Travailler plus tard est-il aussi soutenable pour les femmes que pour les hommes ? Une analyse à partir des enquêtes Conditions de travail 2013 et 2016
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Socio-économie du travail
2020 – 2, n° 8. Genre et politiques de l’emploi et du travail - Auteurs : Jolivet (Annie), Molinié (Anne-Françoise)
- Pages : 127 à 162
- Revue : Socio-économie du travail
Travailler plus tard est-il
aussi soutenable pour les femmes
que pour les hommes ?
Une analyse à partir des enquêtes
Conditions de travail 2013 et 20161
Annie Jolivet
Conservatoire National
des Arts et Métiers
CRTD, CEET, GIS Creapt, Ires
Anne-Françoise Molinié
Conservatoire National
des Arts et Métiers
CEET, GIS Creapt
Les réformes des retraites qui se sont succédé en France ont visé à allonger la durée de la vie active, en augmentant la durée d’assurance requise et en relevant les âges seuils pour une retraite à taux plein (Jolivet, 2014). Ces réformes suscitent des interrogations quant à leur impact différencié sur le niveau de pension de retraite des femmes compte tenu de parcours plus fréquemment hachés et d’interruptions plus longues que pour les hommes, et quant aux possibilités réelles pour les femmes de travailler jusqu’à un âge qui leur permette de liquider leur retraite à taux plein. Les femmes « seniors » sont ainsi davantage 128que les hommes « seniors » confrontées à une injonction contradictoire (Le Feuvre et al., 2014) : devoir travailler plus longtemps et/ou plus tardivement dans des conditions de travail plus sollicitantes (Kuehni et al., 2013).
Alors que les réflexions sur les possibilités de prolonger la vie professionnelle soulignent désormais le rôle important des conditions de travail et d’emploi, tout au long de la vie active mais aussi en fin de vie active, peu de travaux à notre connaissance (Vendramin et Valenduc, 2014 ; Molinié, 2014 ; Vendramin et al., 2012 et Vendramin et al., 2020) interrogent les disparités de conditions de travail entre hommes et femmes dans la dernière partie de leur vie professionnelle et leurs liens tant avec les parcours de travail et d’emploi antérieurs qu’avec les conditions de sortie d’activité et de passage à la retraite. En quoi leurs conditions de travail peuvent-elles rendre difficilement soutenable pour les femmes seniors un allongement effectif de la durée de vie active ? Accroissent-elles davantage pour les femmes la probabilité de parcours futurs hors emploi avant la retraite ?
Pour examiner la soutenabilité du travail des seniors dans une perspective de genre, cet article s’appuie sur les données des enquêtes Conditions de travail de la DARES, et plus particulièrement sur les possibilités qu’elles offrent depuis 2013 de réinterroger les mêmes personnes lors d’enquêtes successives. Les résultats présentés portent sur les deux premières interrogations de 2013 (Conditions de travail CT 2013) et 2016 (Conditions de travail-risques psychosociaux CT-RPS 2016)2. Ils sont centrés sur les hommes et les femmes âgés de 50 à 64 ans en 2016, interrogés en 2013 sur leurs conditions de travail (donc en emploi à cette date) et réinterrogés en 2016 (en emploi ou non).
Une première partie fait le point sur la situation différenciée des femmes et des hommes dans la dernière partie de leur vie professionnelle et présente la population étudiée et la démarche retenue Nous analysons dans une deuxième partie les situations de travail de 2013, dans une approche typologique qui examine comment s’agencent différentes caractéristiques du travail telles que les personnes interrogées les perçoivent. À partir des quelques informations disponibles sur les parcours professionnels depuis l’entrée dans la vie active, nous tentons 129de voir si ces configurations de travail de 2013 sont différenciées en fonction des parcours professionnels antérieurs. Dans une troisième partie, nous examinons en quoi elles influent sur la façon dont les femmes et les hommes jugent la soutenabilité de leur travail au regard des années qui les séparent probablement de la retraite. Se sentent-ils/elles « capables de rester dans le même travail jusqu’à la retraite » et le souhaitent-ils/elles ? Enfin, nous cherchons à voir si ces configurations de travail de 2013 et l’appréciation alors portée sur leur soutenabilité sont statistiquement prédictives de la situation d’emploi en 2016. C’est dans ce tissage entre les agencements des conditions de travail, les parcours professionnels, le jugement global porté sur la soutenabilité du travail et les situations réellement constatées quelques années plus tard que nous tenterons d’alimenter une réflexion sur la prise en compte du genre dans les enjeux liés à l’allongement de la vie professionnelle et au passage à la retraite.
I. Analyser les différences de conditions de travail entre hommes et femmes dans la dernière partie
de la vie professionnelle
Une très abondante littérature existe sur les différences entre hommes et femmes en matière d’emploi, de rémunération et de parcours professionnel et sur les causes de ces différences. Les carrières des femmes sont plus heurtées, notamment en raison de leur plus grande prise en charge des tâches parentales et domestiques (Pailhé et Solaz, 2007). Le temps partiel concerne beaucoup plus les femmes que les hommes, et une partie d’entre elles travaillent à temps partiel tout au long de leur vie professionnelle (Briard, 2019). Les écarts de rémunération persistent et la ségrégation professionnelle reste encore forte sur une bonne partie des emplois occupés par les femmes, notamment les moins qualifiés (Becker et al., 2013, Argouarc’h et Calavrezo, 2013).
Même si certaines se sont réduites au fur et à mesure de l’avancée en âge des générations les plus récentes, plus actives, plus diplômées, ces différences affectent la situation des femmes dans la dernière partie 130de leur vie professionnelle. Nous nous intéressons ici aux conditions de travail des emplois occupés en fin de carrière et aux différences genrées observables. Nous passons brièvement en revue les travaux qui ont étayé notre réflexion avant de présenter la population retenue et notre démarche.
I.1. Des différences peu étudiées
dans la dernière partie de la vie professionnelle
La durée de carrière moyenne des femmes atteint désormais 95 % de celle des hommes pour la génération 1950, principalement sous l’effet de l’amélioration des carrières des femmes au fil des générations (données de l’Échantillon Inter-régimes de Retraités – EIR de 2016, Conseil d’orientation des retraites, 2020 ; p. 193). Cependant 30 % des femmes contre 19 % des hommes n’ont en 2018 validé aucun droit à la retraite l’année précédant la retraite dans le régime général (Direction de la Sécurité sociale, 2020 ; p. 101). Les situations d’inactivité avant la retraite restent donc plus fréquentes pour les femmes que pour les hommes même si ces situations sont plus rares que pour des générations plus anciennes (Rapoport, 2012). Pour la génération 1950, la proportion des femmes qui sont parties à la retraite avant 60 ans est deux fois plus faible que celle des hommes (13 % contre 28 %) et deux fois plus élevée pour les départs à la retraite à 65 et 66 ans (19 % contre 10 %) selon les données de l’EIR 2016 (Direction de la Sécurité sociale, 2020 ; p. 37). Dans le secteur privé, les femmes liquident leur retraite en moyenne un an plus tard que les hommes (Conseil d’orientation des retraites, 2020, p. 233-234). Les interruptions de carrière retardent en effet l’âge minimal d’ouverture des droits et les femmes ont moins accès que les hommes à des dispositifs de départ anticipé (Gresy et al., 2019). Les salaires plus faibles en moyenne et les évolutions de la conjugalité (Bonnet et al., 2009) poussent une partie des femmes à travailler plus tard, voire jusqu’à l’âge d’annulation de la décote, pour s’assurer une retraite suffisante.
Pourtant peu de travaux portent sur la situation de travail des femmes dans la dernière partie de leur vie professionnelle. Les changements de poste ou d’emploi, choisis ou contraints, au fil de la vie professionnelle dessinent des parcours d’emploi et de travail ascendants ou descendants dans lesquels les conditions de travail peuvent se dégrader ou s’alléger 131(Coutrot, 2019). Dans la logique d’une segmentation du marché du travail, les parcours précaires, à temps partiel peuvent rendre plus difficile l’accès à des emplois plus stables. Les difficultés plus grandes à retrouver un emploi à partir du milieu de la vie professionnelle peuvent contribuer à polariser une partie des femmes seniors sur des emplois aux conditions de travail exigeantes mais qui recrutent sans sélection sur l’âge. La ségrégation professionnelle qui affecte les emplois occupés par les femmes tend effectivement à se renforcer en fin de vie professionnelle (Argouarc’h et Calavrezo, 2013). Or des emplois davantage occupés par des femmes comportent des conditions de travail difficiles avec l’âge et souvent moins visibles que pour les hommes (Desjonquères, 2019 ; Chappert et Théry, 2016). À partir de l’Enquête européenne sur les conditions de travail de 2010, Vendramin et Valenduc (2020) soulignent que les femmes de 50 ans et plus sont sous-représentées dans les emplois à conditions de travail physiquement exigeantes mais aussi qu’elles les occupent jusqu’à des âges plus tardifs que les hommes. Des travaux consacrés aux effets genrés de l’allongement de la vie active pointent par ailleurs l’absence de prise en compte de la dimension de genre (Léime et Loretto, 2017).
