exégètes. Si des coupables se cachent dans un navire, pourquoi des innocents sont-ils promis à la mort ? Timidement, apparaît une réflexion dun tout autre ordre. On étudie « scientifiquement » les forces de la nature, celle des courants et des vents : des textes bien étudiés eux aussi. Pour autant, la façon dont ils se déchaînent néchappe pas à lordre divin. Dieu séloigne, mais sa Providence continue à régir, mystérieusement, le monde. Du moins pour le commun des mortels, car Voltaire est dun autre avis : la tempête de Candide est dans tous les esprits. Avant lui, Cyrano avait osé parler de celle-ci comme un « assassinat ». « Dieu nest pas dans la tempête de Cyrano, écrit excellemment Éva Riveline, et pour cause : Il ne se soucie pas des hommes et regarde leur supplice avec indifférence. SIl existe, son silence est aussi effrayant et lâche que celui de Pilate » (p. 435). Qui gouverne le monde ? Belle et bonne question. Quon le veuille ou non, la tempête nous oblige à faire de la philosophie.

Ce livre est issu dune thèse soutenue en 2002. Depuis, plusieurs ouvrages ou colloques ont été consacrés aux bouleversements climatiques, aux grandes peurs de lOccident, aux récits de voyage. Dune certaine façon, Éva Riveline leur a ouvert la voie. Elle a toujours su, dans ce livre, maintenir un équilibre précieux entre lanalyse littéraire et la réflexion philosophique. Ce que lui suggérait lun de ses auteurs préférés, Hugo lui-même, qui ne figure pas dans le corpus mais qui, je le sais, la accompagnée tout au long de ce travail, aussi clair que la tempête est obscure, aussi maîtrisé quelle est informe.

Daniel Ménager