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Classiques Garnier

Préface

  • Prix de l’Académie française Henri Mondor 2023
  • Publication type: Book chapter
  • Book: Stéphane Mallarmé, l’homme poursuit noir sur blanc
  • Pages: 13 to 16
  • Collection: Studies in Romanticism and the Nineteenth Century, n° 118
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406130826
  • ISBN: 978-2-406-13082-6
  • ISSN: 2258-4943
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-13082-6.p.0013
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 07-06-2022
  • Language: French
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Préface

Parler de Mallarmé en poésie est peut-être ce quil y a de plus difficile, car la complexité de son œuvre peut effrayer, surtout en raison de la radicalité de son approche du langage et de la théorisation sous-jacente. À mes yeux, il représente depuis toujours le modèle indépassable de condensation de la pensée dans le mot, mot rendu musique, son-espace, corps verbal pur, absolu, inépuisable. Difficile de dire quelque chose de ce qui nest pas dit, mais juste suggéré ; le poème, la parole quil est, jaillit dun horizon mental qui élude le réel comme le rêve pour se situer dans le langage vu comme le seul espace possible de sa présence. Toutefois la nomination agit par soustraction de la consistance matérielle du dit (« labsente de tous bouquets » de « Crise de vers »), ce qui fait que leffet de langage produit une néantisation progressive et réitérée du référent à laquelle ne correspond pourtant pas une absence de matière verbale. Le lire cest donc interroger le mystère de cette permanence, la présence-absence de cette trace sonore qui produit un écho durable dans la conscience du lecteur, résonance secrète, fascinante et inquiétante.

Il sagit en effet, comme le dirait Henri Meschonnic, de passer de « comprendre » à « entendre », ce qui seul permettrait de saisir pleinement le sens de la définition de poésie quil donne le 27 juin 1884 à Léo dOrfer, directeur de La Vogue : « La Poésie est lexpression, par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de lexistence ; elle doue ainsi dauthenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle ». Définition éclairante, dans la mesure où elle confie au « rythme essentiel » du « langage humain » dexprimer le « sens », pourtant « mystérieux », de l« existence », ce qui linscrit dans lespace intramondain du « séjour » quest la vie en faisant delle une expérience « spirituelle ». Limportance accordée au rythme comme marque du sujet se révèle fondamentale pour saisir la dimension à la fois individuelle et trans-individuelle de lacte décrire, rythme qui est, bien entendu, non seulement une notion métrique-prosodique, mais 14surtout le fruit dune dissémination sonore de la lettre dans le tissu verbal capable de produire du sens par la radicalité néologique de sa manifestation créant, pour ainsi dire, un plus-que-le-nom (il suffit de penser au « ptyx » du « Sonnet en yx »).

Or, laventure de lêtre, passé de linspiration au calcul, de lIdéal à limpuissance créatrice, qui fut déjà celle de son modèle initial Baudelaire, se déploie le long dun itinéraire ardu dapparitions quon pourrait dire les dramatis personæ dun théâtre du Moi dont « Hérodiade » et LAprès-midi dun Faune sont les étapes capitales ; ici l« impossible » du désir, pour le dire avec Georges Bataille, se heurte au leurre du réel pour confier au chant sa seule possibilité de survie face à lamuïssement de tout. Là où le mythe échoue et la transcendance montre une sorte dhémorragie du sens, cest bien à la métaphore, à lidée, à sa musique (La Musique et les Lettres) de contrebalancer la perte. Voilà que lénigme du Livre, œuvre impersonnelle, anonyme, campe dans lespace littéraire comme larchétype virtuel dune permanence face à labîme du néant, de laphasie. Mallarmé, en poète-critique (critique en tant que poète, lacte poétique étant en lui-même un acte critique), sait bien que le « hasard » (Un Coup de dés jamais nabolira le hasard) gouverne toute nomination véritable et quil faut donc assumer limprévisible quil entraîne dans la signification. En effet, la radicalisation de lexpression poétique dans sa dimension picturale et musicale constitue un aspect décisif de la recherche ultérieure anticipant litération calligrammatique dApollinaire et du Dada, ainsi que tout spatialisme successif des premières et des secondes avant-gardes.

Mais Mallarmé nest pas que cela. Son appartenance à la tradition formelle des formes closes (les sonnets, les tombeaux, la mélodie évocatrice des « Éventails »), ainsi que lintensité phono-symbolique de ses poèmes en prose, le situent au tournant décisif dune histoire des formes exigeant une approche critique sensible aux pouvoirs de la langue et de la rhétorique qui est bien celle de Federica Locatelli dans cette riche étude.

