Books review
- Publication type: Journal article
- Journal: Socio-économie du travail
2022 – 2, n° 12. Aux frontières du travail et de l’emploi. Déplacements et recompositions depuis les Suds - Authors: Mouchel (Cécile), Cocq (Mathieu), Boulayoune (Ali), Liochon (Pauline), Jourdain (Anne), Larquier (Guillemette de)
- Pages: 159 to 203
- Journal: Social Economy of Labor
The informal economy revisited. Examining the past, envisioning the future, Martha Chen and Françoise Carré, Routledge, WIEGO [open access book1], 2020.
Cécile Mouchel
CESSMA – Université Paris Cité
Traiter de l’économie informelle revient tout d’abord à revenir sur un ensemble de discours connotés péjorativement qui recouvre ce concept avant de pouvoir faire état des principaux défis présents et à venir. Dirigé par Martha Chen et Françoise Carré, le principal objectif de cet ouvrage intitulé The informal economy revisited. Examining the past, envisioning the future2 est de poser les jalons d’une nouvelle théorie de l’informalité, ancrée dans les approches institutionnalistes, en commençant par déconstruire chacune des idées préconçues autour de ce terme créé par l’anthropologue Keith Hart au début des années 1970 et la mission Kenya de l’OIT (Organisation Internationale du Travail) en 1972 ; idées pour la plupart fausses mais vivaces parmi les décisionnaires politiques, les praticiens de l’aide au développement jusqu’aux chercheurs académiques. Les auteurs invitent à repenser l’informalité comme un pilier du système capitaliste mondial en ce qu’elle assoie et 160renforce l’exploitation de la force de travail en faveur du capital avec la complicité de l’État. Ils dénoncent une vision erronée de l’informalité comme secteur exempt de toute intervention étatique. Au contraire, les gouvernements refusent d’assumer un rôle de rempart en prenant des mesures adéquates systémiques pour protéger les travailleurs insérés dans des chaînes de production globalisées.
L’incompréhension de ce qu’est l’économie informelle, et l’ampleur des champs qu’elle recouvre nuisent à l’adoption de politiques publiques pertinentes. Les enjeux sont pourtant d’une importance majeure avec des chiffres vertigineux. Aujourd’hui, 61% de la population active mondiale gagnent sa vie via l’économie informelle, soit près de 2 milliards de personnes concernées3. Sous cet état de fait structurel, c’est bien l’économie formelle en tant que norme qui est questionnée, et plus spécifiquement celle du salariat. Quant au concept même d’économie informelle, si reproche peut lui être fait d’opposer de façon binaire formel et informel alors qu’un continuum traverse l’un et l’autre, d’entretenir historiquement un flou dans sa définition entre secteur et emploi informels, ou encore de couvrir des réalités et des catégories sociales très diverses – parfois aux antipodes les unes des autres –, le concept reste malgré tout un canevas utile pour comprendre et mieux dessiner l’intervention de l’État.
L’ouvrage dénonce aussi la criminalisation des activités informelles par les pouvoirs publics, bien que les travailleurs informels englobent l’essentiel des poches de pauvreté et de vulnérabilité. Cette dichotomie formel/informel met également l’accent sur une dimension clé de l’organisation contemporaine du travail : l’absence de protection sociale. Somme toute, l’ouvrage aborde avec justesse des questions essentielles pour mieux dessiner les contours de politiques publiques s’adressant à ce monde réputé en dehors des zones d’intervention de l’État. Il ouvre de riches perspectives forçant la frontière entre pays développés, émergents et en développement via la déconstruction du mythe de la transformation structurelle, de rigoureuses données statistiques et des études de cas détaillées. Au contraire, l’économie informelle est décrite comme consubstantielle au régime capitaliste contemporain et parfaitement intégrée dans l’économie mondialisée. Il ne s’agit pas d’un 161secteur économique temporaire pour désamorcer des crises, mais d’un trait structurel des formes de capitalisme modernes.
Si cet ouvragetraite de l’ensemble de ces questions, c’est autant à visée académique que militante ; notamment pour apporter des outils aux associations de défense des travailleurs de l’économie informelle. Martha Chen écrit à ce propos explicitement : « In other words, all of WIEGO (Women in Informal Employment : Globalizing and Organizing)’s researchers are activists » (p. 74). L’ouvrage se fait finalement le plaidoyer de revendications légitimes de la majorité des travailleurs informels jusqu’alors trop souvent ignorées, puis méprisées. Il avance des pistes pour améliorer leurs conditions de vie et veiller à ce que les modes d’organisation du travail ne continuent pas de se faire au détriment des travailleurs.
L’ouvrage aborde toutes ces questions d’un angle interdisciplinaire. Jan Breman énonce dans le premier chapitre : « Interdisciplinarity is the alpha and omega of informality : the interconnectedness across the fields parcelled out of economics, political science, sociology, anthropology, law, social policy and public administration needs to be mapped » (p. 31). Avec cette approche revendiquée sont également associés des enjeux de méthodes qui combinent et triangulent les résultats éprouvés via statistiques officielles, données quantitatives et études de cas qualitatives. Au total, The informal economy revisited. Examining the past, envisioning the future rassemble les travaux de 37 chercheurs et chercheuses issus de différentes disciplines qui couvrent une vingtaine de pays, au Sud dans une écrasante majorité. On note une relative et étonnante sous-représentation des pays africains avec des études de cas seulement sur l’Afrique du Sud. Des choix ont sûrement dû être opérés, malgré l’exhaustivité de l’ouvrage. Celui-ci est divisé en 10 parties, une introduction et une conclusion, pour un total de 34 chapitres. L’ouvrage est dense. Il a toutefois le mérite, voire l’audace, de couvrir la majorité des thématiques autour de l’économie informelle ; et ce à commencer par préciser que celle-ci dépasse les seuls ressorts économiques ainsi que devrait le concevoir cette nouvelle théorie de l’informalité que Martha Chen, Françoise Carré et Sally Roever invitent à développer dans la conclusion. Cela explique la multiplicité des auteurs, des disciplines et des méthodes utilisées pour traiter de ces questions.
La première partie intitulée « The informal economy » annonce les quatre grands axes autours desquels vont s’articuler les neuf parties suivantes. Elle 162est composée de deux chapitres écrits par Jan Breman et Barbara Harriss-White. Ils retracent la place de l’économie informelle dans le capitalisme globalisé et les chaînes de valeur mondiales, avec un regard plus pointu encore sur l’Inde pour Barbara Harriss-White. Ils soulèvent un ensemble foisonnant de questionnements sur les rouages de l’économie informelle, en se concentrant in fine sur trois axes principaux : (i) l’informalisation du secteur formel entretenue par les pratiques corruptives et le laissez-faire des pouvoirs publics dans les économies développées, en développement comme émergentes, (ii) la caractérisation et la mesure de l’informel, et en particulier les formes informelles d’auto-entreprenariat en tension entre autonomie et prise de risque, et (iii) les actions collectives de lutte et de défense des travailleur·e·s face à des États cherchant à délégitimer et criminaliser toute forme de mobilisation.
La deuxième partie, « Informal employment : advances in statistics and research », s’insère dans le deuxième axe : la caractérisation et la mesure de l’économie informelle. Celui-ci était un préalable indispensable pour attester de l’économie informelle comme norme de facto, et pour penser les formes de mobilisation. Elle se compose de quatre chapitres écrits par Joan Vanek, Françoise Carré, Rodrigo Negrete et Martha Chen qui font honneur à l’ensemble du travail conduit sous l’égide du réseau WIEGO. Il a permis de mieux cerner les évolutions sur les marchés du travail ; travail récompensé par l’adoption de l’ICSE-18 (International Classification of Status in Employment-18) en 2018 et sanctionné par le BIT. Joan Vanek insiste sur de meilleures catégorisations pour rendre compte des travailleurs domestiques, des travailleurs à domicile ainsi que l’ajout d’une nouvelle catégorie de « Dependent contractors » qui englobe a priori des auto-entrepreneurs se trouvant toutefois dans des situations de dépendance économique. Ces qualifications permettent de mieux cerner les types d’emploi dans les pays en développement, mais aussi la dégradation des conditions de travail dans les pays développés qui tendent à se multiplier comme en atteste Françoise Carré. Finalement, Martha Chen reprend sommairement quelques conclusions phares du réseau WIEGO, souligne la diversité et la complémentarité des méthodes de collecte et d’analyse utilisées pour terminer en insistant sur l’importance de tels travaux, pas tant d’un point de vue académique que militant, afin de cesser d’invisibiliser les travailleurs informels, faire bouger les lignes et dessiner des politiques publiques prenant véritablement en compte leurs 163besoins. « WIEGO remains committed to promoting a more appropriate and favourable regulatory environment for informal workers : by increasing the voice of organisations of informal workers in policy dialogues and promoting their perspectives on different policy responses to the informal economy » (Chen, p. 74).
La troisième partie, « Economics and the informal economics », rassemble cinq chapitres autour du premier axe : le parachèvement de l’économie informelle en tant que norme encouragée par une intervention publique volontairement défaillante. Par opposition, l’économie formelle ferait plutôt office de régime d’exception. Les auteurs, Ravi Kanbur, James Heintz, Uma Rani, Imraan Valodia, David Francis, Michel Rogan et Paul Cichello, interrogent l’économie informelle sous le prisme des concepts centraux dans la discipline économique. Parmi eux, James Heintz invite à mieux appréhender la structure du marché du travail et son évolution. Il remet notamment en cause la théorie du changement structurel qui fait de l’emploi salarié formel la norme inaltérable sur le marché du travail. Pour questionner les théories économiques classiques, il part de la trajectoire économique de la Corée du Sud, avant de souligner l’existence d’une majorité écrasante d’auto-entrepreneurs dont la marge de négociation tend à se réduire sous l’effet de la mondialisation et du changement technologique. Plus loin, Uma Rani décrit l’informalité comme caractéristique permanente et structurelle d’un capitalisme mondialisé qui renforce le primat du capital sur le travail notamment via l’adoption du nouveau taylorisme et l’hyper-flexibilisation du travail. Uma Rani témoigne de cette caractéristique permanente par l’omniprésence de l’emploi informel dans les pays du Sud au sein desquels il n’a jamais cessé d’être la norme face à l’informalisation galopante dans les pays du Nord. On peut aussi souligner les travaux de Imraan Valodia et David Francis qui dénoncent les discours dominants associant économie informelle et contournement de l’impôt en prenant l’exemple de la TVA (Taxe sur la Valeur Ajoutée) en Afrique du Sud, ou ceux de Michel Rogan et Paul Cichello rendant compte du rôle central joué par les revenus issus de l’économie informelle pour maintenir les ménages hors de la pauvreté.
La quatrième partie, « Labour law and the informal economy », est à la croisée de deux axes : l’advenue de l’économie informelle en tant que norme sous l’impulsion de l’État et les formes de mobilisation collective. Elle contient les travaux de Judy Fudge, Adelle Blackett et Michael 164J. Piore. Sont traités les arrangements entre droit du travail et économie informelle. Judy Fudge souligne avec justesse que le pouvoir de régulation n’est pas uniquement détenu par l’État, mais par l’ensemble des acteurs qui devront avant tout intérioriser le contenu du droit du travail pour s’en emparer et le faire leur. Adelle Blackett rend compte, quant à elle, de l’influence d’un droit du travail internationalisé sous l’égide des conventions adoptées par le BIT qui pourrait guider le processus de formalisation. Finalement Michael J. Piore part de la comparaison entre les systèmes de régulation du travail anglo-saxon et latin, en particulier la France, pour promouvoir l’approche française systémique et moins punitive. In fine, il lance des pistes pour mettre en place non pas un système de régulation et de contrôle, mais de soutien aux acteurs de l’économie informelle centré sur la montée en compétences et le renforcement des capacités.
Les sixième, septième et huitième parties mettent la loupe sur trois professions emblématiques de l’économie informelle : les travailleurs à domicile, les vendeurs de rue et les biffins ou récupérateurs informels de déchets. Les trois grands axes sont éprouvés à travers des études de cas. Dans la sixième partie, Marlese von Broembsen présente ainsi de façon critique les formes d’action collectives que peuvent entreprendre les travailleurs à domicile. Il existe différents outils juridiques nationaux et internationaux dont ils peuvent se saisir bien qu’ils soient soumis à un pouvoir de négociation en leur défaveur par rapport à la deuxième partie au contrat, qui revêt davantage la position d’un employeur déguisé. Elle rapporte l’exemple des travailleurs à domicile bulgares qui ont trouvé soutien auprès d’un syndicat de travailleurs informels UNITY et du réseau WIEGO pour revendiquer leurs droits tels qu’énoncés dans la Home Work Recommendation auprès du gouvernement en saisissant la cellule compétence du BIT. La septième partie « Street vendors : politics and policies for inclusion » se concentre sur une autre profession centrale dans l’économie informelle et particulièrement exposée aux ires de la puissance publique : les vendeurs de rue. La huitième partie « Waste pickers : integration and rights in public waste management » dresse un panorama des controverses actuelles sur le rôle des récupérateurs informels de déchets. Cette partie montre à quel point la lutte des petites mains de la collecte informelle des déchets – en France, comme en Amérique Latine et ailleurs, par le passé et aujourd’hui plus encore – offre une synthèse de l’état des luttes contre l’extension du capitalisme urbain. Jérémie Cavé argumente en ce sens en analysant la ressource constituée par les déchets 165sous l’angle d’un bien commun. Ce serait un moyen d’échapper aux logiques prédatrices du secteur privé formel.
