Skip to content

Classiques Garnier

Books review

159

The informal economy revisited. Examining the past, envisioning the future, Martha Chen and Françoise Carré, Routledge, WIEGO [open access book1], 2020.

Cécile Mouchel

CESSMA – Université Paris Cité

Traiter de léconomie informelle revient tout dabord à revenir sur un ensemble de discours connotés péjorativement qui recouvre ce concept avant de pouvoir faire état des principaux défis présents et à venir. Dirigé par Martha Chen et Françoise Carré, le principal objectif de cet ouvrage intitulé The informal economy revisited. Examining the past, envisioning the future2 est de poser les jalons dune nouvelle théorie de linformalité, ancrée dans les approches institutionnalistes, en commençant par déconstruire chacune des idées préconçues autour de ce terme créé par lanthropologue Keith Hart au début des années 1970 et la mission Kenya de lOIT (Organisation Internationale du Travail) en 1972 ; idées pour la plupart fausses mais vivaces parmi les décisionnaires politiques, les praticiens de laide au développement jusquaux chercheurs académiques. Les auteurs invitent à repenser linformalité comme un pilier du système capitaliste mondial en ce quelle assoie et 160renforce lexploitation de la force de travail en faveur du capital avec la complicité de lÉtat. Ils dénoncent une vision erronée de linformalité comme secteur exempt de toute intervention étatique. Au contraire, les gouvernements refusent dassumer un rôle de rempart en prenant des mesures adéquates systémiques pour protéger les travailleurs insérés dans des chaînes de production globalisées.

Lincompréhension de ce quest léconomie informelle, et lampleur des champs quelle recouvre nuisent à ladoption de politiques publiques pertinentes. Les enjeux sont pourtant dune importance majeure avec des chiffres vertigineux. Aujourdhui, 61% de la population active mondiale gagnent sa vie via léconomie informelle, soit près de 2 milliards de personnes concernées3. Sous cet état de fait structurel, cest bien léconomie formelle en tant que norme qui est questionnée, et plus spécifiquement celle du salariat. Quant au concept même déconomie informelle, si reproche peut lui être fait dopposer de façon binaire formel et informel alors quun continuum traverse lun et lautre, dentretenir historiquement un flou dans sa définition entre secteur et emploi informels, ou encore de couvrir des réalités et des catégories sociales très diverses – parfois aux antipodes les unes des autres –, le concept reste malgré tout un canevas utile pour comprendre et mieux dessiner lintervention de lÉtat.

Louvrage dénonce aussi la criminalisation des activités informelles par les pouvoirs publics, bien que les travailleurs informels englobent lessentiel des poches de pauvreté et de vulnérabilité. Cette dichotomie formel/informel met également laccent sur une dimension clé de lorganisation contemporaine du travail : labsence de protection sociale. Somme toute, louvrage aborde avec justesse des questions essentielles pour mieux dessiner les contours de politiques publiques sadressant à ce monde réputé en dehors des zones dintervention de lÉtat. Il ouvre de riches perspectives forçant la frontière entre pays développés, émergents et en développement via la déconstruction du mythe de la transformation structurelle, de rigoureuses données statistiques et des études de cas détaillées. Au contraire, léconomie informelle est décrite comme consubstantielle au régime capitaliste contemporain et parfaitement intégrée dans léconomie mondialisée. Il ne sagit pas dun 161secteur économique temporaire pour désamorcer des crises, mais dun trait structurel des formes de capitalisme modernes.

Si cet ouvragetraite de lensemble de ces questions, cest autant à visée académique que militante ; notamment pour apporter des outils aux associations de défense des travailleurs de léconomie informelle. Martha Chen écrit à ce propos explicitement : « In other words, all of WIEGO (Women in Informal Employment : Globalizing and Organizing)s researchers are activists » (p. 74). Louvrage se fait finalement le plaidoyer de revendications légitimes de la majorité des travailleurs informels jusqualors trop souvent ignorées, puis méprisées. Il avance des pistes pour améliorer leurs conditions de vie et veiller à ce que les modes dorganisation du travail ne continuent pas de se faire au détriment des travailleurs.

Louvrage aborde toutes ces questions dun angle interdisciplinaire. Jan Breman énonce dans le premier chapitre : « Interdisciplinarity is the alpha and omega of informality : the interconnectedness across the fields parcelled out of economics, political science, sociology, anthropology, law, social policy and public administration needs to be mapped » (p. 31). Avec cette approche revendiquée sont également associés des enjeux de méthodes qui combinent et triangulent les résultats éprouvés via statistiques officielles, données quantitatives et études de cas qualitatives. Au total, The informal economy revisited. Examining the past, envisioning the future rassemble les travaux de 37 chercheurs et chercheuses issus de différentes disciplines qui couvrent une vingtaine de pays, au Sud dans une écrasante majorité. On note une relative et étonnante sous-représentation des pays africains avec des études de cas seulement sur lAfrique du Sud. Des choix ont sûrement dû être opérés, malgré lexhaustivité de louvrage. Celui-ci est divisé en 10 parties, une introduction et une conclusion, pour un total de 34 chapitres. Louvrage est dense. Il a toutefois le mérite, voire laudace, de couvrir la majorité des thématiques autour de léconomie informelle ; et ce à commencer par préciser que celle-ci dépasse les seuls ressorts économiques ainsi que devrait le concevoir cette nouvelle théorie de linformalité que Martha Chen, Françoise Carré et Sally Roever invitent à développer dans la conclusion. Cela explique la multiplicité des auteurs, des disciplines et des méthodes utilisées pour traiter de ces questions.

La première partie intitulée « The informal economy » annonce les quatre grands axes autours desquels vont sarticuler les neuf parties suivantes. Elle 162est composée de deux chapitres écrits par Jan Breman et Barbara Harriss-White. Ils retracent la place de léconomie informelle dans le capitalisme globalisé et les chaînes de valeur mondiales, avec un regard plus pointu encore sur lInde pour Barbara Harriss-White. Ils soulèvent un ensemble foisonnant de questionnements sur les rouages de léconomie informelle, en se concentrant in fine sur trois axes principaux : (i) linformalisation du secteur formel entretenue par les pratiques corruptives et le laissez-faire des pouvoirs publics dans les économies développées, en développement comme émergentes, (ii) la caractérisation et la mesure de linformel, et en particulier les formes informelles dauto-entreprenariat en tension entre autonomie et prise de risque, et (iii) les actions collectives de lutte et de défense des travailleur·e·s face à des États cherchant à délégitimer et criminaliser toute forme de mobilisation.

La deuxième partie, « Informal employment : advances in statistics and research », sinsère dans le deuxième axe : la caractérisation et la mesure de léconomie informelle. Celui-ci était un préalable indispensable pour attester de léconomie informelle comme norme de facto, et pour penser les formes de mobilisation. Elle se compose de quatre chapitres écrits par Joan Vanek, Françoise Carré, Rodrigo Negrete et Martha Chen qui font honneur à lensemble du travail conduit sous légide du réseau WIEGO. Il a permis de mieux cerner les évolutions sur les marchés du travail ; travail récompensé par ladoption de lICSE-18 (International Classification of Status in Employment-18) en 2018 et sanctionné par le BIT. Joan Vanek insiste sur de meilleures catégorisations pour rendre compte des travailleurs domestiques, des travailleurs à domicile ainsi que lajout dune nouvelle catégorie de « Dependent contractors » qui englobe a priori des auto-entrepreneurs se trouvant toutefois dans des situations de dépendance économique. Ces qualifications permettent de mieux cerner les types demploi dans les pays en développement, mais aussi la dégradation des conditions de travail dans les pays développés qui tendent à se multiplier comme en atteste Françoise Carré. Finalement, Martha Chen reprend sommairement quelques conclusions phares du réseau WIEGO, souligne la diversité et la complémentarité des méthodes de collecte et danalyse utilisées pour terminer en insistant sur limportance de tels travaux, pas tant dun point de vue académique que militant, afin de cesser dinvisibiliser les travailleurs informels, faire bouger les lignes et dessiner des politiques publiques prenant véritablement en compte leurs 163besoins. « WIEGO remains committed to promoting a more appropriate and favourable regulatory environment for informal workers : by increasing the voice of organisations of informal workers in policy dialogues and promoting their perspectives on different policy responses to the informal economy » (Chen, p. 74).

La troisième partie, « Economics and the informal economics », rassemble cinq chapitres autour du premier axe : le parachèvement de léconomie informelle en tant que norme encouragée par une intervention publique volontairement défaillante. Par opposition, léconomie formelle ferait plutôt office de régime dexception. Les auteurs, Ravi Kanbur, James Heintz, Uma Rani, Imraan Valodia, David Francis, Michel Rogan et Paul Cichello, interrogent léconomie informelle sous le prisme des concepts centraux dans la discipline économique. Parmi eux, James Heintz invite à mieux appréhender la structure du marché du travail et son évolution. Il remet notamment en cause la théorie du changement structurel qui fait de lemploi salarié formel la norme inaltérable sur le marché du travail. Pour questionner les théories économiques classiques, il part de la trajectoire économique de la Corée du Sud, avant de souligner lexistence dune majorité écrasante dauto-entrepreneurs dont la marge de négociation tend à se réduire sous leffet de la mondialisation et du changement technologique. Plus loin, Uma Rani décrit linformalité comme caractéristique permanente et structurelle dun capitalisme mondialisé qui renforce le primat du capital sur le travail notamment via ladoption du nouveau taylorisme et lhyper-flexibilisation du travail. Uma Rani témoigne de cette caractéristique permanente par lomniprésence de lemploi informel dans les pays du Sud au sein desquels il na jamais cessé dêtre la norme face à linformalisation galopante dans les pays du Nord. On peut aussi souligner les travaux de Imraan Valodia et David Francis qui dénoncent les discours dominants associant économie informelle et contournement de limpôt en prenant lexemple de la TVA (Taxe sur la Valeur Ajoutée) en Afrique du Sud, ou ceux de Michel Rogan et Paul Cichello rendant compte du rôle central joué par les revenus issus de léconomie informelle pour maintenir les ménages hors de la pauvreté.

La quatrième partie, « Labour law and the informal economy », est à la croisée de deux axes : ladvenue de léconomie informelle en tant que norme sous limpulsion de lÉtat et les formes de mobilisation collective. Elle contient les travaux de Judy Fudge, Adelle Blackett et Michael 164J. Piore. Sont traités les arrangements entre droit du travail et économie informelle. Judy Fudge souligne avec justesse que le pouvoir de régulation nest pas uniquement détenu par lÉtat, mais par lensemble des acteurs qui devront avant tout intérioriser le contenu du droit du travail pour sen emparer et le faire leur. Adelle Blackett rend compte, quant à elle, de linfluence dun droit du travail internationalisé sous légide des conventions adoptées par le BIT qui pourrait guider le processus de formalisation. Finalement Michael J. Piore part de la comparaison entre les systèmes de régulation du travail anglo-saxon et latin, en particulier la France, pour promouvoir lapproche française systémique et moins punitive. In fine, il lance des pistes pour mettre en place non pas un système de régulation et de contrôle, mais de soutien aux acteurs de léconomie informelle centré sur la montée en compétences et le renforcement des capacités.

Les sixième, septième et huitième parties mettent la loupe sur trois professions emblématiques de léconomie informelle : les travailleurs à domicile, les vendeurs de rue et les biffins ou récupérateurs informels de déchets. Les trois grands axes sont éprouvés à travers des études de cas. Dans la sixième partie, Marlese von Broembsen présente ainsi de façon critique les formes daction collectives que peuvent entreprendre les travailleurs à domicile. Il existe différents outils juridiques nationaux et internationaux dont ils peuvent se saisir bien quils soient soumis à un pouvoir de négociation en leur défaveur par rapport à la deuxième partie au contrat, qui revêt davantage la position dun employeur déguisé. Elle rapporte lexemple des travailleurs à domicile bulgares qui ont trouvé soutien auprès dun syndicat de travailleurs informels UNITY et du réseau WIEGO pour revendiquer leurs droits tels quénoncés dans la Home Work Recommendation auprès du gouvernement en saisissant la cellule compétence du BIT. La septième partie « Street vendors : politics and policies for inclusion » se concentre sur une autre profession centrale dans léconomie informelle et particulièrement exposée aux ires de la puissance publique : les vendeurs de rue. La huitième partie « Waste pickers : integration and rights in public waste management » dresse un panorama des controverses actuelles sur le rôle des récupérateurs informels de déchets. Cette partie montre à quel point la lutte des petites mains de la collecte informelle des déchets – en France, comme en Amérique Latine et ailleurs, par le passé et aujourdhui plus encore – offre une synthèse de létat des luttes contre lextension du capitalisme urbain. Jérémie Cavé argumente en ce sens en analysant la ressource constituée par les déchets 165sous langle dun bien commun. Ce serait un moyen déchapper aux logiques prédatrices du secteur privé formel.