Nous avons donc fait le choix de nous appuyer sur les données des enquêtes Conditions de travail, qui couvrent de nombreuses dimensions du travail. Les données de panel collectées pour la première fois par les enquêtes CT 2013 et CT-RPS 2016 ouvrent par ailleurs la possibilité de voir ce que deviennent les répondants selon leurs situations de travail à la première date.
I.2. La population retenue
La population retenue pour cette étude est celle des hommes et des femmes âgés de 50 à 64 ans en 2016 (les « seniors » de 2016) ayant répondu à l’enquête CT 2013 et à l’enquête CT-RPS 2016. Ils sont donc âgés de 47 à 61 ans lors de la première interrogation de 20133. Nous 132n’avons retenu que les salariés (les non-salariés n’étant pas concernés par certaines questions de l’enquête), soit un échantillon de 8 545 personnes, 3 542 hommes et 5 003 femmes. Les résultats sont pondérés à l’aide des pondérations calculées par la Dares afin de rendre les répondants du panel 2013-2016 représentatifs de la population en emploi en 2013 (Mauroux et al., 2020).
Cette tranche d’âge est choisie d’abord pour suivre les parcours d’emploi et de travail d’une population en emploi en 2013 et arrivant de 2016 à 2019 aux âges considérés comme ceux du passage à la retraite de la plupart des salariés (les plus âgés atteignent 67 ans en 2019). Le travail présenté ici ne concerne qu’une première phase, celle de 2013 à 2016. Ce choix répond aussi à l’intérêt plus large pour les parcours professionnels en fin de vie active, supposant d’avoir également dans notre échantillon des populations qui ne seront pas encore en retraite en 2019 (donc a fortiori en 2016), mais pourront, à la cinquantaine ou au-delà, passer par le chômage, l’inactivité, connaître des changements d’emploi et/ou de conditions de travail (volet qui donnera lieu à des développements ultérieurs). À noter que ces générations, nées au plus tôt en 1951, sont celles qui ont connu la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans4, une progression de l’activité professionnelle des femmes – en particulier du fait de la réduction des périodes d’arrêt pour s’occuper des enfants – mais aussi des séparations conjugales de plus en plus fréquentes et affectant les trajectoires professionnelles (Bonnet et al., 2009). Ce sont aussi les premières générations pour lesquelles l’âge d’ouverture des droits à la retraite commence à se décaler au-delà de 60 ans.
133Tab. 1 – Caractéristiques sociodémographiques de la population étudiée (en %).
Hommes |
Femmes |
||
48,5 % |
51,5 % |
||
Âge en 2013 |
47-49 ans |
25,3 |
26 |
50-52 ans |
23,2 |
24,2 |
|
53-55 ans |
25,6 |
21,7 |
|
56-58 ans |
17,6 |
16,7 |
|
59-61 ans |
8,3 |
11,4 |
|
PCS en 2013 |
CADRES |
24,7 |
14,1 |
Dont : Cadres fonction publique, professions intellectuelles et artistiques |
7,7 |
7 |
|
Cadres d’entreprise |
16,9 |
6,9 |
|
PROFESSIONS INTERMEDIAIRES (PI) |
25,1 |
23,1 |
|
Dont : PI enseignement, santé, fonction publique |
4,7 |
13,6 |
|
PI administratives et commerciales des entreprises |
5,7 |
7,9 |
|
Techniciens |
9,1 |
0,8 |
|
Contremaîtres, agents de maîtrise |
5,5 |
0,7 |
|
EMPLOYÉS |
11,5 |
50,8 |
|
Employés de la fonction publique |
6,4 |
16 |
|
Employés administratifs des entreprises |
1,5 |
13,7 |
|
Employés de commerce |
1,7 |
4,8 |
|
Personnels des services directs aux particuliers |
1,9 |
16,4 |
|
OUVRIERS |
37,8 |
12 |
|
Ouvriers qualifiés |
29,2 |
4,6 |
|
Ouvriers non qualifiés |
6,3 |
6,9 |
|
Ouvriers agricoles |
2,3 |
0,5 |
Note de lecture : Parmi les hommes, en 2013, 24,7 % sont cadres tandis que parmi les femmes en 2013, 14,1 % sont cadres.
134Les femmes représentent 52 % de la population étudiée, avec une proportion de 59-61 ans plus importante que pour les hommes (tableau 1). Si globalement les différences de composition socioprofessionnelle entre femmes et hommes sont proches des résultats habituels (femmes plus souvent employées, hommes plus souvent ouvriers ou cadres, etc.), ces différences s’accentuent aux âges les plus élevés. Entre 47 et 61 ans, avec l’âge, la part des cadres croît parmi les hommes tandis que celle des ouvriers se réduit, probablement du fait de sorties d’activité plus précoces (retraite anticipée pour carrière longue, inaptitude, chômage, …). On ne constate pas de transformation de la structure socioprofessionnelle aussi sensible parmi les femmes, au moins si l’on s’en tient au repérage par grandes catégories. Cependant, les professions des hommes et des femmes diffèrent au sein d’une même catégorie. Parmi les salariés de 47 à 61 ans, on constate notamment que les femmes relèvent beaucoup plus fréquemment que les hommes des professions intermédiaires (PI) de l’enseignement, de la santé, de la fonction publique (14 % contre 5 % pour les hommes), que les personnels des services directs aux particuliers représentent presque un tiers des femmes employées (16 % des femmes de 47 à 61 ans), et que les femmes ouvrières sont, pour plus de la moitié d’entre elles, des ouvrières non-qualifiées.
I.3. La démarche d’analyse
La construction des configurations de travail de 2013 s’appuie, de façon assez classique, sur une démarche en deux temps. Une analyse des correspondances multiples (ACM) fournit d’abord une représentation graphique des liaisons ou correspondances entre les modalités des variables qualitatives. À partir des coordonnées des individus sur les axes factoriels de l’ACM, une classification ascendante hiérarchique (CAH) regroupe ensuite petit à petit les individus qui sont proches et définit des classes d’individus, classes les plus distinctes les unes des autres que possible au regard des variables actives de l’ACM (méthode d’agrégation de Ward).
Nous avons retenu comme variables actives des variables reflétant différentes dimensions des situations de travail (horaires décalés, exigences physiques, contraintes sur le rythme de travail, pression temporelle, autonomie et marges de manœuvre, insécurité économique et changements, voir liste en Annexe), nous inspirant pour cela des dimensions 135proposées par le rapport du Collège d’expertise pour le suivi statistique des risques psychosociaux au travail (2011) ou par E. Davie (2015), mais en ne conservant que des variables ayant des effectifs suffisamment nombreux dans cette population plus âgée et en ne privilégiant pas aussi fortement les aspects psycho-sociaux.
L’analyse des correspondances multiples fait apparaître deux axes principaux. Sans grande surprise, le premier axe factoriel (12,5 % de l’inertie) peut se lire comme un axe opposant des situations avec des conditions de travail exigeantes ou contraintes à des situations qui ne connaissent pas ces pénibilités. Le deuxième axe (9 % de l’inertie) oppose des caractéristiques du travail plutôt liées à des univers de type industriel et/ou peu qualifiés (exigences physiques, contraintes de rythme automatique, répétitivité, horaires alternants, faible autonomie, peu de possibilité d’apprendre) à celles présentes dans des univers de travail sous pression du temps (travailler sous pression, interruptions perturbantes, devoir toujours ou souvent se dépêcher, …) connaissant des changements importants, un manque de moyens pour faire correctement son travail, un rythme de travail plus souvent lié à une demande à laquelle il faut répondre immédiatement.
I. Hommes et femmes :
dans quelles configurations de travail ?
Nous avons retenu une partition en cinq classes dont l’interprétation est éclairée par le croisement avec des variables qui n’ont pas participé à la construction des classes, et notamment par des caractéristiques socio-démographiques des personnes qui relèvent de chaque classe.
II.1. Cinq configurations de travail
Nous avons tenté de « baptiser » ces cinq classes pour faciliter la lecture des résultats, et le tableau 2 présente de manière synthétique d’une part les caractéristiques du travail qui sont sur-représentées dans chaque classe, d’autre part les principales caractéristiques socio-démographiques de celles et ceux qui relèvent de cette classe.
136Tab. 2 – Principales caractéristiques du travail en 2013
et des salariés concernés pour les configurations issues de la classification.
