Avant-propos
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Tempêtes en mer. Permanence et évolution d’un topos littéraire (xvie-xviiie siècle)
- Pages : 13 à 19
- Collection : Géographies du monde, n° 19
AVANT-PROPOS
… des quatre coins de l’horizon
il déchaîna les quatre vents, et couvrit de nuées
la terre avec la mer ; du haut du ciel tomba la nuit.
Homère, L’Odyssée, chant V.
L’abîme ; on ne sait quoi de terrible qui gronde ;
Le vent ; l’obscurité vaste comme le monde ;
Partout les flots ; partout où l’œil peut s’enfoncer,
La rafale qu’on voit aller, venir, passer ;
L’onde, linceul ; le ciel, ouverture de tombe ;
Les ténèbres sans l’arche et l’eau sans la colombe ;
Victor Hugo, La Légende des siècles, « Pleine mer ».
Au mois de septembre 1989, une tempête particulièrement violente et meurtrière s’est abattue sur les côtes des îles Caraïbes et de l’Amérique du Nord ; elle portait le nom étrangement évocateur d’Hugo. Et de fait, la coïncidence des noms vient nous rappeler qu’une des images préférées du grand poète français est celle des flots déchaînés, la tempête évoquant autant le peuple en marche, le souffle qui ébranle le vieux monde, le débat intérieur, que le flot qui emporte le poète, ou bien encore cette lame de fond qui nous emporte tous vers l’abîme. Victor Hugo est en cela un homme de son temps, héritier et promoteur d’une esthétique qui rompt avec le classicisme et trouve dans les désordres de la nature l’expression des aspirations du Moi, tout en s’accordant avec une certaine vision épique de l’histoire, en ces moments de grands bouleversements
politiques et sociaux. Car la tempête, depuis Homère, a partie liée avec l’épopée : encore aujourd’hui, l’image que l’on garde de l’épopée est celle d’Ulysse aux prises avec la mer en furie1. Est-ce à dire qu’il faut être Homère ou Hugo pour écrire une tempête ? L’affinité est si grande entre la période romantique et le motif de la tempête, que l’on serait tenté de penser que les siècles classiques l’ont ignoré. Ou, s’ils ne l’ont pas ignoré, que les tempêtes classiques sont de pâles décors de carton-pâte, alliant le mauvais goût de l’ornement baroque à l’imitation systématique des Anciens.
Le désintérêt de la critique pour cet épisode dans la littérature classique confirme que l’on a bien eu ce sentiment. Les épisodes de tempête ne manquent pourtant pas dans le roman depuis la Renaissance jusqu’à la Révolution. Le roman d’aventures ou le roman héroïque baroque, par exemple, font grand usage de ces péripéties héritées du roman grec. Mais outre que ces topoi n’ont pratiquement jamais fait l’objet d’une étude d’ensemble, ils ont souvent été classés au rang de « poncifs2 ». Cela dit, à côté de critiques parfois très âpres, on trouve quelques études importantes sur des récits de tempête considérés singulièrement, souvent pris dans les plus grands textes. Ainsi, la tempête du Quart Livre ou celle de Paul et Virginie ont fait l’objet de nombreux articles3. Dans chacun de ces travaux, la tempête apparaît comme un des motifs littéraires majeurs, ou bien du point de vue esthétique, ou bien du point de vue de l’histoire des idées, mais il semble entendu que l’épisode est suffisamment connu pour qu’on puisse se passer d’une étude d’ensemble. Quelques jalons avaient déjà été posés néanmoins pour une étude plus synthétique : Charles Béné et Frank Lestringant pour la Renaissance ou Jean-Louis Flecniakoska, pour la littérature espagnole du siècle d’or, mais ils restent néanmoins limités à une période relativement brève. Parallèlement, les travaux de Normand Doiron ont souligné l’importance de l’épisode de la tempête dans le déroulement de toute navigation. Mais il restait à faire une étude littéraire du motif. C’est ce qui a motivé un travail de thèse soutenu en 2002, et dont le présent essai est une réécriture.