La neuvième partie, « Social policy and informal workers », et la dixième partie, « Informal workers and the state », se complètement pour approfondir la question des formes de luttes et de mobilisations collectives afin de protéger les travailleurs de l’économie informelle. La neuvième partie est composée de cinq chapitres écrits par Francie Lund, Laura Alfers, Silke Staab, Sarah Cook, Kamala Sankaran. Les contributeurs font état des enjeux actuels pour garantir un système de protection sociale aux acteurs de l’économie informelle. Ils couvrent débats théoriques et analyses empiriques sur un large panel de pays en développement et émergents. Ils dénoncent parallèlement les vicissitudes des politiques sociales en cours ; ainsi des transferts d’argent conditionnés (comme exemple au fait de devoir faire des check-ups médicaux réguliers, d’assister à certains workshops, etc.) très en vogue en Amérique latine, et qui commencent à prendre de l’ampleur dans d’autres contextes (voir le chapitre de Silke Staab). Tous les auteurs invitent à penser la protection sociale au-delà du marché du travail pour l’articuler au contraire avec d’autres politiques publiques ; politiques publiques au travers desquelles ils sont parfois déjà indirectement intégrés précise Laura Alfers en mobilisant le concept de « adverse incorporation4 ». Francie Lund souligne, rejoint par les quatre auteurs, que penser d’autres formes de protection sociale telles qu’une couverture de santé universelle est plus difficile dans un contexte de contraction de la dépense publique et de privatisation. S’il est crucial et urgent d’envisager des formes de protection sociale portées par l’État pour remplacer celles basées uniquement sur l’emploi, qui se font au détriment des travailleurs informels – et en particulier les travailleurs domestiques –, cela ne doit pas se faire sans la contribution du capital auquel cas universalisme flirterait dangereusement avec néolibéralisme5. Il ne faut pas opposer État et capital mais parvenir à emboîter les formes de protections sociales qu’ils peuvent déployer. Quant à la dixième partie, elle contient quatre chapitres écrits par Kate Meagher, Rina Agarwala, Chris Tilly et Sonia Das. Kate Meagher commence en portant l’attention sur les méfaits d’une vision 166trop uniformisante dans les pays africains et invite à penser la diversité des parcours en utilisant une approche historique comparée. Elle souligne des différences majeures entre les États qui s’expliquent d’une part par les choix de structuration de l’économie via les politiques publiques ainsi que d’autres institutions sociales participant à la régulation sociale. Rina Agarwala, Chris Tilly et Sonia Das retracent chacun les luttes menées par des associations de représentation des acteurs de l’économie informelle contre la violence punitive de l’État, et défendre des conditions de vie et de travail décentes dans une économie mondialisée qui fait de leur présence une condition consubstantielle de son bon fonctionnement. Rina Agarwala prend comme étude de cas les associations de travailleurs informels en Inde tandis que Chris Tilly a choisi de rendre compte de la structuration des associations de travailleurs informels dans le secteur de la construction. Le dernier chapitre écrit par Sonia Das rapporte le déroulement d’un forum multi-acteurs autour de la gestion des déchets solides au Brésil qui a permis d’améliorer la justice sociale via une plus grande représentation, reconnaissance et distribution6 des récupérateurs informels, et des modes de gouvernance en leur faveur.
En guise de point final, Martha Chen, Françoise Carré et Sally Roever appellent à penser les futures politiques publiques s’adressant à l’informalité en faisant entendre la voix des premiers concernés : les travailleurs de l’économie informelle. Ces acteurs informels n’opèrent par ailleurs pas en dehors de l’État. Ils en subissent seulement sa vision punitive : « Informal workers and operators are often inside the punitive arm of the state but outside the protective arm of the state » (p. 263). Ce travail, le réseau WIEGO n’a cessé de le porter depuis sa création à la fin des années 1990 en appuyant, en accompagnant et en portant la voix d’associations de travailleurs informels partout dans le monde avec des résultats notables auprès d’organismes internationaux. C’est aussi de ce travail qu’est issu cet ouvrage aux contributions remarquables qui invite à repenser radicalement différemment l’économie informelle à travers une théorie transdisciplinaire éprouvée par des réalités empiriques saisies en collaboration avec des associations de travailleurs et davantage ancrées dans les pays du Sud que dans les pays du Nord. Cette théorie prend aussi en en compte l’hétérogénéité d’une économie informelle fortement segmentée, et s’appuie sur trois niveaux d’analyse : macro, méso et micro. Elle permet 167de penser le lien entre travail, capital et État. À cet égard, Martha Chen, Françoise Carré et Sally Roever terminent en s’interrogeant de façon presque rhétorique : où vont les bénéfices de la formalisation lorsqu’il y a collusion entre capital et État au détriment du travail ?
Pour certains auteurs, l’économie informelle était tellement hétérogène, présentait tellement de difficultés de mesure et était si peu intelligible, qu’il était devenu vain d’essayer de la penser et de la conceptualiser en tant que telle, proposant d’aller jusqu’à bannir l’utilisation de ce concept. Tort a également été fait à l’économie informelle en la cantonnant à la seule sphère économique sans l’articuler aux autres rapports sociaux. Le concept a aussi souvent été utilisé comme critère de différenciation entre des pays dits développés face à des pays émergents ou en développement en sus des différences de niveau de revenus. À rebours de ces critiques, les auteurs de l’ouvrage réaffirment la force de ce concept et son utilité afin de comprendre les mécanismes sous-jacents du système capitaliste mondialisé et la façon dont il se perpétue. L’économie informelle n’est pas une spécificité et l’apanage de certains pays, elle est devenue une norme de facto dans un système favorisant le travail sur le capital avec la collusion des pouvoirs publics. Afin de défendre les droits de ces travailleurs parmi les plus précaires, la voie de la formalisation apparaît comme le meilleur chemin ; néanmoins semé d’embûches, et qui une fois acquise peut tout aussi bien s’effriter. Les acteurs de l’économie informelle sont d’une part les plus précaires, et d’autre part catalogués, délégitimés et criminalisés avant même de parvenir à faire entendre leurs revendications. Parallèlement à ces difficultés d’accès à des formes de revendication reconnues comme légitimes aux yeux des institutions publiques, les États précarisent les travailleurs au-delà de la sphère économique en menaçant leur accès à l’espace public ou encore leurs espaces de vie. Les auteurs de l’ouvrage font ainsi le lien entre économie informelle et régimes d’accumulation en articulant une critique du dé- ou non-engagement de l’État envers les travailleurs les plus vulnérables. Ils offrent des pistes et des exemples de mobilisation collective pour les travailleurs informels, et suggèrent des façons de mieux définir les politiques publiques pour combler leurs défaillances, si tant est que les gouvernements ne soient pas encore trop corrompus7. Comme note de fin, il convient encore de saluer la richesse, la profondeur des 168analyses et l’aspect novateur de l’ensemble des contributions à cet ouvrage sur un sujet déjà largement traité depuis les dernières décennies. L’enjeu était de taille avec la volonté de développer une approche systémique et transdisciplinaire pour offrir une critique d’un trait structurel du capitalisme mondialisé. L’ouvrage a réussi son pari en faisant la critique de ce qu’on pouvait dire être l’économie informelle (« Examining the past »), mais surtout en ouvrant un ensemble de pistes de réflexion fertiles pour approfondir tant dans les milieux académiques que dans la lutte contre le primat du capital (« Envisioning the future »). À cet égard, on pourrait ainsi suggérer comme piste d’approfondissement l’articulation entre l’économie informelle et le système patriarcal autour des théories de la reproduction.
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Le futur du travail : au-delà des mythes
Le futur du travail, Juan Sebastián Carbonell, Éditions Amsterdam, 2022.
Mathieu Cocq
LIRIS, Université Rennes 2
Si l’on ne connait pas les travaux de l’auteur, on pourrait croire en s’arrêtant au titre de l’ouvrage à une énième tentative de décrire à quoi ressemblera le travail dans un futur plus ou moins proche. On ne compte plus les essais et les rapports sur la question, tant et si bien que le « futur du travail » est devenu en tant que tel un objet de recherche8. En réalité, l’ouvrage vient prendre le contrepied de ces tentatives plus ou moins fantaisistes de percer les mystères insondables du futur. On peut se questionner sur le succès de cette thématique (ce qui mériterait un travail à part entière) ; mais il est clair que « le rêve d’une usine sans ouvrier est aussi vieux que la révolution industrielle » (p. 13). Le futur du travail est donc en réalité une thématique… ancienne ! Le grand 169intérêt de l’ouvrage est de rappeler à un large public ce qui peut sembler banal pour les sciences sociales du travail : la nécessité d’en finir avec le déterminisme technologique. Son autre force est de ne jamais tomber dans deux écueils symétriques : « tout est nouveau » ou « rien n’est nouveau ». Sur la base des travaux les plus récents sur le travail et ses mutations, d’une large palette de références bibliographiques et de l’expertise de l’auteur, ce court et très clair ouvrage offre un panorama bienvenu du travail tel qu’il est, tel qu’il évolue, sans jamais tomber dans la fantaisie prophétique. Les diverses parties de la présente recension suivent globalement la structure de l’ouvrage. Cinq axes, sous forme de panorama des mutations du travail, sont explorés par l’auteur : le lien entre l’automatisation et l’emploi ; l’enjeu de la précarisation de l’emploi ; la question des frontières du travail et du numérique ; l’importance du travail de la logistique dans le capitalisme contemporain ; et des propositions de perspectives politiques.
L’introuvable cimetière de l’emploi
La question de l’automatisation renvoie à celle, bien plus ancienne, du « chômage technologique ». Faut-il dès lors craindre le remplacement du travail humain par des machines ? Non, répond l’auteur, du moins pas tout à fait. L’automatisation est un phénomène partiel ; certaines tâches sont automatisées, jamais toute l’activité. Cela signifie que toute tentative d’approche quantifiée et agrégée risque de conduire à des excès et approximations9. Dans tous les cas, l’impact sur l’emploi en volume n’est pas clair, et l’auteur en rend compte.
Rentrer dans les procès de travail
C’est le point central de cette partie de l’ouvrage : penser l’automatisation sans penser le cadre social dans lequel le processus s’inscrit, c’est céder au déterminisme technique et s’empêcher de penser le caractère éminemment social des mutations à l’œuvre. Il faut donc rentrer au cœur du travail et de ses procès pour saisir l’impact concret de l’automatisation et analyser les tâches plus que le poste de travail en 170lui-même. Suivant cette logique, l’auteur décrit quatre conséquences de l’automatisation sur le travail : substitution, déqualification/requalification, intensification et extension du contrôle10. « À trop se focaliser sur les nouvelles technologies, on se détourne de leurs propriétaires et de leurs fonctions » (p. 51-52), nous rappelle judicieusement l’auteur. Cela signifie, paradoxalement, que l’automatisation n’est pas nécessairement l’ennemi des travailleurs et travailleuses ; elle peut être source d’émancipation dans un cadre différent (amélioration des conditions de travail, réduction des troubles physiques, etc.). C’est ainsi que J.-S. Carbonell écrit, de manière contre-intuitive : « Il est donc souhaitable que l’automatisation du travail devienne une revendication du mouvement syndical […] afin d’améliorer les conditions de travail et de réduire le temps de travail » (p. 52-53). On pourrait toutefois reprocher à J.-S. Carbonell de prendre pour donnée l’idée que l’automatisation conduirait à des gains de productivité plus importants alors que précisément les gains de productivité à l’échelle mondiale tendent à diminuer.
Précaires contre prolétaires
L’analyse des rapports de classe et de la condition salariale ont connu de profondes mutations ces cinquante dernières années. Comme le souligne l’auteur, c’est à partir de la fin des années 1970 que les thématiques de la précarité et de l’exclusion s’installent durablement dans les paysages politiques européens. Mais l’auteur remet en cause le terme de « précariat », tout en rappelant la trajectoire intellectuelle de ce terme de Standing à Castel en passant par Gorz, et la thèse en filigrane d’une précarisation généralisée de l’emploi pouvant mener jusqu’à la disparition du salariat. « Certes, la précarité ne cesse de progresser. Pourtant, elle est loin d’avoir submergé le salariat stable, qui reste la norme dans la plupart des pays riches » (p. 60). Il rappelle ensuite que la division du monde du travail en plusieurs statuts n’est pas un phénomène nouveau ; cette division serait même « fonctionnelle aux dynamiques du capital » (p. 61). Ainsi selon l’auteur, la thèse d’une « précarisation » généralisée typique du néolibéralisme versus une relative stabilité du 171régime d’accumulation précédent repose-t-elle sur une vision mythifiée des « trente glorieuses ». Il écrit : « s’il y a eu un semblant de “plein-emploi” pendant les trente glorieuses, c’était donc en grande partie lié à un très haut taux de non-emploi » (p. 68).