La neuvième partie, « Social policy and informal workers », et la dixième partie, « Informal workers and the state », se complètement pour approfondir la question des formes de luttes et de mobilisations collectives afin de protéger les travailleurs de léconomie informelle. La neuvième partie est composée de cinq chapitres écrits par Francie Lund, Laura Alfers, Silke Staab, Sarah Cook, Kamala Sankaran. Les contributeurs font état des enjeux actuels pour garantir un système de protection sociale aux acteurs de léconomie informelle. Ils couvrent débats théoriques et analyses empiriques sur un large panel de pays en développement et émergents. Ils dénoncent parallèlement les vicissitudes des politiques sociales en cours ; ainsi des transferts dargent conditionnés (comme exemple au fait de devoir faire des check-ups médicaux réguliers, dassister à certains workshops, etc.) très en vogue en Amérique latine, et qui commencent à prendre de lampleur dans dautres contextes (voir le chapitre de Silke Staab). Tous les auteurs invitent à penser la protection sociale au-delà du marché du travail pour larticuler au contraire avec dautres politiques publiques ; politiques publiques au travers desquelles ils sont parfois déjà indirectement intégrés précise Laura Alfers en mobilisant le concept de « adverse incorporation4 ». Francie Lund souligne, rejoint par les quatre auteurs, que penser dautres formes de protection sociale telles quune couverture de santé universelle est plus difficile dans un contexte de contraction de la dépense publique et de privatisation. Sil est crucial et urgent denvisager des formes de protection sociale portées par lÉtat pour remplacer celles basées uniquement sur lemploi, qui se font au détriment des travailleurs informels – et en particulier les travailleurs domestiques –, cela ne doit pas se faire sans la contribution du capital auquel cas universalisme flirterait dangereusement avec néolibéralisme5. Il ne faut pas opposer État et capital mais parvenir à emboîter les formes de protections sociales quils peuvent déployer. Quant à la dixième partie, elle contient quatre chapitres écrits par Kate Meagher, Rina Agarwala, Chris Tilly et Sonia Das. Kate Meagher commence en portant lattention sur les méfaits dune vision 166trop uniformisante dans les pays africains et invite à penser la diversité des parcours en utilisant une approche historique comparée. Elle souligne des différences majeures entre les États qui sexpliquent dune part par les choix de structuration de léconomie via les politiques publiques ainsi que dautres institutions sociales participant à la régulation sociale. Rina Agarwala, Chris Tilly et Sonia Das retracent chacun les luttes menées par des associations de représentation des acteurs de léconomie informelle contre la violence punitive de lÉtat, et défendre des conditions de vie et de travail décentes dans une économie mondialisée qui fait de leur présence une condition consubstantielle de son bon fonctionnement. Rina Agarwala prend comme étude de cas les associations de travailleurs informels en Inde tandis que Chris Tilly a choisi de rendre compte de la structuration des associations de travailleurs informels dans le secteur de la construction. Le dernier chapitre écrit par Sonia Das rapporte le déroulement dun forum multi-acteurs autour de la gestion des déchets solides au Brésil qui a permis daméliorer la justice sociale via une plus grande représentation, reconnaissance et distribution6 des récupérateurs informels, et des modes de gouvernance en leur faveur.

En guise de point final, Martha Chen, Françoise Carré et Sally Roever appellent à penser les futures politiques publiques sadressant à linformalité en faisant entendre la voix des premiers concernés : les travailleurs de léconomie informelle. Ces acteurs informels nopèrent par ailleurs pas en dehors de lÉtat. Ils en subissent seulement sa vision punitive : « Informal workers and operators are often inside the punitive arm of the state but outside the protective arm of the state » (p. 263). Ce travail, le réseau WIEGO na cessé de le porter depuis sa création à la fin des années 1990 en appuyant, en accompagnant et en portant la voix dassociations de travailleurs informels partout dans le monde avec des résultats notables auprès dorganismes internationaux. Cest aussi de ce travail quest issu cet ouvrage aux contributions remarquables qui invite à repenser radicalement différemment léconomie informelle à travers une théorie transdisciplinaire éprouvée par des réalités empiriques saisies en collaboration avec des associations de travailleurs et davantage ancrées dans les pays du Sud que dans les pays du Nord. Cette théorie prend aussi en en compte lhétérogénéité dune économie informelle fortement segmentée, et sappuie sur trois niveaux danalyse : macro, méso et micro. Elle permet 167de penser le lien entre travail, capital et État. À cet égard, Martha Chen, Françoise Carré et Sally Roever terminent en sinterrogeant de façon presque rhétorique : où vont les bénéfices de la formalisation lorsquil y a collusion entre capital et État au détriment du travail ?

Pour certains auteurs, léconomie informelle était tellement hétérogène, présentait tellement de difficultés de mesure et était si peu intelligible, quil était devenu vain dessayer de la penser et de la conceptualiser en tant que telle, proposant daller jusquà bannir lutilisation de ce concept. Tort a également été fait à léconomie informelle en la cantonnant à la seule sphère économique sans larticuler aux autres rapports sociaux. Le concept a aussi souvent été utilisé comme critère de différenciation entre des pays dits développés face à des pays émergents ou en développement en sus des différences de niveau de revenus. À rebours de ces critiques, les auteurs de louvrage réaffirment la force de ce concept et son utilité afin de comprendre les mécanismes sous-jacents du système capitaliste mondialisé et la façon dont il se perpétue. Léconomie informelle nest pas une spécificité et lapanage de certains pays, elle est devenue une norme de facto dans un système favorisant le travail sur le capital avec la collusion des pouvoirs publics. Afin de défendre les droits de ces travailleurs parmi les plus précaires, la voie de la formalisation apparaît comme le meilleur chemin ; néanmoins semé dembûches, et qui une fois acquise peut tout aussi bien seffriter. Les acteurs de léconomie informelle sont dune part les plus précaires, et dautre part catalogués, délégitimés et criminalisés avant même de parvenir à faire entendre leurs revendications. Parallèlement à ces difficultés daccès à des formes de revendication reconnues comme légitimes aux yeux des institutions publiques, les États précarisent les travailleurs au-delà de la sphère économique en menaçant leur accès à lespace public ou encore leurs espaces de vie. Les auteurs de louvrage font ainsi le lien entre économie informelle et régimes daccumulation en articulant une critique du dé- ou non-engagement de lÉtat envers les travailleurs les plus vulnérables. Ils offrent des pistes et des exemples de mobilisation collective pour les travailleurs informels, et suggèrent des façons de mieux définir les politiques publiques pour combler leurs défaillances, si tant est que les gouvernements ne soient pas encore trop corrompus7. Comme note de fin, il convient encore de saluer la richesse, la profondeur des 168analyses et laspect novateur de lensemble des contributions à cet ouvrage sur un sujet déjà largement traité depuis les dernières décennies. Lenjeu était de taille avec la volonté de développer une approche systémique et transdisciplinaire pour offrir une critique dun trait structurel du capitalisme mondialisé. Louvrage a réussi son pari en faisant la critique de ce quon pouvait dire être léconomie informelle (« Examining the past »), mais surtout en ouvrant un ensemble de pistes de réflexion fertiles pour approfondir tant dans les milieux académiques que dans la lutte contre le primat du capital (« Envisioning the future »). À cet égard, on pourrait ainsi suggérer comme piste dapprofondissement larticulation entre léconomie informelle et le système patriarcal autour des théories de la reproduction.

*
* *
Le futur du travail : au-delà des mythes

Le futur du travail, Juan Sebastián Carbonell, Éditions Amsterdam, 2022.

Mathieu Cocq

LIRIS, Université Rennes 2

Si lon ne connait pas les travaux de lauteur, on pourrait croire en sarrêtant au titre de louvrage à une énième tentative de décrire à quoi ressemblera le travail dans un futur plus ou moins proche. On ne compte plus les essais et les rapports sur la question, tant et si bien que le « futur du travail » est devenu en tant que tel un objet de recherche8. En réalité, louvrage vient prendre le contrepied de ces tentatives plus ou moins fantaisistes de percer les mystères insondables du futur. On peut se questionner sur le succès de cette thématique (ce qui mériterait un travail à part entière) ; mais il est clair que « le rêve dune usine sans ouvrier est aussi vieux que la révolution industrielle » (p. 13). Le futur du travail est donc en réalité une thématique… ancienne ! Le grand 169intérêt de louvrage est de rappeler à un large public ce qui peut sembler banal pour les sciences sociales du travail : la nécessité den finir avec le déterminisme technologique. Son autre force est de ne jamais tomber dans deux écueils symétriques : « tout est nouveau » ou « rien nest nouveau ». Sur la base des travaux les plus récents sur le travail et ses mutations, dune large palette de références bibliographiques et de lexpertise de lauteur, ce court et très clair ouvrage offre un panorama bienvenu du travail tel quil est, tel quil évolue, sans jamais tomber dans la fantaisie prophétique. Les diverses parties de la présente recension suivent globalement la structure de louvrage. Cinq axes, sous forme de panorama des mutations du travail, sont explorés par lauteur : le lien entre lautomatisation et lemploi ; lenjeu de la précarisation de lemploi ; la question des frontières du travail et du numérique ; limportance du travail de la logistique dans le capitalisme contemporain ; et des propositions de perspectives politiques.

Lintrouvable cimetière de lemploi

La question de lautomatisation renvoie à celle, bien plus ancienne, du « chômage technologique ». Faut-il dès lors craindre le remplacement du travail humain par des machines ? Non, répond lauteur, du moins pas tout à fait. Lautomatisation est un phénomène partiel ; certaines tâches sont automatisées, jamais toute lactivité. Cela signifie que toute tentative dapproche quantifiée et agrégée risque de conduire à des excès et approximations9. Dans tous les cas, limpact sur lemploi en volume nest pas clair, et lauteur en rend compte.

Rentrer dans les procès de travail

Cest le point central de cette partie de louvrage : penser lautomatisation sans penser le cadre social dans lequel le processus sinscrit, cest céder au déterminisme technique et sempêcher de penser le caractère éminemment social des mutations à lœuvre. Il faut donc rentrer au cœur du travail et de ses procès pour saisir limpact concret de lautomatisation et analyser les tâches plus que le poste de travail en 170lui-même. Suivant cette logique, lauteur décrit quatre conséquences de lautomatisation sur le travail : substitution, déqualification/requalification, intensification et extension du contrôle10. « À trop se focaliser sur les nouvelles technologies, on se détourne de leurs propriétaires et de leurs fonctions » (p. 51-52), nous rappelle judicieusement lauteur. Cela signifie, paradoxalement, que lautomatisation nest pas nécessairement lennemi des travailleurs et travailleuses ; elle peut être source démancipation dans un cadre différent (amélioration des conditions de travail, réduction des troubles physiques, etc.). Cest ainsi que J.-S. Carbonell écrit, de manière contre-intuitive : « Il est donc souhaitable que lautomatisation du travail devienne une revendication du mouvement syndical [] afin daméliorer les conditions de travail et de réduire le temps de travail » (p. 52-53). On pourrait toutefois reprocher à J.-S. Carbonell de prendre pour donnée lidée que lautomatisation conduirait à des gains de productivité plus importants alors que précisément les gains de productivité à léchelle mondiale tendent à diminuer.

Précaires contre prolétaires

Lanalyse des rapports de classe et de la condition salariale ont connu de profondes mutations ces cinquante dernières années. Comme le souligne lauteur, cest à partir de la fin des années 1970 que les thématiques de la précarité et de lexclusion sinstallent durablement dans les paysages politiques européens. Mais lauteur remet en cause le terme de « précariat », tout en rappelant la trajectoire intellectuelle de ce terme de Standing à Castel en passant par Gorz, et la thèse en filigrane dune précarisation généralisée de lemploi pouvant mener jusquà la disparition du salariat. « Certes, la précarité ne cesse de progresser. Pourtant, elle est loin davoir submergé le salariat stable, qui reste la norme dans la plupart des pays riches » (p. 60). Il rappelle ensuite que la division du monde du travail en plusieurs statuts nest pas un phénomène nouveau ; cette division serait même « fonctionnelle aux dynamiques du capital » (p. 61). Ainsi selon lauteur, la thèse dune « précarisation » généralisée typique du néolibéralisme versus une relative stabilité du 171régime daccumulation précédent repose-t-elle sur une vision mythifiée des « trente glorieuses ». Il écrit : « sil y a eu un semblant de “plein-emploi” pendant les trente glorieuses, cétait donc en grande partie lié à un très haut taux de non-emploi » (p. 68).