Caractéristiques du travail nettement plus fréquentes dans cette classe que dans les autres (variables actives de l’ACM) |
Qui est concerné particulièrement * ? |
|
Classe 1 « Épargnés » (31 % des salariés de 47 à 61 ans) |
Moins de toutes les contraintes de travail examinées (horaires décalés, exigences physiques, temporelles, manque d’autonomie, etc.) |
52 % de femmes –Hommes : sur-représentation des 56-61 ans (30 %). –Hommes : 25 % sont cadres d’entreprise, 13 % techniciens, 22 % ouvriers qualifiés. Femmes : 14 % sont PI enseignement, santé, fonction publique, 16 % employées de la fonction publique, 24 % employées administratives d’entreprise. –Hommes : 33 % ont un diplôme supérieur au Bac. Femmes : 55 % ont un diplôme du niveau CAP, BEP ou Bac |
Classe 2 « Physique et peu de soutien » (16 %) |
–Contraintes physiques fréquentes (postures 45 %, charges lourdes 48 %, mouvements douloureux 53 %) –Pour faire correctement son travail, manque d’information ou formation (50 %), de possibilité de coopérer ou de collègues (46 %) –En cas de travail délicat, pas d’aide de supérieurs (84 %) ou de collègues (77 %) –Travail ne permet pas d’apprendre (48 %), monotonie (24 %) |
57 % de femmes –Femmes : sous-représentation des 47-52 ans (43 %) et sur-représentation des 56-61 ans (35 %, dont 17 % de 59-61 ans) –Hommes : 55 % sont ouvriers (41 % ouvriers qualifiés). Femmes : 69 % sont employées (11 % employées de la fonction publique, 50 % employées des services directs aux particuliers). –Aucun diplôme, CEP ou Brevet : 27 % des hommes et 45 % des femmes. –Temps partiel (10 % H et 51 % F), notamment : faute de temps plein (4 % H, 19 %F), pour raisons de santé (2 %H, 8 %F) –Contrat précaire (8 % H, 17 % F) –Santé : limitations fortes (9 %H et 10 %F) |
137
Classe 3 « Sous pression » (25 %) |
–Difficultés de conciliation (21 %) –Contraintes de rythme serrées : normes ou délais à respecter en 1h au plus (33 %), demande à satisfaire immédiatement (73 %) –Travail sous pression (79 %), devoir toujours ou souvent se dépêcher (80 %), interruptions négatives (61 %), ne pas pouvoir faire varier les délais (48 %) –Pour faire correctement son travail, manque de temps (66 %), d’informations ou formation adéquates ou suffisantes (69 %), de possibilité de coopérer ou de collègues (55 %), de matériels ou logiciels adaptés (49 %) –Toujours ou souvent traiter trop vite une opération demandant davantage de soin (60 %), devoir faire des choses qu’on désapprouve (21 %). –Changements importants dans les 12 derniers mois (60 %). Crainte pour son emploi dans l’année (27 %) |
58 % de femmes –Femmes : sur-représentation des 47-52 ans (54 %), sous-représentation des 56-61 ans (25 %) –Hommes : 41 % cadres (12 % cadres fonction publique, professions intellectuelles, 29 % cadres d’entreprises), 30 % PI (10 % PI administratives et commerciales des entreprises, 15 % techniciens, contremaîtres, agents de maîtrise). Femmes : 27 % cadres (12 % cadres fonction publique, professions intellectuelles, 15 % cadres d’entreprises), 32 % PI (13 % PI administratives et commerciales des entreprises, 18 % PI enseignement, santé, fonction publique) –Diplôme supérieur au Bac : 42 % des hommes, 46 % des femmes. |
138
Classe 4 « Décalé et physique » (16 %) |
–Horaires décalés : alternants (15 %), travail habituel ou occasionnel du dimanche (75 %), de nuit (57 %) –Difficultés de conciliation (30 %) –Contraintes physiques : postures (45 %), charges lourdes (65 %), mouvements douloureux (61 %), déplacements à pieds longs (56 %) –Contraintes de rythme automatiques (40 %), normes ou délais à respecter en 1h au plus (34 %) –Manque d’autonomie : supérieurs disent comment faire (25 %), répéter continuellement même série de gestes ou opérations (63 %) |
38 % de femmes –Hommes : sur-représentation des 47-52 ans (58 %), sous-représentation des 56-61 ans (19 %). Femmes : sur-représentation des 47-52 ans (54 %) –Hommes : 27 % PI (21 % techniciens, contremaîtres, agents de maîtrise), 17 % employés (11 % employés de la fonction publique). Femmes : 20 % PI enseignement, santé, fonction publique, 57 % employées (34 % employées fonction publique, 15 % employées des services directs aux particuliers) –Diplôme CAP, BEP ou Bac : 56 % des hommes et 48 % des femmes. |
139
Classe 5 « Pénible et contraint » (9 %) |
–Horaires alternants : 21 % –Contraintes physiques très fréquentes : postures (75 %), charges lourdes (71 %), mouvements douloureux (87 %), déplacements à pieds longs (54 %) –Contraintes de rythme automatiques (68 %), normes et délais à respecter en 1h au plus (60 %) –Devoir toujours ou souvent se dépêcher (60 %) –Manque d’autonomie : ne pas pouvoir faire varier les délais (58 %), supérieurs disent comment faire (46 %), faire appel à d’autres en cas d’incidents (64 %), tâches monotones (51 %), travail ne permet pas d’apprendre (52 %), répéter continuellement même série de gestes ou opérations (92 %) –Crainte pour son emploi dans l’année (42 %) |
47 % de femmes –Hommes : sous-représentation des 47-52 ans (44 %). Femmes : sous-représentation des 56-61 ans (22 %) –Ouvriers : 79 % des hommes (56 % qualifiés, 20 % non qualifiés), 43 % des femmes (14 % ouvrières qualifiées, 28 % non qualifiées) –Aucun diplôme, CEP, ou Brevet : 39 % des hommes, 49 % des femmes. Diplôme CAP, BEP ou Bac : 56 % des hommes, 47 % des femmes. –Santé : limitations fortes (12 % H, 13 % F). Reconnaissance handicap acquise ou en cours (15 % H, 13 % F) |
Note : Dans ce tableau ne sont mentionnées que les caractéristiques sur-représentées. Nous avons considéré (arbitrairement) que c’était le cas lorsque le pourcentage dans la classe était supérieur à 1,3 fois celui pour l’ensemble des salariés de la population étudiée (les deux sexes pour les variables actives ; de même sexe pour les autres variables). Concernant la structure d’âge, nous avons mentionné les groupes d’âge ayant un écart d’au moins 3 % avec la structure d’âge de l’ensemble des hommes (ou des femmes) toutes classes confondues, soit en sur-représentation, soit en sous-représentation.
Note de lecture : 45 % des salariés de la classe 2 ont mentionné des postures pénibles. Les femmes représentent 57 % des salariés de cette classe. 69 % des femmes de cette classe sont des employées, 55 % des hommes de cette classe sont ouvriers. 27 % des hommes et 45 % des femmes de la classe n’ont aucun diplôme, ou le certificat d’études primaires ou le brevet. Abréviations utilisées : H pour hommes, F pour femmes, PI pour professions intermédiaires.
140La première classe, la plus nombreuse (31 % des salariés), compte 52 % de femmes, soit à peu près la proportion de femmes dans la population étudiée. Cette classe est caractérisée par le fait que toutes les « pénibilités » de travail évoquées précédemment y sont plus rares que pour l’ensemble des salariés de 47 à 61 ans ; c’est en ce sens que nous l’avons intitulée comme celle des « épargnés », ce qui ne signifie pas une absence totale de contraintes. Un quart des hommes de cette classe sont cadres d’entreprise, 13 % techniciens et 22 % ouvriers qualifiés. Les femmes sont plutôt professions intermédiaires de l’enseignement, la santé ou la fonction publique (14 %) ou employées (16 % employées de la fonction publique, 24 % employées administratives d’entreprise).
Les femmes sont en revanche sur-représentées dans deux configurations de travail caractérisées l’une par des contraintes de rythme serrées et du travail sous pression et l’autre par des contraintes physiques fréquentes associées à certains types de travaux d’exécution.
La classe 3 « sous pression », qui représente 25 % des salariés et compte 58 % de femmes, rapproche les situations de travail de salariés relativement abrités des contraintes physiques mais fortement soumis à des contraintes temporelles serrées (en raison de normes ou délais courts ou d’une demande à satisfaire immédiatement), estimant manquer de ressources pour faire correctement leur travail (en temps, coopération, matériels ou logiciels, information ou formation), dans un contexte de changements importants. La proportion d’entre eux qui disent travailler sous pression, devoir toujours ou souvent se dépêcher atteint 80 % ; 21 % des salariés de cette classe soulignent des difficultés de conciliation de leurs horaires de travail avec leur vie hors travail et 27 % craignent pour leur emploi dans l’année. Ils sont souvent cadres (41 % des hommes, 27 % des femmes) ou professions intermédiaires (30 % des hommes, 32 % des femmes) et c’est de toutes les classes celle qui accueille la plus forte proportion de diplômés au-delà du Bac (42 % des hommes, 46 % des femmes).
La classe 2 (« physique et peu de soutien »), moins nombreuse (16 % des salariés) et presque aussi féminisée (57 % de femmes), est extrêmement différente puisqu’elle se caractérise par des situations de travail avec des contraintes physiques fréquentes, un déficit de coopération, de formation ou informations, un travail jugé monotone et qui ne permet pas d’apprendre. Si les hommes de cette classe sont surtout ouvriers 141(à 55 %), les femmes sont pour les deux tiers d’entre elles employées, principalement du fait de la très forte proportion de personnels des services directs aux particuliers (50 %). Plus du quart des hommes de cette classe et 45 % des femmes n’ont aucun diplôme ou au plus le Certificat d’études primaires (CEP) ou le Brevet. La moitié des femmes est à temps partiel (19 % d’entre elles faute d’avoir trouvé un temps plein, 8 % pour des raisons de santé), ainsi qu’un homme sur 10. Dans cette classe, 8 % des hommes et 17 % des femmes ont un contrat de travail précaire (intérim, CDD, emploi aidé…). Enfin, 9 % des hommes et 10 % des femmes sont fortement limités dans les activités que les gens font habituellement.