De manière générale, ce que rejette fondamentalement l’auteur ce n’est pas la notion de précarité, mais l’idée que le précariat constitue une classe spécifique, distincte du reste du monde du travail ; « l’absence de protection ne suffit donc pas à constituer le précariat comme une classe à part entière » (p. 73). Il trouve chez Olin Wright une lecture plus fine des rapports de classe ; le précariat ne serait alors qu’une fraction du prolétariat. La conclusion qu’il tire de cette critique est très convaincante ; le néolibéralisme n’est pas seulement la déstabilisation d’une fraction du prolétariat, c’est la déstabilisation de son ensemble, y compris le salariat stable : « Ce ne sont pas seulement le chômage et la précarité qui déstabilisent le salariat. Cette déstabilisation s’opère aussi au cœur même du salariat stable, notamment avec des horaires de plus en plus flexibles, ou avec le développement des formes de rémunération variables et individualisées » (p. 75). Sans doute une définition plus claire de la notion de prolétariat, à la manière de celle proposée par Sarah Abdelnour (2012), aurait été bénéfique à ce chapitre où l’on peut parfois avoir l’impression que salariat et prolétariat sont utilisés comme synonymes.
Le numérique : tout devient travail ?
J.-S. Carbonell discute ensuite la thèse opposée à celle d’une disparition du travail, celle d’une prolifération, d’une extension du domaine du travail. Le numérique, en permettant la constitution de chaînes de valeur mondiales très intégrées, a d’abord conduit à un basculement de l’emploi industriel du Nord vers les Suds. Ainsi, l’idée d’une société « post-industrielle » est sans doute prisonnière d’une vision eurocentrée. « Contrairement à une idée reçue, la nouvelle économie (les services, le numérique, etc.) n’a pas remplacé l’ancienne (l’industrie). […] jamais autant de personnes n’ont été employées dans l’industrie manufacturière à l’échelle mondiale » (p. 89). Surtout, le numérique a contribué à « forger une armée de nouveaux prolétaires du numérique » (p. 93), qu’il s’agisse des travailleurs de la logistique (un chapitre entier leur est consacré) ou des travailleurs des plateformes (des livreurs à vélo au 172micro-travail rémunéré quelques centimes). Si les tâches effectuées sont variées, certains éléments sont communs au travail sur plateforme : management algorithmique, transfert des risques aux travailleurs, déresponsabilisation de la plateforme et rémunération à la tâche pour l’essentiel. Les parallèles avec le tâcheronnat du xixe siècle sont assez clairs. Ces nouvelles formes d’exploitation entrainent des résistances, syndicales ou proto-syndicales, malgré l’éparpillement et l’individualisation extrême du travail de plateforme, et malgré la difficulté des organisations syndicales à se saisir du sujet.
Outre la question de la constitution de nouvelles franges du prolétariat, le numérique interroge les frontières du travail11. La question du travail gratuit des usagers trouve une traduction théorique dans le digital labor, dont l’idée centrale est que l’activité des usagers, non rémunérée, est productive et participe à la rentabilité des firmes du numérique. Le débat se focalise alors sur plusieurs aspects ; si l’activité est productive… de quelle production parle-t-on ? On pourrait tout aussi efficacement dire que l’activité des usagers est mise en valeur par les entreprises du numérique, ce qui justifierait de la faire entrer dans le domaine du travail (au prix d’une description et analyse de ces mécanismes de valorisation). J.S. Carbonell pointe deux critiques. La première interroge : s’agit-il véritablement de travail ? L’auteur souligne à raison que des choses trop distinctes sont recouvertes par l’idée de digital labor. On pourrait répondre que plutôt qu’une opposition entre travail et hors travail, il serait sans doute plus heuristique de penser sous forme de « gradient de travail », ce qui permettrait de saisir les variétés des formes de travail (et d’exploitation) dans les activités en ligne. La deuxième critique à l’encontre des théoriciens du digital labor est, à nos yeux, un peu moins compréhensible. L’auteur écrit à juste titre que « la production de valeur par cette activité suppose une architecture économique et technique capable de capter les données numériques produites par les usagers » (p. 106) ; cette condition est-elle vraiment ignorée par les théoriciens du digital labor ? En définitive, c’est peut-être même un des points centraux de l’analyse du travail gratuit, qui ne 173devient travail que parce qu’il est encastré dans une telle architecture socio-technique de valorisation.
La logistique : nouveau bastion ouvrier ?
La suite de l’ouvrage insiste sur l’importance du flux pour comprendre les mutations du capitalisme contemporain et sa « logisticisation » (p. 116). Il ne fait aucun doute que le déplacement des marchandises a désormais une importance stratégique majeure. Les pénuries, les ports saturés sont des rappels non seulement de l’importance de la logistique, mais également de la grande interconnexion et fragilité des économies. L’auteur rappelle à quel point cette activité, notamment dans les entrepôts, est intensive en travail conduisant à la constitution de nouveaux bastions ouvriers. Sans doute J.-S. Carbonell pêche-t-il par excès de fonctionnalisme quand il écrit que « la logisticisation répond donc au besoin qu’a le capital d’intégrer un procès de travail éparpillé à l’échelle du monde » (p. 119) ou encore que « la logistique […] est apparue aux entreprises comme un moyen de résoudre le problème de la surproduction » (p. 120) ; et par excès d’optimisme socialiste quand il affirme que « le capitalisme logistique produit déjà ses propres fossoyeurs sous la forme des travailleurs de la logistique » (p. 118-119). Ainsi, pour l’auteur, c’est le nombre de ces travailleurs, leur concentration et leur position stratégique dans les « goulets d’étranglement de l’économie mondiale » (p. 138) qui justifient cet optimisme. S’il ne fait pas de doute, comme le note l’auteur, que ce secteur est amené à jouer un rôle important dans la recomposition du paysage syndical, il semble prématuré d’affirmer qu’il marquera la fin du « capitalisme logistique ».
Au total, le développement de l’auteur pose au lecteur un ensemble de questions fondamentales : où commence et où s’arrête l’entreprise ? Le procès productif ? Il écrit : « cet étalage de la production à l’échelle d’une région ou du monde entier signifie que la chaîne d’approvisionnement est devenue l’usine elle-même » (p. 129).
Dans tous ces processus, les travailleurs du flux sont les grands oubliés, et l’auteur corrige de fort belle manière ce tort. Il procède par exemple à une très bonne description du fonctionnement d’un entrepôt (p. 135) et conclut : « L’idée que le travail ne disparait pas mais se déplace vers de nouveaux secteurs est confirmée » (p. 136) ; ce qui là encore, pose 174des questions majeures aux organisations syndicales. Ce chapitre est d’une très grande richesse socio-économique, et mériterait à lui seul la lecture de l’ouvrage.
Penser les mutations du travail
contre la rhétorique de son « futur »
Après ces discussions des multiples visages des mutations du travail, l’ultime chapitre se présente sous la forme de perspectives politiques. Il commence par critiquer trois types de propositions en vogue : le revenu universel dans une logique de « démarchandisation », le partage du pouvoir dans l’entreprise dans une logique de « démocratisation », et le rejet pur et simple du travail dans une optique de « libération ». Après une critique détaillée de chacune de ces propositions, la conclusion de l’auteur est qu’elles sont toutes insatisfaisantes, car ne modifiant pas le cadre général qui fait du travail ce qu’il est. Fidèle à la tradition marxiste, il pose que seul le dépassement du régime capitaliste peut permettre un futur plus enviable du travail. « Je défends que la seule perspective viable face aux mutations contemporaines du capitalisme est de poursuivre deux objectifs inséparables : libérer la vie du travail et libérer le travail de la domination du capital » (p. 147). Si le premier objectif peut se traduire en revendication claire (diminuer le temps de travail), l’auteur est beaucoup moins clair sur ce que veut dire concrètement « libérer le travail de la domination du capital », ce qui empêche toute proposition et perspective politique claire.
Pour la première proposition, il s’agit d’étendre le « royaume de la liberté » comme le souligne l’auteur en reprenant les termes de Marx. C’est un enjeu essentiel, et un marqueur incontournable des luttes du monde du travail depuis le xixe siècle. On rappellera ainsi que la durée annuelle de travail en France a été divisée par deux entre le début et la fin du xxe siècle ; ces réductions successives ont été ralenties depuis le tournant néolibéral du capitalisme dans les années 1980. Remettre sur le métier la question de la réduction du temps de travail semble donc d’une impérieuse nécessité.
Le deuxième point (libérer le travail) est l’extension nécessaire du premier. La citation du regretté Michel Husson reprise par l’auteur mérite d’être retranscrite : « on ne peut être libéré de l’asservissement du salariat seulement à mi-temps ; être exploité, contraint à un travail 175aliéné, ne serait-ce que deux heures par jour, c’est être asservi le reste du temps » (p. 173). C’est donc le travail lui-même qu’il faut changer, ce qui implique une reprise en main collective sur son organisation, ses objectifs et son sens.
On ne peut que rester sur notre faim, puisque c’est sans doute ici que toute la discussion commence ! Quelles institutions opposer au régime capitaliste ? Quelles règles, quelle place accorder à une forme de coercition (collectivement décidée) ? À quels besoins répond-on ? Des questions aussi anciennes que l’origine des réflexions socialistes, auxquelles on ne pourra reprocher à l’auteur de ne pas répondre dans un ouvrage de cette taille, déjà riche en contenu.
En conclusion, on tient là ce que devrait être tout bon ouvrage de vulgarisation critique ; des éléments clairs, accessibles, qui ne font jamais l’économie des références universitaires ni des débats académiques. C’est un livre qui remet les idées et les termes à l’endroit, comme une forme d’antidote à certains discours médiatiques, et dont on ressort avec les idées claires. L’ouvrage semble en plus livrer par endroits des éléments de réflexion « en travail », comme si l’auteur nous menait avec lui sur sa trajectoire intellectuelle, sa réflexion propre sur les mutations du travail.
Références
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Arntz M., Gregory T., Zierahn U., 2016, The Risk of Automation for Jobs in OECD Countries, OCDE.
Askenazy P., 2022, « Worker surveillance capital, labour share, and productivity », Oxford Economic Papers, 74-1, January 2022, p. 85-93.
Frey C., Osborne, M. 2013, The Future of Employment. How Susceptible Are Jobs to Computerization ? Working Paper, Oxford : Oxford Martin. https://doi.org/10.1016/j.techfore.2016.08.019 (consulté le 12/10/2023)
Simonet M., 2018, Travail Gratuit : la Nouvelle Exploitation ?, Textuel.
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Travail que vaille. Scènes de vie de travailleurs d ’ aujourd ’ hui, José Rose. Éd. Libre et Solidaire, Collection 1000 raisons, 2021.
Ali Boulayoune
2L2S-Université de Lorraine
Il ne s’agit pas ici d’un énième ouvrage sur le travail et son avenir mais d’un « kaléidoscope fictionnel faisant briller les visages concrets et multiples du travail et les imaginaires qu’il secrète » ; c’est ainsi que José Rose, sociologue du travail et professeur émérite à l’université d’Aix-Marseille, présente son livre. Nous voilà donc prévenus.
Cet ouvrage (pour le moins original) de sociologie du travail, est aussi celui d’un amateur éclairé et passionné de théâtre12. Ces informations ne sont pas indispensables pour la lecture de ce livre, mais utiles pour comprendre le style que l’auteur a souhaité donner à son écrit : un ouvrage de sociologie du travail donc, rédigé par un sociologue passionné de théâtre. Nous tenons là une fiction sociologique, un genre littéraire encore peu développé dans la discipline et qui mériterait sans doute de l’être davantage car, comme le souligne l’auteur, « nous avons besoin aujourd’hui non seulement d’ouvrages d’analyse, non seulement de fictions romanesques et d’images-témoignages, mais aussi de petits instantanés captés dans l’observation du quotidien, éclairés par les acquis de la recherche et transformés par l’imagination ». C’est ainsi, en mêlant différentes formes de rendus, que l’on peut « restituer la réalité contradictoire de l’expérience de travail et la tension permanente entre nos expériences de travail et ce que nous en disons ».
Ce n’est pas le seul livre empruntant ce style littéraire écrit par José Rose. Ce fut d’abord le cas avec Jeunes et abstinences13, un petit livre illustré de dessins humoristiques dans lequel l’auteur dépeint avec malice et impertinence les politiques d’insertion destinées aux jeunes chômeurs en 177quête d’emploi. On retrouvera ce style un peu plus tard dans Profession quasi-chercheur14, un livre relatant l’histoire d’une rencontre improbable entre un personnage qui fréquente assidûment le milieu de la recherche, mais affirmant ne pas être chercheur mais quasi-chercheur, et une enquêtrice. Dans Travaille que Vaille, l’auteur esquisse cette fois des portraits de travailleurs tiraillés entre désir de se réaliser et domination. C’est l’occasion pour José Rose de reprendre et d’illustrer nombre de ses thèmes de recherche : l’emploi, le chômage, le travail, les organisations…, en faisant dialoguer des personnages fictifs multiples, tantôt ouvriers, employés, cadres, chefs d’entreprise, managers…
Le livre se présente sous la forme de quatre chapitres dans lequel l’auteur dresse avec humour une multitude de portraits de travailleurs. Des portraits qui sont, comme l’auteur l’indique dans le sous-titre du livre, autant de « scènes de vie de travailleurs d’aujourd’hui » puisées dans ses différentes recherches, observations et souvenirs, et mis en forme par son imagination ; c’est là que réside l’originalité de l’ouvrage. L’auteur y met en scène avec talent des situations de travail (et de non-travail) tout à la fois cocasses, émouvantes, grotesques, parfois absurdes, mais assurément en prise avec le réel. Les thèmes abordés sont nombreux : le travail concret, la qualification, les rythmes et conditions de travail, le chômage, la recherche d’emploi, la formation professionnelle, la gestion des ressources humaines…, mettant au jour tout à la fois des vies fragilisées, précarisées par un labeur aliénant, fait de stress et de souffrance, et au contraire des existences supposées accomplies, émancipées par le travail (voire du travail).