De manière générale, ce que rejette fondamentalement lauteur ce nest pas la notion de précarité, mais lidée que le précariat constitue une classe spécifique, distincte du reste du monde du travail ; « labsence de protection ne suffit donc pas à constituer le précariat comme une classe à part entière » (p. 73). Il trouve chez Olin Wright une lecture plus fine des rapports de classe ; le précariat ne serait alors quune fraction du prolétariat. La conclusion quil tire de cette critique est très convaincante ; le néolibéralisme nest pas seulement la déstabilisation dune fraction du prolétariat, cest la déstabilisation de son ensemble, y compris le salariat stable : « Ce ne sont pas seulement le chômage et la précarité qui déstabilisent le salariat. Cette déstabilisation sopère aussi au cœur même du salariat stable, notamment avec des horaires de plus en plus flexibles, ou avec le développement des formes de rémunération variables et individualisées » (p. 75). Sans doute une définition plus claire de la notion de prolétariat, à la manière de celle proposée par Sarah Abdelnour (2012), aurait été bénéfique à ce chapitre où lon peut parfois avoir limpression que salariat et prolétariat sont utilisés comme synonymes.

Le numérique : tout devient travail ?

J.-S. Carbonell discute ensuite la thèse opposée à celle dune disparition du travail, celle dune prolifération, dune extension du domaine du travail. Le numérique, en permettant la constitution de chaînes de valeur mondiales très intégrées, a dabord conduit à un basculement de lemploi industriel du Nord vers les Suds. Ainsi, lidée dune société « post-industrielle » est sans doute prisonnière dune vision eurocentrée. « Contrairement à une idée reçue, la nouvelle économie (les services, le numérique, etc.) na pas remplacé lancienne (lindustrie). [] jamais autant de personnes nont été employées dans lindustrie manufacturière à léchelle mondiale » (p. 89). Surtout, le numérique a contribué à « forger une armée de nouveaux prolétaires du numérique » (p. 93), quil sagisse des travailleurs de la logistique (un chapitre entier leur est consacré) ou des travailleurs des plateformes (des livreurs à vélo au 172micro-travail rémunéré quelques centimes). Si les tâches effectuées sont variées, certains éléments sont communs au travail sur plateforme : management algorithmique, transfert des risques aux travailleurs, déresponsabilisation de la plateforme et rémunération à la tâche pour lessentiel. Les parallèles avec le tâcheronnat du xixe siècle sont assez clairs. Ces nouvelles formes dexploitation entrainent des résistances, syndicales ou proto-syndicales, malgré léparpillement et lindividualisation extrême du travail de plateforme, et malgré la difficulté des organisations syndicales à se saisir du sujet.

Outre la question de la constitution de nouvelles franges du prolétariat, le numérique interroge les frontières du travail11. La question du travail gratuit des usagers trouve une traduction théorique dans le digital labor, dont lidée centrale est que lactivité des usagers, non rémunérée, est productive et participe à la rentabilité des firmes du numérique. Le débat se focalise alors sur plusieurs aspects ; si lactivité est productive… de quelle production parle-t-on ? On pourrait tout aussi efficacement dire que lactivité des usagers est mise en valeur par les entreprises du numérique, ce qui justifierait de la faire entrer dans le domaine du travail (au prix dune description et analyse de ces mécanismes de valorisation). J.S. Carbonell pointe deux critiques. La première interroge : sagit-il véritablement de travail ? Lauteur souligne à raison que des choses trop distinctes sont recouvertes par lidée de digital labor. On pourrait répondre que plutôt quune opposition entre travail et hors travail, il serait sans doute plus heuristique de penser sous forme de « gradient de travail », ce qui permettrait de saisir les variétés des formes de travail (et dexploitation) dans les activités en ligne. La deuxième critique à lencontre des théoriciens du digital labor est, à nos yeux, un peu moins compréhensible. Lauteur écrit à juste titre que « la production de valeur par cette activité suppose une architecture économique et technique capable de capter les données numériques produites par les usagers » (p. 106) ; cette condition est-elle vraiment ignorée par les théoriciens du digital labor ? En définitive, cest peut-être même un des points centraux de lanalyse du travail gratuit, qui ne 173devient travail que parce quil est encastré dans une telle architecture socio-technique de valorisation.

La logistique : nouveau bastion ouvrier ?

La suite de louvrage insiste sur limportance du flux pour comprendre les mutations du capitalisme contemporain et sa « logisticisation » (p. 116). Il ne fait aucun doute que le déplacement des marchandises a désormais une importance stratégique majeure. Les pénuries, les ports saturés sont des rappels non seulement de limportance de la logistique, mais également de la grande interconnexion et fragilité des économies. Lauteur rappelle à quel point cette activité, notamment dans les entrepôts, est intensive en travail conduisant à la constitution de nouveaux bastions ouvriers. Sans doute J.-S. Carbonell pêche-t-il par excès de fonctionnalisme quand il écrit que « la logisticisation répond donc au besoin qua le capital dintégrer un procès de travail éparpillé à léchelle du monde » (p. 119) ou encore que « la logistique [] est apparue aux entreprises comme un moyen de résoudre le problème de la surproduction » (p. 120) ; et par excès doptimisme socialiste quand il affirme que « le capitalisme logistique produit déjà ses propres fossoyeurs sous la forme des travailleurs de la logistique » (p. 118-119). Ainsi, pour lauteur, cest le nombre de ces travailleurs, leur concentration et leur position stratégique dans les « goulets détranglement de léconomie mondiale » (p. 138) qui justifient cet optimisme. Sil ne fait pas de doute, comme le note lauteur, que ce secteur est amené à jouer un rôle important dans la recomposition du paysage syndical, il semble prématuré daffirmer quil marquera la fin du « capitalisme logistique ».

Au total, le développement de lauteur pose au lecteur un ensemble de questions fondamentales : où commence et où sarrête lentreprise ? Le procès productif ? Il écrit : « cet étalage de la production à léchelle dune région ou du monde entier signifie que la chaîne dapprovisionnement est devenue lusine elle-même » (p. 129).

Dans tous ces processus, les travailleurs du flux sont les grands oubliés, et lauteur corrige de fort belle manière ce tort. Il procède par exemple à une très bonne description du fonctionnement dun entrepôt (p. 135) et conclut : « Lidée que le travail ne disparait pas mais se déplace vers de nouveaux secteurs est confirmée » (p. 136) ; ce qui là encore, pose 174des questions majeures aux organisations syndicales. Ce chapitre est dune très grande richesse socio-économique, et mériterait à lui seul la lecture de louvrage.

Penser les mutations du travail
contre la rhétorique de son « futur »

Après ces discussions des multiples visages des mutations du travail, lultime chapitre se présente sous la forme de perspectives politiques. Il commence par critiquer trois types de propositions en vogue : le revenu universel dans une logique de « démarchandisation », le partage du pouvoir dans lentreprise dans une logique de « démocratisation », et le rejet pur et simple du travail dans une optique de « libération ». Après une critique détaillée de chacune de ces propositions, la conclusion de lauteur est quelles sont toutes insatisfaisantes, car ne modifiant pas le cadre général qui fait du travail ce quil est. Fidèle à la tradition marxiste, il pose que seul le dépassement du régime capitaliste peut permettre un futur plus enviable du travail. « Je défends que la seule perspective viable face aux mutations contemporaines du capitalisme est de poursuivre deux objectifs inséparables : libérer la vie du travail et libérer le travail de la domination du capital » (p. 147). Si le premier objectif peut se traduire en revendication claire (diminuer le temps de travail), lauteur est beaucoup moins clair sur ce que veut dire concrètement « libérer le travail de la domination du capital », ce qui empêche toute proposition et perspective politique claire.

Pour la première proposition, il sagit détendre le « royaume de la liberté » comme le souligne lauteur en reprenant les termes de Marx. Cest un enjeu essentiel, et un marqueur incontournable des luttes du monde du travail depuis le xixe siècle. On rappellera ainsi que la durée annuelle de travail en France a été divisée par deux entre le début et la fin du xxe siècle ; ces réductions successives ont été ralenties depuis le tournant néolibéral du capitalisme dans les années 1980. Remettre sur le métier la question de la réduction du temps de travail semble donc dune impérieuse nécessité.

Le deuxième point (libérer le travail) est lextension nécessaire du premier. La citation du regretté Michel Husson reprise par lauteur mérite dêtre retranscrite : « on ne peut être libéré de lasservissement du salariat seulement à mi-temps ; être exploité, contraint à un travail 175aliéné, ne serait-ce que deux heures par jour, cest être asservi le reste du temps » (p. 173). Cest donc le travail lui-même quil faut changer, ce qui implique une reprise en main collective sur son organisation, ses objectifs et son sens.

On ne peut que rester sur notre faim, puisque cest sans doute ici que toute la discussion commence ! Quelles institutions opposer au régime capitaliste ? Quelles règles, quelle place accorder à une forme de coercition (collectivement décidée) ? À quels besoins répond-on ? Des questions aussi anciennes que lorigine des réflexions socialistes, auxquelles on ne pourra reprocher à lauteur de ne pas répondre dans un ouvrage de cette taille, déjà riche en contenu.

En conclusion, on tient là ce que devrait être tout bon ouvrage de vulgarisation critique ; des éléments clairs, accessibles, qui ne font jamais léconomie des références universitaires ni des débats académiques. Cest un livre qui remet les idées et les termes à lendroit, comme une forme dantidote à certains discours médiatiques, et dont on ressort avec les idées claires. Louvrage semble en plus livrer par endroits des éléments de réflexion « en travail », comme si lauteur nous menait avec lui sur sa trajectoire intellectuelle, sa réflexion propre sur les mutations du travail.

Références

Abdelnour S., 2012, Les Nouveaux Prolétaires, Textuel.

Arntz M., Gregory T., Zierahn U., 2016, The Risk of Automation for Jobs in OECD Countries, OCDE.

Askenazy P., 2022, « Worker surveillance capital, labour share, and productivity », Oxford Economic Papers, 74-1, January 2022, p. 85-93.

Frey C., Osborne, M. 2013, The Future of Employment. How Susceptible Are Jobs to Computerization ? Working Paper, Oxford : Oxford Martin. https://doi.org/10.1016/j.techfore.2016.08.019 (consulté le 12/10/2023)

Simonet M., 2018, Travail Gratuit : la Nouvelle Exploitation ?, Textuel.

176

*
* *

Travail que vaille. Scènes de vie de travailleurs d aujourd hui, José Rose. Éd. Libre et Solidaire, Collection 1000 raisons, 2021.

Ali Boulayoune

2L2S-Université de Lorraine

Il ne sagit pas ici dun énième ouvrage sur le travail et son avenir mais dun « kaléidoscope fictionnel faisant briller les visages concrets et multiples du travail et les imaginaires quil secrète » ; cest ainsi que José Rose, sociologue du travail et professeur émérite à luniversité dAix-Marseille, présente son livre. Nous voilà donc prévenus.

Cet ouvrage (pour le moins original) de sociologie du travail, est aussi celui dun amateur éclairé et passionné de théâtre12. Ces informations ne sont pas indispensables pour la lecture de ce livre, mais utiles pour comprendre le style que lauteur a souhaité donner à son écrit : un ouvrage de sociologie du travail donc, rédigé par un sociologue passionné de théâtre. Nous tenons là une fiction sociologique, un genre littéraire encore peu développé dans la discipline et qui mériterait sans doute de lêtre davantage car, comme le souligne lauteur, « nous avons besoin aujourdhui non seulement douvrages danalyse, non seulement de fictions romanesques et dimages-témoignages, mais aussi de petits instantanés captés dans lobservation du quotidien, éclairés par les acquis de la recherche et transformés par limagination ». Cest ainsi, en mêlant différentes formes de rendus, que lon peut « restituer la réalité contradictoire de lexpérience de travail et la tension permanente entre nos expériences de travail et ce que nous en disons ».

Ce nest pas le seul livre empruntant ce style littéraire écrit par José Rose. Ce fut dabord le cas avec Jeunes et abstinences13, un petit livre illustré de dessins humoristiques dans lequel lauteur dépeint avec malice et impertinence les politiques dinsertion destinées aux jeunes chômeurs en 177quête demploi. On retrouvera ce style un peu plus tard dans Profession quasi-chercheur14, un livre relatant lhistoire dune rencontre improbable entre un personnage qui fréquente assidûment le milieu de la recherche, mais affirmant ne pas être chercheur mais quasi-chercheur, et une enquêtrice. Dans Travaille que Vaille, lauteur esquisse cette fois des portraits de travailleurs tiraillés entre désir de se réaliser et domination. Cest loccasion pour José Rose de reprendre et dillustrer nombre de ses thèmes de recherche : lemploi, le chômage, le travail, les organisations…, en faisant dialoguer des personnages fictifs multiples, tantôt ouvriers, employés, cadres, chefs dentreprise, managers…

Le livre se présente sous la forme de quatre chapitres dans lequel lauteur dresse avec humour une multitude de portraits de travailleurs. Des portraits qui sont, comme lauteur lindique dans le sous-titre du livre, autant de « scènes de vie de travailleurs daujourdhui » puisées dans ses différentes recherches, observations et souvenirs, et mis en forme par son imagination ; cest là que réside loriginalité de louvrage. Lauteur y met en scène avec talent des situations de travail (et de non-travail) tout à la fois cocasses, émouvantes, grotesques, parfois absurdes, mais assurément en prise avec le réel. Les thèmes abordés sont nombreux : le travail concret, la qualification, les rythmes et conditions de travail, le chômage, la recherche demploi, la formation professionnelle, la gestion des ressources humaines…, mettant au jour tout à la fois des vies fragilisées, précarisées par un labeur aliénant, fait de stress et de souffrance, et au contraire des existences supposées accomplies, émancipées par le travail (voire du travail).