Les femmes sont en revanche minoritaires dans deux configurations de travail caractérisées par des contraintes physiques fortes, des horaires atypiques, des contraintes de rythme et un manque d’autonomie.
La configuration de travail « décalé et physique » (16 % des salariés, 38 % de femmes) est celle qui compte la plus forte proportion de travail en horaires décalés (alternants, de nuit, du dimanche), avec des contraintes physiques fréquentes. Le rythme de travail est lié à des contraintes automatiques ou dépend de normes ou délais serrés. Les contraintes temporelles y sont très marquées, avec peu d’autonomie. Ces situations de type plutôt industriel concernent une population plus masculine, avec une surreprésentation des techniciens et encadrants de proximité (contremaîtres et agents de maîtrise). Parmi les femmes, on trouve en revanche une forte proportion d’employées (57 %), essentiellement dans la fonction publique et parmi les personnels des services directs aux particuliers.
La classe 5, la moins nombreuse (9 % des salariés, 47 % de femmes), est caractérisée par du travail « pénible et contraint ». Ses caractéristiques se rapprochent de celles de la classe précédente mais avec des exigences physiques et des contraintes de rythme automatiques ou de délais courts encore plus fréquentes, et un manque d’autonomie encore accentué. Le travail est presque toujours perçu comme répétitif (92 %), monotone (51 %), ne permettant pas d’apprendre (52 %). De plus, 42 % des salariés de cette classe ont des craintes pour leur emploi dans l’année. La population de cette classe est très ouvrière (79 % des hommes et 43 % des femmes) et peu diplômée (39 % des hommes et 49 % des femmes n’ont aucun diplôme ou au plus le CEP ou le Brevet). Cette classe 142regroupe aussi une proportion plus élevée de salariés avec des problèmes de santé : 12 % des hommes, 13 % des femmes indiquent être fortement limités dans les activités que les gens font habituellement, et 15 % des hommes, 13 % des femmes ont une reconnaissance de handicap (acquise ou demande en cours).
La sur-représentation ou la sous-représentation des femmes « seniors » selon les configurations de travail est cohérente avec les résultats d’autres études sur l’ensemble de la population. Alors qu’elle s’est réduite pour les emplois très qualifiés, la ségrégation professionnelle est en effet plus marquée en 2011 pour les emplois ouvriers et employés occupés par des personnes non diplômées ou dont le niveau de diplôme est inférieur au Bac (Argouarc’h, Calavrezo, 2013). Parmi les huit classes de professions relevant d’un statut ouvrier ou employé qu’ils construisent à partir de l’enquête CT 2013, couvrant plus de dimensions et une population sélectionnée sur d’autres critères que les nôtres5, Brolis et Devetter (2018) constatent que quatre classes sont très nettement masculines (entre 5 et 33 % de femmes) tandis que trois classes sont très majoritairement féminines (de 61 à 86 % de femmes). S’ils ne notent pas d’opposition binaire entre « bons » emplois masculins et « mauvais » emplois féminins, ils relèvent que les classes où les femmes sont prédominantes ont comme point commun une moindre exposition aux contraintes physiques et surtout des niveaux de rémunération moins élevés. La classe E « emplois de services à bas salaires6 » présente beaucoup de points communs avec notre classe 2 : le plus faible nombre d’heures de travail hebdomadaire, un temps partiel largement subi, une faible variété des tâches,. Par ailleurs les analyses réalisées par Barrois et Devetter (2017) sur la fragmentation du temps de travail, là aussi à partir de l’enquête CT 2013, montrent que les salariés les plus concernés relèvent des groupes les plus féminisés, les moins diplômés, travaillant pour des particuliers ou de petites entreprises. On retrouve là aussi beaucoup des caractéristiques de notre classe 2.
Au-delà de la surreprésentation ou sous-représentation des femmes dans certaines classes, notre approche en termes de configurations de 143travail permet de souligner que les proximités de conditions de travail (au fondement de la construction de ces classes) conduisent à rapprocher des professions (ou des segments de professions) différentes pour les hommes et les femmes. Ces professions n’offrent pas forcément le même degré de compensation salariale des conditions de travail, ni les mêmes possibilités de cesser son activité avant l’âge de la retraite selon le statut de l’employeur.
II.2. Des parcours d’activité antérieurs différenciés
selon les configurations et selon le genre
L’enquête CT 2013 apporte quelques indications sur les parcours antérieurs sans permettre toutefois d’évaluer la durée de ces parcours et celle des interruptions qu’ils ont pu connaître. Le tableau 3 présente selon les configurations d’une part la proportion de différents types d’interruption d’une durée au moins égale à un an, d’autre part la proportion des parcours effectués toujours ou presque dans des emplois précaires (intérim, CDD et emploi aidé). Les configurations de travail de 2013 se différencient nettement en fonction de ces parcours professionnels antérieurs avec, là aussi, des proximités et des différences entre hommes et femmes.
144Tab. 3 – Parcours interrompus et parcours précaires, pour chaque configuration (en %).
Parcours professionnel avec au moins une période d’un an ou plus… |
Parcours professionnel toujours ou presque en intérim ou CDD, emploi aidé… |
|||||||
de chômage |
d’interruption pour raison de santé |
d’interruption pour d’autres raisons (enfants, études,…) |
||||||
Hommes |
Femmes |
Hommes |
Femmes |
Hommes |
Femmes |
Hommes |
Femmes |
|
1 « Épargnés » |
20,9 |
32,2 |
5,2 |
7,4 |
7,6 |
35,1 |
4,9 |
6,5 |
2 « Physique et peu de soutien » |
27,9 |
51,9 |
9,2 |
7,4 |
5,0 |
52,9 |
4,3 |
11,7 |
3 « Sous pression » |
18,8 |
27,5 |
5,8 |
8,3 |
7,1 |
33,1 |
2,2 |
5,1 |
4 « Décalé et physique » |
22,2 |
35,2 |
5,9 |
8,5 |
8,3 |
41,6 |
6,7 |
7,3 |
5 « Pénible et contraint » |
34,5 |
42,2 |
13,2 |
10,0 |
5,3 |
48,2 |
6,9 |
12,5 |
Ensemble (47-61 ans) |
23,3 |
36,0 |
7,0 |
8,0 |
7,0 |
40,0 |
4,8 |
7,7 |
Note de lecture : 51,9 % des femmes de la classe 2 ont connu au moins une période de chômage d’un an ou plus au cours de leur parcours professionnel.
145Dans l’ensemble, les femmes de la population étudiée ont, plus souvent que les hommes, connu des parcours interrompus non seulement pour des raisons souvent familiales mais aussi du fait d’une ou plusieurs périodes longues de chômage (36 %, contre 23 % des hommes). Ces parcours sont particulièrement fréquents pour les femmes dans les situations de travail de la classe 2, plus de la moitié d’entre elles s’étant interrompues plus d’un an pour des raisons familiales et/ou pour chômage, ainsi que pour celles de la classe 5, avec des pourcentages un peu moindres. Dans la dernière partie de vie active, ces deux configurations de travail difficiles sur le plan physique, au contenu qui permet peu d’apprendre, accueillent des femmes peu ou pas diplômées, aux vies professionnelles fragiles et fréquemment interrompues. Les situations de la classe 2 correspondent plus à des emplois à temps partiel, souvent auprès de particuliers, effectués dans la solitude, alors que dans la classe 5, ce sont plutôt des situations ouvrières très contraintes, tant sur le plan temporel que sur les exigences physiques, et avec très peu d’autonomie. Les hommes, certes moins nombreux, qui ont connu des histoires professionnelles marquées par le chômage et la précarité se retrouvent également souvent dans les situations de travail relevant de ces deux classes, mais dans des emplois plus ouvriers et à temps complet. Les parcours perturbés sont aussi sur-représentés pour les hommes de la classe 4, qui rassemble plutôt des emplois industriels plus qualifiés (techniciens, contremaîtres ou agents de maîtrise) ou des employés. À noter que les classes 2 et 5 sont aussi celles dans lesquelles les salariés ayant interrompu leur parcours professionnel pour des raisons de santé sont les plus représentés, hommes comme femmes.
Ces résultats sont cohérents avec ceux issus de l’Enquête sur l’activité professionnelle de 2006 sur une population plus large (Moschion et Muller, 2010). Les femmes des classes 2 et 5, qui ont eu le plus fréquemment des interruptions de carrière, liées aux enfants mais aussi au chômage, sont moins diplômées et davantage à temps partiel. Le rapprochement des configurations de travail avec les parcours antérieurs évoque par ailleurs les résultats d’une étude réalisée par la Dares (Mette, 2018). Dans une démarche inverse, partant d’une typologie des parcours professionnels pour les mettre en lien avec les conditions de travail, cette étude montre bien que les parcours professionnels précaires (marqués par des interruptions longues, une trajectoire descendante et des changements d’emploi nombreux), plus fréquents pour les femmes que pour 146les hommes, conduisent à occuper des emplois davantage exposés à des contraintes physiques, mais aussi à certains risques psychosociaux. Sur une population plus âgée7, nos résultats confirment que cette articulation entre des parcours précaires et des conditions de travail difficiles, nettement genrée, marque durablement les vies de travail, jusque dans les dernières années de la vie professionnelle
I. Se sentir capable de rester dans son emploi
jusqu’à la retraite et/ou le souhaiter ?