Dans le premier chapitre (« Les figures du travail »), José Rose nous livre quelques situations archétypales de travail, des figures types qui se sont beaucoup développées ces dernières années : le travail à distance, le travail de livraison, le travail en prison, le travail en plateforme, le travail de surveillance… témoignant de ce que sont devenues les conditions d’exercice du travail pour une part croissante de salariés. L’auteur montre ici que ces activités de travail qui pour la plupart s’incarnent désormais dans des statuts d’emplois dégradés, ne sont pas seulement synonymes de souffrance et de stress ; elles sont aliénantes, même lorsqu’elles se présentent sous des formes nouvelles (open space, click and collect…), et/ou 178portées par des dispositifs managériaux promouvant un management par la qualité. Qu’il s’agisse de formes anciennes ou contemporaines de travail, elles soulèvent en permanence la question des conditions d’appropriation du travail. Ces figures contemporaines de l’aliénation et de la domination sont illustrées par des exemples, comme ce livreur à vélo qui pédale du matin au soir pour quelques euros et qui finit par « craquer et raccrocher son vélo en espérant décrocher un nouveau boulot ». Avec une certaine dose d’humour et des jeux de mots à foison, l’auteur montre toutefois que ces salariés en souffrance peuvent aussi parfois tenter de s’extraire de cette domination en donnant sinon du sens à leur travail du moins quelque intérêt, en développant des savoir-faire propres comme l’illustre ce gardien de parking qui « finit par trouver sa place plus facilement en tout cas que certains des clients qu’il observait ironiquement dans leurs manœuvres laborieuses et avinées ».
Dans le second chapitre (« Les petites vies de travail »), l’auteur égraine des portraits de travailleurs sur le fil du rasoir. Ces esquisses mêlent tout à la fois des vies de travail compliquées (travailleurs aux carrières chaotiques, en perte de compétences et fatigués, conciliant difficilement travail et vie personnelle), des travailleurs dans la toute-puissance que leur emploi leur confère (même si les désillusions ne sont jamais bien loin), ou encore des travailleurs cherchant à créer en vain leur propre emploi. Derrière ces multiples portraits, on peut déceler tout à la fois la perte du sens du travail, l’usure que le travail finit par laisser sur les corps, ou encore la quête illusoire d’un emploi. Parfois avec un malin plaisir, l’auteur mobilise à coup sûr son expérience de sociologue du travail pour débusquer certains profils. C’est le cas de « Monsieur Jef, LE spécialiste de l’évaluation…évaluateur des évaluateurs d’évaluateurs ou le grand évaluateur final (GEF) » qui a passé sa vie à tout évaluer, mais qui après une brillante carrière, finit par perdre le sens de sa mission et devint fou… Ou encore ce travailleur qui en trente-six ans de carrière n’a jamais connu de défaillance jusqu’au jour où… « La pièce défectueuse m’a filé entre les mains et s’est brisée (…) Ils ont dit que je n’avais plus la même main, le même œil, que j’avais des soucis, des instants d’inattention, que je n’étais plus si jeune, qu’il fallait songer à … Pour la première fois de ma vie j’ai pleuré ».
Le troisième chapitre est consacré au monde des sans-emploi (« Vies sans-emploi »), terrain qui a d’ailleurs été longtemps celui de l’auteur, 179consacrant de nombreuses recherches à l’insertion professionnelle des jeunes. À travers ses personnages, José Rose y dépeint le quotidien des chômeurs sommés à tout moment de faire la preuve de leur recherche d’emploi. Un casse-tête qui, nous dit l’auteur, « incite à imaginer des formes incongrues » telles ce chômeur qui s’invente une vraie vie de salarié en faisant croire à son entourage et (finalement) à lui-même qu’il est en emploi. Il occupe ainsi ses journées d’inactivité à courir les forums d’entreprises pour discuter « entre spécialistes ». Il lui arrive aussi de prendre un café à proximité des sièges sociaux des grandes sociétés « prenant part à des conversations en s’inventant une vie de manager ». Il n’oublie pas de nourrir les pigeons avant de rentrer chez lui, autre activité de son programme quotidien, « Mais cela ne dura pas. Un matin il fut saisi. Dessaisi même. L’huissier prit tout… ». D’autres chômeurs, ont, eux, préféré emprunter une autre voie, puisqu’une carrière (même fictive) dans le monde du travail n’était tout simplement pas pensable, ni pour Job Search (surnom en forme de clin d’œil donné par l’auteur à un chômeur) qui pourtant cherche désespérément un emploi, ni pour le récipiendaire de la médaille d’or du chômage. Job, dont la compétence principale est le jonglage (y compris avec les petits boulots), désespère sa conseillère, Ariane, ne sachant que faire de lui : il n’a ni enfant, ni femme, ni domicile, ni diplôme, ni projet, rien du tout, « mais ça ne prouve rien… » rétorque-t-il. Le récipiendaire, lui, a tous les honneurs de l’Agence car il a toujours « su résister aux sirènes de l’emploi, [il reste] le plus fidèle usager en atteignant le seuil fatidique de 40 annuités de non-cotisation ». Son confrère, chômeur à durée indéterminée, aurait pu lui aussi prétendre à la médaille d’or du chômage, un candidat sérieux en somme : « inemployable et bien décidé à le rester » qui rêve d’une carrière de chômeur à vie.
On pourrait poursuivre à l’envi ces portraits savoureux, mais on laisse aux futurs lecteurs le soin de les découvrir. Ainsi, derrière ces vies imaginées, José Rose laisse apparaître la dure réalité du chômage, celle qui transforme et bouleverse les existences, détruisant au plus profond les liens sociaux.
Enfin, dans le dernier chapitre « Utopies laborieuses », l’auteur imagine de nouvelles façons de travailler toutes à la fois absurdes et utopiques : des statisticiens répartissant au hasard l’accès à l’emploi, des agences de placement multi-services, des linguistes transformant les 180mots du travail pour en « soigner » les maux… Ces mises en scène du futur du travail font ainsi écho à toutes les pseudo-nouveautés managériales (parfois ridicules, il faut en convenir), mais aussi à ces nombreux essais sur « la fin du travail », sur « la crise du travail » ou encore sur « l’avenir du travail ». Ici, José Rose se saisi subtilement de ce matériau non pas pour sonder ce que sera demain le travail, mais pour rappeler où il est rendu aujourd’hui depuis le retour en scène de la croyance à un « Dieu marché » tout puissant. Pourtant, l’auteur ne s’interdit pas de rêver à une autre place du travail dans la société : « où, un soir, un soir pas plus grand que les autres, les chômeurs entrèrent en lice et les travailleurs en branle. À l’unisson, ils réclamaient un emploi durable, un travail de qualité, des ressources décentes, une utilité sociale et de la reconnaissance. Une vie bonne tout simplement ».
Derrière ces scènes de vie fictionnelles, l’auteur nous invite ainsi à prendre la mesure de la réalité du travail aujourd’hui. Le travail dont on ne débat jamais ou rarement15 est pourtant au cœur même de nos existences. Tout se passe comme si la question de l’emploi (le chômage massif aidant) avait écrasé celle du travail : ce sont pourtant les deux faces d’une même pièce. Les politiques de précarisation du travail font écho à celles de flexibilisation de l’emploi, et c’est précisément ce que montre l’auteur dans cet ouvrage. Le voile de la fiction, avec ces histoires de vie imaginées, est donc l’occasion de mettre au jour la dégradation de la condition salariale à un moment où, paradoxalement, on ne cesse de célébrer la « valeur travail ». La lecture de l’ouvrage de José Rose, si agréable soit-elle, devrait ainsi nous alerter à la fois sur l’urgence à redonner du sens au travail et à mettre en œuvre une politique démocratique du travail.
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Les vies prolongées des usines Japy – Le travail ouvrier à Beaucourt de 1938 à 2015, Marc Loriol, Éditions du Croquant, coll. « Témoignages », 2021, 300 p.
Pauline Liochon
Université Paris Dauphine (IRISSO)
Sociologue spécialiste de la souffrance au travail, Marc Loriol propose dans son ouvrage de contribuer à la littérature de l’histoire ouvrière à travers l’étude d’une entreprise industrielle : l’entreprise Japy, qui produit des moteurs et des machines à écrire dans la ville de Beaucourt (territoire de Belfort en Franche-Comté). Sa démarche est motivée par son fort lien affectif à cette entreprise dans laquelle une partie de sa famille a travaillé, et par une volonté de « rendre hommage » à « une population ouvrière en quête de son histoire16 ». À travers une « biographie familiale personnelle » (p. 21) et avec l’aide de différentes archives, il s’attache à retracer « l’histoire sociale d’une entreprise » (p. 21) et à faire entendre la parole des « ouvriers, techniciens et ingénieurs qui ont permis aux usines de Beaucourt de se maintenir tant bien que mal » (p. 20). Par une description fine de l’activité de travail, Marc Loriol nous invite à une immersion dans les ateliers de production. On suit ainsi avec lui les transformations productives de l’entreprise au fil du temps, leurs ressorts et leurs conséquences aussi bien sur l’organisation du travail que sur les rapports internes au groupe ouvrier.
La première partie du livre s’attache à décrire l’histoire des usines Japy à Beaucourt, de la création de l’entreprise en 1777 à nos jours. L’entreprise connaît d’abord une première période de gestion familiale par Frédéric Japy, puis ses fils (de sa création aux années 1930). Dès le début, la famille développe des modes de gestion paternalistes, qui prennent d’abord la forme d’un familistère lors de la création de la première usine. À mesure que l’entreprise se développe, cette gestion paternaliste 182prend la forme de politiques sociales à destination des ouvriers, avec par exemple des investissements dans des logements pour les employés. En 1928, le capital s’ouvre aux banques pour réduire l’endettement et les difficultés financières de l’entreprise. La financiarisation du capital entraîne un changement de gestion de l’entreprise, avec l’imposition par la banque d’un directeur extérieur à la famille Japy. Les usines sont ensuite divisées en plusieurs sociétés autonomes (en 1955), qui seront chacune rachetées successivement par plusieurs autres grandes entreprises (telles que l’américain Alsthom ou le japonais Nidec).
Ces rachats entraînent un changement de gestion pour les sociétés nouvellement créées : la priorité est mise sur la rentabilité à court terme, ce qui conduit à des évolutions similaires pour chacune d’entre elles. La compagnie de machines à écrire et l’entreprise de moteurs électriques éprouvent des difficultés croissantes à « rester au niveau technologique et commercial des grandes firmes étrangères » (p. 59), notamment suite à l’ouverture au marché commun ; les nouveaux ingénieurs envoyés par les banques manquent de maîtrise technique et sont déconnectés des réalités de la production. La volonté de réduction des coûts (primauté du court terme) entraîne de multiples délocalisations et une réduction des investissements dans la R&D. Les ouvriers et ouvrières des moteurs électriques déplorent alors « l’absence de stratégie ambitieuse d’investissement et de spécialisation industrielle » (p. 72), qui conduit à vendre des brevets « prometteurs » à d’autres entreprises, et à laisser l’entreprise « mourir à petit feu » (p. 73) au nom de la rentabilité à court terme.
L’entreprise de machines à écrire, écrasée par la concurrence, cesse sa production dans les années 1990. La compagnie de moteurs électriques se maintient quant à elle, au prix d’une externalisation d’une partie de sa production, de nombreux licenciements, et d’une rationalisation du travail reportant la pression sur les ouvrières et ouvriers qui voient leurs conditions de travail se dégrader. L’auteur défend l’idée que cette industrie rurale avait pu perdurer pendant des décennies avant sa financiarisation « grâce à l’inventivité, la compétence et aux savoir-faire de leurs ouvriers, techniciens et ingénieurs » (p. 273), à l’intelligence collective et la « confiance réciproque entre les salariés et la direction » (p. 84). L’émergence du capitalisme financiarisé a selon lui progressivement dilapidé « toute une part du capital immatériel des usines beaucourtoises » (p. 84), mettant à mal la production et dégradant l’ambiance et 183les conditions de travail. Ce sont ces évolutions internes du travail que l’auteur se propose d’interroger dans les trois chapitres suivants, faisant le lien entre évolutions productives et reconfigurations du groupe ouvrier.