Dans le premier chapitre (« Les figures du travail »), José Rose nous livre quelques situations archétypales de travail, des figures types qui se sont beaucoup développées ces dernières années : le travail à distance, le travail de livraison, le travail en prison, le travail en plateforme, le travail de surveillance… témoignant de ce que sont devenues les conditions dexercice du travail pour une part croissante de salariés. Lauteur montre ici que ces activités de travail qui pour la plupart sincarnent désormais dans des statuts demplois dégradés, ne sont pas seulement synonymes de souffrance et de stress ; elles sont aliénantes, même lorsquelles se présentent sous des formes nouvelles (open space, click and collect…), et/ou 178portées par des dispositifs managériaux promouvant un management par la qualité. Quil sagisse de formes anciennes ou contemporaines de travail, elles soulèvent en permanence la question des conditions dappropriation du travail. Ces figures contemporaines de laliénation et de la domination sont illustrées par des exemples, comme ce livreur à vélo qui pédale du matin au soir pour quelques euros et qui finit par « craquer et raccrocher son vélo en espérant décrocher un nouveau boulot ». Avec une certaine dose dhumour et des jeux de mots à foison, lauteur montre toutefois que ces salariés en souffrance peuvent aussi parfois tenter de sextraire de cette domination en donnant sinon du sens à leur travail du moins quelque intérêt, en développant des savoir-faire propres comme lillustre ce gardien de parking qui « finit par trouver sa place plus facilement en tout cas que certains des clients quil observait ironiquement dans leurs manœuvres laborieuses et avinées ».

Dans le second chapitre (« Les petites vies de travail »), lauteur égraine des portraits de travailleurs sur le fil du rasoir. Ces esquisses mêlent tout à la fois des vies de travail compliquées (travailleurs aux carrières chaotiques, en perte de compétences et fatigués, conciliant difficilement travail et vie personnelle), des travailleurs dans la toute-puissance que leur emploi leur confère (même si les désillusions ne sont jamais bien loin), ou encore des travailleurs cherchant à créer en vain leur propre emploi. Derrière ces multiples portraits, on peut déceler tout à la fois la perte du sens du travail, lusure que le travail finit par laisser sur les corps, ou encore la quête illusoire dun emploi. Parfois avec un malin plaisir, lauteur mobilise à coup sûr son expérience de sociologue du travail pour débusquer certains profils. Cest le cas de « Monsieur Jef, LE spécialiste de lévaluation…évaluateur des évaluateurs dévaluateurs ou le grand évaluateur final (GEF) » qui a passé sa vie à tout évaluer, mais qui après une brillante carrière, finit par perdre le sens de sa mission et devint fou… Ou encore ce travailleur qui en trente-six ans de carrière na jamais connu de défaillance jusquau jour où… « La pièce défectueuse ma filé entre les mains et sest brisée (…) Ils ont dit que je navais plus la même main, le même œil, que javais des soucis, des instants dinattention, que je nétais plus si jeune, quil fallait songer à … Pour la première fois de ma vie jai pleuré ».

Le troisième chapitre est consacré au monde des sans-emploi (« Vies sans-emploi »), terrain qui a dailleurs été longtemps celui de lauteur, 179consacrant de nombreuses recherches à linsertion professionnelle des jeunes. À travers ses personnages, José Rose y dépeint le quotidien des chômeurs sommés à tout moment de faire la preuve de leur recherche demploi. Un casse-tête qui, nous dit lauteur, « incite à imaginer des formes incongrues » telles ce chômeur qui sinvente une vraie vie de salarié en faisant croire à son entourage et (finalement) à lui-même quil est en emploi. Il occupe ainsi ses journées dinactivité à courir les forums dentreprises pour discuter « entre spécialistes ». Il lui arrive aussi de prendre un café à proximité des sièges sociaux des grandes sociétés « prenant part à des conversations en sinventant une vie de manager ». Il noublie pas de nourrir les pigeons avant de rentrer chez lui, autre activité de son programme quotidien, « Mais cela ne dura pas. Un matin il fut saisi. Dessaisi même. Lhuissier prit tout… ». Dautres chômeurs, ont, eux, préféré emprunter une autre voie, puisquune carrière (même fictive) dans le monde du travail nétait tout simplement pas pensable, ni pour Job Search (surnom en forme de clin dœil donné par lauteur à un chômeur) qui pourtant cherche désespérément un emploi, ni pour le récipiendaire de la médaille dor du chômage. Job, dont la compétence principale est le jonglage (y compris avec les petits boulots), désespère sa conseillère, Ariane, ne sachant que faire de lui : il na ni enfant, ni femme, ni domicile, ni diplôme, ni projet, rien du tout, « mais ça ne prouve rien » rétorque-t-il. Le récipiendaire, lui, a tous les honneurs de lAgence car il a toujours « su résister aux sirènes de lemploi, [il reste] le plus fidèle usager en atteignant le seuil fatidique de 40 annuités de non-cotisation ». Son confrère, chômeur à durée indéterminée, aurait pu lui aussi prétendre à la médaille dor du chômage, un candidat sérieux en somme : « inemployable et bien décidé à le rester » qui rêve dune carrière de chômeur à vie.

On pourrait poursuivre à lenvi ces portraits savoureux, mais on laisse aux futurs lecteurs le soin de les découvrir. Ainsi, derrière ces vies imaginées, José Rose laisse apparaître la dure réalité du chômage, celle qui transforme et bouleverse les existences, détruisant au plus profond les liens sociaux.

Enfin, dans le dernier chapitre « Utopies laborieuses », lauteur imagine de nouvelles façons de travailler toutes à la fois absurdes et utopiques : des statisticiens répartissant au hasard laccès à lemploi, des agences de placement multi-services, des linguistes transformant les 180mots du travail pour en « soigner » les maux… Ces mises en scène du futur du travail font ainsi écho à toutes les pseudo-nouveautés managériales (parfois ridicules, il faut en convenir), mais aussi à ces nombreux essais sur « la fin du travail », sur « la crise du travail » ou encore sur « lavenir du travail ». Ici, José Rose se saisi subtilement de ce matériau non pas pour sonder ce que sera demain le travail, mais pour rappeler où il est rendu aujourdhui depuis le retour en scène de la croyance à un « Dieu marché » tout puissant. Pourtant, lauteur ne sinterdit pas de rêver à une autre place du travail dans la société : « où, un soir, un soir pas plus grand que les autres, les chômeurs entrèrent en lice et les travailleurs en branle. À lunisson, ils réclamaient un emploi durable, un travail de qualité, des ressources décentes, une utilité sociale et de la reconnaissance. Une vie bonne tout simplement ».

Derrière ces scènes de vie fictionnelles, lauteur nous invite ainsi à prendre la mesure de la réalité du travail aujourdhui. Le travail dont on ne débat jamais ou rarement15 est pourtant au cœur même de nos existences. Tout se passe comme si la question de lemploi (le chômage massif aidant) avait écrasé celle du travail : ce sont pourtant les deux faces dune même pièce. Les politiques de précarisation du travail font écho à celles de flexibilisation de lemploi, et cest précisément ce que montre lauteur dans cet ouvrage. Le voile de la fiction, avec ces histoires de vie imaginées, est donc loccasion de mettre au jour la dégradation de la condition salariale à un moment où, paradoxalement, on ne cesse de célébrer la « valeur travail ». La lecture de louvrage de José Rose, si agréable soit-elle, devrait ainsi nous alerter à la fois sur lurgence à redonner du sens au travail et à mettre en œuvre une politique démocratique du travail.

181

*
* *

Les vies prolongées des usines Japy – Le travail ouvrier à Beaucourt de 1938 à 2015, Marc Loriol, Éditions du Croquant, coll. « Témoignages », 2021, 300 p.

Pauline Liochon

Université Paris Dauphine (IRISSO)

Sociologue spécialiste de la souffrance au travail, Marc Loriol propose dans son ouvrage de contribuer à la littérature de lhistoire ouvrière à travers létude dune entreprise industrielle : lentreprise Japy, qui produit des moteurs et des machines à écrire dans la ville de Beaucourt (territoire de Belfort en Franche-Comté). Sa démarche est motivée par son fort lien affectif à cette entreprise dans laquelle une partie de sa famille a travaillé, et par une volonté de « rendre hommage » à « une population ouvrière en quête de son histoire16 ». À travers une « biographie familiale personnelle » (p. 21) et avec laide de différentes archives, il sattache à retracer « lhistoire sociale dune entreprise » (p. 21) et à faire entendre la parole des « ouvriers, techniciens et ingénieurs qui ont permis aux usines de Beaucourt de se maintenir tant bien que mal » (p. 20). Par une description fine de lactivité de travail, Marc Loriol nous invite à une immersion dans les ateliers de production. On suit ainsi avec lui les transformations productives de lentreprise au fil du temps, leurs ressorts et leurs conséquences aussi bien sur lorganisation du travail que sur les rapports internes au groupe ouvrier.

La première partie du livre sattache à décrire lhistoire des usines Japy à Beaucourt, de la création de lentreprise en 1777 à nos jours. Lentreprise connaît dabord une première période de gestion familiale par Frédéric Japy, puis ses fils (de sa création aux années 1930). Dès le début, la famille développe des modes de gestion paternalistes, qui prennent dabord la forme dun familistère lors de la création de la première usine. À mesure que lentreprise se développe, cette gestion paternaliste 182prend la forme de politiques sociales à destination des ouvriers, avec par exemple des investissements dans des logements pour les employés. En 1928, le capital souvre aux banques pour réduire lendettement et les difficultés financières de lentreprise. La financiarisation du capital entraîne un changement de gestion de lentreprise, avec limposition par la banque dun directeur extérieur à la famille Japy. Les usines sont ensuite divisées en plusieurs sociétés autonomes (en 1955), qui seront chacune rachetées successivement par plusieurs autres grandes entreprises (telles que laméricain Alsthom ou le japonais Nidec).

Ces rachats entraînent un changement de gestion pour les sociétés nouvellement créées : la priorité est mise sur la rentabilité à court terme, ce qui conduit à des évolutions similaires pour chacune dentre elles. La compagnie de machines à écrire et lentreprise de moteurs électriques éprouvent des difficultés croissantes à « rester au niveau technologique et commercial des grandes firmes étrangères » (p. 59), notamment suite à louverture au marché commun ; les nouveaux ingénieurs envoyés par les banques manquent de maîtrise technique et sont déconnectés des réalités de la production. La volonté de réduction des coûts (primauté du court terme) entraîne de multiples délocalisations et une réduction des investissements dans la R&D. Les ouvriers et ouvrières des moteurs électriques déplorent alors « labsence de stratégie ambitieuse dinvestissement et de spécialisation industrielle » (p. 72), qui conduit à vendre des brevets « prometteurs » à dautres entreprises, et à laisser lentreprise « mourir à petit feu » (p. 73) au nom de la rentabilité à court terme.

Lentreprise de machines à écrire, écrasée par la concurrence, cesse sa production dans les années 1990. La compagnie de moteurs électriques se maintient quant à elle, au prix dune externalisation dune partie de sa production, de nombreux licenciements, et dune rationalisation du travail reportant la pression sur les ouvrières et ouvriers qui voient leurs conditions de travail se dégrader. Lauteur défend lidée que cette industrie rurale avait pu perdurer pendant des décennies avant sa financiarisation « grâce à linventivité, la compétence et aux savoir-faire de leurs ouvriers, techniciens et ingénieurs » (p. 273), à lintelligence collective et la « confiance réciproque entre les salariés et la direction » (p. 84). Lémergence du capitalisme financiarisé a selon lui progressivement dilapidé « toute une part du capital immatériel des usines beaucourtoises » (p. 84), mettant à mal la production et dégradant lambiance et 183les conditions de travail. Ce sont ces évolutions internes du travail que lauteur se propose dinterroger dans les trois chapitres suivants, faisant le lien entre évolutions productives et reconfigurations du groupe ouvrier.