Des questions révélatrices de difficultés genrées
face à l’allongement de la vie professionnelle
En quoi les configurations de travail influent-elles sur la façon dont les femmes et les hommes jugent la soutenabilité de leur travail : se sentent-ils/elles « capables de rester dans le même travail jusqu’à la retraite » et le souhaitent-ils/elles ? Cette perception est précieuse à intégrer dans une réflexion sur les enjeux d’un allongement de la vie professionnelle, même si on ne sait pas quel est l’horizon pris en compte par les répondants.
Le jugement sur la soutenabilité évolue au fil de l’âge8 : la part de ceux, hommes ou femmes, qui disent « ne pas se sentir capables de rester dans le même travail jusqu’à la retraite » diminue avec l’âge, même au sein des tranches d’âge les plus élevées. Ces réponses passent de 21 % pour les hommes de 47 à 49 ans à 10 % des 56-58 ans et 6 % pour les 59 à 61 ans, et pour les femmes de 34 % à 11 % puis 4 % pour les mêmes classes d’âge. Plus on est à distance de l’âge de la retraite, plus fort peut être le souhait d’avoir des perspectives d’évolution, de ne pas être enfermé dans une situation durablement figée. Plus on approche de l’âge de la retraite, plus le fait de rester dans le même travail encore quelques années peut sembler possible, voire souhaitable si les changements sont perçus comme 147fragilisants. Par ailleurs, ceux qui travaillent dans les situations les plus insoutenables ont peut-être pu en sortir plus tôt, y compris en évoluant vers des postes moins sollicitants. Rappelons que la population étudiée est une population de salariés âgés de 47 à 61 ans en emploi en 2013, donc relativement sélectionnée puisque sont de fait exclus ceux qui sont hors emploi à cette date, de façon temporaire ou durable, et se trouvent au chômage ou inactifs. Les analyses à venir sur les changements éventuels de travail entre 2013, 2016 et 2019 devraient permettre d’apprécier si certains changements sont (ou non) des occasions de sortir de certaines formes de « pénibilités » du travail dans la dernière partie de la vie professionnelle.
Pour examiner ensuite le lien entre ce jugement et les classes de situations de travail, nous avons privilégié une modélisation logistique dichotomique permettant de corriger cet effet de l’âge (variable en 5 modalités, résultats sur cette variable non présentés ici), et ce séparément pour les hommes et les femmes (tableau 4).
Tab. 4 – Rapport de cote associé au fait de « ne pas se sentir capable de rester
dans le même travail jusqu’à la retraite » selon les configurations de travail.
Hommes |
Femmes |
|||||
Rapport de cote estimé |
95 % Intervalle de confiance |
Rapport de cote estimé |
95 % Intervalle de confiance |
|||
1 « Épargnés » (référence) |
1 |
1 |
||||
2 « Physique et peu de soutien » vs 1 |
4,39 |
[4,35 |
4,43] |
2,43 |
[2,41 |
2,45] |
3 « Sous pression » vs 1 |
4,09 |
[4,06 |
4,13] |
3,78 |
[3,75 |
3,80] |
4 « Décalé et |
2,99 |
[2,96 |
3,02] |
2,44 |
[2,42 |
2,46] |
5 « Pénible et contraint » vs 1 |
3,79 |
[3,75 |
3,83] |
4,06 |
[4,03 |
4,10] |
Note : autre variable prise en compte : âge 2013 en cinq modalités (47-49, 50-52,53-55, 56-58, 59-61 ans)
Note de lecture : relativement aux conditions de travail des hommes (ou des femmes) de la classe 1, les rapports de cote inférieurs à 1 diminuent la probabilité de se sentir capable de rester dans le même travail jusqu’à la retraite et ceux supérieurs à 1 augmentent cette probabilité.
148Relativement à la classe 1 (« épargnés »), toutes les autres configurations de travail accroissent la probabilité de ne pas se sentir capable de rester dans le même travail jusqu’à la retraite, aussi bien pour les hommes que pour les femmes. Pour ces dernières, c’est particulièrement le cas dans les situations de travail marquées par de fortes exigences physiques, peu d’autonomie et une pression temporelle forte (travail « pénible et contraint » de la classe 5). En revanche pour les hommes, ce sont les situations de la classe 2, avec des contraintes physiques mais aussi un déficit de coopération, un contenu de travail peu varié qui ne permet pas d’apprendre et des contrats précaires, qui correspondent à la plus forte probabilité de ne pas se sentir capable de faire le même travail jusqu’à la retraite. Toutefois, pour les hommes comme pour les femmes, les situations de travail « sous pression » de la classe 3 s’accompagnent également d’un jugement très négatif sur leur capacité à tenir jusqu’à la retraite. Ces résultats confirment que le jugement porté sur la soutenabilité de son travail n’est pas seulement lié à des situations de travail peu qualifié, monotone, à faible autonomie et exigeant physiquement, caractérisant les classes 2 et 5, mais qu’il peut aussi renvoyer à des dimensions plus psychosociales caractérisant des situations de travail diverses.
Ainsi, pour les hommes comme pour les femmes, les situations de travail « sous pression » rassemblées dans la classe 3 sont jugées peu soutenables alors qu’elles concernent plutôt des cadres et professions intermédiaires, souvent très diplômés. Les hommes et les femmes de cette classe sont certes à l’abri des contraintes physiques mais ils et elles ont le sentiment de travailler sous pression, de devoir se dépêcher, avec des enjeux sur la qualité de leur travail, et ce dans un environnement marqué par des changements importants. Travailler sous pression, avec des contraintes de temps serrées devient plus difficile avec l’avancée en âge : ces contraintes contribuent à limiter les possibilités de dégager des marges de manœuvre temporelles et de collaborer avec des collègues, particulièrement précieuses pour les plus âgés. Cette classe se caractérise aussi plus fréquemment par des difficultés de conciliation entre la vie professionnelle et la vie hors travail, et par la crainte de perdre son emploi. Ce constat rejoint celui de Coutrot (2008) : des facteurs psychosociaux tels que le manque de moyens pour faire correctement son travail contribuent au fait de « ne pas se sentir capable de rester dans son emploi jusqu’à la retraite » dans la plupart des catégories 149socioprofessionnelles, mais certains facteurs semblent plus spécifiques à une catégorie. Ainsi les cadres apparaissent particulièrement sensibles au fait de devoir toujours se dépêcher.
Ces résultats trouvent un écho dans la définition large de la soutenabilité proposée par Gollac et al. (2008 ; p. 7) : « un système de travail bio-compatible, adapté aux propriétés fonctionnelles de l’organisme humain et à leur évolution au fil de l’existence ; ergo-compatible, donc propice à l’élaboration de stratégies de travail efficientes ; et socio-compatible, donc favorable à l’épanouissement dans les sphères familiale et sociale, à la maîtrise d’un projet de vie ».
La réflexion sur la soutenabilité s’enrichit lorsque l’on croise les réponses aux deux questions « se sentir capable de faire le même travail jusqu’à la retraite » et « le souhaiter ». Apparaissent alors des situations où le fait de se sentir capable de rester dans le même travail ne s’accompagne pas du souhait de s’y maintenir et, à l’inverse, d’autres où s’exprime un souhait de rester dans un travail dans lequel on a pourtant du mal à tenir (figure 1).
Fig. 1 – Se sentir capable de faire le même travail qu’actuellement jusqu’à
la retraite (ou pas) et le souhaiter (ou pas) selon la configuration de travail.
La fréquence de ces situations diffère très nettement entre les classes, et souvent entre hommes et femmes au sein d’une même classe, indiquant que les enjeux de prolongation de la vie professionnelle se jouent dans de multiples registres. Dans quasiment toutes les classes, la proportion de femmes qui ne se sentent pas capables et/ou ne souhaitent pas rester dans le même travail jusqu’à la retraite est plus marquée que pour les hommes. C’est ce qu’expriment un peu plus de 45 % des femmes des classes 3 et 5 (contre 35 et 37 % des hommes des mêmes classes). Pourtant les situations de travail et les salariées concernées par ces deux classes sont très différentes. Les résultats concernant la classe 3 (« sous pression ») attirent encore une fois l’attention : c’est, de toutes les classes, celle où les proportions de celles (et un peu moins de ceux) qui ne se sentent pas capables de rester et ne le souhaitent pas, mais aussi de celles (et plus de ceux) qui, bien qu’elles se sentent capables de tenir, ne le souhaitent pas sont les plus élevées. Ne pas se sentir capable et/ou ne pas souhaiter rester dans le même travail peut renvoyer au manque de perspectives d’évolution jusqu’à la fin de sa vie professionnelle, comme le laissent supposer les proportions particulièrement élevées dans cette classe des personnes qui estiment que leurs perspectives de promotion ne sont pas satisfaisantes (68 % des femmes, 62 % des hommes) ou qu’elles n’ont pas l’occasion de développer leurs compétences professionnelles (45 % des femmes, 37 % des hommes). Ce jugement peut aussi manifester les difficultés accrues avec l’âge à vivre durablement des situations de pression temporelle et de changements permanents (Volkoff et al., 2010) et qui peuvent contribuer aux difficultés exprimées pour concilier cette vie de travail avec les engagements familiaux ou sociaux.
