Skip to content

Classiques Garnier

Avant-propos

13

AVANT-PROPOS

… des quatre coins de lhorizon

il déchaîna les quatre vents, et couvrit de nuées

la terre avec la mer ; du haut du ciel tomba la nuit.

Homère, LOdyssée, chant V.

Labîme ; on ne sait quoi de terrible qui gronde ;

Le vent ; lobscurité vaste comme le monde ;

Partout les flots ; partout où lœil peut senfoncer,

La rafale quon voit aller, venir, passer ;

Londe, linceul ; le ciel, ouverture de tombe ;

Les ténèbres sans larche et leau sans la colombe ;

Victor Hugo, La Légende des siècles, « Pleine mer ».

Au mois de septembre 1989, une tempête particulièrement violente et meurtrière sest abattue sur les côtes des îles Caraïbes et de lAmérique du Nord ; elle portait le nom étrangement évocateur dHugo. Et de fait, la coïncidence des noms vient nous rappeler quune des images préférées du grand poète français est celle des flots déchaînés, la tempête évoquant autant le peuple en marche, le souffle qui ébranle le vieux monde, le débat intérieur, que le flot qui emporte le poète, ou bien encore cette lame de fond qui nous emporte tous vers labîme. Victor Hugo est en cela un homme de son temps, héritier et promoteur dune esthétique qui rompt avec le classicisme et trouve dans les désordres de la nature lexpression des aspirations du Moi, tout en saccordant avec une certaine vision épique de lhistoire, en ces moments de grands bouleversements

14

politiques et sociaux. Car la tempête, depuis Homère, a partie liée avec lépopée : encore aujourdhui, limage que lon garde de lépopée est celle dUlysse aux prises avec la mer en furie1. Est-ce à dire quil faut être Homère ou Hugo pour écrire une tempête ? Laffinité est si grande entre la période romantique et le motif de la tempête, que lon serait tenté de penser que les siècles classiques lont ignoré. Ou, sils ne lont pas ignoré, que les tempêtes classiques sont de pâles décors de carton-pâte, alliant le mauvais goût de lornement baroque à limitation systématique des Anciens.

Le désintérêt de la critique pour cet épisode dans la littérature classique confirme que lon a bien eu ce sentiment. Les épisodes de tempête ne manquent pourtant pas dans le roman depuis la Renaissance jusquà la Révolution. Le roman daventures ou le roman héroïque baroque, par exemple, font grand usage de ces péripéties héritées du roman grec. Mais outre que ces topoi nont pratiquement jamais fait lobjet dune étude densemble, ils ont souvent été classés au rang de « poncifs2 ». Cela dit, à côté de critiques parfois très âpres, on trouve quelques études importantes sur des récits de tempête considérés singulièrement, souvent pris dans les plus grands textes. Ainsi, la tempête du Quart Livre ou celle de Paul et Virginie ont fait lobjet de nombreux articles3. Dans chacun de ces travaux, la tempête apparaît comme un des motifs littéraires majeurs, ou bien du point de vue esthétique, ou bien du point de vue de lhistoire des idées, mais il semble entendu que lépisode est suffisamment connu pour quon puisse se passer dune étude densemble. Quelques jalons avaient déjà été posés néanmoins pour une étude plus synthétique : Charles Béné et Frank Lestringant pour la Renaissance ou Jean-Louis Flecniakoska, pour la littérature espagnole du siècle dor, mais ils restent néanmoins limités à une période relativement brève. Parallèlement, les travaux de Normand Doiron ont souligné limportance de lépisode de la tempête dans le déroulement de toute navigation. Mais il restait à faire une étude littéraire du motif. Cest ce qui a motivé un travail de thèse soutenu en 2002, et dont le présent essai est une réécriture.