Le deuxième chapitre est consacré aux trajectoires ouvrières et aux facteurs structurants qui font varier les parcours individuels. Le passage par le cours professionnel Japy est dabord un des éléments déterminants pour les carrières : cette « école de perfectionnement », que les ouvriers intègrent dès lâge de 16 ans, leur garantit un « apprentissage du métier », et une acquisition de « lesprit Japy » (p. 88). Financé par lemployeur, puis transformé en centre dapprentissage en 1945 (qui devient un collège denseignement technique en 1959), ce cours garantit aux salariés des postes douvriers professionnels, de techniciens ou dingénieurs « maison », et favorise lintégration dans lusine par la transmission dune « culture datelier » (p. 91). À cette formation se combine souvent le fait dexercer son premier emploi directement dans les usines Japy, ce qui permet dacquérir plus rapidement un savoir-faire valorisé qui favorise lascension interne. Nayant pas accès au cours professionnel Japy, les femmes sont désavantagées dans leurs possibilités dascension et doivent, pour accéder au statut douvrière professionnelle (OP), passer des examens dont leurs collègues masculins sont dispensés. Elles sont cantonnées par la division sexuelle du travail aux postes qui offrent le moins de perspectives dévolution, et font les frais dune naturalisation de leurs savoir-faire induisant de plus faibles salaires, de moindres avancements et une moindre reconnaissance. Enfin, la force et la résistance physique sont, selon lauteur, des éléments déterminants dans les trajectoires professionnelles chez Japy, dans la mesure où elles permettent, pour les hommes comme pour les femmes, de tenir à des postes difficiles et de monter en grade. À ces facteurs danalyse des trajectoires individuelles sajoutent des « lignes de fracture qui traversent le groupe et le structurent » (p. 142), telles que le capital dautochtonie, la trajectoire migratoire ou lengagement syndical. Lancrage local, dabord, favorise des trajectoires professionnelles ascendantes, sans pour autant compenser une absence de formation dans les écoles Japy qui reste décisive sur les carrières des ouvriers. Lengagement syndical, au contraire, est un puissant facteur de ralentissement voire de blocage des carrières. Ils et elles subissent un harcèlement antisyndical (p. 265) qui prend la forme de pénalités salariales, de licenciements, de maintien au poste 184douvrier spécialisé, ou de harcèlement sexuel à lencontre des femmes syndicalistes de la part de leurs supérieurs hiérarchiques. Lanalyse de la condition ouvrière immigrée est quant à elle largement en retrait dans lensemble de louvrage. Seul un ouvrier immigré a été interrogé, et les extraits dentretien choisi ne concernent que son engagement syndical hors de lusine de Beaucourt, ne permettant pas davoir un aperçu des trajectoires et des rapports au travail des ouvriers immigrés chez Japy.

Ces différentes variables sont mobilisées pour rendre compte des possibilités dascension interne différenciées des ouvriers et ouvrières de Japy, mais aussi de leurs relations avec lencadrement et de leurs conditions de travail. Lauteur sattarde notamment sur les postes douvriers spécialisés, qui se caractérisent par les conditions de travail les plus difficiles, et qui sont davantage occupés par les femmes, par les ouvriers et ouvrières qui ont des difficultés à tenir les postes les plus difficiles physiquement, et par les militants et militantes syndicaux qui subissent un harcèlement de la part de leur hiérarchie.

Lauteur poursuit ensuite son investigation en se décentrant des individus, pour porter attention à lenvironnement de travail dans lequel ils et elles évoluent. Ce troisième chapitre est loccasion de décrire lorganisation du travail et les rapports de force qui la sous-tendent. Plus précisément, lauteur sintéresse ici aux conditions de formation dune certaine fierté au travail, et de construction dune « identité professionnelle positive » (p. 145), à travers deux exemples. Pour cela, il met en comparaison la production des machines à écrire et celle des moteurs électriques, afin déclairer la manière dont lorganisation de la production conditionne des rapports au travail différenciés pour les ouvriers et ouvrières.

Les machines à écrire, dabord, sont produites à la chaîne par un travail répétitif, sans temps mort, rationalisé, avec des cadences élevées et un fonctionnement au rendement qui induit une intériorisation des contraintes par les travailleurs et travailleuses. Lorganisation de la production est incompatible avec son automatisation (petites séries diversifiées) ; lentreprise réduit donc ses coûts en reportant la pression économique sur les ouvrières et ouvriers qui travaillent à des cadences élevées, sur des équipements vétustes. La forte spécialisation des tâches entraîne une interdépendance entre les ouvriers : mal faire son travail, « cest alourdir le travail dautres ouvriers (…) doù une certaine pression sociale qui, à défaut de rémunération appropriée, pousse à faire 185tout de même la qualité attendue » (p. 155). Le groupe ouvrier est en conséquence traversé de tensions autour de la distribution des postes, et autour du rythme de travail sur lequel saccorder collectivement pour éviter que le management naugmente les cadences. Ce sont pour la plupart des ouvriers spécialisés, majoritairement des femmes dont on attend dextérité, précision et rapidité, qui travaillent avec des produits chimiques dangereux, des températures élevées, dans le bruit et en horaires décalés. Face à un travail très standardisé, sans reconnaissance et dont il est difficile de retirer de la fierté, « la satisfaction au travail se construit plutôt sur dautres bases (bonne ambiance, précision et finesse des gestes, propreté) » (p. 168).

Dans le cas des moteurs électriques, la production mobilise davantage de compétences techniques des salariés, et la spécialisation de la production dans des moteurs spéciaux conduit lentreprise à privilégier la qualité sur la quantité. En échange de leur engagement dans le travail, la maîtrise laisse aux ouvrières et ouvriers des marges de manœuvre importantes, une certaine autonomie et les autorise à travailler en binômes affinitaires. La technicité de leur tâche favorise le développement dune fierté au travail, et « la reconnaissance de ce savoir-faire participe de la défense des intérêts du groupe ouvrier, contre les managers qui prétendent organiser la production avec des opérateurs interchangeables sur la base de savoirs abstraits, de chiffres et de résultats financiers » (p. 183). Lorsque leur entreprise est rachetée, les salariés sont traités « comme de simples variables dajustement », et font face à des décisions industrielles prises par leurs managers qui leur apparaissent incompréhensibles, ce qui, du fait de cette fierté et de cette identité collective positive, crée dautant plus de colère et de frustration.

Le dernier chapitre, enfin, porte sur les relations humaines et sociales au sein de lentreprise. Lauteur revient dabord sur la politique paternaliste qui caractérisait lentreprise à sa fondation, jusque dans les années 1960 : logements ouvriers, magasins et bons dachat réservés aux employés de lusine, bibliothèque et colonies de vacances constituaient des avantages accordés aux ouvriers en échange de leur gratitude et occasionnellement de travaux domestiques réalisés par certains employés aux domiciles des membres de la famille Japy.

Cette tradition de paternalisme marque durablement le rapport au travail des ouvrières et ouvriers, et contribue selon lauteur à expliquer 186sur le long terme la faible occurrence de conflits organisés collectivement et visant la direction de lentreprise. Si elles sont très suivies, les grèves qui ont lieu à Beaucourt sont en effet rares et se produisent lorsque les « ouvriers ont le sentiment que la direction naurait finalement pas respecté le pacte moral implicite qui lie les salariés et le patron » (p. 253) : il sagit par exemple de luttes défensives pour la préservation de lemploi, ou contre la rationalisation du travail suite à des rachats. Une grande partie de ces mobilisations échouent en raison de la répression patronale qui vise les délégués syndicaux, du chantage de la direction sur les salariés, et des divisions internes au groupe ouvrier. Ces divisions rejouent notamment les frontières raciales qui traversent le collectif de travail (absence de solidarité envers les grèves des ouvriers algériens par exemple), mais aussi des frontières selon le type demploi ouvrier occupé et les lieux de production (travail salissant / non salissant par exemple).

À la fin des années 1960, la gestion paternaliste de lentreprise laisse place à un encadrement technocratique par des techniciens et ingénieurs accusés par les salariés de faire passer leurs savoirs théoriques avant les savoir-faire des ouvriers. Tous sont extérieurs à la vie locale, et imposent davantage de discipline, de règles et de contrôles formels. Laugmentation des contraintes nuit à la cohésion du groupe et à lambiance de travail : les moments de convivialité collective sont progressivement interdits, le travail au rendement fait naître des jalousies autour de la division du travail. Alors que les ouvrières et les ouvriers pouvaient auparavant se retrouver à la sortie de lusine, une « désynchronisation des temps de travail et une individualisation des modes de déplacement et de restauration réduisent les possibilités déchanges et de discussions informelles sur le travail » (p. 237). En parallèle, le contexte économique (notamment la raréfaction des emplois) induit des relations dégradées avec les chefs et davantage de rivalités entre ouvrières, auxquels sajoutent des divisions internes liées à lindividualisation des carrières et des rémunérations (avec notamment des différences selon le genre et le statut professionnel). Les plus anciennes ouvrières font état dun clivage entre générations et dun changement de mentalités, qui est en réalité davantage liés aux liens amicaux tissés au fil du temps et des événements collectifs17, ainsi quaux différences de contexte professionnel que connaissent les deux 187générations. Les plus jeunes arrivent en effet dans lentreprise dans un contexte de dévalorisation des enseignements techniques et professionnels, avec des possibilités dascension réduites, un fort turnover et une précarisation des emplois. Les formations dont ils proviennent ont pour objectif de les conformer aux nouvelles formes dorganisation du travail visant une intensification de la production. En mettant en pratique ces enseignements, les nouveaux arrivants « mettent en difficulté les anciens qui perdent leurs marges de manœuvre qui leur permettaient de gérer lusure au travail » (p. 246).

Par la place centrale quil accorde aux récits douvriers collectés par lauteur, et à la retranscription de sources intermédiaires (archives du musée, films et ouvrages incluant des témoignages danciens ouvriers), cet ouvrage apporte une contribution intéressante à lensemble des écrits sur la condition ouvrière. Il offre dabord une profondeur historique bienvenue en retraçant précisément lhistoire de cette usine, les évolutions de lorganisation du travail, des relations entre salariés et dirigeants et du rapport au travail des ouvriers. Sa portée explicative réside en grande partie dans la mise en comparaison effectuée à la fois entre différentes périodes de lhistoire de lusine, entre différents profils sociaux de travailleurs et travailleuses et entre différents types de production au sein de lentreprise. Bien que le livre ne soit pas issu dune enquête ethnographique au sein de lusine, il parvient, grâce aux récits détaillés des ouvriers et au recours à de multiples archives, à donner à voir finement les ressorts concrets dune production industrielle particulière. Cette immersion dans la vie dune usine lui permet de dialoguer avec des récits ethnographiques comme celui de Michael Burawoy18, Simone Weil19 ou Robert Linhart20, qui se placent au plus près des ouvriers pour livrer des analyses dautant plus incarnées et percutantes quelles sont issues de la fréquentation sur le temps long de groupes ouvriers dont les chercheurs ont partagé le quotidien.

188

*
* *

Aux bons soins du capitalisme. Le coaching en entreprise, Scarlett Salman, Paris, Presses de Sciences Po, 2021, 316 p.

Anne Jourdain

Université Paris-Dauphine-PSL, IRISSO

Scarlett Salman a choisi un très bel objet pour analyser les transformations du capitalisme contemporain : le coaching en entreprise. En faisant des coachs en entreprise les parangons du « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski et Chiapello, 1999), elle met au jour deux évolutions caractéristiques des mondes du travail et de lemploi au cours des dernières années. Dune part, lémergence et les usages du coaching en grande entreprise révèlent les difficultés et les tensions auxquelles doivent faire face les cadres en tant que managers appelés par leur hiérarchie à développer leurs savoir-être. Dautre part, les trajectoires professionnelles des coachs qui quittent le plus souvent le salariat en même temps que leur ancien métier pour adopter divers statuts dindépendants sont exemplaires des aspirations actuelles au travail non salarié (Rapelli, 2012). En convoquant ainsi les deux figures du cadre-manager (le coaché) et de lentrepreneur de soi (le coach), lautrice met au jour les promesses et contradictions caractéristiques du nouvel esprit du capitalisme. Elle montre plus particulièrement comment le coaching se propose de pallier les entraves au développement de cet esprit. Elle sappuie pour cela sur une méthodologie mixte, issue de sa thèse menée entre 2006 et 2013 et dont les données ont été actualisées entre 2018 et 2020. Des entretiens ont été réalisés avec des coachs, avec des cadres coachés, mais aussi avec des gestionnaires des ressources humaines qui jouent le rôle de prescripteurs de séances de coaching dans les grandes entreprises. Des observations, notamment participantes, deux enquêtes par questionnaire et la lecture dune abondante littérature de première main complètent ce corpus méthodologique.

Louvrage sorganise selon sept chapitres qui peuvent être regroupés en trois grands mouvements : le premier peut être lu dans une perspective de 189sociologie des groupes professionnels, le deuxième comme un ancrage en sociologie économique et le troisième comme une réflexion en termes de sociologie du travail. Ces différents champs de la littérature sociologique sont néanmoins articulés avec beaucoup de finesse dans lensemble de louvrage. Le dialogue instauré entre auteurs classiques – aux premiers rangs desquels figurent Max Weber et Norbert Elias – et sociologues contemporains participe de cette articulation.