Très différentes, les classes 4 et surtout 5, qui regroupent des situations où les contraintes physiques et le manque d’autonomie sont très marqués, s’accompagnent d’une fréquence importante des jugements négatifs à la fois sur la capacité à tenir et sur le souhait d’y rester : c’est le cas de près d’un quart des femmes de la classe 5 et de 11 % des hommes. Cependant c’est aussi dans les situations des classes 4 et 5 que les femmes, plus encore que les hommes, disent ne pas se sentir capables de rester dans le même travail et pourtant le souhaiter. Cette réponse apparemment paradoxale est à rapprocher de la fréquence dans la classe 5 des parcours précaires et interrompus qui pousseraient à tenter de continuer pour avoir plus d’annuités ou atteindre un niveau 151de pension de retraite un peu plus élevé, même dans des situations jugées peu tenables. On peut aussi faire l’hypothèse que le souhait de rester renvoie, en miroir, aux craintes de se retrouver encore plus en difficulté si leur emploi est fragilisé. Car les hommes et les femmes de cette classe, pas ou peu diplômés, ont plus souvent que dans les autres classes des craintes à court terme pour leur emploi, et pour certains des problèmes de santé qui les limitent dans leur activité. Et leurs parcours antérieurs, déjà marqués par une grande instabilité, peuvent leur faire craindre des difficultés face à l’emploi beaucoup plus ardues à surmonter avec l’avancée en âge. Or toutes ces caractéristiques sont plus fréquentes pour les femmes que pour les hommes.
Un constat étonnant est le décalage entre les caractéristiques de la classe 2 et la proportion finalement assez forte d’hommes et de femmes qui se sentent capables de faire le même travail qu’actuellement jusqu’à la retraite et souhaitent rester dans ce travail. La forte proportion de personnes à temps partiel, en partie faute de temps plein, pourrait être interprétée comme un élément contribuant à ce jugement. Toutefois le temps partiel n’est pas forcément synonyme de courte journée, en particulier dans les services aux particuliers (Barrois et Devetter, 2017). Or la moitié des femmes de la classe 2 sont employées des services directs aux particuliers. La plus forte proportion de limitations de santé et de contrats précaires, le lien observé entre l’appartenance à cette classe et les interruptions de parcours ou les parcours en emplois précaires, surtout pour les femmes, évoquent des parcours de relégation (correspondant aux trajectoires descendantes ou stationnaires peu qualifiées de Mette, 2018) et des parcours à faibles salaires et à temps partiel (Briard, 2004). Les emplois dans le secteur des services à la personne, en forte augmentation, peuvent être perçus comme une des rares possibilités de continuer à acquérir des droits à la fin de parcours exposés à la pénibilité, y compris dans des zones géographiques où les opportunités d’emploi sont plus limitées.
152I. Trois ans plus tard : Les femmes plus souvent
en emploi, moins souvent à la retraite
La ré-interrogation des mêmes personnes en 2016 permet d’examiner si les situations des 50-64 ans (âge en 2016) au regard de l’emploi à cette date diffèrent en fonction de leur configuration de travail trois ans auparavant et de leur jugement sur sa soutenabilité.
En 2016, 80 % des hommes et 81 % des femmes de 50-64 ans qui étaient en emploi salarié en 2013 sont encore en emploi, ces situations variant selon les classes et entre hommes et femmes9. Cependant, rester en emploi dépend évidemment de la proximité avec l’âge auquel s’ouvrent les droits à la retraite et ces comparaisons entre configurations de travail sont fragiles si l’on ne tient pas compte de leurs structures d’âges respectives. C’est pourquoi nous avons conduit les analyses sur le devenir en 2016 à l’aide de modèles logistiques prenant en compte l’âge et les configurations de travail, pour examiner d’une part la probabilité d’être hors emploi (vs en emploi) en 2016 (tableau 5), d’autre part la probabilité d’être retraité en 2016 (vs pas retraité10, tableau 6). Cette modélisation a été effectuée séparément pour les hommes et pour les femmes. Concernant l’âge, nous avons retenu un découpage avec des modalités de 3 ans, les deux plus âgées (59 à 61 ans et 62 à 64 ans) étant celles pour lesquelles s’ouvre le plus souvent le droit à la retraite (ou en retraite anticipée pour carrière longue).
153Tab. 5 – Rapport de cote associé au fait d’être en emploi en 2016
(vs hors emploi) en fonction des configurations de travail de 2013.
Hommes |
Femmes |
|||||
Rapport de cote estimé |
95 % Intervalle de confiance de Wald |
Rapport de cote estimé |
95 % Intervalle de confiance de Wald |
|||
1 « Épargnés » (référence) |
1,00 |
1,00 |
||||
2 « Physique et peu |
0,71 |
[0,71 |
0,72] |
1,37 |
[1,36 |
1,38] |
3 « Sous pression » vs 1 |
0,85 |
[0,84 |
0,85] |
1,17 |
[1,16 |
1,17] |
4 « Décalé et physique » vs 1 |
0,77 |
[0,76 |
0,78] |
1,58 |
[1,56 |
1,59] |
5 « Pénible et contraint » vs 1 |
0,75 |
[0,75 |
0,76] |
0,63 |
[0,62 |
0,64] |
Note : régressions logistiques menées séparément pour les femmes et les hommes. Autre variable prise en compte : âge 2016 en cinq modalités (50-52,53-55, 56-58, 59-61, 62-64 ans).
Note de lecture : relativement à la situation en 2016 des hommes (ou des femmes) de la classe 1, les rapports de cote inférieurs à 1 diminuent la probabilité d’être en emploi en 2016 et ceux supérieurs à 1 augmentent cette probabilité.
Tab. 6 – Rapport de cote associé au fait d’être retraité en 2016 (vs en emploi ou chômage ou autre inactif), en fonction des configurations de travail de 2013.
Hommes |
Femmes |
|||||
Rapport de cote estimé |
95 % Intervalle de confiance de Wald |
Rapport de cote estimé |
95 % Intervalle de confiance de Wald |
|||
1 « Épargnés » (référence) |
1,00 |
1,00 |
||||
2 « Physique et peu de soutien » vs 1 |
0,70 |
[0,69 |
0,71] |
0,48 |
[0,47 |
0,49] |
3 « Sous pression » vs 1 |
1,52 |
[1,50 |
1,53] |
1,11 |
[1,10 |
1,12] |
4 « Décalé et physique » vs 1 |
1,45 |
[1,44 |
1,47] |
0,68 |
[0,67 |
0,69] |
5 « Pénible et contraint » vs 1 |
0,80 |
[0,79 |
0,81] |
0,88 |
[0,86 |
0,89] |
Note : régressions logistiques menées séparément pour les femmes et les hommes. Autre variable prise en compte : âge 2016 en cinq modalités (50-52,53-55, 56-58, 59-61, 62-64 ans)
Note de lecture : relativement à la situation en 2016 des hommes (ou des femmes) de la classe 1, les rapports de cote inférieurs à 1 diminuent la probabilité d’être retraité en 2016 et ceux supérieurs à 1 augmentent cette probabilité.
154Relativement à ceux de la classe 1 (« épargnés ») et après avoir tenu compte de l’âge, les hommes de toutes les autres classes ont une probabilité plus faible d’être en emploi en 2016 (tableau 5). Mais seuls ceux des classes 3 (« sous pression ») et 4 (« décalé et physique ») sont plus souvent retraités11 (tableau 6). Dans la classe 3, la difficulté à supporter durablement la pression temporelle a pu conduire à faire le choix de partir en retraite dès que possible, en particulier en cas de pression au départ et de craintes pour l’emploi, fréquentes dans cette classe. Dans la classe 4, les situations de retraite ont pu être favorisées par les dispositifs de carrière longue et d’éventuelles possibilités de départ anticipé liées à certaines caractéristiques de statut ou de travail. En revanche, les hommes de la classe 5 (« pénible et contraint ») sont moins retraités, et donc plus souvent chômeurs ou autres inactifs (par exemple pour raisons de santé).
Les femmes des classes 2, 3 et 4, à la différence des hommes, sont plus souvent en emploi en 2016 que celles de la classe 1, bien que leurs situations de travail de 2013 soient plus « difficiles » et qu’elles jugent plus souvent qu’elles auront du mal à tenir jusqu’à la retraite (Cf. tableau 4). Les parcours professionnels souvent interrompus pour des raisons familiales, mais aussi par des périodes de chômage, la précarité de ces parcours – particulièrement fréquents pour les femmes des classes 2 et 4 (Cf. tableau 3) – peuvent les inciter à rester le plus longtemps possible en emploi pour atteindre l’âge du taux plein et/ou un niveau de retraite un peu meilleur. Alors que les femmes de la classe 3 sont plus souvent en retraite, celles des classes 2 et 4 le sont plus rarement, et sont donc probablement plus souvent chômeuses ou autres inactives. Quant aux femmes de la classe 5, elles se retrouvent à la fois moins en emploi (que hors emploi) et moins à la retraite, donc nettement plus souvent chômeuses et autres inactives.
