Préface
- Prix de l’Académie française Henri Mondor 2023
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Stéphane Mallarmé, l’homme poursuit noir sur blanc
- Pages : 13 à 16
- Collection : Études romantiques et dix-neuviémistes, n° 118
Préface
Parler de Mallarmé en poésie est peut-être ce qu’il y a de plus difficile, car la complexité de son œuvre peut effrayer, surtout en raison de la radicalité de son approche du langage et de la théorisation sous-jacente. À mes yeux, il représente depuis toujours le modèle indépassable de condensation de la pensée dans le mot, mot rendu musique, son-espace, corps verbal pur, absolu, inépuisable. Difficile de dire quelque chose de ce qui n’est pas dit, mais juste suggéré ; le poème, la parole qu’il est, jaillit d’un horizon mental qui élude le réel comme le rêve pour se situer dans le langage vu comme le seul espace possible de sa présence. Toutefois la nomination agit par soustraction de la consistance matérielle du dit (« l’absente de tous bouquets » de « Crise de vers »), ce qui fait que l’effet de langage produit une néantisation progressive et réitérée du référent à laquelle ne correspond pourtant pas une absence de matière verbale. Le lire c’est donc interroger le mystère de cette permanence, la présence-absence de cette trace sonore qui produit un écho durable dans la conscience du lecteur, résonance secrète, fascinante et inquiétante.
Il s’agit en effet, comme le dirait Henri Meschonnic, de passer de « comprendre » à « entendre », ce qui seul permettrait de saisir pleinement le sens de la définition de poésie qu’il donne le 27 juin 1884 à Léo d’Orfer, directeur de La Vogue : « La Poésie est l’expression, par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l’existence ; elle doue ainsi d’authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle ». Définition éclairante, dans la mesure où elle confie au « rythme essentiel » du « langage humain » d’exprimer le « sens », pourtant « mystérieux », de l’« existence », ce qui l’inscrit dans l’espace intramondain du « séjour » qu’est la vie en faisant d’elle une expérience « spirituelle ». L’importance accordée au rythme comme marque du sujet se révèle fondamentale pour saisir la dimension à la fois individuelle et trans-individuelle de l’acte d’écrire, rythme qui est, bien entendu, non seulement une notion métrique-prosodique, mais 14surtout le fruit d’une dissémination sonore de la lettre dans le tissu verbal capable de produire du sens par la radicalité néologique de sa manifestation créant, pour ainsi dire, un plus-que-le-nom (il suffit de penser au « ptyx » du « Sonnet en yx »).
Or, l’aventure de l’être, passé de l’inspiration au calcul, de l’Idéal à l’impuissance créatrice, qui fut déjà celle de son modèle initial Baudelaire, se déploie le long d’un itinéraire ardu d’apparitions qu’on pourrait dire les dramatis personæ d’un théâtre du Moi dont « Hérodiade » et L’Après-midi d’un Faune sont les étapes capitales ; ici l’« impossible » du désir, pour le dire avec Georges Bataille, se heurte au leurre du réel pour confier au chant sa seule possibilité de survie face à l’amuïssement de tout. Là où le mythe échoue et la transcendance montre une sorte d’hémorragie du sens, c’est bien à la métaphore, à l’idée, à sa musique (La Musique et les Lettres) de contrebalancer la perte. Voilà que l’énigme du Livre, œuvre impersonnelle, anonyme, campe dans l’espace littéraire comme l’archétype virtuel d’une permanence face à l’abîme du néant, de l’aphasie. Mallarmé, en poète-critique (critique en tant que poète, l’acte poétique étant en lui-même un acte critique), sait bien que le « hasard » (Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard) gouverne toute nomination véritable et qu’il faut donc assumer l’imprévisible qu’il entraîne dans la signification. En effet, la radicalisation de l’expression poétique dans sa dimension picturale et musicale constitue un aspect décisif de la recherche ultérieure anticipant l’itération calligrammatique d’Apollinaire et du Dada, ainsi que tout spatialisme successif des premières et des secondes avant-gardes.
Mais Mallarmé n’est pas que cela. Son appartenance à la tradition formelle des formes closes (les sonnets, les tombeaux, la mélodie évocatrice des « Éventails »), ainsi que l’intensité phono-symbolique de ses poèmes en prose, le situent au tournant décisif d’une histoire des formes exigeant une approche critique sensible aux pouvoirs de la langue et de la rhétorique qui est bien celle de Federica Locatelli dans cette riche étude.