15

Depuis, dimportantes études ont été réalisées sur le sujet, en particulier le colloque organisé à la Sorbonne par Emmanuel Le Roy Ladurie, Jacques Berchtold et Jean-Paul Sermain en 2005 sur lévénement climatique et ses représentations du xviie au xixe siècle. Mais il nexiste pas détude synthétique sur cet épisode entre le xvie et le xviiie siècle, avant quil ne devienne lexpression du Moi romantique. Or, le récit de tempête est dautant plus important à la période classique quon le trouve à la fois dans les romans et dans la littérature de voyages, qui se développe tout au long de ces trois siècles. Cest même un des « lieux » privilégiés où ces deux « genres métoyens » se rencontrent. Les travaux de Geoffroy Atkinson, Jacques Chuppeau, Marie-Christine Gomez-Géraud ou Sophie Linon-Chipon, ont mis en valeur les liens très étroits qui unissaient romans et récits de voyage, et ont montré, par lanalyse dexemples précis, la dimension dintertextualité de ces deux genres. Ces études ont contribué, sans que ce soit leur objectif prioritaire, à sortir lépisode de la tempête de son carcan romanesque, et donc à lever la condamnation qui pèse a priori sur lui. La tempête du récit de voyage a permis de voir quau-delà du stéréotype, cet épisode est le récit dune expérience singulière et traumatisante, qui peut en cela donner à penser. Cest donc une étude synthétique des récits de tempête en mer, tels quon les trouve dans les textes narratifs entre les xvie et xviiie siècles que lon propose ici.

Le choix du xvie siècle comme point de départ se justifie amplement par la redécouverte des textes antiques – notamment les romans grecs – ainsi que la lecture des textes bibliques dans leur langue originale qui infléchissent lécriture et la signification de lépisode. Parallèlement, les xvie-xviiie siècles sont aussi ceux de louverture de lespace géographique et du développement des sciences physiques, qui modifient la perception de la mer. La découverte du Nouveau Monde est encore très récente lorsque Rabelais entreprend son Quart Livre ; en revanche, il ne reste plus de terre inconnue à la fin du xviiie siècle. Le tour du monde a été fait, les cartes sont à peu près fiables, il ne reste aux voyageurs quà préciser certaines mesures. Après avoir essentiellement fait peur, la mer sapprivoise et commence même à faire rêver. Si Magellan et Colomb ont dû cacher à leurs équipages le véritable but de leurs voyages pour éviter désertions ou mutineries, quelques années plus tard, on ne compte plus

16

ceux qui sembarquent et arrivent même parfois à trouver du charme au plus inconstant des éléments4.

Le nombre de voyageurs qui affrontent les dangers de la navigation est en effet croissant tout au long de ces trois siècles. Aventuriers, marchands, missionnaires, au service dun roi, dun Dieu ou deux-mêmes, tous contribuent à rendre lespace maritime plus familier, à en montrer les merveilles5. Même ceux qui, comme Léry ou Leguat, fuient les persécutions religieuses, manifestent leur plaisir devant le spectacle de la mer :

Mais surtout quand la mer commence de sesmouvoir, ces marsouins paroissans soudain sur leau, mesme la nuict, quau milieu des ondes et des vagues qui les agitent, ils rendent la mer comme verte, et semblent eux-mesmes estre tous verts. Cest un plaisir de les ouyr souffler et ronfler, de telle façon que vous diriez proprement que ce sont porcs terrestres6.

À la fin du xviiie siècle, le développement des sciences physiques permet de confirmer ce mouvement dapprivoisement de lespace maritime : les phénomènes atmosphériques sont expliqués, quantifiés et partiellement maîtrisés7. On aurait pu sattendre à ce que le récit de tempête fasse les frais de cette évolution de la perception de la nature et de ses phénomènes paroxystiques. Or, il nen est rien : non seulement le récit de tempête na pas disparu, mais il ne sest pas non plus fossilisé dans un poncif éculé, témoin dune perception du monde révolue. Il nous

17

appartient de comprendre pourquoi et comment ce stéréotype littéraire a résisté et sest adapté tout au long de ces trois siècles8.

Du point de vue poétique, il faut sinterroger sur lintégration du topos dans la trame du récit, et sur les marques de renouvellement ou au contraire de fossilisation des éléments qui le constituent. Comment les écrivains ont-ils réussi à accorder cet épisode aux différents choix stylistiques de ces trois siècles ? Comment lépisode sest-il adapté aux différents genres dans lesquels il sest inscrit ? Car le récit de tempête, venu de lépopée, a traversé le roman grec, le roman médiéval, le roman daventures de la Renaissance, les romans héroïques baroques, les parodies, les voyages imaginaires, les contes jusquau roman par lettres. Il faut bien reconnaître que rares sont les poncifs qui ont une telle pérennité.