Le deuxième chapitre est consacré aux trajectoires ouvrières et aux facteurs structurants qui font varier les parcours individuels. Le passage par le cours professionnel Japy est d’abord un des éléments déterminants pour les carrières : cette « école de perfectionnement », que les ouvriers intègrent dès l’âge de 16 ans, leur garantit un « apprentissage du métier », et une acquisition de « l’esprit Japy » (p. 88). Financé par l’employeur, puis transformé en centre d’apprentissage en 1945 (qui devient un collège d’enseignement technique en 1959), ce cours garantit aux salariés des postes d’ouvriers professionnels, de techniciens ou d’ingénieurs « maison », et favorise l’intégration dans l’usine par la transmission d’une « culture d’atelier » (p. 91). À cette formation se combine souvent le fait d’exercer son premier emploi directement dans les usines Japy, ce qui permet d’acquérir plus rapidement un savoir-faire valorisé qui favorise l’ascension interne. N’ayant pas accès au cours professionnel Japy, les femmes sont désavantagées dans leurs possibilités d’ascension et doivent, pour accéder au statut d’ouvrière professionnelle (OP), passer des examens dont leurs collègues masculins sont dispensés. Elles sont cantonnées par la division sexuelle du travail aux postes qui offrent le moins de perspectives d’évolution, et font les frais d’une naturalisation de leurs savoir-faire induisant de plus faibles salaires, de moindres avancements et une moindre reconnaissance. Enfin, la force et la résistance physique sont, selon l’auteur, des éléments déterminants dans les trajectoires professionnelles chez Japy, dans la mesure où elles permettent, pour les hommes comme pour les femmes, de tenir à des postes difficiles et de monter en grade. À ces facteurs d’analyse des trajectoires individuelles s’ajoutent des « lignes de fracture qui traversent le groupe et le structurent » (p. 142), telles que le capital d’autochtonie, la trajectoire migratoire ou l’engagement syndical. L’ancrage local, d’abord, favorise des trajectoires professionnelles ascendantes, sans pour autant compenser une absence de formation dans les écoles Japy qui reste décisive sur les carrières des ouvriers. L’engagement syndical, au contraire, est un puissant facteur de ralentissement voire de blocage des carrières. Ils et elles subissent un harcèlement antisyndical (p. 265) qui prend la forme de pénalités salariales, de licenciements, de maintien au poste 184d’ouvrier spécialisé, ou de harcèlement sexuel à l’encontre des femmes syndicalistes de la part de leurs supérieurs hiérarchiques. L’analyse de la condition ouvrière immigrée est quant à elle largement en retrait dans l’ensemble de l’ouvrage. Seul un ouvrier immigré a été interrogé, et les extraits d’entretien choisi ne concernent que son engagement syndical hors de l’usine de Beaucourt, ne permettant pas d’avoir un aperçu des trajectoires et des rapports au travail des ouvriers immigrés chez Japy.
Ces différentes variables sont mobilisées pour rendre compte des possibilités d’ascension interne différenciées des ouvriers et ouvrières de Japy, mais aussi de leurs relations avec l’encadrement et de leurs conditions de travail. L’auteur s’attarde notamment sur les postes d’ouvriers spécialisés, qui se caractérisent par les conditions de travail les plus difficiles, et qui sont davantage occupés par les femmes, par les ouvriers et ouvrières qui ont des difficultés à tenir les postes les plus difficiles physiquement, et par les militants et militantes syndicaux qui subissent un harcèlement de la part de leur hiérarchie.
L’auteur poursuit ensuite son investigation en se décentrant des individus, pour porter attention à l’environnement de travail dans lequel ils et elles évoluent. Ce troisième chapitre est l’occasion de décrire l’organisation du travail et les rapports de force qui la sous-tendent. Plus précisément, l’auteur s’intéresse ici aux conditions de formation d’une certaine fierté au travail, et de construction d’une « identité professionnelle positive » (p. 145), à travers deux exemples. Pour cela, il met en comparaison la production des machines à écrire et celle des moteurs électriques, afin d’éclairer la manière dont l’organisation de la production conditionne des rapports au travail différenciés pour les ouvriers et ouvrières.
Les machines à écrire, d’abord, sont produites à la chaîne par un travail répétitif, sans temps mort, rationalisé, avec des cadences élevées et un fonctionnement au rendement qui induit une intériorisation des contraintes par les travailleurs et travailleuses. L’organisation de la production est incompatible avec son automatisation (petites séries diversifiées) ; l’entreprise réduit donc ses coûts en reportant la pression économique sur les ouvrières et ouvriers qui travaillent à des cadences élevées, sur des équipements vétustes. La forte spécialisation des tâches entraîne une interdépendance entre les ouvriers : mal faire son travail, « c’est alourdir le travail d’autres ouvriers (…) d’où une certaine pression sociale qui, à défaut de rémunération appropriée, pousse à faire 185tout de même la qualité attendue » (p. 155). Le groupe ouvrier est en conséquence traversé de tensions autour de la distribution des postes, et autour du rythme de travail sur lequel s’accorder collectivement pour éviter que le management n’augmente les cadences. Ce sont pour la plupart des ouvriers spécialisés, majoritairement des femmes dont on attend dextérité, précision et rapidité, qui travaillent avec des produits chimiques dangereux, des températures élevées, dans le bruit et en horaires décalés. Face à un travail très standardisé, sans reconnaissance et dont il est difficile de retirer de la fierté, « la satisfaction au travail se construit plutôt sur d’autres bases (bonne ambiance, précision et finesse des gestes, propreté) » (p. 168).
Dans le cas des moteurs électriques, la production mobilise davantage de compétences techniques des salariés, et la spécialisation de la production dans des moteurs spéciaux conduit l’entreprise à privilégier la qualité sur la quantité. En échange de leur engagement dans le travail, la maîtrise laisse aux ouvrières et ouvriers des marges de manœuvre importantes, une certaine autonomie et les autorise à travailler en binômes affinitaires. La technicité de leur tâche favorise le développement d’une fierté au travail, et « la reconnaissance de ce savoir-faire participe de la défense des intérêts du groupe ouvrier, contre les managers qui prétendent organiser la production avec des opérateurs interchangeables sur la base de savoirs abstraits, de chiffres et de résultats financiers » (p. 183). Lorsque leur entreprise est rachetée, les salariés sont traités « comme de simples variables d’ajustement », et font face à des décisions industrielles prises par leurs managers qui leur apparaissent incompréhensibles, ce qui, du fait de cette fierté et de cette identité collective positive, crée d’autant plus de colère et de frustration.
Le dernier chapitre, enfin, porte sur les relations humaines et sociales au sein de l’entreprise. L’auteur revient d’abord sur la politique paternaliste qui caractérisait l’entreprise à sa fondation, jusque dans les années 1960 : logements ouvriers, magasins et bons d’achat réservés aux employés de l’usine, bibliothèque et colonies de vacances constituaient des avantages accordés aux ouvriers en échange de leur gratitude et occasionnellement de travaux domestiques réalisés par certains employés aux domiciles des membres de la famille Japy.
Cette tradition de paternalisme marque durablement le rapport au travail des ouvrières et ouvriers, et contribue selon l’auteur à expliquer 186sur le long terme la faible occurrence de conflits organisés collectivement et visant la direction de l’entreprise. Si elles sont très suivies, les grèves qui ont lieu à Beaucourt sont en effet rares et se produisent lorsque les « ouvriers ont le sentiment que la direction n’aurait finalement pas respecté le pacte moral implicite qui lie les salariés et le patron » (p. 253) : il s’agit par exemple de luttes défensives pour la préservation de l’emploi, ou contre la rationalisation du travail suite à des rachats. Une grande partie de ces mobilisations échouent en raison de la répression patronale qui vise les délégués syndicaux, du chantage de la direction sur les salariés, et des divisions internes au groupe ouvrier. Ces divisions rejouent notamment les frontières raciales qui traversent le collectif de travail (absence de solidarité envers les grèves des ouvriers algériens par exemple), mais aussi des frontières selon le type d’emploi ouvrier occupé et les lieux de production (travail salissant / non salissant par exemple).
À la fin des années 1960, la gestion paternaliste de l’entreprise laisse place à un encadrement technocratique par des techniciens et ingénieurs accusés par les salariés de faire passer leurs savoirs théoriques avant les savoir-faire des ouvriers. Tous sont extérieurs à la vie locale, et imposent davantage de discipline, de règles et de contrôles formels. L’augmentation des contraintes nuit à la cohésion du groupe et à l’ambiance de travail : les moments de convivialité collective sont progressivement interdits, le travail au rendement fait naître des jalousies autour de la division du travail. Alors que les ouvrières et les ouvriers pouvaient auparavant se retrouver à la sortie de l’usine, une « désynchronisation des temps de travail et une individualisation des modes de déplacement et de restauration réduisent les possibilités d’échanges et de discussions informelles sur le travail » (p. 237). En parallèle, le contexte économique (notamment la raréfaction des emplois) induit des relations dégradées avec les chefs et davantage de rivalités entre ouvrières, auxquels s’ajoutent des divisions internes liées à l’individualisation des carrières et des rémunérations (avec notamment des différences selon le genre et le statut professionnel). Les plus anciennes ouvrières font état d’un clivage entre générations et d’un changement de mentalités, qui est en réalité davantage liés aux liens amicaux tissés au fil du temps et des événements collectifs17, ainsi qu’aux différences de contexte professionnel que connaissent les deux 187générations. Les plus jeunes arrivent en effet dans l’entreprise dans un contexte de dévalorisation des enseignements techniques et professionnels, avec des possibilités d’ascension réduites, un fort turnover et une précarisation des emplois. Les formations dont ils proviennent ont pour objectif de les conformer aux nouvelles formes d’organisation du travail visant une intensification de la production. En mettant en pratique ces enseignements, les nouveaux arrivants « mettent en difficulté les anciens qui perdent leurs marges de manœuvre qui leur permettaient de gérer l’usure au travail » (p. 246).
Par la place centrale qu’il accorde aux récits d’ouvriers collectés par l’auteur, et à la retranscription de sources intermédiaires (archives du musée, films et ouvrages incluant des témoignages d’anciens ouvriers), cet ouvrage apporte une contribution intéressante à l’ensemble des écrits sur la condition ouvrière. Il offre d’abord une profondeur historique bienvenue en retraçant précisément l’histoire de cette usine, les évolutions de l’organisation du travail, des relations entre salariés et dirigeants et du rapport au travail des ouvriers. Sa portée explicative réside en grande partie dans la mise en comparaison effectuée à la fois entre différentes périodes de l’histoire de l’usine, entre différents profils sociaux de travailleurs et travailleuses et entre différents types de production au sein de l’entreprise. Bien que le livre ne soit pas issu d’une enquête ethnographique au sein de l’usine, il parvient, grâce aux récits détaillés des ouvriers et au recours à de multiples archives, à donner à voir finement les ressorts concrets d’une production industrielle particulière. Cette immersion dans la vie d’une usine lui permet de dialoguer avec des récits ethnographiques comme celui de Michael Burawoy18, Simone Weil19 ou Robert Linhart20, qui se placent au plus près des ouvriers pour livrer des analyses d’autant plus incarnées et percutantes qu’elles sont issues de la fréquentation sur le temps long de groupes ouvriers dont les chercheurs ont partagé le quotidien.
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Aux bons soins du capitalisme. Le coaching en entreprise, Scarlett Salman, Paris, Presses de Sciences Po, 2021, 316 p.
Anne Jourdain
Université Paris-Dauphine-PSL, IRISSO
Scarlett Salman a choisi un très bel objet pour analyser les transformations du capitalisme contemporain : le coaching en entreprise. En faisant des coachs en entreprise les parangons du « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski et Chiapello, 1999), elle met au jour deux évolutions caractéristiques des mondes du travail et de l’emploi au cours des dernières années. D’une part, l’émergence et les usages du coaching en grande entreprise révèlent les difficultés et les tensions auxquelles doivent faire face les cadres en tant que managers appelés par leur hiérarchie à développer leurs savoir-être. D’autre part, les trajectoires professionnelles des coachs qui quittent le plus souvent le salariat en même temps que leur ancien métier pour adopter divers statuts d’indépendants sont exemplaires des aspirations actuelles au travail non salarié (Rapelli, 2012). En convoquant ainsi les deux figures du cadre-manager (le coaché) et de l’entrepreneur de soi (le coach), l’autrice met au jour les promesses et contradictions caractéristiques du nouvel esprit du capitalisme. Elle montre plus particulièrement comment le coaching se propose de pallier les entraves au développement de cet esprit. Elle s’appuie pour cela sur une méthodologie mixte, issue de sa thèse menée entre 2006 et 2013 et dont les données ont été actualisées entre 2018 et 2020. Des entretiens ont été réalisés avec des coachs, avec des cadres coachés, mais aussi avec des gestionnaires des ressources humaines qui jouent le rôle de prescripteurs de séances de coaching dans les grandes entreprises. Des observations, notamment participantes, deux enquêtes par questionnaire et la lecture d’une abondante littérature de première main complètent ce corpus méthodologique.
L’ouvrage s’organise selon sept chapitres qui peuvent être regroupés en trois grands mouvements : le premier peut être lu dans une perspective de 189sociologie des groupes professionnels, le deuxième comme un ancrage en sociologie économique et le troisième comme une réflexion en termes de sociologie du travail. Ces différents champs de la littérature sociologique sont néanmoins articulés avec beaucoup de finesse dans l’ensemble de l’ouvrage. Le dialogue instauré entre auteurs classiques – aux premiers rangs desquels figurent Max Weber et Norbert Elias – et sociologues contemporains participe de cette articulation.