Déjà Michel Deguy, dans la préface de son livre Une figure de lexpansion : la périphrase chez Charles Baudelaire (Berne, Peter Lang, 2015), avait justement souligné « lexigence dune analyse rhétorique-linguistique » du texte poétique à laquelle elle ne se renonce pas. Dans ce premier livre, qui abordait un aspect singulier de lœuvre du poète des Fleurs du mal – à savoir la périphrase comme moyen dexpansion du verbe dans une 15très vaste typologie de textes (figure du « désir poétique » relevant dun « territoire obscur de lexpérience humaine, dun “je ne sais quoi” que Baudelaire appelle, sans le définir davantage, l“Inconnu” ») –, lauteure avait déjà montré la nécessité, dans le sillage de Deguy, dune approche de la poésie qui tienne compte de limagination, de lunion de la signification et du son (donc implicitement du cratylisme), ainsi que de la nomination, doù lévidence du fait que létude de la poésie est à bien des égards un « combat contre le langage » et son « obscurité irréductible » (pensons, par exemple, au vers si révélateur du « Monologue dun Faune » : « Je ne sais pas, moi ! Tout, sur la terre, est obscur », v. 34).

Or, face à Mallarmé cela se montre dautant plus vrai que tout dans son œuvre a un aspect cryptique dans sa formulation verbale et stylistique et que cela demande au critique davoir recours non seulement à une vaste gamme de connaissances techniques, mais aussi à une capacité instinctive dauscultation des forces en conflit dans le texte pour interpréter la radicalité de son écart. Jen pris personnellement bien conscience lorsque je fus chargé, il y a bien longtemps, de la traduction de son poème « La Gloire » pour la revue de poésie Anterem : la sensation de marcher sur un terrain flou, sans trop savoir ni comprendre de quoi il était vraiment question, uniquement porté par lélan verbal, par le son, par la force des analogies, dans lénigme permanente.

Federica Locatelli aborde ce terrain vague et complexe dans son essai passionnant avec la compétence et la maîtrise qui en font lune des meilleures spécialistes de poésie française en Italie ; daprès elle, celui quelle appelle, dans l« Introduction », le « poète des astres », auteur dune « œuvre-constellation » tout à fait obscure, peut et doit être lu en se tenant à la matérialité de sa langue, à sa « parole écrite », ce qui renvoie à sa célèbre affirmation que « la poésie se fait avec les mots ». Elle a donc bien raison dinviter le lecteur à « se mettre à lécoute des mots », seule manière daller au-delà de labstraction pour sancrer dans la « concrétude du langage ». Cest bien sur ces sages prémisses quelle bâtit son efficace parcours critique, fondé sur ladhésion au texte, dont elle propose des analyses ponctuelles, techniquement soignées et documentées, en puisant dans la matière verbale le jus du sens et de ses formes, sans pourtant nullement négliger les aspects métapoétiques et théoriques de la vertigineuse réflexion mallarméenne. Il en résulte un voyage lucide et cohérent allant des poèmes majeurs aux textes de circonstance (qui 16furent selon Yves Bonnefoy, « pendant quinze ans, toute la fin de sa vie, une des occupations les plus importantes de Mallarmé », LOr du futile, 1996), voyage qui montre la nature foncièrement « métaphorique » du langage du poète et, par conséquent, la nécessité de lapproche stylistique-linguistique qui est la sienne. Cela permet de saisir dans lobscurité de cette poésie la lumière dune harmonie jaillissant de léquilibre entre ses parties, les mouvements multiples dune « danse » verbale où la gamme des registres métriques et rythmiques vise un horizon dinépuisable énergie expressive et mentale.

Dans La Maladie du sens, Bernard Noël a tenté de donner voix à « lagonie de la pensée » qui bouleversa lexpérience littéraire et existentielle de Mallarmé, en montrant la « scène vide où le Vide en personne viendrait se représenter » face au lecteur du Livre, jusquau spasme de la glotte qui mit fin à son élan. Néanmoins, ce livre de Federica Locatelli donne envie de reprendre à linfini cet itinéraire qui fut lun de plus hardis de lhistoire littéraire, de lhabiter, dy goûter la chair de l« innommable », sa silencieuse scintillation.

Fabio Scotto