Les questions de poétique sont dautant plus intéressantes pour cet épisode particulier, que lesthétique classique prône des choix stylistiques opposés à ce que pourrait nécessiter un récit de tempête : lidéal de la « ligne claire » peut être battu en brèche par le sujet à traiter. Ny a-t-il pas en effet contradiction entre lobjectif dun récit de tempête (raconter le chaos et loutrance de la nature) et les exigences classiques dune écriture de la clarté, de la concision et la simplicité ? Comment raconter une tempête sans céder à la pompe et à lornement ?

Par ailleurs, linscription de lépisode dans une trame narrative ne doit pas faire oublier que la tempête est presque toujours un tableau frappant. Tous les procédés liés à lhypotypose sont convoqués, et dans ce cas, cest le lien avec la peinture, ainsi que les théories esthétiques de la période classique que lépisode interroge. Le récit de tempête en mer raconte une aventure en même temps quil montre un spectacle ; il est à ce titre particulièrement exemplaire pour illustrer ou même alimenter le débat sur la hiérarchie des arts, sur la primauté du dire ou du voir. Dautant quil nest pas sans difficulté de prétendre produire de la beauté avec un spectacle effrayant. Il a fallu un certain nombre de retournements des jugements esthétiques, ainsi quune évolution culturelle, pour que lon en vienne à trouver beau ce qui ne suscitait à lorigine que lhorreur et leffroi. Le récit de tempête est un témoin privilégié, peut-être même un révélateur de cette évolution.

18

Il apparaît comme relevant de la gageure de vouloir raconter, dans un épisode aussi conventionnel, une expérience singulière et signifiante. Or, cest bien de cela quil sagit aussi. Raconter une tempête, cest montrer lhomme aux prises avec une force qui le dépasse ; cest montrer lhomme face au danger, face à limminence de sa mort. Le récit est alors loccasion de mettre en scène des réactions humaines variées, de la peur au courage, du dévouement à la lutte sauvage pour survivre. Mais ces réactions sont-elles propres à la tempête ou celle-ci nest-elle quun décor pour illustrer un discours plus général ? La tempête est-elle le prétexte à un discours moral préétabli ou génère-t-elle au contraire ses propres valeurs ? Cest à la lumière de lhistoire des idées et des comportements quil convient alors détudier ces récits qui nous parlent de lhomme.

Mais il y a plus. Sur le modèle proposé par les textes scripturaires, le récit de la tempête invite à un questionnement philosophique et religieux sur le fonctionnement du monde et la place de lhomme dans la Création. La tempête est-elle vue comme un dysfonctionnement, une rupture avec lordre naturel, ou fait-elle partie de lordre du monde ? À qui faut-il lattribuer ? Si cest à Dieu, comment justifier une telle violence ? Et quel sens faut-il donner à la souffrance et au désespoir des hommes qui en sont victimes ? Si, en revanche, Dieu nest pas dans la tempête, a-t-Il encore une place dans une Création sujette à des désordres dune telle intensité ? Quelle espérance reste-t-il au naufragé ? Lépisode de la tempête conduit donc bien au-delà du questionnement poétique.

Si lon refuse de condamner a priori le caractère conventionnel de lépisode, condamnation dautant plus anachronique quelle oublie la place prépondérante de la convention et de limitation dans lesthétique classique, il serait cependant erroné de laisser croire que tous ces textes ont une égale valeur littéraire et une égale profondeur philosophique. Certains récits, on sen doute, sont vite apparus plus beaux ou plus signifiants que dautres. Cette étude sefforce pourtant de rendre compte des textes dans leur variété et leur diversité, sans préjugé ni prétention à lexhaustivité. Il convenait de donner la place qui leur revient aux grands textes classiques, comme le Quart Livre ou Paul et Virginie, mais aussi aux œuvres les plus lues pendant la période choisie. Ainsi en va-t-il par exemple du Polexandre de Gomberville, que la postérité na pas retenu, mais qui a cependant remporté un grand succès en son