Le premier mouvement, constitué de deux chapitres, retrace la genèse du coaching en entreprise depuis son « invention » outre-Atlantique jusquà son importation en France. Sur fond dhistoire des relations entre psychologie et management, Scarlett Salman met au jour les multiples origines du coaching et leurs ramifications. Après lapparition de la psychologie appliquée aux affaires dans lentre-deux-guerres en France et le développement de la psychosociologie après la Seconde Guerre mondiale, la contre-culture des années 1960 œuvre en faveur du développement personnel et de nouvelles formes de management antiautoritaires. Ces aspirations et ces méthodes, portées par le groupe social en formation des cadres (Boltanski, 1982), se diffusent ensuite en entreprise et connaissent de multiples inflexions dont le coaching porte aujourdhui la trace. Cette sociologie des idées esquissée par Scarlett Salman est servie par une analyse de ceux qui les portent et les importent depuis les États-Unis. La trajectoire collective des introducteurs du coaching en France est ainsi restituée, grâce notamment à des entretiens réalisés avec certains dentre eux. Issus de la « génération 68 », ces introducteurs dorigine bourgeoise se sont tournés vers la psychothérapie dans une optique de rébellion vis-à-vis des structures traditionnelles et daspiration à la réalisation de soi. Face à léchec de la reconnaissance par les pouvoirs publics de la psychothérapie comme une profession au même titre que la psychologie, ils sorientent progressivement à partir des années 1980 vers le conseil en management, tout en promouvant les méthodes de développement personnel en entreprise. Lautrice identifie linvention du coaching comme activité professionnelle dans les années 1990 en France. Elle montre comment le coaching a tenté de surmonter les critiques qui lui étaient adressées – comme celle de charlatanisme – pour simposer comme une pratique légitime en grande entreprise. Les associations professionnelles, les certifications ou encore les formations au coaching, qui se sont considérablement développées ces dernières 190années, participent de cette professionnalisation. Celle-ci relèverait, selon Scarlett Salman, dune nouvelle forme de professionnalisation : la « professionnalisation tournée vers le client ». Dans la mesure où les coachs exercent majoritairement en tant quindépendants et non en tant que salariés, ce sont les organisations clientes quils doivent convaincre de la légitimité et de lintérêt de leur pratique daccompagnement, notamment par rapport aux activités concurrentes comme le conseil ou la psychothérapie. Finalement, les stratégies de professionnalisation des coachs ont trouvé un adjuvant de taille et plutôt inattendu : lÉtat. En effet, à la faveur du développement de la formation professionnelle continue depuis 1971 et de la mise en place du bilan de compétences en 1991, le coaching a trouvé de nouvelles sources de financement en se présentant comme formation continue ou comme bilan de compétences. Il continue aujourdhui à sappuyer en partie sur ce marché à « tiers payant » financé par des budgets dentreprises rendus obligatoires par les pouvoirs publics.

Le deuxième mouvement, fondé sur deux chapitres, sintéresse précisément au marché du travail et au marché des services des coachs en entreprise. Le troisième chapitre met ainsi au jour la morphologie du groupe des coachs – caractérisée par son aisance, sa féminisation et son âge élevé – mais aussi deux principales voies dentrée dans le coaching. Dun côté, les coachs, plus souvent des femmes, sont danciens consultants, formateurs ou responsables de ressources humaines, formés à la psychologie ou aux sciences humaines, qui ont vu dans le coaching une opportunité professionnelle pour valoriser économiquement et symboliquement leurs différentes activités et leur carrière non linéaire. De lautre côté, les coachs sont danciens cadres en entreprise qui ont opéré une reconversion professionnelle vers le coaching après une rupture telle quun licenciement, un accident ou une préretraite, dans une carrière auparavant linéaire. Ce second pôle, plus masculin, met en avant des formes dinsatisfaction professionnelle vis-à-vis du précédent emploi salarié et une recherche dauthenticité à travers linvestissement du coaching reconstruit comme vocation. Les deux profils-types dessinés sont associés à des valeurs caractéristiques du nouvel esprit du capitalisme, telle que la non-linéarité, les carrières nomades, lattrait pour la figure de lentrepreneur, le connexionnisme ou encore lhumanisme économique, auxquelles ils se rattachent dautant plus que celles-ci 191leur permettent de faire de nécessité vertu. Dans les deux cas, les coachs font face à un paradoxe, que sefforce déclairer le chapitre 4 : le coaching nest pas lactivité centrale des coachs. De fait, à linstar des artistes érigés en modèles des knowledge workers (Menger, 2002), les coachs ne vivent pas exclusivement du coaching mais se doivent dêtre pluriactifs, pour diversifier les risques et sécuriser leur carrière. À côté du coaching en entreprise, ils développent des activités de formation (notamment au management), denseignement, de conseil, de bilan de compétences, de coaching de vie ou encore de thérapie. À ces activités de diversification, sajoute un intense « travail marchand » (Cochoy et Dubuisson-Quellier, 2000), largement invisible, pour se vendre sur un marché caractérisé par une offre très supérieure à la demande. Le coaching relevant de léconomie des singularités (Karpik, 2007) pour lesquelles la recherche de qualité prévaut sur le prix, des dispositifs visant à réduire lincertitude des clients quant à la qualité de la prestation offerte sont nécessaires. Scarlett Salman montre que le réseau est le principal opérateur de cette réduction dincertitude, notamment auprès des prescripteurs que sont les gestionnaires des ressources humaines des grandes entreprises. Lancienneté apparaît comme un atout dans la constitution et la fidélisation du réseau. Des formes de coopération entre concurrents sont aussi des moyens classiques daccéder à la clientèle. Lensemble de ces activités sont caractéristiques de ce que lautrice appelle « les professionnels indépendants des services experts » appelés à se multiplier avec les mutations du capitalisme.

Le troisième mouvement, composé des trois derniers chapitres, donne à voir le coaching en entreprise en pratique, en décortiquant ses usages, ses effets et ses fonctions. La parole est alors davantage donnée aux cadres coachés afin dentrer dans le huis clos des séances de coaching. Lintérêt de cette analyse est double : le coaching apparaît à la fois comme un révélateur des normes de travail contemporaines et des conflits et contradictions qui pèsent sur les cadres salariés, et comme un remède face à ces difficultés. Ces dernières sont regroupées en trois grandes catégories traitées respectivement dans les trois chapitres : les difficultés liées à la gestion du temps (urgence, dispersion, surcharge), les problèmes relationnels avec les collègues et les personnes encadrées, et les frustrations de carrière. Pour régler la question des temporalités du travail, le coaching propose, via divers outils et exercices, un surcroît de 192planification et dorganisation, ainsi quun travail doptimisation de soi. Scarlett Salman montre que ces remèdes sinspirent paradoxalement de lancienne cité « industrielle » (Boltanski et Thévenot, 1991) opposée à la valorisation du connexionnisme et de la fluidité de la cité « par projet » caractéristique du nouvel esprit du capitalisme (Boltanski et Chiapello, 1999). Les enjeux relationnels sont interprétés par les coachs et leurs prescripteurs comme des problèmes de personnalité des cadres. Pour améliorer les savoir-être, et, ce faisant, les compétences managériales de ces derniers, les coachs leur apprennent à maîtriser leurs émotions, à sautocontrôler, à dépersonnaliser les relations de travail. Lautrice reprend à Max Weber le concept d« hygiène psychique » (Weber, 1921) pour qualifier ce travail sur la subjectivité et le comportement en public. Les déceptions de cadres vis-à-vis de lavancement de leur carrière sont aussi assimilées par les coachs à des problèmes de savoir-être qui font des cadres les seuls responsables de leur échec. Le coaching a dans ce cas une fonction « palliative » : il apaise les déceptions des cadres et leur offre une porte de sortie à travers la relecture de leur situation professionnelle à laune de nouvelles valeurs qui seraient plus conformes à leur « soi » authentique. Le coaching sapparente ainsi à un puissant dispositif damor fati, cest-à-dire dacceptation de son destin. Le décryptage des effets du coaching sur les cadres permet de comprendre le rôle du coaching du point de vue des grandes organisations qui le prescrivent : en pacifiant les rapports de travail, le coaching prévient toute rébellion des cadres et participe, ce faisant, dune régulation morale du capitalisme.

Très bien écrit, le livre de Scarlett Salman offre des plongées sociologiques passionnantes dans le monde de la grande entreprise et dans celui des indépendants. Alors même que le coaching repose sur des préceptes essentialisant et psychologisant qui pourraient prêter le flanc à la critique sociologique facile, lautrice propose une lecture compréhensive des attitudes et des représentations des coachs et des coachés. Son analyse éclaire ainsi des réalités de plus en plus prégnantes dans les mondes du travail contemporains et sa portée critique en est dautant plus grande.

Si un regret devait être exprimé vis-à-vis de cet ouvrage sur les mutations du travail, il pourrait être trouvé dans le manque danalyse du hors-travail. La sociologue prévient dès lintroduction que son enquête a pris le « parti du travail » (p. 16), ce qui lui permet effectivement dobserver de manière très fine des mondes du travail. Néanmoins, dans 193un univers qui se veut connexionniste, fluide et favorisant la porosité entre travail et hors-travail, conformément au nouvel esprit du capitalisme, il aurait pu être intéressant de déplacer le regard de la sphère du travail vers la sphère domestique, la sphère familiale et amicale ou encore la sphère des loisirs des coachs et des coachés. Ce pas de côté aurait sans doute permis de proposer une analyse plus poussée de la catégorie de genre, qui sarrête souvent à une simple différenciation femme/homme, alors même que les coachs sont majoritairement des femmes et quils(elles) le sont de plus en plus. Quels rôles tiennent les conjoints et les questions darticulation entre vie professionnelle et vie familiale dans les reconversions des coachs ? Et dans les aspirations de carrière des cadres coachés, ainsi que dans leur réception du coaching ? Quels sont les effets de lexpérience du travail domestique, notamment de care, sur le contenu du travail de coaching ?

À la fin du livre, se pose la question de la diffusion des valeurs et des aspirations portées par le coaching au-delà du monde de la grande entreprise. Si une politique de lindividu, caractérisée par la responsabilisation individuelle et lempowerment, est décelable dans les formes daccompagnement actuelles de lÉtat social, notamment vis-à-vis des chômeurs, des pauvres et des exclus, Scarlett Salman soutient dans sa conclusion fort stimulante que le coaching en entreprise « se distingue des dispositifs de lÉtat social actif dans la mesure où il nest pas dabord pensé comme un outil de politique sociale à destination de catégories vulnérables, mais comme un outil de gestion des “ressources humaines” du capitalisme » (p. 284). À ce titre, il concerne le cœur du monde de lentreprise et non sa périphérie. Aujourdhui, le coaching semble appelé à se renouveler dans ses formes et ses fonctions, sous leffet de la multiplication des plateformes numériques de coaching mais aussi des dispositifs étatiques de sécurisation des parcours professionnels comme ceux mis en place par la loi de 2018 pour « la liberté de choisir son avenir professionnel ». Se développent ainsi le coaching de groupe et le coaching en reconversion professionnelle. On peut se demander si de nouvelles générations de coachs ne sont pas précisément appelées à quitter le cœur de la grande entreprise pour la périphérie (dont ils font objectivement partie en tant quex-cadres salariés reconvertis à lindépendance), en y diffusant cette idéologie de lindividu si finement décrite par Scarlett Salman.

194

Références

Boltanski L., 1982, Les Cadres. La formation dun groupe social, Minuit, Paris.

Boltanski L. et Chiapello E., 1999 [2011], Le Nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris.

Boltanski L. et Thévenot L., 1991, De la justification. Les économies de la grandeur, Gallimard, Paris.

Cochoy F. et Dubuisson-Quellier S., 2000, « Létude des professionnels du marché : vers une sociologie du travail marchand », Sociologie du travail, vol. 42, no 3, p. 359-368.

Karpik L., 2007, LÉconomie des singularités, Gallimard, Paris.

Menger P.-M., 2002, Portrait de lartiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, Seuil, Paris.

Rapelli S., 2021, European I-Pros : A Study, EFIP.

Weber M., 1921 [1995], Économie et société, Agora Pocket, Paris.

*
* *
Réconcilier les économistes « standards »
avec le salaire minimum

Le Salaire minimum et l emploi, Jérôme Gautié, Les Presses de SciencesPo (collection Sécuriser lemploi), 2020, 132 pages.

Guillemette de Larquier

Clersé (UMR CNRS 8019), Université de Lille

Centre détudes de lemploi
et du travail

Selon lOrganisation internationale du travail, plus de 90 % des pays possèdent une forme ou une autre de salaire minimum (ILO, 2016). En Europe, moins de deux mois après son entrée en fonction, en décembre 2019, la présidente de lexécutif européen, Ursula von der Leyen, enclenche le processus qui doit permettre de mettre en place un « cadre légal pour les salaires minimums dans lUnion européenne ». 195Contredisant les sceptiques, fin décembre 2021, les ministres du Travail des 27 États membres de lUE se mettent daccord sur les grandes lignes dune directive sur les « salaires minimaux adéquats ». Pourtant, selon la compréhension standard quont les économistes du fonctionnement du marché du travail, ce prix plancher qui simpose à la concurrence est une anomalie. Il vient entraver le bon ajustement du marché vers léquilibre. À léquilibre, point de chômage. Introduisez un salaire minimum sur un marché où le salaire déquilibre est inférieur, le chômage apparaît fatalement. Qui a suivi un cours de microéconomie a été exposé à la démonstration dune simplicité implacable.