Depuis, d’importantes études ont été réalisées sur le sujet, en particulier le colloque organisé à la Sorbonne par Emmanuel Le Roy Ladurie, Jacques Berchtold et Jean-Paul Sermain en 2005 sur l’événement climatique et ses représentations du xviie au xixe siècle. Mais il n’existe pas d’étude synthétique sur cet épisode entre le xvie et le xviiie siècle, avant qu’il ne devienne l’expression du Moi romantique. Or, le récit de tempête est d’autant plus important à la période classique qu’on le trouve à la fois dans les romans et dans la littérature de voyages, qui se développe tout au long de ces trois siècles. C’est même un des « lieux » privilégiés où ces deux « genres métoyens » se rencontrent. Les travaux de Geoffroy Atkinson, Jacques Chuppeau, Marie-Christine Gomez-Géraud ou Sophie Linon-Chipon, ont mis en valeur les liens très étroits qui unissaient romans et récits de voyage, et ont montré, par l’analyse d’exemples précis, la dimension d’intertextualité de ces deux genres. Ces études ont contribué, sans que ce soit leur objectif prioritaire, à sortir l’épisode de la tempête de son carcan romanesque, et donc à lever la condamnation qui pèse a priori sur lui. La tempête du récit de voyage a permis de voir qu’au-delà du stéréotype, cet épisode est le récit d’une expérience singulière et traumatisante, qui peut en cela donner à penser. C’est donc une étude synthétique des récits de tempête en mer, tels qu’on les trouve dans les textes narratifs entre les xvie et xviiie siècles que l’on propose ici.
Le choix du xvie siècle comme point de départ se justifie amplement par la redécouverte des textes antiques – notamment les romans grecs – ainsi que la lecture des textes bibliques dans leur langue originale qui infléchissent l’écriture et la signification de l’épisode. Parallèlement, les xvie-xviiie siècles sont aussi ceux de l’ouverture de l’espace géographique et du développement des sciences physiques, qui modifient la perception de la mer. La découverte du Nouveau Monde est encore très récente lorsque Rabelais entreprend son Quart Livre ; en revanche, il ne reste plus de terre inconnue à la fin du xviiie siècle. Le tour du monde a été fait, les cartes sont à peu près fiables, il ne reste aux voyageurs qu’à préciser certaines mesures. Après avoir essentiellement fait peur, la mer s’apprivoise et commence même à faire rêver. Si Magellan et Colomb ont dû cacher à leurs équipages le véritable but de leurs voyages pour éviter désertions ou mutineries, quelques années plus tard, on ne compte plus
ceux qui s’embarquent et arrivent même parfois à trouver du charme au plus inconstant des éléments4.
Le nombre de voyageurs qui affrontent les dangers de la navigation est en effet croissant tout au long de ces trois siècles. Aventuriers, marchands, missionnaires, au service d’un roi, d’un Dieu ou d’eux-mêmes, tous contribuent à rendre l’espace maritime plus familier, à en montrer les merveilles5. Même ceux qui, comme Léry ou Leguat, fuient les persécutions religieuses, manifestent leur plaisir devant le spectacle de la mer :
Mais surtout quand la mer commence de s’esmouvoir, ces marsouins paroissans soudain sur l’eau, mesme la nuict, qu’au milieu des ondes et des vagues qui les agitent, ils rendent la mer comme verte, et semblent eux-mesmes estre tous verts. C’est un plaisir de les ouyr souffler et ronfler, de telle façon que vous diriez proprement que ce sont porcs terrestres6.
À la fin du xviiie siècle, le développement des sciences physiques permet de confirmer ce mouvement d’apprivoisement de l’espace maritime : les phénomènes atmosphériques sont expliqués, quantifiés et partiellement maîtrisés7. On aurait pu s’attendre à ce que le récit de tempête fasse les frais de cette évolution de la perception de la nature et de ses phénomènes paroxystiques. Or, il n’en est rien : non seulement le récit de tempête n’a pas disparu, mais il ne s’est pas non plus fossilisé dans un poncif éculé, témoin d’une perception du monde révolue. Il nous
appartient de comprendre pourquoi et comment ce stéréotype littéraire a résisté et s’est adapté tout au long de ces trois siècles8.
Du point de vue poétique, il faut s’interroger sur l’intégration du topos dans la trame du récit, et sur les marques de renouvellement ou au contraire de fossilisation des éléments qui le constituent. Comment les écrivains ont-ils réussi à accorder cet épisode aux différents choix stylistiques de ces trois siècles ? Comment l’épisode s’est-il adapté aux différents genres dans lesquels il s’est inscrit ? Car le récit de tempête, venu de l’épopée, a traversé le roman grec, le roman médiéval, le roman d’aventures de la Renaissance, les romans héroïques baroques, les parodies, les voyages imaginaires, les contes jusqu’au roman par lettres. Il faut bien reconnaître que rares sont les poncifs qui ont une telle pérennité.