Si on rajoute dans ces modèles, à côté de l’âge et des classes de situations de travail, la variable « ne pas se sentir capable de rester dans le même travail jusqu’à la retraite », un jugement négatif sur la soutenabilité du travail s’accompagne, trois ans plus tard, d’une probabilité accrue de 155ne plus être en emploi et d’une moindre probabilité d’être en retraite, donc d’être plus probablement au chômage ou en inactivité. L’intégration de cette variable dans les deux modèles modifie à peine les rapports de cote des modèles précédents. Ce jugement s’avère donc statistiquement prédictif de la situation sur le marché du travail quelques années plus tard sans pour autant faire disparaître le rôle des configurations.
Se sentir (ou pas) capable d’occuper son emploi jusqu’à la retraite et le souhaiter (ou pas) manifestent un jugement global porté sur le travail qui intègre des éléments très divers, aussi bien liés à la pénibilité physique du travail qu’à des dimensions relatives au sens du travail, aux possibilités d’évoluer dans ses compétences, même à quelques années de la retraite. Ce jugement intègre aussi, comme nous avons pu le souligner, des spécificités liées à la précarité et aux interruptions des parcours professionnels. En ce sens, les différences entre femmes et hommes dans ce jugement portent les traces non seulement des situations de travail qu’ils et elles rencontrent en fin de vie active mais aussi des arbitrages qu’ils et elles envisagent entre la possibilité de continuer à travailler en santé jusqu’à la retraite et/ou les conditions (notamment financières) dans lesquelles ce départ, plus ou moins tardif, pourrait se faire.
Conclusion
Nous cherchions à examiner la soutenabilité du travail en fin de carrière pour les femmes en interrogeant les différences entre femmes et hommes du point de vue de leurs conditions de travail, de leurs parcours professionnels antérieurs et de leur jugement sur cette soutenabilité.
Deux constats se dessinent clairement. Les situations de travail relativement épargnées par différentes contraintes concernent autant des femmes que des hommes. En revanche, dans les configurations de travail moins favorables, les hommes et les femmes se répartissent inégalement : les femmes sont sur-représentées dans les situations de travail « physique et peu de soutien » et « sous pression », tandis que les hommes sont sur-représentés dans des situations de travail « décalé et physique » et « pénible et contraint ». On trouve ici la trace de la 156ségrégation des emplois selon le genre, accentuée dans la dernière partie de la vie professionnelle, mais aussi des différences de conditions de travail entre les mêmes emplois. Notre approche par les configurations permet ainsi de faire ressortir des différences fines dans la combinaison de conditions de travail, y compris entre emplois de la même catégorie socio-professionnelle. Ces différents éléments dessinent alors un paysage plus contrasté.
Les jugements sur le fait de se sentir capable de rester dans son emploi jusqu’à la retraite sont globalement négatifs pour toutes les configurations de travail défavorables, pour les hommes comme pour les femmes. Toutefois des différences entre hommes et femmes apparaissent entre ces configurations et au sein de ces configurations lorsqu’on considère aussi le souhait de rester dans son emploi jusqu’à la retraite. Les jugements négatifs sur ces deux aspects se retrouvent aussi bien dans des situations de travail « pénible et contraint », qui relèvent d’environnements plutôt industriels et ouvriers où les hommes sont un peu plus présents, que dans les situations de travail « sous pression », plus féminisées, où on trouve davantage de cadres. Considérer la soutenabilité perçue à partir des réponses à ces deux questions ouvre la réflexion sur les liens, variables selon les configurations, avec d’autres dimensions du travail. Aux conditions de travail au sens le plus restreint se combinent les parcours antérieurs et des dimensions du travail telles que les perspectives d’évolution et les occasions de développer ses compétences.
Il est alors frappant de constater que les probabilités d’être en emploi et d’être à la retraite trois ans plus tard diffèrent à ce point entre hommes et femmes selon les configurations de travail de 2013 mais aussi selon les jugements sur la soutenabilité. Les salariés aux situations de travail « pénible et contraint » semblent être les plus défavorisés, hommes comme femmes (moins en emploi, moins à la retraite que les autres configurations, beaucoup d’interruptions d’emploi de différentes natures, problèmes de santé). Pour les autres configurations (classes 2, 3 et 4), les femmes sont plus souvent en emploi (relativement aux « épargnés »), donc aussi bien dans des situations avec des contraintes physiques fortes que dans d’autres caractérisées surtout par la pression temporelle. En revanche, la retraite est moins fréquente que pour les hommes sauf pour les « sous pression », ce qui implique davantage de chômage et d’inactivité, par exemple pour raisons de santé. Derrière ces différences 157se retrouvent à nouveau les parcours antérieurs (avec un contraste entre les parcours plutôt continus des femmes de la classe 3 et les parcours précaires des femmes de la classe 2), un accès inégal à des possibilités de départ à la retraite anticipé, un âge plus élevé d’ouverture des droits.
Les résultats de ce travail sur les disparités de configurations de travail entre hommes et femmes offrent un point d’appui à une réflexion sur la prise en compte du genre dans les enjeux liés à l’allongement de la vie professionnelle et au passage à la retraite. Ils réinterrogent les critères de pénibilité du travail. Les facteurs de pénibilité reconnus (à travers le compte professionnel de prévention ou certaines retraites anticipées) concernent très majoritairement les hommes exposés à des contraintes industrielles. Or notre analyse des configurations montre que d’autres dimensions du travail interviennent, notamment des dimensions qui concernent davantage les femmes, mais aussi des hommes dans les configurations plus féminisées. Les personnes qui ont connu des parcours heurtés, précaires, probablement faiblement rémunérés, donc surtout des femmes, se trouvent plus fréquemment dans des situations de travail difficiles à tenir qu’elles doivent pourtant prolonger compte tenu de possibilités restreintes de sortir de l’activité dans de relativement bonnes conditions. Cela interroge la soutenabilité effective des emplois occupés c’est-à-dire notamment la capacité à rester effectivement en emploi dans un certain nombre de situations de travail. Cela suggère aussi d’envisager des modes d’organisation du travail et de gestion de l’emploi plus propices à la réduction de la pression temporelle, de la monotonie et à une amélioration des possibilités d’apprendre et de coopérer dans le travail.
158Références
Argouarc’h J., Calavrezo O., 2013, « La répartition des hommes et des femmes par métiers. Une baisse de la ségrégation depuis 30 ans », Dares Analyses, no 079, décembre.
Barrois A., Devetter F.-X., 2017, « Durées courtes, journées longues », La Nouvelle Revue du Travail, no 11, p. 1-19.
Becker M., Lemière S., Silvera R. (coord.), 2013, Un salaire égal pour un travail de valeur égale. Guide pour une évaluation non discriminante des emplois à prédominance féminine, Défenseur des droits, 132 p.
Bonnet C., Solaz A., Algava E., 2009, « La séparation conjugale affecte-t-elle l’activité professionnelle ? Une estimation basée sur les méthodes d’appariement », INED, Documents de travail, no 164, 42 p.
Briard K., 2019, Ségrégation professionnelle entre les femmes et les hommes : quels liens avec le temps partiel ?,Direction de l’animation de la recherche, Document d’études, no 234, juillet, 785 p.
Briard K., 2004, « Le clivage hommes-femmes : une approche segmentée du marché du travail », Retraite et société, no 43, p. 35-63.
Brolis O., Devetter F.-X., 2018, « La qualité d’emploi en France : cartographie et classification des professions d’exécution », Relations industrielles / Industrial Relations, vol. 73, no 4, automne, p. 840–877.
Chappert F., Théry L., 2016, « Égalité entre les femmes et les hommes et santé au travail : Comment le genre transforme-t-il l’intervention sur les conditions de travail ? », Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé, 18-2.
Collège d’expertise pour le suivi statistique des risques psychosociaux au travail (présidé par Michel Gollac), 2011, Mesurer les facteurs psychosociaux de risque pour mieux les maîtriser, Ministère du Travail, 223 p.
Conseil d’orientation des retraites, 2020, Évolutions et perspectives des retraites en France. Rapport annuel du COR, novembre, 318 p.
Coutrot T., 2008, « Se sentir capable de faire le même travail jusqu’à 60 ans : le poids des facteurs psycho-sociaux », Dares, Premières Synthèses, no 29.2, juillet.
Coutrot T., 2019, « Faut-il changer d’emploi pour améliorer ses conditions de travail ? », Dares Analyses, no 055, novembre.
Davie E., 2015, Méthode de construction d’indicateurs synthétiques de conditions de travail et de risques psychosociaux, Note DES/ 15-076, DGAFP, novembre, 15 p.
Desjonquères A., 2019, « Les métiers du nettoyage : quels types d’emploi, quelles conditions de travail ? », Dares Analyses, no 043, septembre.
159Direction de la sécurité sociale, 2020, Rapport d’évaluation des politiques de sécurité sociale – Retraites, 108 p.
Gollac M., Guyot S., Volkoff S., 2008, « À propos du “travail soutenable”. Les apports du séminaire interdisciplinaire “Emploi soutenable, carrières individuelles et protection sociale” », Centre d’études de l’emploi, Rapport de recherche, no 48, juin, 143 p.
Grésy B., Milewski F., Chappert F., Amouzou A., 2019, Les femmes seniors dans l’emploi – État des lieux, Conseil supérieur de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, juin, 160 p.
Jolivet A., 2014, « Emploi des seniors : 25 ans de politiques publiques », p. 25-52, in A. Jolivet A.-F. Molinié & S. Volkoff (dir.), Le travail avant la retraite. Emploi, travail et savoirs professionnels des seniors, Rueil-Malmaison, Éditions Liaisons, coll. « Liaisons sociales », 225 p.