Le petit ouvrage de Jérôme Gautié (quatre chapitres et une longue conclusion) permet de dépasser cette approche basique et pourtant bien ancrée dans les représentations de nombreux économistes et de ceux quils inspirent.

De prime abord, lauteur installe lexistence dun débat possible concernant leffet du salaire minimum sur lemploi en titrant lintroduction « Plus dun siècle de controverses ». En effet, au cœur même de la communauté scientifique des économistes, le salaire minimum divise. Dans un billet posté sur le blog de lAssociation française de sciences économiques qui a attribué à louvrage le prix 2021 du livre AFSE dans la catégorie Poche, Gautié juge que ce débat séculaire « donne à voir un peu du pire, mais surtout beaucoup du meilleur de léconomie comme science appliquée » (Gautié, 2021). 

Pour le côté obscur, Gautié rappelle dans lintroduction de louvrage les propos de James Buchanan réagissant au résultat de létude de David Card et Alan Krueger (1994). Cette dernière montrait un effet légèrement positif dune hausse du salaire minimum sur lemploi des fast-foods du New-Jersey, en comparaison avec les fast-foods de lÉtat limitrophe, la Pennsylvanie, où le salaire minimum était resté stable. Dans le Wall Street Journal, le récipiendaire 1986 du prix de la Banque de Suède en mémoire dAlfred Nobel rappelait la « vérité scientifique » mise à mal par létude publiée dans lAmerican Economic Review : « Just as no physicist would claim that “water runs uphill”, no self-respecting economist would claim that increases in the minimum wage increase employment. » (Buchanan, 25/04/1996). Et pourtant, si, leau peut remonter les collines. Du moins, la Banque de Suède est prête à laccepter puisque David Card a été honoré à son tour du prestigieux prix en 2021, aux 196côtés de Joshua Angrist et Guido Imbens, pour leur apport décisif à la recherche empirique en sciences économiques. Plus que les résultats cest la méthode qui est saluée, celle des « expériences naturelles » permettant destimer leffet dun changement ou dune réforme en situation réelle alors que les conditions sapprocheraient dune expérience créée en laboratoire. Cest le triomphe de lexpérimentation sur la théorie, titrait Le Monde (12/10/2021). Card a reconnu en termes diplomatiques que les conclusions de ses travaux avec Krueger sétaient confrontées à lincrédulité de sa profession, quelles étaient à lépoque « quelque peu controversées ». Pour prendre la mesure de la nature conflictuelle, voire violente, et politique des controverses autour du salaire minimum, il faut lire larticle de Jérôme Gautié dans la Revue économique (2018) et celui de Michel Husson dans la Revue de lIres (2020).

Dans louvrage, Gautié sattache au contraire à donner à voir le « meilleur de léconomie comme science appliquée ».En fait, on peut considérer que lobjectif de ce petit ouvrage est dachever ce qui était annoncé en conclusion de son article de 2018 : réconcilier les économistes avec le salaire minimum ou plutôt avec les résultats empiriques qui invalident les prédictions théoriques du modèle de concurrence parfaite de base. Car, comme il lexplicite lui-même sur le blog de lAFSE : « il faut rompre avec une épistémologie naïve consistant à considérer quune science doit établir des lois universelles, et par là que la question “quel est leffet du salaire minimum sur lemploi” doit recevoir une réponse univoque, universelle et atemporelle » (Gautié, 2021). 

En 132 pages, il sagit donc de convaincre les lectrices et lecteurs que, sans remettre en question les postulats de léconomie standard, les modèles théoriques sont à même dexpliquer quil nexiste pas deffet systématique dune hausse du salaire minimum sur lemploi ; cela dépend du contexte et les mécanismes sous-jacents relèvent deffets bien connus des économistes dès lors que le marché est imparfait. Gautié réussit parfaitement lexercice21. Lexposé des raisonnements de théorie économique et le nombre impressionnant de recherches empiriques citées font la preuve de ses grandes qualités pédagogiques et de son expertise. Louvrage devrait devenir un incontournable des listes de références bibliographiques des cours sur le travail et lemploi, quels quen soient le niveau et la discipline.

197

Le chapitre 1 fait le tour des théories microéconomiques du marché du travail, où la « productivité marginale » (mis entre guillemets par lauteur) du travail est au centre des équilibres ou déséquilibres. Le salaire pratiqué est-il égal, supérieur ou inférieur à cette productivité marginale ? La réponse permet de juger quelle marge existe pour augmenter le salaire sans effet négatif sur lemploi. Dans un marché en concurrence « pure et parfaite » (là aussi mis entre guillemets par lauteur) où le salaire est égal à cette productivité, le salaire minimum rend certains travailleurs trop chers par rapport aux gains quils apportent à leur employeur ; ils risquent ainsi de perdre leur emploi. Si le marché est au contraire imparfait, soit parce que lemployeur est en situation de monopsone (cas dune entreprise seule sur un bassin demploi) et rémunère les travailleurs moins que leur productivité marginale, soit parce que des frictions dappariement empêchent la bonne circulation des travailleurs vers les secteurs plus rémunérateurs, alors un salaire minimum peut améliorer le sort des travailleurs sans effet négatif sur lemploi. Le modèle du monopsone permet même dans sa forme complète de montrer quun salaire minimum a un effet positif sur lemploi dans ce cas. À sa façon, ce modèle met en scène lexploitation du travail par le capital : « certaines entreprises peuvent “exploiter” certains travailleurs – on parle alors de “pouvoir de monopsone” » écrit Gautié (p. 18). La suite du chapitre reprend les scénarios dajustement des entreprises à une hausse des salaires qui peut se répercuter sur les prix du marché des produits, se résorber grâce à un choc de productivité (dû à leffet positif dune hausse de salaire sur les travailleurs plus motivés ou à la volonté des entreprises daccroître la productivité en investissant en formation) ou encore enclencher à long terme une substitution des travailleurs par des machines dans certaines activités. Finalement, ce chapitre qui nest pas que théorique, mobilisant des études économiques comme autant dillustrations pour la pédagogie de lexposé et de preuves pour la force de largumentation, fournit la grille de lecture des chapitres suivants qui abordent le marché du travail comme un marché imparfait.

Le chapitre 2 traite de leffet des variations du salaire minimum sur trois catégories de main-dœuvre : les jeunes, les immigrés et les femmes peu qualifiées. Expliquer pourquoi ces catégories sont statistiquement plus souvent rémunérées au salaire minimum que les autres nentre pas dans le propos de Gautié ; cest un fait empirique et le chapitre recense 198les études évaluant leffet dune augmentation du salaire minimum sur leur emploi. Les effets faiblement négatifs pour les jeunes et plutôt nuls pour les immigrés et les femmes sexpliquent avec les mécanismes généraux du chapitre 1. Concernant le cas de la main-dœuvre juvénile, Gautié fait le tour de la question de la modulation du salaire minimum en fonction de lâge dans les contextes états-uniens et français (p. 46-51). Aux États-Unis, beaucoup dentreprises nutilisent pas le dispositif existant (subminimum wage) pour éviter le turnover de leurs jeunes salariés ; en France, cest le choix dexonérer de cotisations sociales le coût du travail qui a été fait et dont a profité cette main-dœuvre.

Le court chapitre 3 fait un petit pas de côté en sintéressant aux effets macroéconomiques. La littérature publiée dans les revues académiques américaines se fait plus rare ici. Cela permet à Gautié de citer Robert Boyer ou larticle dEric Heyer et Mathieu Plane publié dans la Revue de lOFCE en 2012. Ces chercheurs décomposent leffet total du « coup de pouce » qua connu le Smic français en 2012 après lélection de François Hollande en trois effets : leffet coût du travail (celui auquel est dédié lessentiel de louvrage), leffet de demande induite par la hausse des revenus du travail (effet typiquement macroéconomique) et leffet abaissement des cotisations sociales sur les emplois jusquà 1,6 fois le Smic (effet typiquement institutionnel tenant au fait que le salaire minimum sert de balise à un certain nombre de politiques dexonération). Au total, conclut Gautié qui résume leur travail, « seuls 2 300 emplois seraient détruits, soit un montant inférieur de plus de 90 % à celui de la perte directe demploi lié à leffet coût du travail » (p. 64). Leffet coût du travail analysé comme il lest dans le chapitre 1 en équilibre partiel (cest-à-dire uniquement sur le marché du travail en ignorant la demande et les politiques liées au montant du salaire minimum) peut donc être fortement atténué dès lors que lon étudie le système économique dans son ensemble. La suite du chapitre sintéresse à la diversité dajustement des secteurs selon quils sont exposés à ou protégés de la concurrence internationale. Dans une économie où coexistent secteurs à faible productivité et secteurs à productivité élevée, une hausse du salaire minimum peut avoir un effet de « rationalisation » du système productif avec une réallocation de la main-dœuvre des premiers secteurs vers les seconds, sans effet négatif sur lemploi global. Cet effet sobserve dans les pays émergents et il se serait également produit en Allemagne après linstauration dun salaire minimum en 2015.

199

Le chapitre 4 présente quatre expériences nationales, celles des États-Unis, de la France, du Royaume-Uni et de lAllemagne. Le chapitre, titré « Le salaire minimum en contexte », retrace comment un même dispositif, un salaire plancher, a été introduit et évalué dans quatre contextes historiques et institutionnels différents. Les États-Unis restent le pays pionnier, où le salaire minimum fédéral est instauré dès 1938 et où les débats sont anciens et intenses ; depuis lEurope, on se trompe en ne regardant que le niveau faible du salaire minimum fédéral, alors quil existe un système multi-niveaux de salaires minimums, selon les États et les municipalités (par exemple, 16 $ par heure à Seattle dans les entreprises de plus de 500 salariés et par conséquent dans les chaînes de fast-food, p. 77). Le chapitre sur le cas français revient sur le Smig (salaire minimum interprofessionnel garanti) et sa transformation en Smic (salaire minimum interprofessionnel de croissance) en 1970 avec ce mécanisme spécifique à la France dindexation non seulement sur linflation mais aussi sur la croissance du salaire de base des ouvriers et employés (permettant aux salariés les moins bien payés de bénéficier des « fruits de la croissance ») ; quant à lévaluation de ses effets, lintérêt des chercheurs se focalise plus en France sur lévaluation des exonérations de cotisations sociales patronales, exonérations qui sont maximales au seuil du Smic. Au Royaume-Uni, patrie de Beatrice et Sydney Webb qui prônaient au début du xxe siècle le salaire minimum pour sortir par le haut du sweating-system22, le salaire minimum national est introduit en 1999 par le gouvernement travailliste de Tony Blair, mais depuis 2015 le gouvernement conservateur continue de soutenir la hausse de ce salaire minimum avec la volonté de sortir dun « équilibre bas », fait demplois peu productifs et mal payés (p. 91). Enfin, lintroduction en 2015 du salaire minimum en Allemagne a donné lieu à un grand nombre dévaluations, dans un contexte européen plus proche du nôtre que ne lest le contexte états-unien. Les études convergent vers un effet global sur lemploi très modéré. Le cas allemand devient le cas décole qui permet dillustrer les modèles et mécanismes exposés au début de louvrage. « Le fait que le salaire minimum ait favorisé la réallocation demplois en faveur des entreprises plus grandes, plus productives et 200offrant de meilleurs salaires est compatible avec lexistence dimperfections sur le marché du travail du type de celles évoquées dans le premier chapitre »(p. 102)

Si léconomie standard est capable dexpliquer les différents effets du salaire minimum sur lemploi, que peut-elle préconiser en termes de politique économique ? Gautié nesquive pas la question et y consacre toute sa conclusion, en fait un cinquième chapitre. Dans un marché du travail imparfait, le salaire minimum peut être une solution. « Le terme dexploitation, que la Low Pay Commission britannique ou même lOCDE, nhésitent dailleurs plus à utiliser, a (re)trouvé toute sa place dans léconomie y compris “standard”, pour désigner une situation où un employeur profite de son pouvoir de marché pour fixer le salaire dun ou très souvent dune travailleuse en dessous de sa productivité marginale » (p. 104). Les études empiriques semblent mettre en évidence que les situations de monopsone ne sont pas rares23 et que lintroduction dun salaire minimum a un effet non négatif sur lemploi et positif sur les travailleurs concernés. Par ailleurs, le choc de productivité peut également jouer sur des systèmes productifs où productivités et salaires seraient bloqués dans un équilibre bas. Bref, si la productivité peut augmenter sous limpulsion dune hausse du salaire minimum ou si les salariés sont rémunérés en deçà de leur productivité, le salaire minimum est efficace économiquement. Mais quen est-il dans les autres cas ? Si la hausse du salaire minimum est trop élevée, il faut sattendre à ce que leffet négatif sur lemploi lemporte. Cest donc une politique « raisonnable » quil faut mener, reconnaît Gautié en citant lOCDE. Mais peut-on préciser ce quest le niveau raisonnable (cette fois-ci en citant Alan Krueger (2015) : « How much is too much ? ») ? La réponse est pragmatique mais bien sûr frustrante. « Comme nous lavons souligné, les effets du salaire minimum doivent être appréciés selon le contexte, les résultats observés dans un pays ne peuvent donc pas forcément être généralisés »(p. 111). Et Gautié de conclure que la question mérite une « expertise diverse et contradictoire ».