19

temps. De même, on trouvera des analyses dœuvres étrangères qui ont exercé une influence déterminante sur la littérature française : le cycle des Amadis, le Roland furieux ou les Lusiades, ont été très tôt traduits et lus en français, parfois même sentis comme appartenant de droit à la littérature française. Il en va de même pour les récits de voyage : on ne peut sen tenir à des voyageurs français, quand tant de récits étrangers étaient traduits dès leur parution, parfois même adoptés au point dêtre francisés : ainsi le navigateur anglais William Dampier est-il appelé Guillaume Dampierre par Bernardin de Saint-Pierre.

Le corpus de cette étude, ainsi que les domaines que recouvrent les questions posées, sont donc particulièrement vastes : il sagit en effet danalyser plusieurs centaines de textes du point de vue esthétique, historique, sociologique, philosophique. Grand est le risque de perdre de vue le but du voyage dans une si vaste mer. Avant dembarquer, il convient den préciser les étapes successives : létude littéraire des récits de tempête en mer nous conduira sur les rivages de la poétique et de lesthétique ; puis nous aborderons les questions éthiques et religieuses posées par la mise en scène des comportements humains ; nous pourrons alors nous interroger sur les implications philosophiques et métaphysiques des représentations de la nature et sur la place quy tient lhomme.

Mais la notion même de topos suppose un ou plusieurs modèles dorigine. Il est donc nécessaire, pour commencer, de comprendre doù est partie « cette grande vague9 » qui vient encore se briser sur nos rivages modernes.

1 « Ulysse est parmi nous. Dans notre cœur, dans nos actes. [] On ne se bat plus à la façon dAchille ; un naufragé sur une épave, cest Ulysse », Gabriel Germain, Homère, Paris, Seuil, « Écrivains de toujours », 1961, p. 144.

2 Voir par exemple le paragraphe intitulé « poncifs » dans Le Roman jusquà la Révolution dHenri Coulet, Paris, A. Colin, 1967, p. 164-165.

3 Afin de ne pas alourdir les notes, nous renvoyons à la bibliographie pour les références.

4 Jean Thévenot, Relation dun voyage fait au Levant, Paris, L. Bilaine, 1664, p. 1 : « Le desir de voyager a toûjours esté fort naturel aux hommes, il me semble que jamais cette passion ne les a pressez avec tant de force quen noz jours : le grand nombre de voyageurs qui se rencontrent en toutes les parties de la terre, prouve assez la proposition que javance, et la quantité de beaux voyages imprimez, qui ont paru depuis vingt ans ». Voir sur ce sujet Alain Corbin, Le Territoire du vide. LOccident et le désir du rivage (1750-1840), Paris, Flammarion, 1988, ainsi que les travaux de Philippe Masson et Michel Mollat.

5 Voir larticle de Philippe Haudrère « Premiers voyages français dans lOcéan indien au xvie siècle », La France et la Mer au siècle des grandes découvertes, Philippe Masson et Michel Verge-Franceschi, (dir.), Paris, Tallandier, 1993.

6 Jean de Léry, Histoire dun voyage en terre de Brésil, [1578], éd. Frank Lestringant, Paris, Le Livre de Poche, 1994, p. 131.

7 Les travaux de Benjamin Franklin datent de 1752. Voir sur ce point larticle de Jean-Paul Schneider « De lorage châtiment au chaos maîtrisé », LÉvénement climatique et ses représentations (xviie-xixe siècle), E. Le Roy Ladurie, J. Berchtold, J-P. Sermain (dir.), Paris, Desjonquères, 2007.

8 Nous avons limité notre corpus aux textes narratifs, dans le même souci de cohérence que celui qui a guidé le choix de la période. Les emplois métaphoriques nont été retenus que sils sintégraient dans un récit.

9 Nous empruntons cette expression à Françoise Létoublon : « Cette grande vague depuis Troie. À propos des épisodes de tempête dans lOdyssée et les Argonautiques », LÉpopée dans le monde grec. Hommage à René Hodot, Actes du colloque international de Nancy, textes réunis par Andreas Chatzisavas, Bezançon, éd. Praxandre, 2007.