Le premier mouvement, constitué de deux chapitres, retrace la genèse du coaching en entreprise depuis son « invention » outre-Atlantique jusqu’à son importation en France. Sur fond d’histoire des relations entre psychologie et management, Scarlett Salman met au jour les multiples origines du coaching et leurs ramifications. Après l’apparition de la psychologie appliquée aux affaires dans l’entre-deux-guerres en France et le développement de la psychosociologie après la Seconde Guerre mondiale, la contre-culture des années 1960 œuvre en faveur du développement personnel et de nouvelles formes de management antiautoritaires. Ces aspirations et ces méthodes, portées par le groupe social en formation des cadres (Boltanski, 1982), se diffusent ensuite en entreprise et connaissent de multiples inflexions dont le coaching porte aujourd’hui la trace. Cette sociologie des idées esquissée par Scarlett Salman est servie par une analyse de ceux qui les portent et les importent depuis les États-Unis. La trajectoire collective des introducteurs du coaching en France est ainsi restituée, grâce notamment à des entretiens réalisés avec certains d’entre eux. Issus de la « génération 68 », ces introducteurs d’origine bourgeoise se sont tournés vers la psychothérapie dans une optique de rébellion vis-à-vis des structures traditionnelles et d’aspiration à la réalisation de soi. Face à l’échec de la reconnaissance par les pouvoirs publics de la psychothérapie comme une profession au même titre que la psychologie, ils s’orientent progressivement à partir des années 1980 vers le conseil en management, tout en promouvant les méthodes de développement personnel en entreprise. L’autrice identifie l’invention du coaching comme activité professionnelle dans les années 1990 en France. Elle montre comment le coaching a tenté de surmonter les critiques qui lui étaient adressées – comme celle de charlatanisme – pour s’imposer comme une pratique légitime en grande entreprise. Les associations professionnelles, les certifications ou encore les formations au coaching, qui se sont considérablement développées ces dernières 190années, participent de cette professionnalisation. Celle-ci relèverait, selon Scarlett Salman, d’une nouvelle forme de professionnalisation : la « professionnalisation tournée vers le client ». Dans la mesure où les coachs exercent majoritairement en tant qu’indépendants et non en tant que salariés, ce sont les organisations clientes qu’ils doivent convaincre de la légitimité et de l’intérêt de leur pratique d’accompagnement, notamment par rapport aux activités concurrentes comme le conseil ou la psychothérapie. Finalement, les stratégies de professionnalisation des coachs ont trouvé un adjuvant de taille et plutôt inattendu : l’État. En effet, à la faveur du développement de la formation professionnelle continue depuis 1971 et de la mise en place du bilan de compétences en 1991, le coaching a trouvé de nouvelles sources de financement en se présentant comme formation continue ou comme bilan de compétences. Il continue aujourd’hui à s’appuyer en partie sur ce marché à « tiers payant » financé par des budgets d’entreprises rendus obligatoires par les pouvoirs publics.
Le deuxième mouvement, fondé sur deux chapitres, s’intéresse précisément au marché du travail et au marché des services des coachs en entreprise. Le troisième chapitre met ainsi au jour la morphologie du groupe des coachs – caractérisée par son aisance, sa féminisation et son âge élevé – mais aussi deux principales voies d’entrée dans le coaching. D’un côté, les coachs, plus souvent des femmes, sont d’anciens consultants, formateurs ou responsables de ressources humaines, formés à la psychologie ou aux sciences humaines, qui ont vu dans le coaching une opportunité professionnelle pour valoriser économiquement et symboliquement leurs différentes activités et leur carrière non linéaire. De l’autre côté, les coachs sont d’anciens cadres en entreprise qui ont opéré une reconversion professionnelle vers le coaching après une rupture telle qu’un licenciement, un accident ou une préretraite, dans une carrière auparavant linéaire. Ce second pôle, plus masculin, met en avant des formes d’insatisfaction professionnelle vis-à-vis du précédent emploi salarié et une recherche d’authenticité à travers l’investissement du coaching reconstruit comme vocation. Les deux profils-types dessinés sont associés à des valeurs caractéristiques du nouvel esprit du capitalisme, telle que la non-linéarité, les carrières nomades, l’attrait pour la figure de l’entrepreneur, le connexionnisme ou encore l’humanisme économique, auxquelles ils se rattachent d’autant plus que celles-ci 191leur permettent de faire de nécessité vertu. Dans les deux cas, les coachs font face à un paradoxe, que s’efforce d’éclairer le chapitre 4 : le coaching n’est pas l’activité centrale des coachs. De fait, à l’instar des artistes érigés en modèles des knowledge workers (Menger, 2002), les coachs ne vivent pas exclusivement du coaching mais se doivent d’être pluriactifs, pour diversifier les risques et sécuriser leur carrière. À côté du coaching en entreprise, ils développent des activités de formation (notamment au management), d’enseignement, de conseil, de bilan de compétences, de coaching de vie ou encore de thérapie. À ces activités de diversification, s’ajoute un intense « travail marchand » (Cochoy et Dubuisson-Quellier, 2000), largement invisible, pour se vendre sur un marché caractérisé par une offre très supérieure à la demande. Le coaching relevant de l’économie des singularités (Karpik, 2007) pour lesquelles la recherche de qualité prévaut sur le prix, des dispositifs visant à réduire l’incertitude des clients quant à la qualité de la prestation offerte sont nécessaires. Scarlett Salman montre que le réseau est le principal opérateur de cette réduction d’incertitude, notamment auprès des prescripteurs que sont les gestionnaires des ressources humaines des grandes entreprises. L’ancienneté apparaît comme un atout dans la constitution et la fidélisation du réseau. Des formes de coopération entre concurrents sont aussi des moyens classiques d’accéder à la clientèle. L’ensemble de ces activités sont caractéristiques de ce que l’autrice appelle « les professionnels indépendants des services experts » appelés à se multiplier avec les mutations du capitalisme.
Le troisième mouvement, composé des trois derniers chapitres, donne à voir le coaching en entreprise en pratique, en décortiquant ses usages, ses effets et ses fonctions. La parole est alors davantage donnée aux cadres coachés afin d’entrer dans le huis clos des séances de coaching. L’intérêt de cette analyse est double : le coaching apparaît à la fois comme un révélateur des normes de travail contemporaines et des conflits et contradictions qui pèsent sur les cadres salariés, et comme un remède face à ces difficultés. Ces dernières sont regroupées en trois grandes catégories traitées respectivement dans les trois chapitres : les difficultés liées à la gestion du temps (urgence, dispersion, surcharge), les problèmes relationnels avec les collègues et les personnes encadrées, et les frustrations de carrière. Pour régler la question des temporalités du travail, le coaching propose, via divers outils et exercices, un surcroît de 192planification et d’organisation, ainsi qu’un travail d’optimisation de soi. Scarlett Salman montre que ces remèdes s’inspirent paradoxalement de l’ancienne cité « industrielle » (Boltanski et Thévenot, 1991) opposée à la valorisation du connexionnisme et de la fluidité de la cité « par projet » caractéristique du nouvel esprit du capitalisme (Boltanski et Chiapello, 1999). Les enjeux relationnels sont interprétés par les coachs et leurs prescripteurs comme des problèmes de personnalité des cadres. Pour améliorer les savoir-être, et, ce faisant, les compétences managériales de ces derniers, les coachs leur apprennent à maîtriser leurs émotions, à s’autocontrôler, à dépersonnaliser les relations de travail. L’autrice reprend à Max Weber le concept d’« hygiène psychique » (Weber, 1921) pour qualifier ce travail sur la subjectivité et le comportement en public. Les déceptions de cadres vis-à-vis de l’avancement de leur carrière sont aussi assimilées par les coachs à des problèmes de savoir-être qui font des cadres les seuls responsables de leur échec. Le coaching a dans ce cas une fonction « palliative » : il apaise les déceptions des cadres et leur offre une porte de sortie à travers la relecture de leur situation professionnelle à l’aune de nouvelles valeurs qui seraient plus conformes à leur « soi » authentique. Le coaching s’apparente ainsi à un puissant dispositif d’amor fati, c’est-à-dire d’acceptation de son destin. Le décryptage des effets du coaching sur les cadres permet de comprendre le rôle du coaching du point de vue des grandes organisations qui le prescrivent : en pacifiant les rapports de travail, le coaching prévient toute rébellion des cadres et participe, ce faisant, d’une régulation morale du capitalisme.
Très bien écrit, le livre de Scarlett Salman offre des plongées sociologiques passionnantes dans le monde de la grande entreprise et dans celui des indépendants. Alors même que le coaching repose sur des préceptes essentialisant et psychologisant qui pourraient prêter le flanc à la critique sociologique facile, l’autrice propose une lecture compréhensive des attitudes et des représentations des coachs et des coachés. Son analyse éclaire ainsi des réalités de plus en plus prégnantes dans les mondes du travail contemporains et sa portée critique en est d’autant plus grande.
Si un regret devait être exprimé vis-à-vis de cet ouvrage sur les mutations du travail, il pourrait être trouvé dans le manque d’analyse du hors-travail. La sociologue prévient dès l’introduction que son enquête a pris le « parti du travail » (p. 16), ce qui lui permet effectivement d’observer de manière très fine des mondes du travail. Néanmoins, dans 193un univers qui se veut connexionniste, fluide et favorisant la porosité entre travail et hors-travail, conformément au nouvel esprit du capitalisme, il aurait pu être intéressant de déplacer le regard de la sphère du travail vers la sphère domestique, la sphère familiale et amicale ou encore la sphère des loisirs des coachs et des coachés. Ce pas de côté aurait sans doute permis de proposer une analyse plus poussée de la catégorie de genre, qui s’arrête souvent à une simple différenciation femme/homme, alors même que les coachs sont majoritairement des femmes et qu’ils(elles) le sont de plus en plus. Quels rôles tiennent les conjoints et les questions d’articulation entre vie professionnelle et vie familiale dans les reconversions des coachs ? Et dans les aspirations de carrière des cadres coachés, ainsi que dans leur réception du coaching ? Quels sont les effets de l’expérience du travail domestique, notamment de care, sur le contenu du travail de coaching ?
À la fin du livre, se pose la question de la diffusion des valeurs et des aspirations portées par le coaching au-delà du monde de la grande entreprise. Si une politique de l’individu, caractérisée par la responsabilisation individuelle et l’empowerment, est décelable dans les formes d’accompagnement actuelles de l’État social, notamment vis-à-vis des chômeurs, des pauvres et des exclus, Scarlett Salman soutient dans sa conclusion fort stimulante que le coaching en entreprise « se distingue des dispositifs de l’État social actif dans la mesure où il n’est pas d’abord pensé comme un outil de politique sociale à destination de catégories vulnérables, mais comme un outil de gestion des “ressources humaines” du capitalisme » (p. 284). À ce titre, il concerne le cœur du monde de l’entreprise et non sa périphérie. Aujourd’hui, le coaching semble appelé à se renouveler dans ses formes et ses fonctions, sous l’effet de la multiplication des plateformes numériques de coaching mais aussi des dispositifs étatiques de sécurisation des parcours professionnels comme ceux mis en place par la loi de 2018 pour « la liberté de choisir son avenir professionnel ». Se développent ainsi le coaching de groupe et le coaching en reconversion professionnelle. On peut se demander si de nouvelles générations de coachs ne sont pas précisément appelées à quitter le cœur de la grande entreprise pour la périphérie (dont ils font objectivement partie en tant qu’ex-cadres salariés reconvertis à l’indépendance), en y diffusant cette idéologie de l’individu si finement décrite par Scarlett Salman.
194Références
Boltanski L., 1982, Les Cadres. La formation d’un groupe social, Minuit, Paris.
Boltanski L. et Chiapello E., 1999 [2011], Le Nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris.
Boltanski L. et Thévenot L., 1991, De la justification. Les économies de la grandeur, Gallimard, Paris.
Cochoy F. et Dubuisson-Quellier S., 2000, « L’étude des professionnels du marché : vers une sociologie du travail marchand », Sociologie du travail, vol. 42, no 3, p. 359-368.
Karpik L., 2007, L’Économie des singularités, Gallimard, Paris.
Menger P.-M., 2002, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, Seuil, Paris.
Rapelli S., 2021, European I-Pros : A Study, EFIP.
Weber M., 1921 [1995], Économie et société, Agora Pocket, Paris.
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Réconcilier les économistes « standards »
avec le salaire minimum
Le Salaire minimum et l ’ emploi, Jérôme Gautié, Les Presses de SciencesPo (collection Sécuriser l’emploi), 2020, 132 pages.
Guillemette de Larquier
Clersé (UMR CNRS 8019), Université de Lille
Centre d’études de l’emploi
et du travail
Selon l’Organisation internationale du travail, plus de 90 % des pays possèdent une forme ou une autre de salaire minimum (ILO, 2016). En Europe, moins de deux mois après son entrée en fonction, en décembre 2019, la présidente de l’exécutif européen, Ursula von der Leyen, enclenche le processus qui doit permettre de mettre en place un « cadre légal pour les salaires minimums dans l’Union européenne ». 195Contredisant les sceptiques, fin décembre 2021, les ministres du Travail des 27 États membres de l’UE se mettent d’accord sur les grandes lignes d’une directive sur les « salaires minimaux adéquats ». Pourtant, selon la compréhension standard qu’ont les économistes du fonctionnement du marché du travail, ce prix plancher qui s’impose à la concurrence est une anomalie. Il vient entraver le bon ajustement du marché vers l’équilibre. À l’équilibre, point de chômage. Introduisez un salaire minimum sur un marché où le salaire d’équilibre est inférieur, le chômage apparaît fatalement. Qui a suivi un cours de microéconomie a été exposé à la démonstration d’une simplicité implacable.