201

Réconcilier les économistes avec le salaire minimum passe, selon Gautié, par leur acceptation de la controverse au sein de leur discipline. Ce sont les économistes standards ou mainstream qui sont visés. En effet, dans louvrage, lauteur se restreint au cadre strictement néo-classique standard où le concept de productivité marginale, même sil lécrit entre guillemets, demeure lhorizon indépassable de la valeur du travail et donc du salaire. Les autres économistes, hétérodoxes ou institutionnalistes, nont peut-être pas besoin dun tel plaidoyer puisquils sont convaincus de la valeur des controverses pour faire avancer la recherche. Il nempêche quil serait intéressant de faire le point sur ce que les économistes institutionnalistes ont à dire du salaire minimum. À cet égard, on peut lire louvrage collectif dIrene Dingeldey, Damian Grimshaw et Thorsten Schulten (2021) ; lapproche essentiellement inductive reconnaît plusieurs fonctions à un salaire minimum et plusieurs effets dans des cadres institutionnels différents. Dans louvrage de Gautié, la diversité des cadres institutionnels (thème du chapitre 4) nest pas un problème ; en revanche, le salaire minimum est traité comme un dispositif unique, un seuil minimal légal, quel que soit le contexte. Dès lintroduction, la deuxième note de la première page nous prévient : la diversité des modalités de fixation et dapplication dans le monde sera ignorée. Bref, le salaire minimum sera toujours identifié à un prix (plancher) et jamais à un ensemble de règles. Or, qui dit règles dit passage de la frontière entre économie standard et économie institutionnaliste.

En franchissant cette frontière, la contradiction peut aller plus loin en remettant en question le rôle pivot de la productivité du travail. Il ne sagit pas de nier la productivité apparente du travail (valeur ajoutée / volume de travail associé) qui est une convention statistique et comptable, ayant de la sorte une réalité sociale, mais de se défaire de lhypothèse (ou fiction) théorique de productivité marginale. Même Philip Wicksteed, qui développa lidée que tout facteur doit être rémunéré à sa productivité marginale, reconnaissait déjà en 1913 : « que toute richesse est un produit social ; quil est impossible de démêler lapport précis de chaque individu ; et que la répartition de la richesse doit obéir à des lois sociales »(cité par Husson, 2020, p. 18). Dans ces conditions, la hiérarchie des salaires dans une entreprise ne reflète pas tant la hiérarchie des productivités quune distribution du revenu de lentreprise selon des considérations économiques et sociales, plus ou moins acceptées 202par lensemble des intéressés. Cest le postulat par exemple de louvrage maintenant ancien de Bénédicte Reynaud, Le salaire, la règle et le marché (1992), que lon peut rattacher aussi bien à lÉconomie des conventions (toute règle renvoie à une convention) quà la Théorie de la régulation (un système de règles forme ensemble un rapport salarial).

Le corolaire de cette démarche qui considère le niveau dun salaire comme résultant de lapplication dun ensemble de règles est la pluralité des modèles dentreprises. Il ne sagit pas de considérer lentreprise uniquement selon le type de concurrence qui sexerce sur les marchés où elle intervient (monopsone ou non sur le marché du travail, concurrence forte ou oligopole sur le marché des produits, exposition ou non au commerce international, etc.) ; il sagit de considérer que plusieurs modèles dorganisation interne et dajustement aux marchés ont leur raison dêtre. Cette pluralité, même dans une version classique qui opposerait marché interne et marché externe, est malheureusement absente de louvrage de Gautié. Lentreprise introduite dans le chapitre 1 est un employeur qui maximise son profit. Pourtant dans le chapitre 2, évoquer la pluralité des modèles de gestion de la main-dœuvre par les entreprises et non pas seulement lhétérogénéité de cette main-dœuvre ne pourrait quenrichir le travail dinterprétation. Dans cette approche alternative, que peut-on alors dire du salaire minimum ? Cest une règle, parmi dautres, qui sapplique à toutes les entreprises et vient contraindre le bas de la hiérarchie des rémunérations, en tant que construction sociale. Selon les modèles dentreprise et les contextes institutionnels, les configurations du rapport salarial sadaptent et les ajustements décrits par Gautié peuvent sopérer. En effet, il ne sagit pas de dire que les chocs de productivité24, le report sur le prix des produits ou la réallocation de la main-dœuvre sont des vues de lesprit de léconomie standard, mais quil nexiste pas un modèle unique de rationalité économique au sein des entreprises.

Gautié nous invite à ne pas avoir peur des controverses. Dans ce compte-rendu, nous lavons entendu et appelons à valoriser une autre approche que celle fondée sur un « marché du travail imparfait ». Ne nous méprenons pas, il ne sagit pas de postuler que le marché du travail est parfait mais den finir avec des explications fondées sur le constat que la réalité sociale est une image imparfaite dune fiction théorique. Conclure que lintroduction ou la hausse du salaire minimum na pas 203vraiment deffet sur lemploi parce que le marché du travail est imparfait est insatisfaisant. À quoi sert un modèle ayant une belle cohérence interne, si cest une version imparfaite qui est pertinente ? On peut légitimement lui préférer une approche du travail, de lemploi et des salaires, à la fois plus inductive et fondée sur une théorie des règles microéconomiques et/ou des régulations macroéconomiques dont le salaire minimum serait un élément à part entière et non pas une anomalie a priori à relativiser a posteriori.

Références

Ashenfelter O. C., Card D., Farber H. S., Ransom M., 2021, Monopsony in the Labor Market : New Empirical Results and New Public Policies, NBER Working Paper No. 29522.

Azar J., Huet-Vaughn E., Marinescu I., Taska B., von Wachter T., 2019, Minimum Wage Employment Effects and Labor Market Concentration, NBER Working Paper No. 26101

Card D., Krueger A., 1994, « Minimum wages and employment. A case study of the fast-food industry in New Jersey and Pennsylvania », American Economic Review, 84(4), p. 772-793.

Dingeldey I., Grimshaw D., Schulten T., 2021, Minimum Wage Regimes. Statutory Regulation, Collective Bargaining and Adequate Levels, London & New-York : Routledge.

Gautié J., 2018, « Dun siècle à lautre : salaire minimum, science économique et débat public aux États-Unis, en France et au Royaume-Uni (1890-2015) », Revue économique, Vol. 69(1), p. 67-109.

Gautié J., 2021, Le salaire minimum et lemploi, retour sur un débat séculaire, Présentation de louvrage « Le salaire minimum et lemploi » sur le blog de lAFSE, https://www.blog-afse.fr/billet/le-salaire-minimum-et-lemploi-retour-sur-un-debat-seculaire (consulté le 12/10/2023)

Heyer É., Plane M., 2012, « Impact des allégements de cotisations patronales des bas salaires sur lemploi. Lapport des modèles macroéconomiques », Revue de lOFCE, no 126, p. 123-140.

Husson M., 2020, « Salaire minimum et emploi : histoire dun débat », Revue de lIres, no 100, p. 15-42.

ILO (International Labour Organization), 2016, Minimum wage policy guide, Genève.

Krueger A., 2015, « The minimum wage. How much is too much », New York Times, 9 octobre.

Reynaud B., 1992, Le salaire, la règle et le marché, Christian Bourgois éditeur.

1 Louvrage est en libre accès à ladresse suivante : https://www.taylorfrancis.com/books/9780367513894?_gl=1*bitn3a*_ga*MTI0NTM2MTE0Mi4xNjc2NTM0MTk1*_ga_0HYE8YG0M6*MTY3NjUzNDE5Ni4xLjAuMTY3NjUzNDIwNS4wLjAuMA (consulté le 12/10/2023)

2 Il est le fruit dannées de collaborations menées sous légide du réseau WIEGO (Women in Informal Employment : Globalizing and Organizing) qui sempare, depuis sa naissance en 1997, des questions liées à léconomie informelle, et en particulier concernant les travailleuses démunies. WIEGO est un réseau international composé de membres individuels – chercheurs de différentes disciplines, militants et praticiens de laide au développement– et de membres institutionnels. Il est aujourdhui florissant avec une activité dans plus de 50 pays, 156 membres (37 membres institutionnels et 119 membres individuels) et des collaborations régulières et soutenues avec des organismes multilatéraux dimportance tels le Bureau International du Travail (BIT). Louvrage dont il est fait la recension rend notamment compte de ces travaux communs entre WIEGO et le BIT ; y compris lapport de WIEGO sur les amendements effectués lors de ladoption de lICSE-18 (International Classification of Status in Employment).

3 ILO, 2018, Women and men in the informal economy. A statistical picture. International Labour Office. Geneva.

4 Du Toit A., 2005, « Forgotten by the highway : globalisation, adverse incorporation and chronic poverty in a commercial farming district of South Africa », Chronic Poverty Research Centre CPRC Working Paper, 49, p. 1-39.

5 Rubery J., 2015, « Regulating for gender equality : a policy framework to support the universal caregiver vision », Social Politics, 22(4), p. 513-538.

6 Fraser N., 2006, Reframing justice in a globalizing world, Berlin : Routledge.

7 Harris-White B., Michelutti L., 2019, The Wild East : criminal political economies in South Asia, Londres : UCL Press.

8 http://lcsp.univ-paris-diderot.fr/Future-of-work-Enquetes-sur-les-discours-et-pratiques-sociales (consulté le 12/10/2023)

9 Cest ainsi que les deux études « canoniques » en économie expliquent pour lune quun emploi sur deux serait menacé (Frey et Osborne, 2013), tandis que pour lautre seulement un emploi sur dix le serait (Arntz et al., 2016).

10 Cette dernière rejoint dailleurs une publication récente de P. Askenazy (2022), qui expose un modèle reliant lintensification de la surveillance à une déformation de la part de la valeur ajoutée en faveur des profits.

11 Il serait plus juste de dire -interroge tant les discussions contemporaines doivent lessentiel de leurs intuitions aux travaux des chercheuses féministes sur la porosité entre travail et hors travail pour analyser la situation des femmes en lien avec le travail domestique, comme le rappelle Maud Simonet (2018).

12 Metteur en scène et acteur amateur de plusieurs pièces de théâtre, José Rose a également été dans les années 2000 lun des administrateurs du CCAM-Scène Nationale (Centre Culturel André Malraux de Vandœuvre).

13 Rose J., 1999, Jeunes et abstinence, illustrations M-H. Wojcik, éd. Forum Nancy.

14 Rose J., 2001, Profession Quasi-Chercheur. Entretien biographique avec un idéal-type aux confins de la recherche, éd. LHarmattan.

15 Sauf à lériger en rempart contre « lassistanat », ou à de rares exceptions, lorsque par exemple celui-ci fait des victimes (comme à France-Télécom, sujet qui a été traité comme un fait divers par la presse), ou encore plus récemment pour pointer les difficiles conditions de travail du personnel hospitalier durant la pandémie. Il est en effet symptomatique de constater que le travail, qui occupe une place essentielle dans lorganisation de la société et dans la vie des hommes, ne soit à ce point jamais ou rarement débattu.

16 Lamard P., 1988, Histoire dun capital familial au xixe siècle, Société belfortaine démulation, p. 7. Cité par Marc Loriol, p. 30.

17 Gallot F., 2012, Les ouvrières des années 1968 au très contemporain. Pratiques et représentations, Doctorat en Histoire, Université Lumière Lyon 2. Citée par Marc Loriol, p. 238.

18 Burawoy M., 2015 [1979]Produire le consentement, La ville brûle, coll. « Mouvement réel », 303 p., trad. Quentin Ravelli.

19 Weil S., 1951, La condition ouvrière. Paris : Les Éditions Gallimard, 375 p. Collection idées, no 52.

20 Linhart R., 1978, LÉtabli, Éditions de Minuit, Paris.

21 Le fait dêtre primé, comme nous lavons signalé, par lAFSE, association des économistes « standards » en France, prouve manifestement que lobjectif a été atteint.

22 Le « salaire de la sueur » désigne un système dans lequel lexploitation des ouvriers par leurs employeurs se manifeste par une durée du travail excessive, de bas salaires, des ateliers insalubres, etc.

23 Gautié cite en particulier létude dAzar et al. (2019) qui caractérise les marchés du travail selon un degré de monopsone approximé par un indice de concentration des entreprises sur chaque marché. On peut ajouter le numéro spécial du Journal of Human Resources introduit par Ashenfelter, Card, Farber et Ranson (2021) entièrement consacré à des analyses empiriques sur les monopsones.

24 Globale et non pas marginale.