Déjà Michel Deguy, dans la préface de son livre Une figure de l’expansion : la périphrase chez Charles Baudelaire (Berne, Peter Lang, 2015), avait justement souligné « l’exigence d’une analyse rhétorique-linguistique » du texte poétique à laquelle elle ne se renonce pas. Dans ce premier livre, qui abordait un aspect singulier de l’œuvre du poète des Fleurs du mal – à savoir la périphrase comme moyen d’expansion du verbe dans une 15très vaste typologie de textes (figure du « désir poétique » relevant d’un « territoire obscur de l’expérience humaine, d’un “je ne sais quoi” que Baudelaire appelle, sans le définir davantage, l’“Inconnu” ») –, l’auteure avait déjà montré la nécessité, dans le sillage de Deguy, d’une approche de la poésie qui tienne compte de l’imagination, de l’union de la signification et du son (donc implicitement du cratylisme), ainsi que de la nomination, d’où l’évidence du fait que l’étude de la poésie est à bien des égards un « combat contre le langage » et son « obscurité irréductible » (pensons, par exemple, au vers si révélateur du « Monologue d’un Faune » : « Je ne sais pas, moi ! Tout, sur la terre, est obscur », v. 34).
Or, face à Mallarmé cela se montre d’autant plus vrai que tout dans son œuvre a un aspect cryptique dans sa formulation verbale et stylistique et que cela demande au critique d’avoir recours non seulement à une vaste gamme de connaissances techniques, mais aussi à une capacité instinctive d’auscultation des forces en conflit dans le texte pour interpréter la radicalité de son écart. J’en pris personnellement bien conscience lorsque je fus chargé, il y a bien longtemps, de la traduction de son poème « La Gloire » pour la revue de poésie Anterem : la sensation de marcher sur un terrain flou, sans trop savoir ni comprendre de quoi il était vraiment question, uniquement porté par l’élan verbal, par le son, par la force des analogies, dans l’énigme permanente.
Federica Locatelli aborde ce terrain vague et complexe dans son essai passionnant avec la compétence et la maîtrise qui en font l’une des meilleures spécialistes de poésie française en Italie ; d’après elle, celui qu’elle appelle, dans l’« Introduction », le « poète des astres », auteur d’une « œuvre-constellation » tout à fait obscure, peut et doit être lu en se tenant à la matérialité de sa langue, à sa « parole écrite », ce qui renvoie à sa célèbre affirmation que « la poésie se fait avec les mots ». Elle a donc bien raison d’inviter le lecteur à « se mettre à l’écoute des mots », seule manière d’aller au-delà de l’abstraction pour s’ancrer dans la « concrétude du langage ». C’est bien sur ces sages prémisses qu’elle bâtit son efficace parcours critique, fondé sur l’adhésion au texte, dont elle propose des analyses ponctuelles, techniquement soignées et documentées, en puisant dans la matière verbale le jus du sens et de ses formes, sans pourtant nullement négliger les aspects métapoétiques et théoriques de la vertigineuse réflexion mallarméenne. Il en résulte un voyage lucide et cohérent allant des poèmes majeurs aux textes de circonstance (qui 16furent selon Yves Bonnefoy, « pendant quinze ans, toute la fin de sa vie, une des occupations les plus importantes de Mallarmé », L’Or du futile, 1996), voyage qui montre la nature foncièrement « métaphorique » du langage du poète et, par conséquent, la nécessité de l’approche stylistique-linguistique qui est la sienne. Cela permet de saisir dans l’obscurité de cette poésie la lumière d’une harmonie jaillissant de l’équilibre entre ses parties, les mouvements multiples d’une « danse » verbale où la gamme des registres métriques et rythmiques vise un horizon d’inépuisable énergie expressive et mentale.
Dans La Maladie du sens, Bernard Noël a tenté de donner voix à « l’agonie de la pensée » qui bouleversa l’expérience littéraire et existentielle de Mallarmé, en montrant la « scène vide où le Vide en personne viendrait se représenter » face au lecteur du Livre, jusqu’au spasme de la glotte qui mit fin à son élan. Néanmoins, ce livre de Federica Locatelli donne envie de reprendre à l’infini cet itinéraire qui fut l’un de plus hardis de l’histoire littéraire, de l’habiter, d’y goûter la chair de l’« innommable », sa silencieuse scintillation.
Fabio Scotto
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-13082-6
- EAN : 9782406130826
- ISSN : 2258-4943
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13082-6.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/07/2022
- Langue : Français