Le petit ouvrage de Jérôme Gautié (quatre chapitres et une longue conclusion) permet de dépasser cette approche basique et pourtant bien ancrée dans les représentations de nombreux économistes et de ceux qu’ils inspirent.
De prime abord, l’auteur installe l’existence d’un débat possible concernant l’effet du salaire minimum sur l’emploi en titrant l’introduction « Plus d’un siècle de controverses ». En effet, au cœur même de la communauté scientifique des économistes, le salaire minimum divise. Dans un billet posté sur le blog de l’Association française de sciences économiques qui a attribué à l’ouvrage le prix 2021 du livre AFSE dans la catégorie Poche, Gautié juge que ce débat séculaire « donne à voir un peu du pire, mais surtout beaucoup du meilleur de l’économie comme science appliquée » (Gautié, 2021).
Pour le côté obscur, Gautié rappelle dans l’introduction de l’ouvrage les propos de James Buchanan réagissant au résultat de l’étude de David Card et Alan Krueger (1994). Cette dernière montrait un effet légèrement positif d’une hausse du salaire minimum sur l’emploi des fast-foods du New-Jersey, en comparaison avec les fast-foods de l’État limitrophe, la Pennsylvanie, où le salaire minimum était resté stable. Dans le Wall Street Journal, le récipiendaire 1986 du prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel rappelait la « vérité scientifique » mise à mal par l’étude publiée dans l’American Economic Review : « Just as no physicist would claim that “water runs uphill”, no self-respecting economist would claim that increases in the minimum wage increase employment. » (Buchanan, 25/04/1996). Et pourtant, si, l’eau peut remonter les collines. Du moins, la Banque de Suède est prête à l’accepter puisque David Card a été honoré à son tour du prestigieux prix en 2021, aux 196côtés de Joshua Angrist et Guido Imbens, pour leur apport décisif à la recherche empirique en sciences économiques. Plus que les résultats c’est la méthode qui est saluée, celle des « expériences naturelles » permettant d’estimer l’effet d’un changement ou d’une réforme en situation réelle alors que les conditions s’approcheraient d’une expérience créée en laboratoire. C’est le triomphe de l’expérimentation sur la théorie, titrait Le Monde (12/10/2021). Card a reconnu en termes diplomatiques que les conclusions de ses travaux avec Krueger s’étaient confrontées à l’incrédulité de sa profession, qu’elles étaient à l’époque « quelque peu controversées ». Pour prendre la mesure de la nature conflictuelle, voire violente, et politique des controverses autour du salaire minimum, il faut lire l’article de Jérôme Gautié dans la Revue économique (2018) et celui de Michel Husson dans la Revue de l’Ires (2020).
Dans l’ouvrage, Gautié s’attache au contraire à donner à voir le « meilleur de l’économie comme science appliquée ».En fait, on peut considérer que l’objectif de ce petit ouvrage est d’achever ce qui était annoncé en conclusion de son article de 2018 : réconcilier les économistes avec le salaire minimum ou plutôt avec les résultats empiriques qui invalident les prédictions théoriques du modèle de concurrence parfaite de base. Car, comme il l’explicite lui-même sur le blog de l’AFSE : « il faut rompre avec une épistémologie naïve consistant à considérer qu’une science doit établir des lois universelles, et par là que la question “quel est l’effet du salaire minimum sur l’emploi” doit recevoir une réponse univoque, universelle et atemporelle » (Gautié, 2021).
En 132 pages, il s’agit donc de convaincre les lectrices et lecteurs que, sans remettre en question les postulats de l’économie standard, les modèles théoriques sont à même d’expliquer qu’il n’existe pas d’effet systématique d’une hausse du salaire minimum sur l’emploi ; cela dépend du contexte et les mécanismes sous-jacents relèvent d’effets bien connus des économistes dès lors que le marché est imparfait. Gautié réussit parfaitement l’exercice21. L’exposé des raisonnements de théorie économique et le nombre impressionnant de recherches empiriques citées font la preuve de ses grandes qualités pédagogiques et de son expertise. L’ouvrage devrait devenir un incontournable des listes de références bibliographiques des cours sur le travail et l’emploi, quels qu’en soient le niveau et la discipline.
197Le chapitre 1 fait le tour des théories microéconomiques du marché du travail, où la « productivité marginale » (mis entre guillemets par l’auteur) du travail est au centre des équilibres ou déséquilibres. Le salaire pratiqué est-il égal, supérieur ou inférieur à cette productivité marginale ? La réponse permet de juger quelle marge existe pour augmenter le salaire sans effet négatif sur l’emploi. Dans un marché en concurrence « pure et parfaite » (là aussi mis entre guillemets par l’auteur) où le salaire est égal à cette productivité, le salaire minimum rend certains travailleurs trop chers par rapport aux gains qu’ils apportent à leur employeur ; ils risquent ainsi de perdre leur emploi. Si le marché est au contraire imparfait, soit parce que l’employeur est en situation de monopsone (cas d’une entreprise seule sur un bassin d’emploi) et rémunère les travailleurs moins que leur productivité marginale, soit parce que des frictions d’appariement empêchent la bonne circulation des travailleurs vers les secteurs plus rémunérateurs, alors un salaire minimum peut améliorer le sort des travailleurs sans effet négatif sur l’emploi. Le modèle du monopsone permet même dans sa forme complète de montrer qu’un salaire minimum a un effet positif sur l’emploi dans ce cas. À sa façon, ce modèle met en scène l’exploitation du travail par le capital : « certaines entreprises peuvent “exploiter” certains travailleurs – on parle alors de “pouvoir de monopsone” » écrit Gautié (p. 18). La suite du chapitre reprend les scénarios d’ajustement des entreprises à une hausse des salaires qui peut se répercuter sur les prix du marché des produits, se résorber grâce à un choc de productivité (dû à l’effet positif d’une hausse de salaire sur les travailleurs plus motivés ou à la volonté des entreprises d’accroître la productivité en investissant en formation) ou encore enclencher à long terme une substitution des travailleurs par des machines dans certaines activités. Finalement, ce chapitre qui n’est pas que théorique, mobilisant des études économiques comme autant d’illustrations pour la pédagogie de l’exposé et de preuves pour la force de l’argumentation, fournit la grille de lecture des chapitres suivants qui abordent le marché du travail comme un marché imparfait.
Le chapitre 2 traite de l’effet des variations du salaire minimum sur trois catégories de main-d’œuvre : les jeunes, les immigrés et les femmes peu qualifiées. Expliquer pourquoi ces catégories sont statistiquement plus souvent rémunérées au salaire minimum que les autres n’entre pas dans le propos de Gautié ; c’est un fait empirique et le chapitre recense 198les études évaluant l’effet d’une augmentation du salaire minimum sur leur emploi. Les effets faiblement négatifs pour les jeunes et plutôt nuls pour les immigrés et les femmes s’expliquent avec les mécanismes généraux du chapitre 1. Concernant le cas de la main-d’œuvre juvénile, Gautié fait le tour de la question de la modulation du salaire minimum en fonction de l’âge dans les contextes états-uniens et français (p. 46-51). Aux États-Unis, beaucoup d’entreprises n’utilisent pas le dispositif existant (subminimum wage) pour éviter le turnover de leurs jeunes salariés ; en France, c’est le choix d’exonérer de cotisations sociales le coût du travail qui a été fait et dont a profité cette main-d’œuvre.
Le court chapitre 3 fait un petit pas de côté en s’intéressant aux effets macroéconomiques. La littérature publiée dans les revues académiques américaines se fait plus rare ici. Cela permet à Gautié de citer Robert Boyer ou l’article d’Eric Heyer et Mathieu Plane publié dans la Revue de l’OFCE en 2012. Ces chercheurs décomposent l’effet total du « coup de pouce » qu’a connu le Smic français en 2012 après l’élection de François Hollande en trois effets : l’effet coût du travail (celui auquel est dédié l’essentiel de l’ouvrage), l’effet de demande induite par la hausse des revenus du travail (effet typiquement macroéconomique) et l’effet abaissement des cotisations sociales sur les emplois jusqu’à 1,6 fois le Smic (effet typiquement institutionnel tenant au fait que le salaire minimum sert de balise à un certain nombre de politiques d’exonération). Au total, conclut Gautié qui résume leur travail, « seuls 2 300 emplois seraient détruits, soit un montant inférieur de plus de 90 % à celui de la perte directe d’emploi lié à l’effet coût du travail » (p. 64). L’effet coût du travail analysé comme il l’est dans le chapitre 1 en équilibre partiel (c’est-à-dire uniquement sur le marché du travail en ignorant la demande et les politiques liées au montant du salaire minimum) peut donc être fortement atténué dès lors que l’on étudie le système économique dans son ensemble. La suite du chapitre s’intéresse à la diversité d’ajustement des secteurs selon qu’ils sont exposés à ou protégés de la concurrence internationale. Dans une économie où coexistent secteurs à faible productivité et secteurs à productivité élevée, une hausse du salaire minimum peut avoir un effet de « rationalisation » du système productif avec une réallocation de la main-d’œuvre des premiers secteurs vers les seconds, sans effet négatif sur l’emploi global. Cet effet s’observe dans les pays émergents et il se serait également produit en Allemagne après l’instauration d’un salaire minimum en 2015.
199Le chapitre 4 présente quatre expériences nationales, celles des États-Unis, de la France, du Royaume-Uni et de l’Allemagne. Le chapitre, titré « Le salaire minimum en contexte », retrace comment un même dispositif, un salaire plancher, a été introduit et évalué dans quatre contextes historiques et institutionnels différents. Les États-Unis restent le pays pionnier, où le salaire minimum fédéral est instauré dès 1938 et où les débats sont anciens et intenses ; depuis l’Europe, on se trompe en ne regardant que le niveau faible du salaire minimum fédéral, alors qu’il existe un système multi-niveaux de salaires minimums, selon les États et les municipalités (par exemple, 16 $ par heure à Seattle dans les entreprises de plus de 500 salariés et par conséquent dans les chaînes de fast-food, p. 77). Le chapitre sur le cas français revient sur le Smig (salaire minimum interprofessionnel garanti) et sa transformation en Smic (salaire minimum interprofessionnel de croissance) en 1970 avec ce mécanisme spécifique à la France d’indexation non seulement sur l’inflation mais aussi sur la croissance du salaire de base des ouvriers et employés (permettant aux salariés les moins bien payés de bénéficier des « fruits de la croissance ») ; quant à l’évaluation de ses effets, l’intérêt des chercheurs se focalise plus en France sur l’évaluation des exonérations de cotisations sociales patronales, exonérations qui sont maximales au seuil du Smic. Au Royaume-Uni, patrie de Beatrice et Sydney Webb qui prônaient au début du xxe siècle le salaire minimum pour sortir par le haut du sweating-system22, le salaire minimum national est introduit en 1999 par le gouvernement travailliste de Tony Blair, mais depuis 2015 le gouvernement conservateur continue de soutenir la hausse de ce salaire minimum avec la volonté de sortir d’un « équilibre bas », fait d’emplois peu productifs et mal payés (p. 91). Enfin, l’introduction en 2015 du salaire minimum en Allemagne a donné lieu à un grand nombre d’évaluations, dans un contexte européen plus proche du nôtre que ne l’est le contexte états-unien. Les études convergent vers un effet global sur l’emploi très modéré. Le cas allemand devient le cas d’école qui permet d’illustrer les modèles et mécanismes exposés au début de l’ouvrage. « Le fait que le salaire minimum ait favorisé la réallocation d’emplois en faveur des entreprises plus grandes, plus productives et 200offrant de meilleurs salaires est compatible avec l’existence d’imperfections sur le marché du travail du type de celles évoquées dans le premier chapitre »(p. 102)
Si l’économie standard est capable d’expliquer les différents effets du salaire minimum sur l’emploi, que peut-elle préconiser en termes de politique économique ? Gautié n’esquive pas la question et y consacre toute sa conclusion, en fait un cinquième chapitre. Dans un marché du travail imparfait, le salaire minimum peut être une solution. « Le terme d’exploitation, que la Low Pay Commission britannique ou même l’OCDE, n’hésitent d’ailleurs plus à utiliser, a (re)trouvé toute sa place dans l’économie y compris “standard”, pour désigner une situation où un employeur profite de son pouvoir de marché pour fixer le salaire d’un ou très souvent d’une travailleuse en dessous de sa productivité marginale » (p. 104). Les études empiriques semblent mettre en évidence que les situations de monopsone ne sont pas rares23 et que l’introduction d’un salaire minimum a un effet non négatif sur l’emploi et positif sur les travailleurs concernés. Par ailleurs, le choc de productivité peut également jouer sur des systèmes productifs où productivités et salaires seraient bloqués dans un équilibre bas. Bref, si la productivité peut augmenter sous l’impulsion d’une hausse du salaire minimum ou si les salariés sont rémunérés en deçà de leur productivité, le salaire minimum est efficace économiquement. Mais qu’en est-il dans les autres cas ? Si la hausse du salaire minimum est trop élevée, il faut s’attendre à ce que l’effet négatif sur l’emploi l’emporte. C’est donc une politique « raisonnable » qu’il faut mener, reconnaît Gautié en citant l’OCDE. Mais peut-on préciser ce qu’est le niveau raisonnable (cette fois-ci en citant Alan Krueger (2015) : « How much is too much ? ») ? La réponse est pragmatique mais bien sûr frustrante. « Comme nous l’avons souligné, les effets du salaire minimum doivent être appréciés selon le contexte, les résultats observés dans un pays ne peuvent donc pas forcément être généralisés »(p. 111). Et Gautié de conclure que la question mérite une « expertise diverse et contradictoire ».