Les questions de poétique sont d’autant plus intéressantes pour cet épisode particulier, que l’esthétique classique prône des choix stylistiques opposés à ce que pourrait nécessiter un récit de tempête : l’idéal de la « ligne claire » peut être battu en brèche par le sujet à traiter. N’y a-t-il pas en effet contradiction entre l’objectif d’un récit de tempête (raconter le chaos et l’outrance de la nature) et les exigences classiques d’une écriture de la clarté, de la concision et la simplicité ? Comment raconter une tempête sans céder à la pompe et à l’ornement ?
Par ailleurs, l’inscription de l’épisode dans une trame narrative ne doit pas faire oublier que la tempête est presque toujours un tableau frappant. Tous les procédés liés à l’hypotypose sont convoqués, et dans ce cas, c’est le lien avec la peinture, ainsi que les théories esthétiques de la période classique que l’épisode interroge. Le récit de tempête en mer raconte une aventure en même temps qu’il montre un spectacle ; il est à ce titre particulièrement exemplaire pour illustrer ou même alimenter le débat sur la hiérarchie des arts, sur la primauté du dire ou du voir. D’autant qu’il n’est pas sans difficulté de prétendre produire de la beauté avec un spectacle effrayant. Il a fallu un certain nombre de retournements des jugements esthétiques, ainsi qu’une évolution culturelle, pour que l’on en vienne à trouver beau ce qui ne suscitait à l’origine que l’horreur et l’effroi. Le récit de tempête est un témoin privilégié, peut-être même un révélateur de cette évolution.
Il apparaît comme relevant de la gageure de vouloir raconter, dans un épisode aussi conventionnel, une expérience singulière et signifiante. Or, c’est bien de cela qu’il s’agit aussi. Raconter une tempête, c’est montrer l’homme aux prises avec une force qui le dépasse ; c’est montrer l’homme face au danger, face à l’imminence de sa mort. Le récit est alors l’occasion de mettre en scène des réactions humaines variées, de la peur au courage, du dévouement à la lutte sauvage pour survivre. Mais ces réactions sont-elles propres à la tempête ou celle-ci n’est-elle qu’un décor pour illustrer un discours plus général ? La tempête est-elle le prétexte à un discours moral préétabli ou génère-t-elle au contraire ses propres valeurs ? C’est à la lumière de l’histoire des idées et des comportements qu’il convient alors d’étudier ces récits qui nous parlent de l’homme.
Mais il y a plus. Sur le modèle proposé par les textes scripturaires, le récit de la tempête invite à un questionnement philosophique et religieux sur le fonctionnement du monde et la place de l’homme dans la Création. La tempête est-elle vue comme un dysfonctionnement, une rupture avec l’ordre naturel, ou fait-elle partie de l’ordre du monde ? À qui faut-il l’attribuer ? Si c’est à Dieu, comment justifier une telle violence ? Et quel sens faut-il donner à la souffrance et au désespoir des hommes qui en sont victimes ? Si, en revanche, Dieu n’est pas dans la tempête, a-t-Il encore une place dans une Création sujette à des désordres d’une telle intensité ? Quelle espérance reste-t-il au naufragé ? L’épisode de la tempête conduit donc bien au-delà du questionnement poétique.
Si l’on refuse de condamner a priori le caractère conventionnel de l’épisode, condamnation d’autant plus anachronique qu’elle oublie la place prépondérante de la convention et de l’imitation dans l’esthétique classique, il serait cependant erroné de laisser croire que tous ces textes ont une égale valeur littéraire et une égale profondeur philosophique. Certains récits, on s’en doute, sont vite apparus plus beaux ou plus signifiants que d’autres. Cette étude s’efforce pourtant de rendre compte des textes dans leur variété et leur diversité, sans préjugé ni prétention à l’exhaustivité. Il convenait de donner la place qui leur revient aux grands textes classiques, comme le Quart Livre ou Paul et Virginie, mais aussi aux œuvres les plus lues pendant la période choisie. Ainsi en va-t-il par exemple du Polexandre de Gomberville, que la postérité n’a pas retenu, mais qui a cependant remporté un grand succès en son
temps. De même, on trouvera des analyses d’œuvres étrangères qui ont exercé une influence déterminante sur la littérature française : le cycle des Amadis, le Roland furieux ou les Lusiades, ont été très tôt traduits et lus en français, parfois même sentis comme appartenant de droit à la littérature française. Il en va de même pour les récits de voyage : on ne peut s’en tenir à des voyageurs français, quand tant de récits étrangers étaient traduits dès leur parution, parfois même adoptés au point d’être francisés : ainsi le navigateur anglais William Dampier est-il appelé Guillaume Dampierre par Bernardin de Saint-Pierre.