Kuehni M., Rosende M., Schoeni C., 2013, « Maintien en emploi et inégalités de sexe », Lien social et Politiques, no 69, p. 197-213.
Le Feuvre N., Kuehni M., Rosende, M. Schoeni C., 2014, « Le genre du “vieillissement actif” : du principe du traitement équitable à la multiplication des injonctions contradictoires », Swiss Journal of Sociology, 40 (2), p. 307-324.
Léime Á., Loretto W., 2017, Gender perspectives on extended working life policies, p. 53-75, in Á. Léime, D. Street, S. Vickerstaff, C. Krekula & W. Loretto (Eds.), Gender, ageing and extended working life. Cross-national perspectives, Bristol : Bristol University Press, 256 p.
Mauroux A., Amira S., Mette C., Beswick C., Dennevault C., 2020, Conditions de Travail – Risques Psychosociaux 2016 : apurement et redressement, Dares, Document d’études, no 242, octobre.
Mette C., 2018, « En quoi les conditions de travail sont-elles liées au parcours professionnel antérieur ? », Dares Analyses, no 02, janvier.
Molinié A.-F., 2005, « Se sentir capable de rester dans son emploi jusqu’à la retraite ? », Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé, 7-1.
Molinié A.-F., 2012, « Facette de la pénibilité, prisme du genre : une analyse de l’enquête Santé et Vie Professionnelle après 50 ans », p. 315-341, in A.-F. Molinié, C. Gaudart & V. Pueyo (dir.), La vie professionnelle : âge, expérience et santé à l’épreuve des conditions de travail, Toulouse : Octarès Éditions, 395 p.
Molinié A.-F., 2014, « Plus souvent en emploi, mais dans quel travail ? Les salariées seniors en Europe », p. 119-140, in A. Jolivet, A.-F. Molinié & S. Volkoff (dir.), Le travail avant la retraite. Emploi, travail et savoirs professionnels des seniors, Rueil-Malmaison : Éditions Liaisons, coll. « Liaisons sociales », 225 p.
160Moschion J., Muller L., 2010, « Interruptions de carrière professionnelle et salaires des hommes et des femmes en 2006 », Dares, Premières Synthèses, février, no 011.
Pailhé A., Solaz A., 2007, « Inflexions des trajectoires professionnelles des hommes et des femmes après la naissance d’enfants », Recherches et Prévisions, no 90, décembre, p. 5-16.
Rapoport B., 2012, « Des fins de carrière toujours marquées par l’inactivité pour les femmes », Retraite et société, no 63, p. 79-108.
Vendramin P., Valenduc G., 2014, Perspective de genre sur l’emploi et les conditions de travail des seniors, Institut syndical européen (ETUI), Bruxelles, 2014.03, 72 p.
Vendramin P., Valenduc G., 2020, « Genre, âge et conditions de travail », p. 15-29, in C. Casse & M. De Troyer (dir.), Genre, conditions de travail et santé. Qu’est-ce qui a changé ?, Rapport 143, Institut syndical européen (ETUI), Bruxelles, 175 p.
Vendramin P., Valenduc G., Molinié A.-F., Volkoff S., Ajzen M., Léonard E., 2012, Sustainable work and the ageing workforce. A report based on the fifth European Working Conditions Survey, European Foundation for the Improvement of Living and Working Conditions, Publications Office of the European Union, Luxembourg, 97 p.
Volkoff S., Buisset C., Mardon C., 2010, « Does intense pressure at work make older employees more vulnerable ? A statistical analysis based on a French survey “SVP50” », Applied Ergonomics, vol. 41, no 6, october, p. 754-762.
161Annexe
Variables actives de l’ACM
contraintes horaires |
–Travail en équipes alternantes |
–Travail au moins occasionnel du dimanche |
–Travail au moins occasionnel de nuit |
–Horaires s’accordant mal avec les engagements sociaux ou familiaux |
contraintes physiques |
–Rester longtemps dans des postures pénibles ou fatigantes à la longue |
–Porter ou déplacer des charges lourdes |
–Effectuer des déplacements à pied longs ou fréquents |
–Effectuer des mouvements douloureux ou fatigants |
contraintes de rythme de travail Rythme de travail imposé par… |
–une contrainte automatique (déplacement automatique d’un produit ou d’une pièce OU cadence automatique d’une machine OU autres contraintes techniques) |
–des normes ou délais à respecter en une heure au plus |
–une demande exigeant une réponse immédiate |
pression temporelle |
–Être toujours ou souvent obligé de se dépêcher |
–Devoir fréquemment abandonner une tâche pour une non prévue ET cette interruption est un aspect négatif du travail |
–Travailler toujours ou souvent sous pression |
–Ne pas avoir la possibilité de faire varier les délais fixés |
autonomie |
–Indications données par les supérieurs qui disent aussi comment faire |
162
–Faire généralement appel à d’autres en cas d’incident |
–Avoir des tâches monotones |
–Ne pas avoir la possibilité d’apprendre des choses nouvelles |
–Répéter continuellement une même série de gestes ou d’opérations |
conflits de valeur |
Pour effectuer correctement son travail : |
–…ne pas avoir assez de temps |
–…ne pas avoir des informations ou une formation suffisantes et adaptées |
–…ne pas avoir la possibilité de coopérer ou des collègues en nombre suffisant |
–…ne pas avoir un matériel suffisant ou adapté ou des logiciels bien adaptés |
–Faire trop vite une opération qui demanderait davantage de soin (toujours ou souvent) |
–Devoir faire des choses qu’on désapprouve (toujours ou souvent) |
coopération, soutien |
–En cas de travail délicat, ne pas être aidé par ses supérieurs hiérarchiques |
–En cas de travail délicat, ne pas être aidé par ses collègues |
insécurité économique |
–Avoir connu un changement important dans son environnement de travail au cours des 12 derniers mois (changement de poste ou fonction OU changement dans les techniques utilisées OU restructuration, déménagement OU changement de l’organisation du travail OU plan de licenciements OU rachat ou changement de direction) |
–Craindre pour son emploi dans l’année |
Remarque : Les variables ayant été dichotomisées, chacune des variables mentionnées dans ce tableau correspond à deux variables actives de l’ACM, l’une en positif, l’autre en négatif (ex : travaille en horaires alternants / ne travaille pas en horaires alternants).
1 Les auteures remercient vivement les relecteurs et relectrices et les coordinatrices du numéro pour leurs relectures attentives et leurs précieux commentaires.
2 Il s’agit de la première phase d’une étude qui devrait être prolongée avec la troisième vague d’interrogation de 2019.
3 On connaît l’âge à la date de l’enquête. L’intervalle séparant les interrogations de 2013 et 2016 pouvant varier de quelques mois (enquête CT 2013 réalisée d’octobre 2012 à février 2013, et CT-RPS de 2016 d’octobre 2015 à juin 2016), l’écart entre les âges au moment des deux enquêtes n’est pas strictement de 3 ans. Afin de permettre un suivi à 3 ans des mêmes salariés en fonction de groupes d’âge de 3 ans, nous avons considéré que l’âge lors de l’enquête de 2013 était dans tous les cas de 3 ans inférieur à celui lors de l’enquête CT-RPS de 2016.
4 À partir de la génération 1953.
5 Ils incluent des variables relatives à la relation d’emploi (rémunération notamment).
6 Elle regroupe sept professions proches des activités domestiques ou d’entretien (nettoyeurs, assistantes maternelles, aides à domicile, coiffeurs, employés de maison et personnels de ménage chez des particuliers, agents de service).
7 La population étudiée par la Dares est celle des salariés ayant terminé leurs études initiales depuis au moins dix ans.
8 Résultat également mis en évidence, avec des échantillons incluant aussi des salariés plus jeunes, à partir de l’enquête française VISAT – Vieillissement Santé Travail (Molinié, 2005) et dans les analyses suivant l’introduction de cette question dans l’enquête Conditions de travail de la Dares (Coutrot, 2008).
9 Signalons que l’enquête ne permet pas de repérer les situations éventuelles de cumul emploi-retraite. Dès lors qu’une personne mentionne une activité professionnelle en 2016, elle est considérée comme « actif occupé » et interrogée comme les autres actifs dans ce cas, sans pouvoir identifier son statut de retraité. Seuls les retraités n’ayant mentionné aucune activité professionnelle sont classés parmi les « retraités » en 2016 et interrogés sur leurs conditions de passage à la retraite.
10 Une modélisation intégrant toutes les situations (emploi, chômage, retraite, autre inactivité) s’avère plus complexe et fragile pour des raisons d’effectifs.
11 Nous examinons ici la situation d’emploi en 2016 au regard de situation de 2013 (en emploi salarié, selon les configurations de travail), sans prendre en compte ce qui a pu se produire entre ces deux dates. Ceci implique, par exemple, qu’on ne peut considérer que des personnes en emploi en 2013 et retraitées en 2016 sont passées directement de l’emploi à la retraite.
- Thème CLIL : 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
- ISBN : 978-2-406-12361-3
- EAN : 9782406123613
- ISSN : 2555-039X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12361-3.p.0127
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 08/12/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : genre, seniors, conditions de travail, parcours, analyse géométrique des données