201Réconcilier les économistes avec le salaire minimum passe, selon Gautié, par leur acceptation de la controverse au sein de leur discipline. Ce sont les économistes standards ou mainstream qui sont visés. En effet, dans l’ouvrage, l’auteur se restreint au cadre strictement néo-classique standard où le concept de productivité marginale, même s’il l’écrit entre guillemets, demeure l’horizon indépassable de la valeur du travail et donc du salaire. Les autres économistes, hétérodoxes ou institutionnalistes, n’ont peut-être pas besoin d’un tel plaidoyer puisqu’ils sont convaincus de la valeur des controverses pour faire avancer la recherche. Il n’empêche qu’il serait intéressant de faire le point sur ce que les économistes institutionnalistes ont à dire du salaire minimum. À cet égard, on peut lire l’ouvrage collectif d’Irene Dingeldey, Damian Grimshaw et Thorsten Schulten (2021) ; l’approche essentiellement inductive reconnaît plusieurs fonctions à un salaire minimum et plusieurs effets dans des cadres institutionnels différents. Dans l’ouvrage de Gautié, la diversité des cadres institutionnels (thème du chapitre 4) n’est pas un problème ; en revanche, le salaire minimum est traité comme un dispositif unique, un seuil minimal légal, quel que soit le contexte. Dès l’introduction, la deuxième note de la première page nous prévient : la diversité des modalités de fixation et d’application dans le monde sera ignorée. Bref, le salaire minimum sera toujours identifié à un prix (plancher) et jamais à un ensemble de règles. Or, qui dit règles dit passage de la frontière entre économie standard et économie institutionnaliste.
En franchissant cette frontière, la contradiction peut aller plus loin en remettant en question le rôle pivot de la productivité du travail. Il ne s’agit pas de nier la productivité apparente du travail (valeur ajoutée / volume de travail associé) qui est une convention statistique et comptable, ayant de la sorte une réalité sociale, mais de se défaire de l’hypothèse (ou fiction) théorique de productivité marginale. Même Philip Wicksteed, qui développa l’idée que tout facteur doit être rémunéré à sa productivité marginale, reconnaissait déjà en 1913 : « que toute richesse est un produit social ; qu’il est impossible de démêler l’apport précis de chaque individu ; et que la répartition de la richesse doit obéir à des lois sociales »(cité par Husson, 2020, p. 18). Dans ces conditions, la hiérarchie des salaires dans une entreprise ne reflète pas tant la hiérarchie des productivités qu’une distribution du revenu de l’entreprise selon des considérations économiques et sociales, plus ou moins acceptées 202par l’ensemble des intéressés. C’est le postulat par exemple de l’ouvrage maintenant ancien de Bénédicte Reynaud, Le salaire, la règle et le marché (1992), que l’on peut rattacher aussi bien à l’Économie des conventions (toute règle renvoie à une convention) qu’à la Théorie de la régulation (un système de règles forme ensemble un rapport salarial).
Le corolaire de cette démarche qui considère le niveau d’un salaire comme résultant de l’application d’un ensemble de règles est la pluralité des modèles d’entreprises. Il ne s’agit pas de considérer l’entreprise uniquement selon le type de concurrence qui s’exerce sur les marchés où elle intervient (monopsone ou non sur le marché du travail, concurrence forte ou oligopole sur le marché des produits, exposition ou non au commerce international, etc.) ; il s’agit de considérer que plusieurs modèles d’organisation interne et d’ajustement aux marchés ont leur raison d’être. Cette pluralité, même dans une version classique qui opposerait marché interne et marché externe, est malheureusement absente de l’ouvrage de Gautié. L’entreprise introduite dans le chapitre 1 est un employeur qui maximise son profit. Pourtant dans le chapitre 2, évoquer la pluralité des modèles de gestion de la main-d’œuvre par les entreprises et non pas seulement l’hétérogénéité de cette main-d’œuvre ne pourrait qu’enrichir le travail d’interprétation. Dans cette approche alternative, que peut-on alors dire du salaire minimum ? C’est une règle, parmi d’autres, qui s’applique à toutes les entreprises et vient contraindre le bas de la hiérarchie des rémunérations, en tant que construction sociale. Selon les modèles d’entreprise et les contextes institutionnels, les configurations du rapport salarial s’adaptent et les ajustements décrits par Gautié peuvent s’opérer. En effet, il ne s’agit pas de dire que les chocs de productivité24, le report sur le prix des produits ou la réallocation de la main-d’œuvre sont des vues de l’esprit de l’économie standard, mais qu’il n’existe pas un modèle unique de rationalité économique au sein des entreprises.
Gautié nous invite à ne pas avoir peur des controverses. Dans ce compte-rendu, nous l’avons entendu et appelons à valoriser une autre approche que celle fondée sur un « marché du travail imparfait ». Ne nous méprenons pas, il ne s’agit pas de postuler que le marché du travail est parfait mais d’en finir avec des explications fondées sur le constat que la réalité sociale est une image imparfaite d’une fiction théorique. Conclure que l’introduction ou la hausse du salaire minimum n’a pas 203vraiment d’effet sur l’emploi parce que le marché du travail est imparfait est insatisfaisant. À quoi sert un modèle ayant une belle cohérence interne, si c’est une version imparfaite qui est pertinente ? On peut légitimement lui préférer une approche du travail, de l’emploi et des salaires, à la fois plus inductive et fondée sur une théorie des règles microéconomiques et/ou des régulations macroéconomiques dont le salaire minimum serait un élément à part entière et non pas une anomalie a priori à relativiser a posteriori.
Références
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Azar J., Huet-Vaughn E., Marinescu I., Taska B., von Wachter T., 2019, Minimum Wage Employment Effects and Labor Market Concentration, NBER Working Paper No. 26101
Card D., Krueger A., 1994, « Minimum wages and employment. A case study of the fast-food industry in New Jersey and Pennsylvania », American Economic Review, 84(4), p. 772-793.
Dingeldey I., Grimshaw D., Schulten T., 2021, Minimum Wage Regimes. Statutory Regulation, Collective Bargaining and Adequate Levels, London & New-York : Routledge.
Gautié J., 2018, « D’un siècle à l’autre : salaire minimum, science économique et débat public aux États-Unis, en France et au Royaume-Uni (1890-2015) », Revue économique, Vol. 69(1), p. 67-109.
Gautié J., 2021, Le salaire minimum et l’emploi, retour sur un débat séculaire, Présentation de l’ouvrage « Le salaire minimum et l’emploi » sur le blog de l’AFSE, https://www.blog-afse.fr/billet/le-salaire-minimum-et-lemploi-retour-sur-un-debat-seculaire (consulté le 12/10/2023)
Heyer É., Plane M., 2012, « Impact des allégements de cotisations patronales des bas salaires sur l’emploi. L’apport des modèles macroéconomiques », Revue de l’OFCE, no 126, p. 123-140.
Husson M., 2020, « Salaire minimum et emploi : histoire d’un débat », Revue de l’Ires, no 100, p. 15-42.
ILO (International Labour Organization), 2016, Minimum wage policy guide, Genève.
Krueger A., 2015, « The minimum wage. How much is too much », New York Times, 9 octobre.
Reynaud B., 1992, Le salaire, la règle et le marché, Christian Bourgois éditeur.
1 L’ouvrage est en libre accès à l’adresse suivante : https://www.taylorfrancis.com/books/9780367513894?_gl=1*bitn3a*_ga*MTI0NTM2MTE0Mi4xNjc2NTM0MTk1*_ga_0HYE8YG0M6*MTY3NjUzNDE5Ni4xLjAuMTY3NjUzNDIwNS4wLjAuMA (consulté le 12/10/2023)
2 Il est le fruit d’années de collaborations menées sous l’égide du réseau WIEGO (Women in Informal Employment : Globalizing and Organizing) qui s’empare, depuis sa naissance en 1997, des questions liées à l’économie informelle, et en particulier concernant les travailleuses démunies. WIEGO est un réseau international composé de membres individuels – chercheurs de différentes disciplines, militants et praticiens de l’aide au développement– et de membres institutionnels. Il est aujourd’hui florissant avec une activité dans plus de 50 pays, 156 membres (37 membres institutionnels et 119 membres individuels) et des collaborations régulières et soutenues avec des organismes multilatéraux d’importance tels le Bureau International du Travail (BIT). L’ouvrage dont il est fait la recension rend notamment compte de ces travaux communs entre WIEGO et le BIT ; y compris l’apport de WIEGO sur les amendements effectués lors de l’adoption de l’ICSE-18 (International Classification of Status in Employment).
3 ILO, 2018, Women and men in the informal economy. A statistical picture. International Labour Office. Geneva.
4 Du Toit A., 2005, « Forgotten by the highway : globalisation, adverse incorporation and chronic poverty in a commercial farming district of South Africa », Chronic Poverty Research Centre CPRC Working Paper, 49, p. 1-39.
5 Rubery J., 2015, « Regulating for gender equality : a policy framework to support the universal caregiver vision », Social Politics, 22(4), p. 513-538.
6 Fraser N., 2006, Reframing justice in a globalizing world, Berlin : Routledge.
7 Harris-White B., Michelutti L., 2019, The Wild East : criminal political economies in South Asia, Londres : UCL Press.
8 http://lcsp.univ-paris-diderot.fr/Future-of-work-Enquetes-sur-les-discours-et-pratiques-sociales (consulté le 12/10/2023)
9 C’est ainsi que les deux études « canoniques » en économie expliquent pour l’une qu’un emploi sur deux serait menacé (Frey et Osborne, 2013), tandis que pour l’autre seulement un emploi sur dix le serait (Arntz et al., 2016).
10 Cette dernière rejoint d’ailleurs une publication récente de P. Askenazy (2022), qui expose un modèle reliant l’intensification de la surveillance à une déformation de la part de la valeur ajoutée en faveur des profits.
11 Il serait plus juste de dire ré-interroge tant les discussions contemporaines doivent l’essentiel de leurs intuitions aux travaux des chercheuses féministes sur la porosité entre travail et hors travail pour analyser la situation des femmes en lien avec le travail domestique, comme le rappelle Maud Simonet (2018).
12 Metteur en scène et acteur amateur de plusieurs pièces de théâtre, José Rose a également été dans les années 2000 l’un des administrateurs du CCAM-Scène Nationale (Centre Culturel André Malraux de Vandœuvre).
13 Rose J., 1999, Jeunes et abstinence, illustrations M-H. Wojcik, éd. Forum Nancy.
14 Rose J., 2001, Profession Quasi-Chercheur. Entretien biographique avec un idéal-type aux confins de la recherche, éd. L’Harmattan.
15 Sauf à l’ériger en rempart contre « l’assistanat », ou à de rares exceptions, lorsque par exemple celui-ci fait des victimes (comme à France-Télécom, sujet qui a été traité comme un fait divers par la presse), ou encore plus récemment pour pointer les difficiles conditions de travail du personnel hospitalier durant la pandémie. Il est en effet symptomatique de constater que le travail, qui occupe une place essentielle dans l’organisation de la société et dans la vie des hommes, ne soit à ce point jamais ou rarement débattu.
16 Lamard P., 1988, Histoire d’un capital familial au xixe siècle, Société belfortaine d’émulation, p. 7. Cité par Marc Loriol, p. 30.
17 Gallot F., 2012, Les ouvrières des années 1968 au très contemporain. Pratiques et représentations, Doctorat en Histoire, Université Lumière Lyon 2. Citée par Marc Loriol, p. 238.
18 Burawoy M., 2015 [1979], Produire le consentement, La ville brûle, coll. « Mouvement réel », 303 p., trad. Quentin Ravelli.
19 Weil S., 1951, La condition ouvrière. Paris : Les Éditions Gallimard, 375 p. Collection idées, no 52.
20 Linhart R., 1978, L’Établi, Éditions de Minuit, Paris.
21 Le fait d’être primé, comme nous l’avons signalé, par l’AFSE, association des économistes « standards » en France, prouve manifestement que l’objectif a été atteint.
22 Le « salaire de la sueur » désigne un système dans lequel l’exploitation des ouvriers par leurs employeurs se manifeste par une durée du travail excessive, de bas salaires, des ateliers insalubres, etc.
23 Gautié cite en particulier l’étude d’Azar et al. (2019) qui caractérise les marchés du travail selon un degré de monopsone approximé par un indice de concentration des entreprises sur chaque marché. On peut ajouter le numéro spécial du Journal of Human Resources introduit par Ashenfelter, Card, Farber et Ranson (2021) entièrement consacré à des analyses empiriques sur les monopsones.
24 Globale et non pas marginale.
- CLIL theme: 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
- ISBN: 978-2-406-16435-7
- EAN: 9782406164357
- ISSN: 2555-039X
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-16435-7.p.0159
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-07-2024
- Periodicity: Biannual
- Language: French