Le corpus de cette étude, ainsi que les domaines que recouvrent les questions posées, sont donc particulièrement vastes : il s’agit en effet d’analyser plusieurs centaines de textes du point de vue esthétique, historique, sociologique, philosophique. Grand est le risque de perdre de vue le but du voyage dans une si vaste mer. Avant d’embarquer, il convient d’en préciser les étapes successives : l’étude littéraire des récits de tempête en mer nous conduira sur les rivages de la poétique et de l’esthétique ; puis nous aborderons les questions éthiques et religieuses posées par la mise en scène des comportements humains ; nous pourrons alors nous interroger sur les implications philosophiques et métaphysiques des représentations de la nature et sur la place qu’y tient l’homme.
Mais la notion même de topos suppose un ou plusieurs modèles d’origine. Il est donc nécessaire, pour commencer, de comprendre d’où est partie « cette grande vague9 » qui vient encore se briser sur nos rivages modernes.
1 « Ulysse est parmi nous. Dans notre cœur, dans nos actes. […] On ne se bat plus à la façon d’Achille ; un naufragé sur une épave, c’est Ulysse », Gabriel Germain, Homère, Paris, Seuil, « Écrivains de toujours », 1961, p. 144.
2 Voir par exemple le paragraphe intitulé « poncifs » dans Le Roman jusqu’à la Révolution d’Henri Coulet, Paris, A. Colin, 1967, p. 164-165.
3 Afin de ne pas alourdir les notes, nous renvoyons à la bibliographie pour les références.
4 Jean Thévenot, Relation d’un voyage fait au Levant, Paris, L. Bilaine, 1664, p. 1 : « Le desir de voyager a toûjours esté fort naturel aux hommes, il me semble que jamais cette passion ne les a pressez avec tant de force qu’en noz jours : le grand nombre de voyageurs qui se rencontrent en toutes les parties de la terre, prouve assez la proposition que j’avance, et la quantité de beaux voyages imprimez, qui ont paru depuis vingt ans ». Voir sur ce sujet Alain Corbin, Le Territoire du vide. L’Occident et le désir du rivage (1750-1840), Paris, Flammarion, 1988, ainsi que les travaux de Philippe Masson et Michel Mollat.
5 Voir l’article de Philippe Haudrère « Premiers voyages français dans l’Océan indien au xvie siècle », La France et la Mer au siècle des grandes découvertes, Philippe Masson et Michel Verge-Franceschi, (dir.), Paris, Tallandier, 1993.
6 Jean de Léry, Histoire d’un voyage en terre de Brésil, [1578], éd. Frank Lestringant, Paris, Le Livre de Poche, 1994, p. 131.
7 Les travaux de Benjamin Franklin datent de 1752. Voir sur ce point l’article de Jean-Paul Schneider « De l’orage châtiment au chaos maîtrisé », L’Événement climatique et ses représentations (xviie-xixe siècle), E. Le Roy Ladurie, J. Berchtold, J-P. Sermain (dir.), Paris, Desjonquères, 2007.
8 Nous avons limité notre corpus aux textes narratifs, dans le même souci de cohérence que celui qui a guidé le choix de la période. Les emplois métaphoriques n’ont été retenus que s’ils s’intégraient dans un récit.
9 Nous empruntons cette expression à Françoise Létoublon : « Cette grande vague depuis Troie. À propos des épisodes de tempête dans l’Odyssée et les Argonautiques », L’Épopée dans le monde grec. Hommage à René Hodot, Actes du colloque international de Nancy, textes réunis par Andreas Chatzisavas, Bezançon, éd. Praxandre, 2007.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-3559-1
- EAN : 9782812435591
- ISSN : 1775-3503
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3559-1.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/09/2015
- Langue : Français